Je montai notre escalier marche par marche, appuyé sur la rampe, en pensant :
« Pourquoi n’es-tu pas seul au monde ? ce serait bientôt fini ! »
Et comme j’arrivais en haut lentement, j’entendis quelqu’un me dire :
– C’est toi, Jean-Pierre, je t’attends depuis une heure.
Alors, levant les yeux, je vis la mère Balais, son vieux mouchoir jaune autour de la tête, et son grand bras maigre qui tenait la lampe pour m’éclairer.
– Tu ne montes pas vite, fit-elle.
– Non, lui dis-je, je suis bien las !
Nous étions entrés dans la mansarde, où quelques braises brillaient encore sous la cendre dans le poêle ; la petite table m’attendait aussi, la soupière au milieu, recouverte d’une assiette. La mère Balais m’avança sa chaise et s’assit sur le banc en face. Elle me regardait :
– Je n’ai pas faim, lui dis-je.
– C’est égal, mange un peu.
Mais c’était au-dessus de mes forces. Je restais là, les bras pendants, sans avoir le courage de lever ma cuiller. Cela dura bien quelques minutes, et tout à coup la mère Balais me dit avec douceur :
– Tu l’aimes donc bien, mon pauvre enfant ?
Ces paroles me déchirèrent le cœur. Je me penchai le front sur la table en sanglotant.
– Tu l’aimes depuis longtemps ? fit-elle.
– Depuis toujours, mère Balais, lui répondis-je, depuis toujours ; mais principalement depuis le commencement du printemps.
Et je lui racontai ma surprise, le jour où le Picard et moi nous l’avions vue passer dans la rue de la Fontaine ; comme je l’avais trouvée belle d’un coup, tellement belle que ma vue en était éblouie, et que je frissonnais en moi-même sans oser lever les yeux ; comme elle s’était penchée à la fenêtre de l’atelier, en criant :
– Hé ! vous travaillez donc toujours, monsieur Jean-Pierre ? et mon grand trouble, mes craintes en rentrant le soir ; puis mes espérances… l’idée qu’elle pourrait m’aimer un jour… que c’était presque sûr… et qu’alors j’enverrais la bonne mère Balais, un matin, faire ma déclaration, et que…
Mais je ne pus continuer. Ces pensées m’étouffaient, et je me remis à pleurer comme un enfant.
La mère Balais, pendant que je parlais, m’écoutait et disait tout bas :
– Oui… oui… c’est ça… c’est toujours comme ça !… Et l’on est heureux… bien heureux !… Et tout serait arrivé comme tu dis, Jean-Pierre ; Annette t’aurait aimé, elle aurait vu que tu méritais son amour, elle aurait vu que pas un autre, à Saverne, n’était un aussi brave garçon que toi… Je dis brave et beau ! car c’est la vérité ! Tout serait arrivé dans l’ordre, et nous aurions tous été réunis dans la joie ; la vieille Balais aurait bercé les enfants, elle se serait promenée toute fière, le petit poupon sur le bras… Ah ! quel malheur !
Et, m’entendant pleurer, elle s’écriait :
– Et c’est ce gueux d’argent qui fait tout le mal… Ah ! gueux d’argent, quand tu viens par une porte, le bonheur s’en va par l’autre. – Ce matin, ils sont partis pour voir leur argent. Ils avaient avec eux ce grand pendard de Breslau, cette espèce d’avocat de deux liards, ses gros favoris bien peignés et sa moustache cirée comme un tambour-major. Ils l’emmènent pour estimer les biens ; et lui, le gueux, il est déjà sur la piste de la dot !… Quels imbéciles, ces Dubourg !
En entendant cela, je regardais la mère Balais toute pâle ; mais elle ne faisait plus attention qu’à sa propre désolation, et s’écriait, ses deux grands bras maigres en l’air :
– Ah ! les imbéciles, ils se croient riches maintenant… Ils pensent qu’ils ne verront jamais le fond du sac ! Madeleine et la petite Annette m’ont aussi invitée ce matin… Elles voulaient me faire voir leur argenterie, leurs bijoux, mais je n’ai pas voulu… Tout cela n’est pas assez riche pour mes yeux… J’en ai vu bien d’autres !… Qu’est-ce que leur héritage ? De la misère auprès de ce que Marie-Anne Balais peut se vanter d’avoir eu dans son temps ! Ah !… nous en avons hérité en Espagne… nous en avons hérité des colliers de perles et de diamants, des chapelets de sequins, des piastres doubles et quadruples, or fin, vert et rouge ; et des voitures de meubles, d’habits, de chasubles qui reluisaient comme le soleil, de saints ciboires, de vieux tableaux qui valaient des mille et des mille francs !… Et qu’est-ce que nous en avons fait ? Nous avons fait comme ces Dubourg ont l’air de vouloir faire : nous avons tout avalé, tout dépensé, tout jeté par les fenêtres… Oui !… Et la mère Balais que tu vois, Jean-Pierre, sans se glorifier, était encore une autre femme que Mlle Annette ; elle avait d’autres cheveux, d’autres yeux, d’autres dents ; elle était grande et belle ; Balais en était fier, il pouvait en être fier devant toute l’armée. – Eh bien ! de tout ça, qu’est-ce qui reste ? Excepté quelques vieux filous qui prêchaient la discipline et l’ordre, en emplissant les fourgons de leur corps d’armée, – et qui sont devenus plus tard des calotins, – excepté ceux-là, tous les autres, la belle Marie-Anne en tête, ont fini par scier du bois, rétamer des casseroles, récurer des chaudrons, ou vendre des pommes et des poires sous la halle, bien heureux encore d’avoir un peu de braise dans la chaufferette en hiver ! Et celui qui méprisait l’argent, qui ne voulait que des royaumes, des palais, des empires, a fini par avoir un rocher au milieu de la mer, et une baraque en papier goudronné ! Voilà, Jean-Pierre, ce qui montre qu’un sou gagné par le travail vaut mieux qu’un sac de louis trouvé dans la fosse d’un mort. Ça devrait faire ouvrir les yeux aux gens ; on devrait comprendre qu’un honnête ouvrier comme toi, un brave garçon, vaut bien un chenapan comme ce Breslau.
