Deux ou trois jours après ma première communion, la mère Balais me demanda si j’aimais plus un métier qu’un autre. Nous étions justement à déjeuner. Je lui répondis que celui qui me plaisait le plus, c’était l’état de menuisier, parce que rien ne me faisait plus plaisir à voir que de beaux meubles, de grandes commodes, des armoires bien polies, des cadres en vieux noyer, et d’autres objets pareils.
Cela lui plut.
– Je suis contente, me dit-elle, que tu choisisses, car ceux qui prennent le premier métier venu montrent qu’ils n’ont d’idée pour aucun. Et quand on est décidé, – fit-elle en se levant, – autant partir tout de suite. Mets ton habit, Jean-Pierre, je vais te conduire chez le maître menuisier Nivoi, près de la fontaine. Tu ne pourrais jamais être en meilleures mains. Nivoi connaît la menuiserie mieux que pas un autre de la ville. C’est un homme de bon sens ; il a fait son tour de France, il est même resté cinq ou six ans à Paris. Je suis sûre que pour me faire plaisir, il te recevra d’emblée.
Je connaissais le père Nivoi depuis longtemps, avec sa veste de drap gris à larges poches carrées, où se trouvaient d’un côté le mètre et le tire-ligne, et de l’autre la grande tabatière en carton. Sa figure franche, ouverte, ses petits yeux malins me plaisaient. Je n’aurais pas choisi d’autre maître, et je m’habillai bien vite, pendant que la mère Balais mettait son châle.
Nous sortîmes quelques instants après, sans autres réflexions, et nous arrivâmes bientôt chez M. Nivoi, qui possédait une petite auberge à côté de son atelier, en face du magasin de bois et de la fontaine.
L’auberge avait pour enseigne deux chopes de bière mousseuse ; elle était toujours pleine de hussards, qui chantaient pendant que la scie et le rabot allaient en cadence.
Nous entrâmes dans l’atelier vers neuf heures. M. Nivoi, en train de tracer de grandes lignes à la craie rouge sur une planche, fut tout étonné de nous voir.
– Hé ! c’est la mère Balais ! dit-il. Est-ce que la baraque tombe ensemble ? En avant les chevilles !
– Non, la baraque est encore solide, répondit la mère Balais en riant. Je viens vous demander un autre service.
– Tout ce qui vous plaira, dans les choses possibles, bien entendu.
– Je le savais, dit la mère Balais ; je comptais sur vous. Voici Jean-Pierre que vous connaissez… le fils de Nicolas Clavel, de Saint-Jean-des-Choux, que je regarde comme mon propre enfant. Eh bien ! il voudrait apprendre votre état ; il est plein de bonne volonté, de courage, et, si vous le recevez, je suis sûre qu’il fera son possible pour vous contenter.
– Ah ! ah ! dit le père Nivoi d’un air grave et pourtant de bonne humeur, est-ce vrai, Jean-Pierre ?
– Oui, monsieur Nivoi, je promets de vous contenter, si c’est possible…
– Avec moi, c’est toujours possible, dit le vieux menuisier en déposant sa grande règle sur l’établi, et criant à la porte du cabaret :
– Marguerite ! Marguerite !
Aussitôt la femme de M. Nivoi, une femme assez grande, de bonne mine, habillée à la mode des paysans, ouvrit la porte et demanda :
– Qu’est-ce que c’est, Nivoi ?
– Tu vas tirer une bonne bouteille de rouge, et tu la porteras dans la chambre, là-haut, avec deux verres. Mme Balais et moi nous sommes en affaire, nous avons besoin de causer.
La femme descendit à la cave ; et comme l’ouvrier de M. Nivoi, Michel Jâry, sec, maigre, décharné, la figure longue et pâle, cessait de raboter pour nous écouter, M. Nivoi lui dit :
– Hé ! Michel, ce n’est pas pour toi que je fais monter la bouteille ; tu peux continuer sans gêne, Mme Balais ne t’en voudra pas à cause du bruit, ni moi non plus.
Il dit cela d’un air sérieux, en prenant une bonne prise ; et sa femme étant alors devant la porte, sur le petit escalier de bois, avec les deux verres et la bouteille :
– Mère Balais, fit-il, je vous montre le chemin.
