II

 

Nous avions trois étages à monter : le premier était aux Dubourg, le deuxième aux Rivel, et le troisième, sous les tuiles, à nous. C’était tout gris, tout vermoulu ; les petites fenêtres de l’escalier regardaient dans la cour, où passait une vieille galerie, sur laquelle les Dubourg faisaient sécher leur linge. C’est là qu’il fallait entendre, en automne, pleurer et batailler les chats pendant la nuit ; on ne pouvait presque pas s’endormir.

Au-dessus se trouvait encore le colombier, avec son toit pointu et ses grands clous rouillés autour de la lucarne, pour arrêter les fouines. Mais les ardoises tombaient de jour en jour, et les pigeons n’y venaient plus depuis longtemps.

Voilà ce que je voyais en grimpant chez nous. La mère Balais, qui me donnait la main dans le petit escalier sombre, disait :

– Tiens-toi droit ! efface tes épaules ! ne marche pas en dedans ! Je te dis que tu seras un bel homme ; mais il faut avoir du cœur, il ne faut pas pleurer.

Elle ouvrit en haut une porte qui se fermait au loquet, et nous entrâmes dans une grande chambre blanchie à la chaux, avec deux fenêtres en guérite sur la rue, un petit fourneau de fonte au milieu, – le tuyau en zigzag, – et une grande table de chêne au fond, où la mère Balais hachait sa ciboule, ses oignons, son persil et ses autres légumes pour faire la cuisine.

Au-dessus de la table, sur deux planches, étaient les assiettes peintes, la soupière ronde, et deux ou trois bouteilles avec des verres ; dans un tiroir se trouvaient les cuillers et les fourchettes en étain ; dans un autre, la chandelle, les allumettes, le briquet ; au-dessous, la grosse cruche à eau.

Avec le grand lit à rideaux jaunes dans un enfoncement, la grande caisse couverte de tapisserie au pied du lit et trois chaises, cela faisait tout notre bien.

Contre le mur du pignon, au-dessus de la table, le portrait de M. Balais, ancien capitaine au 37e de ligne, le grand chapeau à cornes et ses deux glands d’or en travers des épaules, les yeux gris clair, les moustaches jaunes et les joues brunes, avait l’air de vous regarder en entrant. C’était un homme superbe, avec sa tête toute droite dans son haut collet bleu ; la mère Balais disait quelquefois :

– C’est Balais, mon défunt, mort au champ d’honneur le 21 juin 1813, à la retraite de Vittoria, dans l’arrière-garde.

Alors elle serrait les lèvres et continuait à faire son ménage, toute pensive, sans parler durant des heures.

À gauche de la grande chambre s’ouvrait le fruitier, qui n’était que le grenier de la maison ; ses lucarnes restaient ouvertes en été ; mais, quand la neige commençait à tomber, sur la fin de novembre, on les fermait avec de la paille. Les fruits, en bon ordre, montaient sur trois rangées de lattes, et la bonne odeur se répandait partout.

À droite se trouvait encore un cabinet, la fenêtre sur le toit de la cour. Dans ce cabinet, j’ai dormi des années ; il n’avait pas plus de huit pieds de large sur dix à douze de long ; mais il y faisait bien bon, à cause de la grande cheminée appliquée contre, où passait toute la chaleur de la maison. Jamais l’eau n’y gelait dans ma cruche en plein hiver.

Combien de fois depuis, songeant à cela, je me suis écrié :

« Jean-Pierre, tu ne trouveras plus de chambre pareille ! »

J’aime autant vous raconter ces choses tout de suite, pour vous faire comprendre ma surprise de trouver un si beau logement.

Les paniers de cerises étaient tous rangés à terre, Mme Balais commença par les porter dans le fruitier ; ensuite elle revint avec une belle tête de chou, des poireaux et quelques grosses pommes de terre, qu’elle déposa sur la table d’un air de bonne humeur. Elle sortit du tiroir le pain, le sel, le poivre, avec un morceau de lard ; et comme je voyais d’avance ce qu’elle voulait faire, je pris aussitôt la hachette pour tailler du petit bois. Elle me regardait en souriant, et disait :

– Tu es un brave enfant, Jean-Pierre. Nous allons être heureux ensemble.

