Chapitre 12

 

 

Les cavaliers lancèrent des attaques cinq jours durant. Le sixième, leur chef perdit patience. Les Enfants de l’Enfer entrèrent en force dans le col malgré le feu croisé qui éclaircit leurs rangs, et arrivèrent devant la tranchée où Gambion attendait avec ses hommes.

— Feu ! cria Gambion.

Une salve faucha les premières lignes de cavaliers, abattant hommes et bêtes. Une deuxième suivit. Puis les troupes de Gambion battirent en retraite vers la seconde tranchée.

Au-dessus d’eux, embusqué avec trois tireurs, Janus se leva et déchargea son fusil. Gambion resta seul dans la première tranchée.

Son fusil vide, il sortit ses revolvers et tira, arrachant un homme de sa selle.

Un cheval sauta par-dessus la tranchée, suivi par un autre. Gambion tira à l’aveuglette dans le nuage de poussière. Mais un sabot heurta le sommet de son crâne. Il s’écroula, des balles arrosant le sol autour de lui.

Janus cria aux tireurs qui avaient quitté la première tranchée de se mettre en position. Ils rejoignirent les trois hommes déjà en place dans la deuxième tranchée.

Les Enfants de l’Enfer rompirent les rangs et prirent la fuite.

— Suivez-les ! cria Janus.

Il ramassa un fusil et sauta par-dessus la barricade en terre. Sept hommes l’accompagnèrent. Les autres restèrent accroupis derrière le tertre. Janus savait que les instants qui suivraient seraient cruciaux. S’ils ne repoussaient pas les Enfants de l’Enfer vers le canyon, ceux-ci se déploieraient sur les flancs de la colline et encercleraient les défenseurs.

Janus courut jusqu’à la première tranchée et attendit que ses hommes le rejoignent.

— Ensemble ! cria-t-il. Feu à volonté, mais à mon signal seulement. (Les hommes épaulèrent leur fusil.) Allez-y ! Encore !

Ils tirèrent trois fois de suite sur les Enfants de l’Enfer qui battaient en retraite. Janus conduisit ses guerriers plus loin dans le col, conscient que leur position serait risquée si les Enfants de l’Enfer revenaient sur leurs pas.

Mais dans le nuage de poussière, l’ennemi ignorait combien d’hommes le pourchassaient.

Debout à l’entrée du col, Janus regarda les Enfants de l’Enfer galoper hors de portée.

— Mettez-vous en position, dit-il à son détachement.

— Je n’ai plus de balles, annonça un des hommes.

— Il m’en reste seulement deux, dit un autre.

— Prenez les munitions des morts. Mais soyez prudents : certains ennemis sont peut-être seulement blessés.

Ils récupérèrent le plus de munitions possible sur les cadavres et revinrent à leur poste. Janus courut jusqu’à la première tranchée. Il vit Gambion s’asseoir en se tenant la tête.

— Vous devriez être mort, dit-il.

Gambion leva la tête et lui fit un grand sourire.

— Il faut plus qu’un sabot de cheval pour me tuer !

— Nous n’avons presque plus de munitions. Ephram, nous ne tiendrons pas beaucoup plus longtemps.

— Nous devons tenir !

— Soyez raisonnable ! Quand les munitions seront épuisées, il faudra renoncer !

— Nous les avons ralentis, et ça leur a coûté cher. Seulement quatre jours de plus !

— Et comment faire, à votre avis ? lancer des pierres ?

— Nous ferons le nécessaire !

— Il nous reste vingt-deux hommes, Ephram.

— Mais nous avons tué une centaine de ces salauds.

Janus abandonna et s’engagea dans le col, montant aussi haut que possible. Là, il essaya de voir l’ennemi. Les cavaliers, descendus de cheval, étaient assis en cercle autour de deux officiers. Janus aurait aimé avoir une longue-vue. Il lui sembla qu’un des officiers tenait un revolver et que le canon était dans sa bouche. Le bruit de la détonation le fit sursauter. Il vit l’homme tomber sur le côté.

Gambion le rejoignit.

— Que se passe-t-il ?

— Un de leurs chefs vient de se suicider.

— Grand bien lui fasse !

— Que sont ces gens, Ephram ?