Elle parlait bien, mais je savais ces choses. Combien de fois elle m’avait raconté ses malheurs, et puis le mal des autres ne guérit pas le nôtre.
L’idée de ce Breslau m’avait retourné le sang ; je restais la tête sur la table, songeant à ce que j’avais déjà souffert sans justice, et me disant :
« Pourquoi, malheureux, es-tu dans ce monde ? »
Elle avait aussi fini par se taire ; et le silence durait depuis quelque temps, quand je sentis qu’elle se penchait en me prenant la tête dans ses mains, et qu’elle m’embrassait.
– Tu ne parles pas, Jean-Pierre, disait-elle tout bas. Tu souffres trop, n’est-ce pas, mon pauvre enfant ? Il faut pourtant savoir à cette heure ce que nous allons faire.
– Il faut que je parte, lui dis-je sans bouger, il faut que je m’en aille !
– Que tu t’en ailles ! dit-elle tremblante ; où donc ?
– Loin… bien loin !…
– Oh ! non, s’écria la brave femme, tu ne peux pas t’en aller… c’est trop, Jean-Pierre… Et moi, je ne peux pourtant pas te suivre… je suis trop vieille maintenant.
Alors je levai la tête en la regardant comme un désespéré. Les cheveux me dressaient sur le front, et je lui dis :
– Si vous voulez, je resterai… Mais s’il arrive, l’autre… si je le vois… malheur !… tout sera fini !
Et comme elle me regardait dans l’étonnement de l’épouvante, je lui tendis les bras en m’écriant :
– Oh ! mère Balais, pardonnez-moi… Je vous aime, je vous aime plus que ma vie !… Je vous dois tout. Je voulais rester… soutenir votre vieillesse… C’était mon bonheur de penser à cela. Mais si je vois l’autre, je le tuerai !…
Il faut que ma figure ait eu quelque chose de bien désolé, car cette pauvre vieille mère se mit à fondre en larmes. En même temps, elle criait :
– Tu as raison, Jean-Pierre, oui, tu as raison… Je te connais !… À quoi donc est-ce que je pensais ? mon Dieu ! Si ce n’était pas celui-là, ce serait un autre. Tu partiras… oui, Jean-Pierre, tu as raison ! Et ne crains rien, va, nous nous reverrons… je ne suis pas si vieille qu’on pense ; je conserve encore de la force pour dix, quinze ans… Nous serons encore une fois ensemble… plus tard… plus tard !… C’est moi qui veux te choisir une femme, une brave femme ; et les petits enfants nous les aurons tout de même… Seulement il faut du courage… il faut du temps !
Nous nous tenions embrassés, et nous sanglotions tous les deux.
– Vous êtes ma mère ! lui disais-je.
– Oui, je suis ta bonne vieille mère Balais, faisait-elle. Je n’ai plus que toi, toute ma joie est en toi. Tu vas partir… c’est dur !… Tu iras à Paris… tu deviendras un bon ouvrier ; et qui sait… j’irai peut-être… oui, j’irai si c’est possible… un jour !… Nivoi m’a déjà dit que tu devrais aller à Paris ; je ne voulais pas, j’avais d’autres idées ; maintenant je suis contente. J’irai voir Nivoi, tu n’as pas besoin de t’en mêler.
D’entendre cette brave femme, si ferme, si courageuse, sangloter, cela m’arrachait le cœur. Jamais je n’aurais cru pouvoir supporter une chose pareille.
À la fin, elle ne disait plus rien ; et, ses deux longues mains sur la figure, les coudes sur la table, elle rêvait à ses misères depuis trente ans ; les larmes lui coulaient lentement sur les joues, sans un seul soupir.
Moi, voyant cela, j’aurais tout voulu détruire. Je prenais le genre humain en horreur, et moi-même, et tous ceux que je connaissais. Des mille et mille pensées me traversaient l’esprit ; je trouvais tout abominable.
Onze heures sonnèrent au milieu de ce grand silence ; alors la pauvre vieille fit un soupir, et sortit son mouchoir de sa poche pour s’essuyer la figure, en disant :
– Eh bien ! Jean-Pierre… bonsoir, mon enfant.
Je ne pus retenir un cri, et je tombai de nouveau dans ses bras en répétant :
– Pardonnez-moi, mère Balais, pardonnez-moi !
– Mais tu n’as rien fait, disait-elle, tu n’es cause de rien, mon pauvre enfant, je te pardonne de bon cœur. C’est le mauvais sort ! Si je pouvais t’en donner un meilleur que le mien, va, ça me serait bien égal de souffrir un peu plus… Mais il est temps d’aller nous coucher. Embrasse-moi encore une fois et allons nous coucher.
Alors, l’ayant embrassée longtemps, je rentrai dans ma chambre et je m’étendis sur mon lit, dans la désolation. Quelques instants après, je vis aux fentes de la porte que la mère Balais venait de souffler la lampe.
Ces choses se passaient au mois de juin 1847 : je ne les oublierai jamais !