Jamais je n’ai mieux dormi que cette nuit-là. Quel bonheur de savoir qu’on a trouvé son nid. Ce sont des choses qui vous reviennent même au milieu du sommeil, et qui vous aident à bien dormir.
Au petit jour, comme le soleil commençait à grisonner la fenêtre, je m’éveillai doucement. On entendait le bruit du métier dans la vieille maison ; le père Antoine Dubourg faisait déjà courir sa navette entre les fils, et ce bruit, je devais l’entendre dix ans ! Le tic-tac du vieux métier m’est toujours resté dans l’oreille et même au fond du cœur.
Comme j’écoutais, voilà que la mère Balais se lève dans sa chambre. Elle bat le briquet, elle ouvre sa fenêtre pour renouveler l’air ; elle allume du feu dans son petit poêle et met ses gros sabots, pour aller chercher notre lait chez Mme Stark, la laitière du coin. Je l’entends descendre, et je pense :
« Qu’est-ce qu’elle va faire ? »
Dehors, dans la cour, un coq chantait comme à Saint-Jean-des-Choux ; des charrettes passaient dans la rue, la ville s’éveillait. Quelques instants après, les sabots remontèrent : la mère Balais rentre, elle prépare son café, elle met le lait au feu ; puis la porte s’ouvre tout doucement, et la bonne femme, qui ne m’entendait pas remuer, regarde ; elle me voit les yeux ouverts comme un lièvre, et me dit :
– Ah ! ah ! voyez-vous… il fait la grasse matinée !… Oh ! ces hommes, ça ne pense qu’à se dorloter… c’est dans le sang !… Allons, Jean-Pierre, allons, un peu de courage !
Je m’étais levé bien vite, et j’avais déjà tiré ma culotte. Enfin, elle me fit asseoir sur ses genoux, pour m’aider à mettre mes souliers, et puis, me passant sa grande main dans les cheveux en souriant, elle dit :
– Conduis-toi bien et tu seras beau… oui… tu seras beau… Mais il ne faudra pas être trop fier. Va maintenant te laver à la pompe en bas ; lave-toi la figure, le cou, les mains… La propreté est la première qualité d’un homme. Il ne faut pas avoir peur de gâter l’eau, Jean-Pierre, elle est faite pour cela.
– Oui, mère Balais, lui répondis-je en descendant le vieil escalier tout roide.
Elle, en haut, penchée sur la rampe, avec son grand mouchoir jaune autour de la tête et ses boucles d’oreilles en argent, me criait :
– Prends garde de tomber ! prends garde !
Ensuite elle rentra dans sa chambre. J’aperçus au bas de l’escalier l’entrée de la cour, à gauche au fond de l’allée, et la petite cuisine des Dubourg ouverte à droite ; le feu brillait sur l’âtre, éclairant les casseroles et les plats. Mme Madeleine s’y trouvait ; je me dépêchai de lui dire :
– Bonjour, madame Madeleine.
Et de courir à la pompe, où je me lavai bien. Il faisait déjà chaud, le soleil arrivait dans la cour comme au fond d’un puits. Sur la balustrade de la galerie, un gros chat gris faisait semblant de dormir au soleil, les poings sous le ventre, pendant que les moineaux, en l’air, s’égosillaient et bataillaient dans les chéneaux.
Je regardais et j’écoutais ces choses nouvelles, en me séchant près de l’auge, quand la petite Annette Dubourg, du fond de l’allée, se mit à crier :
– Jean-Pierre, te voilà !
– Oui, lui dis-je, me voilà.
Nous étions tout joyeux, et nous riions ensemble ; mais Mme Madeleine cria de la cuisine :
– Annette… Annette… ne fais donc pas la folle… laisse Jean-Pierre tranquille !
Alors je remontai bien vite. La mère Balais, en me voyant bien propre, bien frais, fut contente.
– C’est comme cela qu’on doit être, dit-elle. Maintenant prenons le café, et puis nous irons à la halle.
Les tasses étaient déjà sur la table. Pour la première fois de ma vie je pris le café au lait, ce que je trouvai très bon, et même meilleur que la soupe. Ensuite il fallut balayer les chambres, laver nos écuelles et mettre tout en ordre.
Vers sept heures, nous descendîmes. La mère Balais portait un de nos paniers de cerises sur sa tête, et moi la balance et les poids dans une corbeille. C’est ainsi que nous sortîmes. Il faisait beau temps.
