Depuis ce jour, je connaissais l’école : je connaissais la manière de chanter en traînant B-A BA, d’observer les plus petits mouvements de M. Vassereau, et d’avoir l’air de suivre avec Gossard, en regardant voler les mouches.
Le matin, aussitôt l’école finie, j’allais trouver la mère Balais dans notre baraque, sur la place ; elle me demandait presque toujours :
– Eh bien ! Jean-Pierre, ça marche ?
Et je répondais :
– Oui, mais c’est dur tout de même.
– Hé ! faisait-elle, tout est dur dans ce monde. Si les pommes et les poires roulaient sur la grande route, on ne planterait pas d’arbres ; si le pain venait dans votre poche, on ne retournerait pas la terre, on ne sèmerait pas le grain, on ne demanderait pas la pluie et le soleil, on ne faucillerait pas, on ne mettrait pas en gerbes, on ne battrait pas en grange, on ne vannerait pas, on ne porterait pas les sacs au moulin, on ne moudrait pas, on ne traînerait pas la farine chez le boulanger, on ne pétrirait pas, on ne ferait pas cuire ; ce serait bien commode, mais ça ne peut pas venir tout seul, il faut que les gens s’en mêlent. Tout ce qui pousse seul ne vaut rien, comme les chardons, les orties, les épines, et les herbes tranchantes au fond des marais. Et plus on prend de peine, mieux ça vaut ; comme pour la vigne au milieu des pierrailles, sur les hauteurs, où l’on porte du fumier dans des hottes ; c’est aussi bien dur, Jean-Pierre, mais le vin est aussi bien bon. Si tu voyais, en Espagne, dans le midi de la France et le long du Rhin, comme on travaille au soleil pour avoir du vin, tu dirais : « C’est encore bien heureux de rester assis à l’ombre, et d’apprendre quelque chose qui nous profitera toujours ! » Maintenant je te fais retourner et ensemencer par le père Vassereau, et plus tard qui est-ce qui coupera le grain ? qui est-ce qui aura du pain sur la planche ? c’est toi ! Je fais cela parce que tu me plais, mais il faut en profiter. Je ne suis peut-être pas là pour longtemps. Profite, profite !…
Ces choses m’attendrissaient, et je me donnais de la peine ; j’aurais voulu tout savoir, pour réjouir la mère Balais.
Il faut dire aussi que M. Vassereau n’était pas mécontent de moi, car au bout d’une semaine je connaissais mes lettres, et même il disait tout haut :
– Regardez ce Clavel, un garçon de Saint-Jean-des-Choux, il connaît ses lettres dans une semaine, au lieu que ce grand âne rouge de Materne et ce pendard de Gourdier, depuis trois ans n’ont encore appris qu’à dénicher des merles et à déterrer des carottes dans les jardins après la classe. Ah ! les gueux… ah ! la mauvaise race !
Il se fâchait en parlant, et finissait par tomber dessus, de sorte que l’école était remplie de cris terribles. M. Vassereau répétait sans cesse :
– Si vous êtes pendus un jour, on ne pourra pas me faire de reproches ; car, Dieu merci ! je m’en donne de la peine pour vous redresser. J’use plus de martinets pour ces Gourdier et ces Materne, que pour tous les autres ensemble ; et encore ça ne sert à rien, ils deviennent de pire en pire, et tous les jours on vient se plaindre près de moi, comme si c’était ma faute.
C’est vers ce temps que M. Vassereau me mit dans la troisième classe des grands, et qu’il me dit :
– Tu préviendras Mme Balais de t’acheter une ardoise pour écrire en gros.
La mère Balais eut une véritable satisfaction d’apprendre que j’avançais.
– Je suis contente de toi, Jean-Pierre, me dit-elle ; tu me feras honneur.
Tous les gens de la maison, et Mme Madeleine elle-même, avaient fini par s’habituer à me voir ; on ne criait plus contre moi. La petite Annette venait à ma rencontre, quand je sortais de l’école, en disant :
– Voici notre Jean-Pierre !
J’aurais dû me trouver bien heureux, mais j’avais toujours le cœur gros d’être enfermé ; je ne pouvais pas m’habituer à rester assis deux heures de suite sans bouger. Ah ! la vie est une chose dure, et l’on n’arrive pas pour son amusement dans ce monde.