— Ils ne sont pas comme nous, c’est sûr. À propos, j’ai fait le compte. Nous avons environ cinquante balles par homme. Cela suffira pour une ou deux attaques.

Janus sourit.

— Votre plaie à la tête saigne, dit-il.

— Elle s’arrêtera ! Vous pensez qu’ils reviendront aujourd’hui ?

— Oui. Je crois que nous devrions tenter de les arrêter net.

— Comment ?

— En mettant tout le monde dans le col et en tirant dix salves.

— S’ils traversent, il n’y aura plus personne pour les retenir.

— À vous de décider, Ephram.

— Malédiction ! Je n’aurais jamais cru prendre un jour mes ordres d’un gamin !

— « Et un petit enfant les conduira », cita Janus.

— Comment ?

— C’est dans la Bible, Ephram. Vous ne la lisez jamais ?

— Je ne sais pas lire. Mais je vous fais confiance.

— Dépêchez-vous. Je crois qu’ils arrivent.

Gambion et Janus descendirent du col et appelèrent les hommes, qui obéirent avec peu d’enthousiasme et se mirent en formation.

— Cette fois, vous avez intérêt à tenir la position ! brailla Gambion.

Les cavaliers arrivèrent. Les fusils des défenseurs couvrirent le bruit des sabots.

Le col était noir de fumée. Quand le nuage se dissipa, Gambion vit les derniers Enfants de l’Enfer galoper hors de portée. Il restait moins de cinquante nommes sur les trois cents qui avaient attaqué le premier jour. Sept défenseurs étaient morts et deux blessés.

— Récupérons des munitions, dit Janus. Envoyez dix hommes dépouiller les morts.

Gambion désigna une équipe.

— Nous nous sommes bien débrouillés aujourd’hui… Vous croyez en Dieu, maintenant ?

Janus jura. La première fois que Gambion l’entendait dire un mot grossier.

— Qu’y a-t-il ?

Janus désigna une colonne de cavaliers, de l’autre côté de la vallée.

— Par l’Enfer ! grogna Gambion. Combien y en a-t-il ?

— Je l’ignore… Au moins cinq cents, je dirais.

Les détrousseurs de cadavres revinrent avec des sacs pleins de balles et de revolvers.

— Cinq balles par tête, au plus, dit un des hommes. Cela ne suffira pas à arrêter ceux qui arrivent.

— Nous verrons.

— Je ne resterai pas ! J’ai fait ma part !

— Nous l’avons tous fait, Isaac. Vous abandonneriez Dieu ?

— Il ne nous a pas fait de faveurs, Ephram. Quatre ou cinq cents ennemis de plus ! Nous n’avons pas assez de balles…

— Il a raison, Ephram, approuva Janus. Envoyez un éclaireur à Cade. Faites-lui dire qu’il lui reste moins de un jour, et qu’il a intérêt à se dépêcher.

— J’irai ! lança Isaac. Me tirer de là ne me fera pas de peine !

On transporta les deux blessés dans le col.

— Nous devrions reculer aussi, dit Janus à Gambion. Nous ne servirons à rien, ici.

— Peut-être à éclaircir leurs rangs…

— Ils peuvent se permettre de perdre bien plus d’hommes que nous.

— Vous voulez fuir ? Allez-y ! Moi, je reste !

— Ils approchent ! cria un défenseur.

Gambion essuya la sueur qui lui coulait dans les yeux et sonda le canyon. Puis il plissa les yeux.

— Ne tirez pas ! cria-t-il.

Le cavalier de tête approchait. Gambion le salua avec un grand sourire.

— Grand Dieu, murmura Isaac. Des gens du Sud !

La colonne entra dans le col. Le chef s’arrêta devant Gambion. C’était un petit homme râblé avec une moustache rousse.

— Eh bien, Gambion, j’avais juré de te faire pendre, et voilà que je vais me battre à tes côtés ! Il n’y a plus de justice dans le monde !

— Je n’aurais jamais cru être content de te voir, Simmonds, mais j’ai du mal à ne pas te baiser les pieds !

L’homme mit pied à terre.

— Pas mal de réfugiés ont déboulé dans le Sud. Ils racontent des histoires qu’un homme sensé a du mal à croire. Ces salauds adorent-ils vraiment le Diable ? Boivent-ils du sang ?

