Cela dura trois ans. J’étais alors l’un des premiers de l’école ; je savais mon catéchisme, j’avais une belle écriture, je connaissais un peu d’orthographe et les quatre règles. Il était temps de faire ma première communion et d’apprendre un état.
La mère Balais me répétait souvent :
– De mon temps, Jean-Pierre, où le courage et la chance faisaient tout, je t’aurais dit d’attendre tes dix-huit ans et de t’engager ; mais je vois bien aujourd’hui ce qui se passe : la vie militaire n’est plus rien ; on traîne ses guêtres de garnison en garnison, on va quelques années en Afrique pour apprendre à boire de l’absinthe, et puis on revient dans les vétérans.
Emmanuel Dolomieu, le petit Jean-Paul et plusieurs autres de mes camarades étudiaient depuis quelques mois le latin au collège de Phalsbourg, pour devenir juges, avocats, notaires, officiers, etc.
M. Vassereau soutenait que j’avais plus de moyens qu’eux, et que c’était dommage de me laisser en route ; mais à quoi servent les moyens quand on est pauvre ? Il faut gagner sa vie !
Une grande tristesse m’entrait dans le cœur ; mais je ne voulais pas chagriner la mère Balais et je lui cachais mes peines, lorsque vers la fin du printemps il arriva quelque chose d’extraordinaire que je n’oublierai jamais.
Ce matin, huit jours avant ma première communion, on savait déjà que je serais à la tête des autres, que je réciterais l’Acte de Foi, et que je ferais les répons. M. le curé Jacob lui-même était venu le dire à la maison, et le bruit en courait parmi toutes les bonnes femmes de la ville.
C’était un grand honneur pour nous, mais la dépense était aussi très grande. On parlait de cela tous les jours. Mme Madeleine, qui se mêlait de tout, comptait tant pour l’habit, tant pour le gilet et la cravate blanche, tant pour le pantalon, les souliers et le chapeau ; cela faisait une bien grosse somme, et la mère Balais disait :
– Eh bien ! il faudra faire un petit effort. Jean-Pierre va maintenant apprendre un état ; c’est le dernier grand jour de sa jeunesse.
Annette, devenue plus grande, s’écriait :
– Puisqu’il est le premier, il doit être aussi le plus beau.
Moi qui commençais à comprendre la vie, je me taisais.
Et ce matin-là, comme on venait encore de causer en bas, dans la chambre des Dubourg, de cette grosse affaire, pendant que la mère Balais était sortie, sur le coup de huit heures, voilà que la porte s’ouvre, et qu’une grande femme rousse entre avec un panier sous le bras.
Il faisait obscur dans la petite chambre et je ne reconnus pas d’abord cette femme. Ce n’est qu’au moment où, d’une voix criarde comme à la halle, elle se mit à dire :
– Bonjour la compagnie, bonjour ! Je viens voir notre garçon ! que je reconnus Mme Hocquart, ma cousine, celle qui m’avait repoussé trois ans avant à Saint-Jean-des-Choux, en disant que mon père était un gueux.
Elle regardait de tous les côtés. Je n’avais plus une goutte de sang ; j’étais saisi.
– Eh bien ! cria-t-elle en me voyant, eh bien ! Jean-Pierre, il paraît que tu te conduis bien ?… Ça nous fait plaisir à tous, à tous les parents, à ce pauvre Guerlot : il en avait les larmes aux yeux… Et la Paesel… et le Kôniam !…
Je ne répondais pas, je me sentais bouleversé.
– Asseyez-vous donc, madame Hocquart, dit Mme Madeleine en avançant une chaise, asseyez-vous. Mon Dieu, oui ! on ne peut pas se plaindre. Mais voilà cette première communion… quelle dépense !
– Justement, s’écria la grande Hocquart, nous y avons pensé ! nous avons dit : « Cette brave mère Balais, elle ne peut pourtant pas tout faire ; c’est pourtant notre sang… c’est notre parent ! Alors, tenez… »
Elle leva la couverture de son panier et en tira un habit neuf, une paire de souliers, un pantalon et un gilet.
Mme Madeleine et Annette poussaient des cris d’admiration :
– Oh ! madame Hocquart !
– Oui, oui, nous pensons que ça lui ira bien !
Et comme je restais sombre derrière la table, Mme Madeleine me dit :
– Mais avance donc, Jean-Pierre, viens donc remercier ta cousine, cette bonne Mme Hocquart.
Alors je sentis quelque chose se retourner en moi, quelque chose de terrible, et, sans y penser, je répondis :
– Je ne veux pas !
– Comment, tu ne veux pas ?
– Non, je ne veux rien ; je ne veux pas d’habits !
La mère Hocquart s’était redressée tout étonnée.