Combien de fois, en classe, lorsque le temps était beau, que le soleil brillait entre les exemples pendues aux fenêtres ouvertes, et que de petites mouches dansaient en rond dans la belle lumière, combien de fois j’oubliais l’ardoise, l’exemple et les parafes, la vieille salle, les camarades et la grammaire, regardant ce beau jour les yeux tout grands ouverts, comme un chat qui rêve, et me représentant la côte de Saint-Jean-des-Choux : les hautes bruyères violettes et les genêts d’or où bourdonnaient les abeilles ; les chèvres grimpant à droite et à gauche dans les roches, allongeant leur long cou maigre et leur petite barbe, pour brouter un bouquet de chèvrefeuille dans le ciel pâle ; les bœufs couchés à l’ombre d’un vieux hêtre, les yeux à demi fermés, mugissant lentement comme pour se plaindre de la chaleur. Et nos coups de fouet retentissant dans les échos de Saint-Witt ; notre petit feu de ronces déroulant sa fumée vers les nuages ; la cendre blanche où rôtissaient nos pommes de terre ; puis les grands bois de sapins tout sombres, descendant au fond des vallées ; le bourdonnement de l’eau, le chant de la haute grive à la nuit, les coups de hache des bûcherons dans le silence, ébranchant les arbres… Combien de fois… combien de fois je me suis représenté ces choses !
Tout à coup une voix me criait :
– Clavel, qu’est-ce que tu regardes ?
Et je frémissais, en me remettant bien vite à écrire.
Rarement M. Vassereau me frappait. Il faisait une grande différence entre ses élèves, il ne s’indignait que contre les incorrigibles. Je crois qu’il devinait mes pensées, et qu’il en avait de semblables, les jours de beau temps, pour son village.
À ceux qui viennent du grand air, aux enfants qui, durant des années, ont niché comme les oiseaux autour des bois, il faut du temps pour s’habituer à la cage, oui, il faut du temps ! l’idée de la verdure leur revient toujours, et la bonne odeur des feuilles, des prés, des eaux courantes, leur arrive par-dessus les remparts.
Si nous n’avions pas eu les jeudis, je crois que je serais mort de chagrin ; car, malgré les bonnes soupes de la mère Balais, je maigrissais à vue d’œil. Heureusement, nous avions les jeudis. Demain nous irons au Haut-Barr, au Géroldseck, à la Roche-Plate. Nous irons cueillir des noisettes au fond de Fiquet, nous courrons dans l’ombre des sapins, nous grimperons, nous crierons, nous ferons tout ce que nous voudrons.
Oh ! les jeudis… le Seigneur devrait bien en faire deux par semaine.
Les dimanches, il fallait aller à la messe et aux vêpres, la moitié de la journée était perdue.
Mais les jeudis nous partions de grand matin, et la mère Balais me disait d’avance :
– Demain, il faut que tu coures, Jean-Pierre, je ne veux pas te voir maigrir comme ça. Cette école, c’est bon… c’est très bon ; mais on ne peut pourtant pas s’échiner à rester assis. Les enfants ont besoin d’air. Va courir ! Baigne-toi, mais prends garde d’aller dans les endroits dangereux. Avant de savoir bien nager, il faut se tenir sur les bords. Il n’y a que les bêtes qui se noient. Prends garde ! mais amuse-toi bien… Galope, grimpe ; la bonne santé passe encore avant les quatre règles : c’est le principal.
Elle n’aurait pas eu besoin de me dire tout cela, car j’y pensais deux jours d’avance, et je m’en réjouissais. Nous étions trois : le petit Jean-Paul Latouche, le fils du greffier, Emmanuel Dolomieu, le fils de notre juge de paix, et moi. Annette voulait nous suivre ; elle pleurait, elle m’embrassait ; mais Mme Madeleine ne voulait pas ; et nous étions déjà bien loin dans la rue, à courir, que nous entendions encore ses grands cris et ses pleurs.
Emmanuel et Jean-Paul avaient toujours quelques sous dans leur poche ; moi je n’avais qu’une croûte de pain, mais je trouvais plus de noisettes, plus de brimbelles, plus de tout, et nous partagions.
Notre première idée était toujours d’aller nous baigner. Ah ! la rivière de la Zorne, derrière la Roche-Plate, avec ses trembles et ses hêtres, nous connaissait bien, et je pourrais encore vous montrer le bon fond de sable, à droite du vallon de la Cible.
Quel bonheur, mon Dieu ! d’arriver au bord de la roche nue ; de voir l’immense vallée au-dessous, pleine de forêts ; les grandes prairies en bas, la rivière qui frissonne sous les trembles ; le sentier creux qui descend dans le sable brûlant, entre les petites racines pendantes où filent des centaines de lézards, et de se mettre à galoper dans ce sentier bordé de hautes bruyères sèches !
Quel bonheur d’entrer dans les pâturages au fond à perte de vue ; de bien regarder si l’on ne découvre pas un garde champêtre avec son chapeau noir et sa plaque d’étain sur le bras, et d’avancer hardiment dans l’herbe jusqu’au cou, les uns derrière les autres, pour ne laisser qu’une petite trace !
Quel plaisir d’arriver au bord de la rivière, de mettre la main dedans en criant tout bas : « Elle est chaude ! » de jeter bien vite à terre sa petite blouse, d’ôter ses souliers, son pantalon, ses bas, en se cachant et riant, pendant que l’eau siffle et bouillonne sur les cailloux noirs ; puis de se lancer à la file : un… deux… trois… et de descendre le courant comme des grenouilles, sous l’ombre qui tremblote ; tandis que les demoiselles vertes vont en zigzag et font sonner leurs ailes sous la voûte de feuillage !
