À la fin de novembre, on n’aurait plus trouvé de différence entre les deux côtés de notre caboulot. Plus l’ouverture des Chambres approchait, plus les disputes augmentaient. Tout le monde se mêlait de politique, les ouvriers comme les peintres et les journalistes ; chacun soutenait son idée sur la réforme, sur l’adjonction des capacités, sur les banquets, sur le suffrage universel.
Dans le même temps il pleuvait tous les jours. Je ne crois pas qu’il existe une ville plus humide en hiver que Paris, principalement dans ces petites rues larges de trois ou quatre pas, où les chéneaux manquent. La pluie s’égoutte du matin au soir, et quand elle a fini de s’égoutter, une nouvelle averse arrive, la nuit, on entend clapoter ces gouttières durant des heures, les ivrognes passer dans la boue en grognant, et les rondes des municipaux arriver ensuite avec leurs falots, car les réverbères s’éteignent.
On ne peut pourtant pas rester toujours jusqu’à minuit dans sa chambre, à regarder l’eau couler sur ses vitres en tabatière, et la lune brouillée écarter de temps en temps les nuages. J’avais acheté, rue Mazarine, un vieux caban de laine chez un fripier, où les étudiants laissent tout en partant pour les vacances. Il était brun, il avait de longs poils, et je sortais le soir avec cela sur le dos. Je me promenais le long des quais, entre le pont Saint-Michel et le Pont-Neuf, une ou deux heures, pour respirer, regardant la Seine toute jaune de terre glaise, qui montait jusqu’aux arches, et rêvant au pays, à la mère Balais, à M. Breslau, à la politique, aux misères de la vie, à tout.
Quand mes jambes commençaient à se fatiguer, je rentrais me coucher.
Un soir que j’avais fait ainsi mon tour et que je remontais la rue de la Harpe, sur le coup de neuf heures, j’aperçus Emmanuel qui venait juste en face de moi, quelques livres sous le bras, un petit manteau de toile cirée sur les épaules.
– Hé ! c’est Jean-Pierre ! s’écria-t-il.
– Où vas-tu donc si tard ? lui dis-je.
– À la conférence de Harlay. Tiens, arrive, je parle justement ce soir.
– Mais qu’est-ce que c’est ?
– Une réunion d’étudiants de troisième année. On discute, on s’habitue à plaider.
– Et où ça ?
– Au Palais-de-Justice, septième chambre de police correctionnelle. Quand les tribunaux finissent, nous commençons. Lorsque les chats sont partis, les rats tiennent leur chapitre.
Il riait. Je le suivais, curieux de voir cela.
– Mais je n’oserai peut-être pas entrer, Emmanuel ?
– Sois donc tranquille.
Nous arrivions alors à la grille sombre, gardée par un municipal, l’arme au bras. Tout se taisait pendant que nous traversions la cour et que nous montions le grand escalier ; rien ne bougeait. Dans le vestibule, entre les colonnes, une petite lanterne accrochée au mur éclairait l’entrée de l’escalier à droite.
Nous montâmes, et deux minutes après nous arrivâmes dans l’immense salle des Pas-Perdus, sombre, humide et froide. Nos pas résonnaient sur les dalles au loin. Alors aussi quelques voix, une espèce de bourdonnement, s’entendait. Emmanuel me dit :
– Je crois que la conférence est commencée.
Il entra dans une allée. Il fallut encore monter un escalier en zigzag et pousser une porte. À cette porte était un autre municipal assis sur une chaise. Et je vis alors la septième chambre de police correctionnelle ; de vieilles peintures à la voûte, une estrade au fond, les étudiants, représentant les avocats, assis en bas dans des bancs en demi-cercle, et deux ou trois en robe sur l’estrade, des tables devant eux, représentant les juges. Plusieurs tournèrent la tête, d’autres tendirent la main à Emmanuel, qui me dit en s’asseyant :
– Tiens, mets-toi là.
On parlait déjà. C’était tout à fait comme un tribunal. Je reconnus aussi dans le nombre Coquille, Sillery, et plusieurs autres que j’avais vus cinq mois auparavant au restaurant Ober.
Celui qui plaidait parlait très bien ; c’était un petit bossu qui s’appelait Vauquier. Le président s’appelait Faur-Méras ; il avait une belle figure et portait la barbe pleine.