Elle battit le briquet, et c’est moi qui fis le feu, pendant qu’elle épluchait la tête de chou et qu’elle pelait les pommes de terre.

– Oui, disait-elle, tes parents sont des gueux ! Mais je suis sûre que tes père et mère étaient de braves gens.

Ces paroles me forcèrent encore une fois de pleurer. Alors elle se tut. Et, l’eau sur le feu, les légumes dedans, elle ouvrit ma chambre et sortit un matelas de son propre lit, pour faire le mien ; elle prit une couverture piquée et des draps blancs dans la grande caisse, et m’arrangea tout proprement, en disant :

– Tu seras très bien.

Je la regardais dans le ravissement. La nuit venait. Cela fait, vers les sept heures et demie, elle coupa le pain et servit la soupe dans deux grosses assiettes creuses, peintes de fleurs rouges et bleues, que je crois voir encore, en s’écriant joyeusement :

– Allons, Jean-Pierre, assieds-toi et dis-moi si notre soupe est bonne.

– Oh ! oui, lui dis-je, rien qu’à l’odeur elle est bien bonne, madame Balais.

– Appelle-moi mère Balais, dit-elle, j’aime mieux ça. Et maintenant souffle, petit, et courage.

Nous mangeâmes ; jamais je n’avais goûté d’aussi bonne soupe. La mère Balais m’en donna de nouveau deux grosses cuillerées, et me voyant si content elle disait en riant :

– Tu vas devenir gras comme un chanoine de l’Estramadure.

Ensuite, j’eus encore du lard avec une bonne tranche de pain ; de sorte que mon âme bénissait le Seigneur d’avoir empêché les Hoquart et les Guerlot de me prendre ; car ces gens avares m’auraient fait garder les vaches et manger des pommes de terre à l’eau jusqu’à la fin de mes jours. Je le disais à la mère Balais, qui riait de bon cœur et me donnait raison.

Il faisait nuit, la chandelle brillait sur la table. Mme Balais, ayant levé les couverts, se mit à visiter sa grande caisse, en rangeant sur le lit tous les vieux habits et les chemises qui lui restaient de son défunt. Moi, assis sur la pierre du petit fourneau, les genoux plies entre les mains, je la regardais avec un grand attendrissement, pensant que l’esprit de mon père était en elle pour me sauver. Elle disait de temps en temps :

– Ceci peut encore servir ; ça nous verrons.

Ensuite elle s’écriait :

– Tu ne parles pas, Jean-Pierre. Qu’est-ce que tu penses ?

– Je pense que je suis bien heureux.

– Eh bien ! disait-elle, ça fait que nous sommes heureux tous les deux. Nous n’avons pas besoin des Guerlot, ni des Dubourg, ni de personne. Nous en avons vu bien d’autres en Allemagne, en Pologne et en Espagne… Voilà que Balais nous porte encore secours… Vois-tu, Jean-Pierre, là-bas, comme il nous regarde ?

Ayant tourné la tête, je crus qu’il nous regardait, et cela me fit peur ; je me rappelai les prières du village, que je récitai en moi-même.

Finalement, sur les dix heures, la mère Balais s’écria :

– Tout va bien… Allons, arrive, tu dois avoir sommeil.

– Oui, mère Balais.

– Tant mieux ! je peux t’en dire autant pour mon compte.

Nous entrâmes dans ma petite chambre ; elle posa la chandelle à terre et me fit coucher, en me relevant la tête avec un oreiller. Ensuite, me tirant la grande couverture à fleurs jusqu’au menton :

– Dors bien, dit-elle, il ne faut pas te gêner. Tu n’es pas plus bête que beaucoup d’autres qui ne se gênent jamais. Allons !…

Puis elle s’en alla.

J’aurais bien voulu penser à mon grand bonheur ; mais j’avais si sommeil et j’étais si bien, que je m’endormis tout de suite.