Le lendemain, de grand matin, la mère Balais s’habilla d’une manière tout à fait magnifique. Quand je sortis de ma chambre sur les sept heures, je la vis avec une grande robe chamarrée de fleurs vertes ; elle s’était fait deux grosses boucles sur les oreilles avec ses cheveux gris touffus, elle avait un gros bonnet blanc, et cela lui donnait une figure très respectable.
– Assieds-toi, Jean-Pierre, dit-elle, et déjeunons. Nous partons dans une demi-heure.
Elle me fit mettre ensuite une chemise blanche, mes souliers neufs et ma veste de velours ; elle ouvrit son grand coffre et en tira un châle très beau qu’elle s’arrangea sur les épaules devant notre petit miroir ; les franges traînaient presque à terre, au bas de la robe. Et quand tout fut prêt, elle me dit de venir.
Je n’avais jamais vu d’école à Saint-Jean-des-Choux, cela me rendait inquiet : mais comme Mme Balais descendait devant moi, j’étais bien forcé de la suivre.
En bas, dans la petite allée sombre, Mme Dubourg, se penchant à la porte de sa cuisine, nous regarda sortir tout étonnée. Dehors, la mère Balais me prit par la main et me dit :
– Tu commenceras par ôter ton bonnet en entrant.
Et nous descendîmes la petite rue des Trois-Quilles derrière le jardin de M. le juge de paix, puis celle du Fossé-des-Tanneurs. Tout à coup, en face d’une vieille maison qui faisait le coin de deux rues, j’entendis une foule de voix crier ensemble : B-A BA ! – B-E BE ! – B-I BI ! ainsi de suite. Les vitres de la vieille maison en tremblaient ; et parmi ces voix d’enfants, une autre voix terrible se mit à crier :
– Materne !… Attends ! je me lève !
C’était M. Vassereau qui prévenait Materne.
Nous arrivions à l’école. Rien que d’entendre cette voix, un frisson me grimpait le long du dos. En même temps, nous entrions dans une petite cour, où quelques enfants rattachaient leurs bretelles, et la mère Balais me disait :
– Arrive !
Elle s’avançait dans une allée sombre à gauche, où je la suivis. Au bout de l’allée se trouvait une porte, avec un petit carreau dans le milieu ; c’est là qu’on entendait chanter B-A BA ! au milieu d’un grand bourdonnement.
La mère Balais ouvrit la porte. Aussitôt tout se tut, et je vis la grande salle : les rangées de tables toutes jaunes et tachées d’encre autour, les bancs où des quantités d’enfants en sabots, en souliers, et même pieds nus, s’usaient les culottes depuis des années ; les exemples pendues à des ficelles le long des fenêtres ; le grand fourneau de fonte à droite, derrière la porte ; le tableau noir contre le mur, au fond du même côté ; et la chaire à gauche, entre deux fenêtres, où M. Vassereau, son bonnet de soie noire tiré sur la nuque, était assis, le grand martinet replié sur le pupitre. Il était là, grave, la main bien posée, les deux doigts bien tendus, en train d’écrire un exemple.
Tout fourmillait d’enfants de six à douze ans ; les grands assis autour des tables, les petits sur trois rangées de bancs, en face de la chaire. Deux ou trois, debout, tendaient leur plume au maître d’école, en répétant d’une voix traînante :
– En gros, s’il vous plaît, monsieur Vassereau !
– En moyen, s’il vous plaît, monsieur Vassereau !
Lui ne bougeait pas : il écrivait.
Je découvris ces choses d’un coup d’œil. Toute la salle s’était retournée pour voir qui venait d’entrer ; toutes ces figures grasses, joufflues, blondes, rousses, les cheveux ébouriffés, nous regardaient en se penchant. Comme les petits bancs s’étaient tus d’un coup, M. Vassereau leva les yeux ; il aperçut la mère Balais et moi sur la porte, et se leva, ramenant son bonnet de soie noire sur sa tête, comme pour saluer. On aurait alors entendu voler une mouche. La mère Balais dit :
– Restez couvert, monsieur Vassereau.
Et tous deux, l’un en face de l’autre, se mirent à causer de moi. Autant la mère Balais était grande et magnifique, autant le père Vassereau, habillé d’une capote marron et d’un large gilet noir, paraissait grave et sévère ; il portait encore l’ancienne culotte de ratine et les larges souliers à boucles d’argent. Il avait la figure ferme, un peu pâle, le menton large, le nez droit, bien fait, les yeux bruns, une ride entre les deux sourcils ; de sorte qu’avec son martinet sous le coude, tout cela ne lui donnait pas un air tendre, et que je pensais :
« Si c’est lui qui doit m’apprendre les quatre règles, il faudra faire bien attention. »
Nous étions donc au milieu de la salle, et toute l’école écoutait. M. Vassereau paraissait avoir un grand respect pour Mme Balais, qui relevait fièrement la tête, et qui lui dit :
– Je vous amène ce garçon, monsieur Vassereau ; c’est un enfant de Saint-Jean-des-Choux, – que j’ai pris, parce que des parents malhonnêtes l’avaient abandonné, – et que je veux faire bien élever. Vous aurez soin de lui… vous lui montrerez tout ce qu’un homme doit savoir… Je suis sûre qu’il profitera de vos leçons.