— Oui, et pire que ça !

— D’où viennent-ils ?

— Des Terres Maudites, répondit Gambion, comme si cela expliquait tout.

— Est-il vrai que Cade est devenu un prophète ?

— Aussi vrai que je suis ici devant toi ! Vous avez toujours des fusils à silex ?

— Nous n’avons rien d’autre.

— Cela va changer ! Nous n’avons pas encore récupéré toutes les armes des Enfants de l’Enfer. Allez-y ! Ils ont des fusils à répétition. Certains tirent dix fois de suite, les autres huit…

Simmonds chargea une partie de ses hommes de fouiller les morts. Le reste entra dans le col pour dresser un camp. Simmonds monta sur la crête avec Gambion et Janus.

— C’est ton fils ?

— Non. Notre général. Et ne te moque pas de nous, Simmonds. Il a fait du sacré bon boulot depuis six jours !

— Tu te rases déjà, petit ? demanda Simmonds.

— Non, mais je mesure deux pouces de plus que vous. Comme ça, nous sommes à égalité !

— Un ancien Brigand ?

— Non. Mon père était fermier. Les Enfants de l’Enfer l’ont tué.

— Le monde change trop vite à mon goût, dit Simmonds. Des fusils à répétition, des gamins promus généraux, des Brigands devenus prophètes et des adorateurs du Diable sortis des Terres Maudites… Je suis trop vieux pour tout ça !

— Pouvons-nous avoir une centaine de tes hommes pour nous aider ? demanda Gambion. Ensuite, nous t’amènerons voir Cade.

— D’accord. Ton général reste ici ?

— Oui, dit Janus. Pendant quatre jours. Puis nous partirons pour Sweetwater.

— D’accord. Qu’est-il arrivé à ta tête, Gambion ?

— Un cheval ma flanqué un coup de sabot.

— J’imagine que tu as abattu ce fichu canasson…, marmonna Simmonds.

 

Shannow et Batik campaient à l’ombre, à côté d’une cascade, quand Ruth apparut. Batik lâcha son gobelet et fit un bond en arrière. Trébuchant sur un rocher, il s’étala à côté du feu. Shannow sourit.

— Pardonnez mon ami, Ruth. Il est très nerveux, ces temps-ci.

— Comment allez-vous, Batik ? demanda Ruth.

— Bien, ma dame. Et vous ?

Elle paraissait plus vieille que la dernière fois qu’ils l’avaient vue. Les yeux cernés et ternes, les joues creuses, sa chevelure gris acier avait perdu son lustre.

— Comme vous le voyez, dit-elle doucement.

— Êtes-vous vraiment là, avec nous ? demanda Shannow.

— Je suis là, et… ailleurs.

— Pouvez-vous manger et boire ? Si c’est le cas, faites-nous l’honneur de partager notre repas.

Elle secoua la tête sans répondre. Ne sachant que faire, Shannow enroula autour de ses mains un morceau de tissu, approcha du feu et retira le pot en cuivre qui y chauffait. Puis il jeta quelques herbes dedans et remua la tisane avec une brindille, avant de la verser dans des tasses. Batik déroula ses couvertures et retira ses bottes.

Ruth resta aussi immobile qu’une statue.

— Qu’en est-il de votre quête ? demanda-t-elle.

Shannow haussa les épaules, certain que sa question était un prélude à des paroles plus importantes.

— Qu’avez-vous pensé des Gardiens ? ajouta Ruth.

— J’aimais bien Archer. Lewis semble être un type correct…

— Qui est leur chef ?

— Vous l’ignorez ?

— Il y a bien longtemps, Karitas m’a demandé de ne pas me mêler de ça…

— C’est un homme appelé Sarento.

— L’avez-vous apprécié ?

— Bizarre question, Ruth. Quelle importance ?

— C’est important, maître Shannow, parce que vous avez un don. Un Sensitif, voilà ce que vous êtes. Vous n’avez pas survécu si longtemps grâce à votre seule habilité avec les armes. Vous avez le don de vous trouver au bon endroit et au bon moment. Et vous jugez les hommes avec une étrange perspicacité ! En un sens, vos pouvoirs sont supérieurs aux miens, cultivés au fil des siècles, parce qu’ils sont latents et en partie inexploités. Donc, avez-vous aimé Sarento ?