En remontant la grande rue, le bonnetier, l’épicier et les autres marchands, en bras de chemise sur la porte de leurs boutiques, qu’ils venaient d’ouvrir, nous regardaient passer. Le bruit s’était déjà répandu que la mère Balais avait pris à son compte un enfant de Saint-Jean-des-Choux, et plus d’une ne pouvait le croire. Deux ou trois connaissances du marché, la laitière Stark, la marchande de sabots, lui demandaient :
– Est-ce vrai que cet enfant est à vous ?
– Oui, c’est vrai, disait-elle en riant. C’est rare, à mon âge, d’avoir un enfant qui mange de la soupe en venant au monde. Ça me rend glorieuse.
Et les gens riaient. Nous arrivâmes bientôt sur la place de l’ancien palais des évêques de Saverne. Nous avions là notre baraque en planches, près de cinq ou six autres, – où l’on vendait de la viande fumée, de la bonneterie et de la poterie, – sous les acacias. Le soleil nous réjouissait la vue, et nous étions assis à l’ombre, le panier de cerises devant nous. Les servantes, les hussards, venaient acheter de nos cerises, à trois sous la livre ; et les enfants venaient aussi nous en demander pour deux liards.
Ces choses m’étonnaient, ne les ayant jamais vues. Deux ou trois fois la mère Balais me dit de sortir sur la place, pour faire connaissance avec des camarades. À la fin je sortis, et tout de suite les autres m’entourèrent, en me demandant :
– D’où est-ce que tu viens ?
Je leur répondais comme je pouvais. Finalement, un grand roux, le fils du serrurier Materne, me tira la chemise du pantalon par derrière, pour faire rire les gens, et, dans le même instant, j’entendis la mère Balais me crier de loin :
– Tombe dessus, Jean-Pierre !
Alors j’empoignai ce grand Materne, méchant comme un âne rouge, et du premier coup je le roulai par terre. La mère Balais criait :
– Courage, Jean-Pierre !… Donne-lui son compte !… Ah ! le gueux !
Les autres virent en ce jour que j’étais fort, c’est pourquoi tous en ville disaient :
– Le garçon de la mère Balais est fort ! Il est de Saint-Jean-des-Choux ; il a gardé les chèvres et les vaches ; il est très fort !
Et j’avais de la considération partout. Le grand Materne et son frère Jérôme m’en voulaient beaucoup, mais ils n’osaient rien en dire. La mère Balais paraissait toute joyeuse :
– C’est bien, disait-elle, je suis contente ! Il ne faut jamais attaquer personne ; mais il ne faut pas non plus se laisser manquer ; c’est à ça qu’on reconnaît les hommes. Celui qui se laisse manquer n’a pas de cœur.
Elle se réjouissait. Vers cinq heures, ayant vendu nos cerises, nous rentrâmes à la maison faire notre cuisine, souper et dormir.
Ces choses se renouvelaient de la sorte tous les jours. Tantôt nous avions du soleil, tantôt de la pluie. Après les cerises, la mère Balais vendit des petites poires, après les poires, des prunes, etc. Elle ne voulait pas toujours m’avoir dans sa baraque, au contraire, elle me disait :
– Va courir ! On ne reste pas assis à ton âge, comme des ermites qui récitent le chapelet, en attendant que les perdrix leur tombent dans le bec ; on court, on va, on vient, on se remue. Il faut ça pour grandir et prendre de la force. Va t’amuser !
Naturellement je ne demandais pas mieux, et dans la première quinzaine je connaissais déjà les Materne, les Gourdier, les Poulet, les Robichon, enfin tous les bons sujets de la ville ; car de sept heures du matin à six heures du soir, on avait le temps de courir les rues, Dieu merci ! de regarder le tourneur, le forgeron, le rémouleur, le ferblantier, le menuisier ; on avait le temps de rouler dans les écuries, dans les granges, dans les greniers à foin et le long des haies, de grappiller des framboises et des mûres.
Et les batailles allaient toujours leur train ! Tous les soirs, en rentrant, j’entendais Mme Dubourg crier du fond de l’allée :
– Hé ! il profite, Jean-Pierre. Regardez ses coudes… regardez ses genoux… regardez son nez… regardez ses oreilles… ça va bien !
Je ne répondais pas, et je me dépêchais de monter. Mais quand par hasard la mère Balais se trouvait là, ces paroles la fâchaient.
– Madame Dubourg, disait-elle, je l’aime mieux comme cela déchiré, que s’il se laissait battre. Dieu merci ! les caniches qui se sauvent quand on tape dessus ne manquent pas ; c’est la commodité des cloutiers et des tourne-broches ; mais j’aime mieux ceux qui montrent les dents, et qui mordent quand on les attaque. Que voulez-vous ? chacun son goût. Les peureux m’ennuient ; ça me retourne le sang. Et puis, madame Madeleine, chacun doit se mêler de ce qui le regarde.