Emmanuel m’expliquait ces choses tout bas à l’oreille. Je me souviendrai toujours que le petit bossu parlait du gouvernement chargé de tout en France : de la paix et de la guerre, du recouvrement des impôts, de l’entretien des routes, de la vente du sel, du service des postes ; enfin de tout. Il disait que ce n’était pas de même en Angleterre, que dans ce pays le gouvernement ne se mêlait pas des grandes entreprises, et que la prospérité de son agriculture, la grandeur de son industrie, la force de sa marine, l’étendue de son commerce et de ses colonies venaient de là ; qu’il laissait à chacun sa liberté, pendant que chez nous le gouvernement se mêlait des affaires de tout le monde.
Il finit par dire que le gouvernement ne devait pas se mêler de l’instruction, que les pères et mères devaient être libres, que c’était leur droit naturel, et que les droits naturels passent avant les autres. Ensuite, il s’assit.
Je me rappelle bien tout cela, parce que c’était du nouveau pour moi.
Le tour d’Emmanuel étant venu, j’eus peur de le voir embarrassé ; mais il se leva sans gêne et parla si bien que j’en fus étonné.
Il dit que les pères et mères devaient être libres d’instruire leurs enfants de la manière qui leur conviendrait, comme ils sont libres de les nourrir selon leurs moyens ; mais qu’ils ne sont pas libres de les laisser mourir de faim, parce que c’est contraire à la morale, ni de les laisser dans l’ignorance, parce que c’est aussi contraire à la morale.
Il dit que chacun est libre de s’habiller comme il lui plaît, mais que dans un pays civilisé comme le nôtre, on ne doit pas être libre d’aller nu, que ceux qui réclament des libertés pareilles sont des fous.
Il dit ensuite que l’instruction n’est pas une entreprise de commerce, mais que c’est un bienfait de la patrie, un droit pour tous les Français d’en jouir, comme de respirer l’air de la France ; que le gouvernement ne doit pas se charger de fournir l’air, le soleil, l’instruction ; mais qu’il a le devoir d’empêcher qu’on en prive les enfants, et qu’il doit même ordonner que chacun en jouisse selon le hameau, le village, la ville où il se trouve ; et que s’il fait des routes pour cause d’utilité publique, il ferait aussi bien de bâtir des écoles.
Il dit aussi que l’amour de la patrie est en proportion du bien que la patrie vous fait, et qu’un Français à vingt ans doit s’écrier en lui-même :
– Quel bonheur pour moi d’être né plutôt en France qu’en Russie, en Espagne, ou partout ailleurs ! mon pays m’a donné de l’instruction ; il m’a montré mes droits et mes devoirs. Ailleurs, je ne serais qu’une brute ; ici, je suis un homme !
» Le devoir de tous les gouvernements est de faire des citoyens. Celui qui ne répand pas l’instruction ne fait pas de citoyens ; il est responsable envers la patrie, envers le genre humain, envers Dieu, du bien qu’il ne fait pas et qu’il pourrait faire. »
Voilà ce qu’Emmanuel dit avec beaucoup de force.
D’autres encore parlèrent, et seulement vers minuit nous sortîmes de cette conférence. Il pleuvait très fort. La nuit était bien noire.
La sentinelle sortit une seconde de sa guérite pour nous voir passer, puis elle rentra.
Nous remontions la rue tout seuls, Emmanuel et moi, la tête baissée sous la pluie, en allongeant le pas, et je lui disais :
– Oui, tu as bien raison, ceux qui n’ont pas d’instruction n’ont pas de patrie. Ils sont toujours pour celui qui leur donne du pain, qu’il s’appelle Jacques, Jean ou Nicolas, qu’il soit Anglais, Russe ou Français. Ils se moquent de leur pays, ils ne connaissent qu’un homme. Ceux qui doivent l’instruction à la patrie mettent leurs devoirs envers elle au-dessus de tout.
– Je le pense, fit-il.
Nous étions alors au coin de la rue des Mathurins-Saint-Jacques. Il me serra la main et nous nous séparâmes.
« Quelle chose magnifique de pouvoir s’instruire ! me disais-je. Dans quelques années Emmanuel sera juge, avocat, procureur du roi. Toi, malgré ta bonne volonté, tu seras toujours ouvrier menuisier. Mais il ne faut pas te plaindre, bien d’autres voudraient être à ta place et avoir un bon état. »