La rencontre de Materne m’avait fait plaisir dans le moment ; mais qu’est-ce qu’un être pareil ? un homme qui ne pense qu’à boire et à manger, et qui vous dit que l’endroit où vous avez passé votre jeunesse est un trou, que ce n’est pas la peine d’en parler ?
En songeant à cela, l’indignation vous gagne ; des camarades de cette espèce ne sont pas faits pour vous remonter le cœur, au contraire. Je souhaitais de ne plus le revoir, et ma tristesse augmentait de jour en jour, les idées de retourner au pays reprenaient le dessus ; l’eau de Paris, la nourriture, l’ombre des maisons me minaient.
Souvent je m’écriais :
« C’est ici qu’il faudra laisser tes os ! Dans un endroit où tu seras mêlé parmi des milliers d’autres que tu ne connais pas, et dans un cimetière où l’on ne trouve pas de verdure… Quelle chose terrible !… »
Le soir, je me figurais aussi dans mes rêves que la mère Balais était malade, qu’elle avait besoin de moi, qu’elle m’appelait, et je m’éveillais dans l’épouvante. Vers ce temps, j’écrivis ma désolation là-bas, demandant à la brave femme de ses nouvelles, et lui criant : « Si vous n’êtes pas morte, écrivez-moi, car cela ne peut pas durer. J’aimerais mieux tout abandonner pour venir à votre secours. Dites-moi seulement que vous n’êtes pas malade ! »
Quatre jours après je reçus sa réponse, que je garde encore, parce que ces vieux papiers font toujours plaisir à relire. C’est comme si l’on revivait une seconde fois. Voici cette lettre :
« Mon cher Jean-Pierre, je me porte très bien. Depuis que je te sais dans une bonne place, le reste m’est égal. Qu’on soit à Paris, à Dresde, à Madrid ou à Saint-Jean-des-Choux, ça revient au même, pourvu qu’on ne manque de rien. Il ne faut pas se faire des idées. J’ai vu des cent et des mille conscrits dépérir parce qu’ils se faisaient des idées. S’ils avaient tranquillement emboîté le pas, s’ils avaient mangé leur ration, ils n’auraient pas attrapé les fièvres, ils seraient tous restés frais et bien portants. C’est toujours ceux qui ne pensent à rien qui se portent le mieux. Pense toujours que tout va bien, et tu seras content : le contentement, c’est la santé.
» Si j’étais malade ou si j’avais besoin de quelque chose, je t’écrirais tout de suite ; mais je n’ai jamais été mieux portante, principalement depuis que ton camarade Emmanuel est venu me voir. Il est monté jusqu’à mon troisième, pour me raconter comme tu travailles, et comme vous courez la ville ensemble. C’est un brave et beau garçon, et même il a voulu m’embrasser pour toi. Je suis bien vieille maintenant, mais dans un temps on avait aussi son prix. Enfin, ça m’a fait plaisir de voir le bon sens de ce jeune homme. Restez toujours amis ensemble. Tu n’auras jamais de meilleure société, Jean-Pierre. Emmanuel retourne à Paris bientôt, il te racontera le reste. En attendant, figure-toi que ta bonne vieille mère Balais n’a pas envie du tout de mourir, et qu’elle espère se trouver encore avec toi des années et des années.
» Je voudrais bien t’en dire plus, mais je n’aime pas garder mes lunettes trop longtemps ; ça gâte la vue. Voilà pourquoi je t’embrasse cent fois pour finir, Jean-Pierre, en te souhaitant d’avoir aussi bonne confiance que moi.
» Ta bonne mère, Marie-Anne BALAIS. »
Cette lettre me mit en quelque sorte du baume dans le sang ; je repris courage et je me considérai moi-même comme un fou de me désoler sans raison. Mais il devait m’arriver encore d’autres nouvelles moins agréables.
L’automne alors tirait à sa fin. Les vieilles rues se remplissaient encore une fois d’étudiants. Ils arrivaient tout remplumés, et les filles se remplumaient aussi ; elles se remettaient à danser, à crier, à rire. Par toutes les fenêtres des garnis, rue de la Harpe, rue des Mathurins-Saint-Jacques, rue de l’École-de-Médecine et des environs, on n’entendait que chanter Larifla !
Souvent je me demandais :
« Est-ce qu’Emmanuel ne va pas revenir ? Est-ce qu’il n’est pas ici ? »
Je regardais en passant les figures, et je commençais à m’inquiéter, quand un soir, en rentrant de l’ouvrage, M. Trubère, le portier, me cria :
– Quelque chose pour vous.
Il me remit un billet d’Emmanuel : « Je suis de retour dans mon ancien logement. Arrive ! » Aussitôt je courus rue des Grès, n° 7. En quelques minutes j’y étais. Je grimpai l’escalier et j’ouvris la porte. Emmanuel, en robe de chambre, avait déjà fini de ranger ses effets dans la commode ; il fumait sa pipe auprès d’une bonne canette.
– Hé ! Jean-Pierre ! s’écria-t-il.