— Non.

— L’avez-vous trouvé… Impie ?

— Il m’a rappelé Abaddon. La même arrogance l’habite.

— Et il vous a proposé des armes ?

— Oui.

— Pourquoi avez-vous refusé ?

— La guerre est un jeu abject, Ruth. Les innocents meurent plus vite que les coupables. Je ne veux pas me mêler de ça. Mon seul but est de venger Donna Taybard.

— La venger ? Elle n’est pas encore morte.

— Vraiment ?

— Vous mentirais-je ?

— Non. Puis-je l’atteindre avant qu’ils la tuent ?

— Non. Mais moi, je le peux.

— Le ferez-vous ?

— Je n’en suis pas sûre. Quelque chose me perturbe depuis longtemps. Hier, j’ai fait une découverte qui a remis en cause toutes mes certitudes. Les Enfants de l’Enfer ne sont pas l’ennemi. Ni une race mauvaise. Ce sont des pions dans un jeu que je ne peux pas comprendre.

— Prétendez-vous qu’ils ne sont pas en guerre ? demanda Shannow. Qu’ils n’écument pas le continent en tuant tout le monde sur leur passage ?

— Non, bien entendu. Mais pourquoi le font-ils ?

— Pour conquérir, dit Batik. Quelle autre raison pourraient-ils avoir ?

— Je croyais la même chose jusqu’à hier. Mais j’ai été stupide, mes amis.

Vous lisez la Bible, maître Shannow, donc vous savez ce qu’est la possession démoniaque. Les Enfants de l’Enfer sont possédés, et le pouvoir vient d’Abaddon. Il est au centre, mais il ne comprend pas la source de son pouvoir. Quelqu’un se sert de lui.

— Le Diable ? avança Shannow.

— Non. Ou peut-être, oui, sous une autre forme. J’ai repéré une étrange force. Elle se focalise sur Abaddon, et, à travers lui, elle se propage sur les terres des Enfants de l’Enfer, touchant les Pierres de Sang de tous les habitants, hommes, femmes et enfants. Elle couvre le pays comme un nuage invisible et voyage avec ses armées…

— Elle disparaîtra quand je tuerai Abaddon, dit Shannow.

— Non. La source est le lieu d’où émane le mal. Et je l’ai trouvée. Le pouvoir qu’elle abrite est incroyable.

— Vous parlez des Gardiens, dit Shannow.

— Effectivement.

— Vous avez vraiment trouvé la source ? demanda Batik.

— C’est une Pierre gigantesque. Elle se nourrit du pouvoir des âmes. Des Perceptions Extra-sensorielles, si vous préférez…

— Où est cette Pierre ?

— Cachée sous la montagne de l’Arche. De là, elle tire du pouvoir de routes les Pierres de Sang de l’empire des Enfants de l’Enfer. Elle doit être détruite. Sinon une nouvelle Ère Noire s’abattra sur le monde. En supposant qu’il ne soit pas détruit.

— Pourquoi venir me voir ? Je ne peux pas vaincre la magie avec un revolver.

— Moi, je ne peux pas approcher de la Pierre. Elle sent mes pouvoirs. Mais il y a un moyen. Les Atlantes avaient trouvé une façon de maîtriser l’énergie de leurs Pierres. De limiter le pouvoir. Le secret est dans les monolithes qui entourent les autels. Les Pierres dressées sont des conduits qui transmettent et reçoivent l’énergie. La Pierre-Mère était si puissante que des monolithes spéciaux furent érigés. Dans chaque structure, vous trouverez un rouleau de fil en or. Si les conduits sont reliés par l’or, aucune énergie ne peut arriver à la pierre ? placée au milieu. Elle se vide et devient inerte.

— Pourquoi l’or serait-il toujours en place ? demanda Shannow. Sarento ne sait-il pas que c’est dangereux ?

— Les rouleaux sont cachés dans les monolithes. Mais Sarento pourrait avoir découvert leur présence et les avoir enlevés. C’est ce que vous devrez déterminer.

— Moi ? Ce n’est pas ma guerre, Ruth…

— Vous fichez-vous que le monde périsse ?