– Qu’est-ce qu’il a donc ? fit-elle de sa voix traînarde, qu’est-ce qu’il a donc, notre Jean-Pierre ?
– Ah ! cria Mme Madeleine, il est fier ; la tête lui tourne à cause des honneurs.
– Hé ! fit la marchande de poisson, c’est dans la famille, cette fierté-là ! Cette fierté-là, c’est ce qui fait les gens riches.
En ce moment, le bon père Antoine me dit :
– Jean-Pierre, comment, tu ne remercies pas ta cousine ! Tu n’as donc pas de reconnaissance ?
Et comme il parlait, je ne pus m’empêcher d’éclater en sanglots. J’allai me mettre le front contre le mur, en fondant en larmes.
Tout le monde s’étonnait. Le père Antoine, se levant, vint près de moi :
– Qu’est-ce que tu as ? me dit-il tout bas.
– Rien.
– Tu n’as rien ?
– Non… je ne veux rien d’eux ! lui dis-je au milieu de mes sanglots.
– Pourquoi ?
– Ils m’ont chassé ; ils ont dit que mon père et ma mère étaient des gueux !
Le père Antoine, en m’entendant parler ainsi, devint tout pâle ; et comme Mme Madeleine recommençait ses reproches, pour la première fois il lui dit brusquement :
– Tais-toi, Madeleine ! tais-toi !
Il se promenait de long en large dans la chambre, la tête penchée. Mme Madeleine ne disait plus rien. Moi je restais le front au mur, les joues couvertes de larmes. La petite Annette, derrière moi, disait :
– Oh ! ils sont pourtant bien beaux, les habits… Regarde seulement, Jean-Pierre.
Et comme la mère Hocquart, poussant un éclat de rire aigre, rempaquetait les habits et s’écriait : « Tu n’en veux pas, garçon ? Oh ! il ne faut pas pleurer pour ça…, bien d’autres en voudront. Ah ! c’est comme ça que tu remercies les gens ! » comme elle disait cela, riant tout haut et refermant son panier, la porte se rouvrit, et j’entendis la mère Balais s’écrier :
– Eh bien, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi donc est-ce que Jean-Pierre pleure ?
– Hé ! répondit Mme Madeleine, figurez-vous qu’il ne veut pas accepter des habits magnifiques pour sa première communion, des habits que sa cousine Hocquart apporte tout exprès de son village.
– Ah ! dit la mère Balais en se redressant ; pourquoi donc n’en veux-tu pas, Jean-Pierre ?
– C’est qu’il se rappelle qu’on a traité son père de gueux à Saint-Jean-des-Choux, répondit brusquement le père Antoine.
– Ah ! ah ! il se rappelle ça… Et c’est pour ça qu’il ne veut pas de leurs habits ! s’écria la brave femme. Eh bien ! il a raison… il montre du cœur.
Et regardant la mère Hocquart :
– Allez-vous-en, dit-elle, on s’est passé de vous jusqu’à présent, on s’en passera bien encore. C’est moi, Marie-Anne Balais, qui veux donner des habits à cet enfant. Allez-vous-en au diable, entendez-vous ?
La grande Hocquart voulait crier, mais la mère Balais avait une voix bien autrement forte que la sienne, une véritable voix de tempête qui couvrait tout, criant :
– Allez-vous-en, canaille !… vous avez renié votre sang… Vous méritez tous d’être pendus !…
En même temps, Rivel et sa femme, et deux ou trois voisines attirées par le bruit, entraient ; de sorte que la marchande de poisson, voyant cela, n’eut que le temps de reprendre son panier et de se sauver, en disant d’un air désolé :
– Ayez donc l’idée de faire le bien… c’est encourageant… c’est encourageant !
La mère Balais alors vint me toucher l’épaule :
– C’est moi, Jean-Pierre, qui te donnerai des habits, me dit-elle.
– Oh ! m’écriai-je en l’embrassant, de vous… rien qu’une blouse… ce sera bien assez.
– Tu n’auras pas seulement une blouse, fit-elle attendrie, tu auras tout plus beau que les autres. Ne vous inquiétez donc pas tant, madame Madeleine, cet enfant a du cœur ; avec du cœur on fait son chemin.
Ainsi parla cette brave femme, que je regarderai toujours comme ma mère. Et huit jours après, j’avais de beaux habits pour ma première communion, des habits un peu grands, pour servir longtemps. Toute la maison était dans la joie.
Ces choses lointaines me sont revenues tout à l’heure, et j’en ai pleuré ! – C’étaient les derniers beaux jours de l’école, maintenant une autre vie, d’autres soins allaient commencer : la vie d’apprentissage, où l’on ne travaille pas seulement pour soi, mais pour un maître, où l’on est forcé de s’appliquer toujours et de songer à l’avenir.