Nous nous entourions de nos bras. Quel bonheur d’embrasser un vieux camarade !
– Allons… allons… disait-il, c’est bien… prends un verre et fumons une pipe ; que je te raconte ce qui se passe chez nous.
– Alors on va bien ?
– Oui.
– La mère Balais ?
– On ne peut mieux.
– Les Dubourg ?
– Ça va sans dire, avec un pareil héritage ! Mais toi, je te trouve un peu pâle ; tu n’as pas été malade ?
– Non, Dieu merci. Mais je me suis terriblement ennuyé : l’idée du pays, de l’automne, du bon temps, des feuilles de vigne toutes rouges sur la côte, tu comprends ?
– Oui, je connais ça. Que veux-tu, mon pauvre Jean-Pierre ! de ne plus voir le ciel, c’est une habitude à prendre. Mais pour en revenir à Saverne, tu sauras que toute la ville est dans l’admiration des Dubourg. Ils ont acheté une grande maison sur la place, leurs meubles viennent de Strasbourg, et Mme Madeleine, avec des falbalas, se promène dans l’avenue du Château.
Il souriait. J’avais aussi l’air de sourire, mais ces folies me chagrinaient.
– Et le père Antoine ? lui dis-je.
– Lui, c’est toujours le même brave homme. Seulement, il a une bonne capote en castorine et un large feutre noir. Il se promène aussi sur la place, mais simplement, naturellement, sans façons ; il est avec les vieux rentiers, les officiers en retraite. C’est là que je l’ai vu. Tu ne peux pas te figurer le plaisir qu’il avait de m’entendre parler de toi. « Ah ! je suis content de ce que vous me dites, monsieur Emmanuel ! s’écriait-il. J’aime Jean-Pierre, c’est un homme de cœur. » – Ainsi de suite. Il voulait m’inviter à dîner avec eux, mais les grandes manières de Mme Madeleine m’auraient gêné.
– Oui, lui dis-je, tout cela, je le savais d’avance ; Mme Madeleine manque de bon sens ; mais j’espère bien qu’Annette n’est pas comme elle.
– Non, sans doute, répondit-il, ce qui ne va pas à une femme de quarante-cinq ans peut très bien aller à une jeune fille de dix-sept. Annette est jolie, elle est rose, bien faite ; elle a de belles dents, de beaux yeux bleus, une taille bien prise ; tout cela fait que les falbalas lui vont bien. Quoique, entre nous, Jean-Pierre, un peu plus de simplicité, de modestie, irait encore mieux.
– Elle est jolie ?
– Très jolie ! s’écria-t-il. Et comme la dot promet aussi d’être jolie, la maison ne désemplit pas de visiteurs. Leur garçon a bien de l’ouvrage pour cirer l’escalier.
– Ils ont un garçon qui cire l’escalier ?
– Parbleu ! je crois bien !
Emmanuel voyait le mauvais effet que tout cela faisait sur moi. Mais je voulais tout savoir. Il vaudrait mille fois mieux être sourd, que de se faire raconter des histoires pareilles. Malheureusement, quand une fois on commence, il faut aller jusqu’au bout.
– Et qu’est-ce qui va donc les visiter ? lui demandai-je.
– Hé ! c’est tout simple, Jean-Pierre, ceux qui voudraient avoir la dot et la fille, toute la jeunesse du beau monde : les clercs d’avoué, de notaire, les jeunes avocats sans cause. Je pourrais t’en nommer plus de vingt. On met son habit noir, sa cravate blanche et ses gants ; on se donne des airs graves. Et puis on dîne. M. Hesse, l’organiste, se met au piano. On chante des duos, les trois grandes fenêtres ouvertes sur la place, où les gens s’arrêtent le nez en l’air.
Emmanuel me racontait cela comme la première histoire venue, en vidant sa chope et bourrant sa pipe. Il regardait aussi par les fenêtres ses camarades qui passaient dans la rue ; puis il revenait s’asseoir, sans se douter de rien, en me disant :
– Allons, bois donc. Si nous avons le temps ce soir, Jean-Pierre, nous irons à l’Odéon. J’ai vu l’affiche : représentation extraordinaire.
Moi, je sentais comme de petits coups de vent me passer sur les joues.
– Voilà ce que c’est de sortir par hasard d’une position gênée, fit-il, et d’arriver dans un monde qu’on ne connaît pas. Ces braves gens sont les dupes de tous les pique-assiettes du pays ; des gaillards qui voudraient avoir la dot et la fille. Je ne t’en aurais pas parlé ; mais naturellement on s’intéresse aux gens qu’on a connus dès l’enfance.
J’étais penché sur ma chaise, les yeux à terre ; j’aurais voulu répondre, mais je sentais comme un enrouement. Malgré cela je dis :
– Oui, cela me fait de la peine.
– Sans doute, Jean-Pierre, c’est malheureux ; je crains même que la mauvaise race ne réussisse.
– Ah ! tu crois qu’un de ces gueux pourrait réussir ?