— Il m’importe seulement que Donna Taybard vive.

— Me proposez-vous un marché ?

— Appelez ça comme vous voudrez.

— Je ne peux pas tuer, et ce sera sans doute nécessaire pour sauver Donna.

— Alors, détruisez vous-même la Pierre-Mère.

— Comment osez-vous me demander cela ?

— Voyons si je vous ai bien comprise, ma dame… Vous voulez que je risque ma vie contre les Gardiens, en sachant qu’ils tenteront de m’arrêter et que je tuerai tous ceux qui s’opposeront à moi. Apparemment, cela ne va pas contre vos principes. Mais sauver une femme, et tuer des Impies pour cela, heurte votre morale ?

— Je ne discuterai pas avec vous, maître Shannow. Le temps et la force me manquent. Je vous propose de conduire Batik près de Donna. Cela suffira-t-il ?

— Je n’ai pas le droit de demander à mon ami de risquer sa vie.

— J’aimerais savoir de quoi vous parlez, tous les deux, grogna Batik. Et je brûle de découvrir quand vous penserez m’impliquer dans la conversation !

— Ça ne te concerne pas, dit Shannow.

— Pour qui te prends-tu ? ma mère ? lança Batik, furieux. Vous ne déciderez pas à ma place ! Je suis peut-être incapable de sauver le monde, mais tirer une femme d’un donjon, à Babylone, est une autre affaire. Qui sait, j’y arriverai peut-être sans m’évanouir !

— Tu sais qu’il s’agit de plus que cela, dit Shannow. Tu ne dois rien à Donna. Pourquoi risquerais-tu ta vie pour elle ?

— Si tu cherches des raisons égoïstes, mon ami, réfléchis à ceci : Ruth a dit que le monde pourrait être détruit si la Pierre-Mère n’est pas neutralisée. Si cela arrivait, à ton avis, où me cacherais-je ?

— Laisse-moi y réfléchir, dit Shannow.

— Inutile. Tu veux venger Karitas ? Sarento est responsable de sa mort. Abaddon est un pion dans son jeu, et on ne gagne pas une partie en tuant des pions !

— Je m’occuperai d’Abaddon, dit Ruth. Je vous le promets.

— Comment conduirez-vous Batik à Babylone ?

— Grâce à mes pouvoirs magiques.

— J’ai demandé comment.

— Je désintégrerai ses molécules, je les absorberai, et je les reconstituerai à l’arrivée.

— Reconstituer… De quoi parle-t-elle, Jon ?

— Il y a peu de danger, Batik. Je voyage ainsi.

— Et vous avez déjà emmené d’autres personnes ?

— Non, reconnut Ruth.

— Pourquoi lui as-tu demandé comment elle ferait, Shannow ? Je préférais penser que c’était un truc magique !

— Tu veux toujours y aller ?

— Je viens de le dire, non ?

— Essaie de ne pas mourir, fit Jon en tendant la main.

Batik la serra et haussa les épaules.

— Je ferai le maximum. Ruth, pouvez-vous me « reconstituer » sans mes cicatrices et avec un nez moins volumineux ?

— Non. Nous partons ?

— Je suis prêt, annonça Batik. Bonne chance, Shannow.

— À toi aussi. Dis à Donna que je lui souhaite beaucoup de bonheur.

— Ne te décourage pas, Shannow. Son nouvel époux est sans doute mort.

Avant que Jon ait le temps de répondre, Ruth et Batik disparurent.

L’Homme de Jérusalem resta seul.

 

Batik ne sentit rien. Un instant, il regardait Shannow. Le suivant, il était allongé sur le ventre, au sommet d’une colline, à l’ouest de Babylone. Ruth n’était nulle part en vue quand il se leva et inspira à fond.

Il regarda la ville au loin, compacte et sombre. Un nuage de fumée noire flottait au-dessus. La cité n’avait pas beaucoup changé depuis qu’il s’en était enfui. Batik constata qu’elle ne lui avait pas manqué.

Ruth apparut près de lui. Cette fois, il ne sursauta pas.

— Comment vous sentez-vous ?

— Bien. Mais vous semblez fatiguée.