Ô le bon temps !
Comme on frissonne en se redressant dans l’écume, comme on se tape l’un à l’autre sur le dos, pour tuer les grosses mouches grises qui veulent vous piquer ; comme on est heureux d’aller, de venir, de se jeter des poignées d’eau ; et puis d’écouter, d’avoir peur du garde ! – Comme on espionne !
Et bien plus tard, lorsque vos dents se mettent à claquer et qu’on se dit : « J’ai la chair de poule… sortons ! » et qu’on s’assied dans le sable brûlant, en grelottant, la figure toute bleue, comme on se sent tout à coup bon appétit ; et, si l’on a eu soin d’emporter une croûte de pain, comme on mord dedans de bon cœur ! Dieu du ciel, il y a pourtant de beaux jours dans la vie !
Puis une fois rhabillés, quand on remonte dans le bois, tout frais, tout ragaillardis, en sifflant, et battant les buissons pour dénicher les touffes pâles des noisettes… Parlez-moi d’une existence pareille ! Quand l’école ne serait faite que pour avoir des jeudis, je soutiendrais qu’elle est bonne et qu’elle montre la sagesse du Seigneur.
Et les jours, les semaines, les mois se suivaient ; après le dimanche et le jeudi, l’école ; après l’été, l’automne : la saison des poires et des pommes qu’on range dans le fruitier, la saison où les bois se dépouillent, où de grands coups de vent traînent les feuilles mortes dans les sentiers.
Alors les noisettes, les myrtilles, les faînes sont passées. On croirait que tout va finir. – Et le froid, les premières gelées blanches, l’hiver, les portes fermées, le vieux métier qui va son train, la pluie que le vent chasse dans notre baraque sur la place : tout marche, les ennuis comptent comme le reste.
L’hiver était donc venu, l’hiver avec ses gros flocons, ses longues pluies qui s’égouttent des toits durant des semaines, l’hiver avec la chaufferette et les gros sabots fourrés de la mère Balais, avec les balayades du matin, lorsque les femmes, le jupon relevé, poussent la boue d’une porte à l’autre, que les pelotes de neige se croisent dans l’air, qu’on crie, qu’on bataille, qu’on a les oreilles rouges et les mains brûlantes. Une vitre tombe chez M. Reboc, l’avocat, ou chez M. Hilarius, le président… On se sauve… la servante sort… Personne n’a fait le coup !
Ensuite les grands jeudis tout gris de l’hiver, au coin du feu quand la flamme pétille, que la marmite chante, qu’on se réunit en bas chez les Dubourg, en filant ; que Mme Madeleine parle de la fortune de sa tante Jacqueline de Saint-Witt ; que la mère Balais raconte l’histoire des écluses de la Hollande, où Balais avait des souliers en paille tressée, pendant qu’il gelait à pierre fendre !… et les rencontres de Torres-Vedras, de Badajoz, des Arapiles, où l’on suait sang et eau.
Et les coups de vent, la nuit, qui s’engouffrent dans la cour, en enlevant les ardoises du colombier ! Alors on raccourcit ses jambes sous la couverture, on se tire l’édredon sur le nez, on écoute : la mère Balais tousse à côté, le coucou des Rivel, en bas, sonne une heure ; on se rendort lentement.
Oui, voilà l’hiver ! Il est bien long au pied des montagnes, et pourtant avec quel bonheur on se rappelle le coin du feu, les bonnes figures empaquetées des voisins, les moufles tirées jusqu’aux coudes, les sabots remplis de peau de lapin, et jusqu’au grand fourneau de l’école, lorsqu’on arrivait un des premiers, au petit jour, avant M. Vassereau, et qu’on se réchauffait en cercle, le petit sac au dos, pendant que la pluie coulait à flots sur les vitres !
Comme on se dit plus tard : « Quand donc ce bon temps reviendra-t-il ? quand serons-nous jeunes encore une fois ? »
Avec tout cela, j’avançais dans mes classes, et M. Vassereau m’avait choisi pour apprendre les répons de la messe, avec trois ou quatre autres bons sujets. Il nous faisait mettre à genoux au milieu de l’école, et nous répondions tous ensemble ; l’un aidait l’autre. Il disait :
– Clavel, je te préviens que tu seras enfant de chœur ; tu prendras la chemise rouge et la toque de Blanchot, tu chanteras avec Georges Cloutier. Tu viendras tous les dimanches.
Il me faisait chanter le solfège après dix heures, et cela me remplissait d’orgueil. Les Materne disaient que je flattais M. Vassereau ; Mme Madeleine me prenait en considération ; le père Antoine me donnait deux liards pour passer à l’offrande, et la mère Balais se réjouissait de ma bonne conduite.
Souvent M. Vassereau répétait en classe que je marchais sur les traces de Robichon, capitaine au 27e de ligne, – son meilleur élève, – et que je n’avais qu’à continuer.