Alors elle me prenait la main, et nous montions tout glorieux. Au-dessus, le vieux vitrier Rivel, sa porte toujours ouverte sur l’escalier dans les temps chauds, ses grosses besicles de cuivre jaune sur le nez, et ses vitres qui grinçaient sur la table, ne disait jamais rien, ni sa petite femme non plus, qui cousait du matin au soir. Et quand en passant nous leur souhaitions le bonsoir ou le bonjour, tous deux penchaient la tête en silence.
Ces gens paisibles n’avaient jamais de dispute avec personne ; ils ressemblaient en quelque sorte à leurs deux pots de réséda, qui fleurissaient au bord de leur petite fenêtre, dans l’ombre de la cour. Jamais un mot plus haut que l’autre. Quelquefois seulement la femme appelait leur chat dans l’escalier, le soir ; car ils ne pouvaient pas se coucher sans avoir fait rentrer leur chat dans la chambre.
Tout allait donc très bien, puisque la mère Balais était contente ; mais, au bout de six semaines ou deux mois, un soir que j’avais livré bataille contre les deux Materne ensemble, derrière le cimetière des Juifs, et qu’ils m’avaient tellement roulé dans les orties que ma figure, mes mains et même mes jambes, sous mon pantalon, en étaient rouges comme des écrevisses, la mère Balais, qui me regardait tristement, dit tout à coup pendant le souper :
– Aujourd’hui, Jean-Pierre, nous n’avons pas remporté la victoire ; les autres ont emmené les canons, et nous avons eu de la peine à sauver les drapeaux.
Alors je fus tout fâché d’entendre ces choses, et je répondis :
– Ils se sont mis à deux contre moi !
– Justement, c’est la manière des kaiserliks, dit-elle, ils sont toujours deux ou trois contre un. Mais ce qui me fait plaisir, c’est que tu ne te plains jamais, tu supportes tout très bien. Que voulez-vous ? À la guerre comme à la guerre : on gagne, on perd, on se rattrape, on avance, on recule. – Tu ne te plains pas !… c’est comme Balais, il ne se plaignait jamais des atouts ; même le jour de sa mort, il me regardait comme pour dire : – Ce n’est rien… nous en reviendrons ! – Voilà ce qui s’appelle un homme… Il aurait pu devenir prince, duc et roi tout comme un autre ; ce n’est pas le courage qui lui manquait, ni la bonne volonté non plus. Mais il n’avait pas une belle écriture, et il ne connaissait pas les quatre règles ; sans ça, Dieu sait ce que nous serions ! Je serais peut-être Mme la duchesse de Balais, ou quelque chose dans ce genre… Malheureusement, ce pauvre Balais ne savait pas les quatre règles ! Enfin, que peut-on y faire ? Mais au moins je veux que cela ne t’arrive pas plus tard, et que tu connaisses tout ; je veux te voir dans les états-majors, tu m’entends ?
– Oui, mère Balais.
– Je veux que tu commences tout de suite ; et demain je te mènerai chez M. Vassereau, qui t’apprendra toute son école. Après ça, tu pourras choisir dans les états celui qui te plaira le plus. On gagne sa vie de toutes les façons, les uns en dansant sur la corde, les autres en vendant des cerises et des poires comme nous, les autres en rétamant des casseroles, ou bien en se faisant tirer des coups de fusil pour le roi de Prusse, – qui ne veut que des nobles dans les grades de son armée, de sorte que le courage, le bon sens et l’instruction ne servent à rien pour passer officier. Oui, Jean-Pierre, on gagne sa vie de cinquante manières, j’ai vu ça ! Mais le plus commode, c’est de s’asseoir dans un bon fauteuil rembourré, en habit noir, avec une cravate blanche et un jabot, comme j’en ai rencontré plusieurs, et de faire des grâces aux gens qui viennent vous saluer, le chapeau jusqu’à terre, en disant : – Monsieur l’ambassadeur… monsieur le préfet… monsieur le ministre, etc. – C’est très commode, mais il faut savoir les quatre règles et avoir une belle main. Nous irons donc chez M. Vassereau, Jean-Pierre. C’est entendu, fit-elle en se levant, demain, nous irons de bonne heure, et s’il faut payer trente sous par mois, ça m’est égal.
Ayant parlé de la sorte, nous allâmes nous coucher, et jusqu’à minuit, je ne fis que rêver à l’école, au père Vassereau, aux quatre règles, et à tout ce que la mère Balais m’avait dit.