Ils montèrent ensemble dans la chambre qui se trouvait à côté de l’atelier, au-dessus, en forme de colombier. Elle avait une lucarne, et le vieux menuisier, de cette lucarne, en vidant sa bouteille le coude sur la table, voyait tout ce qui se passait en bas. C’est là qu’il restait une partie des matinées, avec son ami, le vieux géomètre Panard, causant de différentes choses qui leur faisaient du bon sang. Ils s’aimaient comme des frères ! Et lorsqu’ils avaient vidé leur bouteille chez Nivoi, vers onze heures, ils allaient vider une autre bouteille chez Panard, qui possédait aussi une auberge sur la grande route.
Chez Nivoi, Panard payait la bouteille devant la femme, et Nivoi mettait les douze sous dans sa poche, et chez Panard, Nivoi payait la bouteille, et Panard mettait les douze sous dans sa poche ; par ce moyen, les femmes étaient toujours contentes en pensant : « C’est l’autre qui paye, nous avons les douze sous ! » Avec ces douze sous, ils vidaient leurs caves à tous les deux, sans avoir de trouble dans leur ménage. Et cela montre bien que l’argent n’est pas aussi nécessaire qu’on pense, et qu’avec une trentaine de sous on pourrait faire rouler le commerce.
Mais tout cela n’empêchait pas M. Nivoi d’être un excellent menuisier, un homme d’esprit et de bon sens, qui ne se souciait pas de devenir riche, parce qu’il savait bien que nous finissons tous par aller derrière la bascule, les pieds en avant. Son ami Panard avait les mêmes idées. Je les ai toujours regardés comme des gens très respectables, amateurs de bon vin.
La mère Balais et M. Nivoi étaient donc montés dans la chambre ; moi je restais en bas avec Jâry, qui continuait à raboter, allongeant ses grands bras maigres d’un air de mauvaise humeur.
Je vis tout de suite que nous ne serions pas bons camarades, car au bout d’un instant, s’étant arrêté pour rajuster le rabot, il me dit en donnant de petits coups sur la tête du tranchet :
– Allons, apprenti, commence par ramasser les copeaux et mets-les dans ce panier.
Je devins tout rouge, et je lui répondis au bout d’un instant :
– Si M. Nivoi veut de moi, je reviendrai cette après-midi, et je ramasserai les copeaux.
– Ah ! tu as peur de salir tes beaux habits, fit-il en riant. C’est tout simple : quand on s’appelle monsieur Jean-Pierre, qu’on est le premier à l’école, qu’on connaît l’orthographe, et qu’on porte chapeau, de se baisser, ça fait mal aux reins.
Il me dit encore plusieurs autres choses dans le même genre ; comme je ne répondais pas, tout à coup la voix du père Nivoi se mit à crier de la lucarne :
– Hé ! dis donc, Jâry, mêle-toi de ce qui te regarde. Je ne te donne pas cinquante sous par jour pour observer si l’on a des chapeaux ou des casquettes. Tu devrais être honteux d’ennuyer un enfant qui ne te dit rien. Est-ce que c’est sa faute, s’il n’est pas aussi bête que toi ?
Aussitôt Jâry se remit à raboter avec fureur ; et quelques instants après la mère Balais et M. Nivoi redescendirent l’escalier.
– Eh bien ! c’est entendu, disait M. Nivoi ; Jean-Pierre viendra tout de suite après dîner et son apprentissage commencera. Je le prends pour quatre ans. Les deux premières années, il ne me servira pas beaucoup, mais les deux autres seront pour les frais d’apprentissage.
– Si vous voulez un écrit ? dit la mère Balais.
– Allons donc ! entre nous un écrit, s’écria le vieux menuisier. Est-ce que je ne vous connais pas ?
Ils traversaient alors l’atelier.
– Arrive, Jean-Pierre, me dit la mère Balais.
Et nous sortîmes ensemble.
Dans la rue, M. Nivoi fit quelques pas avec nous, en expliquant que je devais arriver chaque matin à six heures en été, à sept en hiver ; – que j’aurais une heure à midi pour aller dîner, et que le soir à sept heures je serais libre, ainsi que toutes les journées des dimanches et grandes fêtes.
Ces choses étant bien entendues, il rentra dans l’atelier, et nous retournâmes chez nous.