— Je le suis… Vous n’imaginez pas l’énergie que je dépense pour alimenter cette image de mon corps. Et pour vous transporter sur quatre cents lieues…

— Dommage, je ne me souviens pas du voyage. Donna est déjà arrivée ?

— Non. Le chariot est à une demi-journée de voyage à l’ouest. Si vous partez tout de suite, vous devriez arriver en vue de leur camp avant l’aube.

— Combien d’hommes l’escortent ?

— Deux cents.

— Je n’ai que dix-huit balles, Ruth.

— J’espère que vous utiliserez votre cerveau, jeune homme, et que vous n’aurez pas besoin de tuer.

— J’arriverai peut-être à entrer dans le chariot sans être vu et à la libérer. Nous fuirons ensemble.

— Je dois vous dire autre chose, Batik.

— Je doute d’apprécier…

— Elle est enceinte et plongée dans le coma.

— Je savais que ce ne serait pas une bonne nouvelle…

— Je prierai pour vous, Batik.

— C’est gentil. Vous êtes sûre que vous ne pourriez pas aussi faire apparaître un des fusils de Sarento ?

— Au revoir, Batik.

— Adieu, Ruth.

Il la regarda devenir de plus en plus transparente.

Marchant vers l’ouest d’un bon pas, il se força à ne pas penser aux difficultés du sauvetage. Sa mission avait peu de chances de réussir. Il décida de se détendre et de profiter de la promenade. Qu’aurait fait Shannow à sa place ? Il sourit en imaginant l’Homme de Jérusalem entrer dans le camp ennemi seul et exiger qu’on relâche sa dulcinée. Et il y arriverait probablement…

Des nuages passèrent dans le ciel. Un vieux blaireau traversa le chemin. Batik s’arrêta, le regarda et repartit dans les sous-bois.

Il arriva au camp une heure avant l’aube. L’ennemi s’était installé dans une ravine, les tentes dressées en cercle autour du chariot. Batik s’accroupit à l’abri des buissons et observa jusqu’à ce qu’il ait repéré l’emplacement des sentinelles. Au moment où il s’apprêtait à avancer, il aperçut une silhouette sombre apparaître dans son champ de vision. Sortant son revolver, il se glissa derrière l’homme. Mince et barbu, ce dernier portait des vêtements foncés en laine filée à la main. Trop occupé à observer le camp, il n’entendit pas Batik approcher.

L’Enfant de l’Enfer arma son revolver. Le bruit alerta l’homme, qui se figea. La tension de ses muscles indiqua à Batik qu’il se préparait à attaquer.

— Ne soyez pas idiot, murmura-t-il. Je veux seulement vous parler.

— Vous êtes armé. Parlez tout votre saoul !

— Vous n’êtes pas un Enfant de l’Enfer. Je me demandais ce que vous cherchez ici.

— Ce ne sont pas vos affaires. Vous avez fini ?

— À peu près. Mais j’ai quelque chose à faire, et je ne veux pas que vous m’en empêchiez.

— Vraiment ?

— Vous appartenez au village de Donna ?

L’homme se retourna lentement et regarda Batik dans les yeux.

— Que savez-vous sur Donna ?

— Je suis un ami de Jon Shannow. Il m’a demandé d’aider cette femme.

— Pourquoi n’est-il pas venu en personne ?

— Il l’aurait fait, s’il avait pu. Et vous, pourquoi êtes-vous ici ?

— À votre avis ?

— Vous avez l’intention de la libérer ?

— Oui. Mais ces salauds sont un peu trop nombreux. Il n’y a aucun moyen de se faufiler dans le camp. Sept sentinelles et un garde dans le chariot !

— Je n’ai vu que six sentinelles.

— Il y en a une dans le grand chêne. L’homme a un fusil, et je suppose qu’il sait s’en servir.

Batik baissa le chien de son revolver et le remit dans son étui.

— Je m’appelle Batik, fit-il, en tendant la main.

— Et moi, Jacob Madden, répondit l’autre.

Il s’assit et désarma le revolver qu’il dissimulait sous son manteau.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Nous sommes passés près de nous entre-tuer, dit Batik.

— Vous êtes passé près de vous faire tuer, corrigea Madden. Reculons jusqu’à un endroit où nous pourrons parler plus librement.