– Cela ne peut pas manquer. Il est même déjà question des succès de M. Breslau, un homme superbe, grand, frisé, grave, avec un collier de barbe, une large moustache brune ; enfin ce qu’on peut appeler un bel homme.
Alors je ne pus m’empêcher de dire :
– Canaille !
Emmanuel me regarda tout surpris.
– C’est plutôt un imbécile, dit-il.
– Oui, un imbécile, un gueux, un gredin !
Je ne pouvais plus me contenir, et je dis encore :
– Mais cela ne nous regarde pas ! Si Mme Madeleine est assez bête, et M. Dubourg assez faible pour souffrir chez eux des écornifleurs pareils, c’est leur affaire. Moi, je m’en moque. Seulement cette pauvre petite Annette, je la plains… Elle n’est pas cause si sa mère est à moitié folle.
– Ah ! elle n’est pas tant à plaindre que tu crois, dit-il ; ces visites, ces compliments, ces beaux messieurs qui se courbent devant elle en l’appelant charmante, en lui demandant la grâce de danser avec elle la six ou septième contredanse, tout cela, Jean-Pierre, ne l’ennuie pas beaucoup. Et quand le beau M. Breslau arrive bien frisé, bien pommadé, bien cravaté, bien sanglé, Mlle Annette n’a pas l’air bien malheureux.
– Tu l’as vu ?
– Non, mais c’est le bruit de la ville.
J’aurais voulu casser quelque chose. Jamais je n’ai fait d’efforts pareils pour me contenir ; mais cela ne pouvait pas durer. Je me levai tout à coup en disant :
– C’est bon… J’étais venu seulement en passant ce soir…
– Mais où vas-tu ?
– Je vais chez M. Perrignon, mon chef d’atelier. Il m’a prêté un livre sur la Révolution ; il faut que je lui rende son livre.
– Ah ! tu as lu l’histoire de la Révolution, Jean-Pierre ; et qu’est-ce que tu penses de tout cela ?
– C’est magnifique.
– Oui, Danton, Vergniaud, Hoche, Kléber, Marceau !… Allons, nous sommes d’accord. Tant mieux ! Mais vide donc ton verre !
– Merci, c’est assez.
J’aurais voulu me sauver ; mes joues tremblaient, et je crois qu’en ce moment Emmanuel se douta de quelque chose, car il dit :
– Eh bien ! va, demain ou après nous causerons… nous nous reverrons.
Il m’éclairait avec sa bougie sur l’escalier. Je lui serrai la main en répondant :
– Oui… nous nous reverrons.
Je ne voyais plus clair et je descendis l’escalier en dégringolant. Une fois dehors, le grand air m’excita pour ainsi dire encore plus. Je courais, je passais sur les trottoirs en écartant les gens comme un fou. Deux ou trois fois il me sembla même avoir entendu des personnes me crier : « Prenez donc garde ! » mais je n’en suis pas sûr. Tout défilait devant mes yeux comme un rêve : les becs de gaz, les voitures qui roulaient, les boutiques, les coins de rue où l’on criait : « Gare ! » Mon idée la plus claire était :
« Tu vas partir pour Saverne, tu tomberas sur Breslau, tu l’étrangleras ; on t’assommera, mais c’est égal, tant mieux, ce sera fini ! »
Ensuite, je voyais la figure du père Antoine, celle de M. Nivoi, de la mère Balais, et je pensais :
« Qu’est-ce qu’ils diront ? »
Cela me troublait. Mais j’en voulais terriblement à Mme Madeleine, que je considérais comme la principale cause de tout, par sa bêtise et sa vanité. Je l’avais en horreur !
Ce n’est que bien loin, après avoir passé par la rue Copeau, par le Jardin des Plantes et par le pont en face, que je me trouvai place de la Bastille, près de la colonne, où le marchand de coco faisait résonner ses timbales. Le monde m’entourait. Alors, les genoux tremblants, j’allai m’asseoir sous la tente d’un café, en demandant de la bière, et là, les jambes croisées, je me mis à regarder la foule qui se croisait, criait, montait en omnibus, les voitures par douzaines qui passaient, les cochers en l’air qui s’injuriaient.
J’étais comme au milieu d’un songe. Une diligence qui retournait au pays me réveilla ; je me dis en moi-même :
« Ah ! si j’étais là-haut !… après-demain je serais à Saverne, et malheur à Breslau, malheur ! »
Je me levai, je payai et je partis sans avoir bu ma bière.
Je traversai à la nuit noire la place de l’Hôtel-de-Ville. Plus loin, les grandes ombres des tours Notre-Dame, du pont et des vieilles maisons remplissaient la rivière creuse, qui clapotait et brillait au-dessous. Les terribles histoires de la Révolution me revinrent, et je pensai :
« Combien la vieille rivière a déjà porté de morts ! des gueux et des braves gens… Maintenant, ils dorment !… Mais ceux qui se tuent sont des lâches… ils ont peur de souffrir ! »
Quelques minutes après, je tirais le cordon, la porte s’ouvrait, et je grimpais dans ma chambre.