– S’il n’en profite pas, répondit le père Vassereau en me jetant un regard de côté, ce sera de sa faute, car j’emploierai tous les moyens.
Et me regardant en face :
– Comment t’appelles-tu ? me dit-il.
– Jean-Pierre, monsieur.
– Et ton père ?
– Mon père s’appelait Nicolas Clavel.
– Eh bien ! Clavel, qu’est-ce que tu sais ? Est-ce que tu connais tes lettres ?
– Non, monsieur.
– Alors, assieds-toi là, sur le petit banc. Gossard, tu lui prêteras ton Abc ; vous lirez ensemble dans le même.
Pendant que cela se passait et que M. Vassereau me parlait de la sorte, cinq ou six grands, au lieu de travailler, riaient entre eux, et je vis quelque chose en ce moment qui m’affermit beaucoup dans mes bonnes résolutions. Le père Vassereau, en entendant rire, avait tourné la tête, et il avait vu le rouge Materne qui faisait des signes à Gourdier.
Alors, sans rien dire, il était allé le secouer par l’oreille, qui s’allongeait et se raccourcissait. Il n’avait pas l’air fâché ; mais le fils Materne ouvrait la bouche jusqu’au fond du gosier avec des yeux tout ronds, et soupirait tellement qu’on l’entendait dans toute la salle, où chacun se remit bien vite à travailler.
– Eh bien ! madame Balais, dit le père Vassereau en revenant d’un air tranquille, vous pouvez compter sur moi ; ce garçon profitera de mes conseils, je réponds de lui. – Clavel, va t’asseoir où je t’ai dit.
J’allai m’asseoir au bout du petit banc, en pensant :
– Oh ! oui, je profiterai… il faut que je profite !
– Allons, monsieur Vassereau, c’est entendu, dit la mère Balais. Pour le reste, ça me regarde.
Ils sortirent ensemble dans la petite allée ; et, pendant qu’ils étaient dehors, tout le monde se retourna, riant, s’appelant, se jetant des boules de papier. Mais à peine le pas lent de M. Vassereau commençait-il à revenir, qu’on se pencha sur les tables en faisant semblant d’écrire ou d’apprendre sa leçon. Lui, jeta les yeux à droite et à gauche et se remit dans sa chaire en disant :
– Commencez l’Abc. – Clavel, tu vas suivre sur l’Abc de Gossard.
Aussitôt on se mit à chanter ensemble l’Abc, et je suivis avec une grande attention, sans oser même regarder celui qui me montrait les lettres.
Le père Vassereau taillait les plumes. De temps en temps, il faisait le tour de la salle, son martinet sous le bras, et regardait l’ouvrage des grands. Quand les lettres étaient mal formées, il les appelait ânes, et corrigeait lui-même leurs fautes. Une demi-heure avant la fin de l’école, il se rasseyait dans sa chaire et criait aux petits :
– Arrêtez !
Ensuite commençait la récitation des leçons :
« Qu’est-ce que la grammaire ? – Qu’est-ce que l’article ? – Qu’est-ce que le verbe ? », etc. – Il prenait aussi quelquefois les petits et leur demandait les lettres. Sur le coup de dix heures le matin, sur le coup de quatre heures le soir, le premier de la première classe récitait la prière, et quand on l’entendait dire : « Ainsi soit-il ! » toute l’école dégringolait des bancs, et se sauvait, le sac au dos ou le cahier sous le bras, en criant et se réjouissant jusqu’à la maison.
Cent fois M. Vassereau nous avait défendu de crier, mais dehors on n’avait plus peur, et puis il faut bien que les enfants respirent.
Le premier jour, quand on se mit à réciter la prière et à sortir en disant : « Bonjour, monsieur Vassereau ! » je fus si content d’être dehors, que j’arrivai chez nous d’un trait, et que je grimpai nos trois étages, en criant :
– C’est fini !
Le père Antoine Dubourg ne pouvait s’empêcher de rire ; et le vieux vitrier Rivel lui-même me regardait monter l’escalier avec ses grosses besicles, le nez en l’air, et disait à sa femme :
– Tiens, Catherine, voilà le plus beau temps de la vie ; on ne pense pas au déjeuner, au dîner ; quand l’école est finie, on a gagné sa journée. Ce temps-là ne reviendra plus.
La mère Balais était aussi bien contente.