Ils s’enfoncèrent dans le sous-bois et montèrent au sommet de la colline. Caché dans un bosquet, près de deux chevaux, un homme était allongé sur le sol, un revolver à la main.

Il était livide et du sang suintait à travers sa chemise.

— Impossible de l’atteindre, Griff, dit Madden. Ils sont trop nombreux. Griffin essaya en vain de se lever.

— Qui est-ce ? demanda Batik.

— Donna est sa femme.

Batik leva les sourcils et se pencha sur le blessé.

— On dirait qu’il est en train de mourir, fit-il sur le ton de la conversation.

— Personne ne vous a demandé votre avis !

Griffin inspira à fond et réussit à s’asseoir.

— Je ne sens pas très vaillant, admit-il. Qui est cet homme ?

— Il s’appelle Batik. C’est un ami de Jon Shannow, qui l’a envoyé sauver Donna.

— Lui faites-vous confiance ?

— Par l’Enfer, je l’ignore, Griff ! Il n’a encore tué personne, et il aurait eu l’occasion de me descendre.

Griffin fit signe à Batik d’approcher. Il le dévisagea longuement.

— Qu’ont-ils décidé de faire de Donna ?

— La sacrifier, d’après Shannow.

— Nous devons arriver jusqu’à elle !

— En supposant que nous le puissions, comment nous enfuir ? Quatre personnes pour deux chevaux, et Donna est dans le coma.

Griffin se laissa retomber sur le sol et ferma les yeux.

Batik attendit un moment, puis il tapota l’épaule de Madden. Le fermier se tourna vers lui.

— Oui ?

— Les Enfants de l’Enfer organisent une fête rituelle à peu près à cette époque. J’ai perdu le compte des jours, mais cela doit avoir lieu bientôt. Ça appelle la Nuit des Sorcières, et c’est une cérémonie sacrée. Ils font toujours un sacrifice. Les gens dansent dans les rues, le vin coule à flots et les désirs de la chair sont satisfaits. Si ce jour n’est pas encore passé, c’est là qu’ils la tueront.

— En quoi cela nous aide-t-il ?

— Dans le temple, il n’y aura pas des centaines de gardes autour d’elle. Nous devons nous cacher en ville et essayer de la sauver avant le sacrifice.

— Nous nous ferons remarquer comme des verrues sur le dos d’un porc.

— Je possède plusieurs maisons…

— Comment savez-vous qu’elles seront vides ?

— Vous êtes toujours aussi pessimiste, Jacob ?

— Oui.

— Avec les chevaux, nous arriverons devant la ville un peu après l’aube. Comme ça, votre ami pourra se reposer un peu et récupérer ses forces.

Griffin prit le bras de Madden.

— Il a raison, Jacob. Aidez-moi à monter à cheval.

 

Madden avançait dans les rues étroites de Babylone, se demandant quand viendrait le piège ou le coup de feu… Mais les gens qu’ils croisèrent ressemblaient aux villageois d’Avalon. Des femmes se promenaient avec leurs enfants, des hommes conversaient. Personne ne prêtait attention aux cavaliers, ou à Batik, qui marchait devant la monture de Griffin. Le maître de convoi portait un manteau de cuir pour dissimuler ses blessures et luttait pour se tenir droit.

Batik arrêta un gamin qui tenait en laisse un grand chien-loup gris.

— Quel jour sommes-nous, petit ?

— Le 28 avril.

Batik continua à avancer, guidant ses compagnons dans un labyrinthe de bâtiments malodorants et d’allées jonchées de débris. Ils arrivèrent devant un grand mur et un portail fermé. Batik souleva la chaîne et passa les doigts autour. Madden vit les muscles de ses bras gonfler et le maillon central céda.

Batik ouvrit la porte et les fit entrer. La maison faite de pierre blanche avait de grandes fenêtres cintrées. Au deuxième étage, un balcon ouvert courait sous un toit en pente couvert de tuiles.

— Ma sœur habitait là, dit Batik.

Derrière la maison se trouvait une écurie dans laquelle il dessella les chevaux. Puis il aida Griffin à entrer dans le bâtiment. Poussiéreux, il n’avait visiblement pas été habité depuis longtemps.

Batik porta Griffin jusqu’à un grand divan placé sous une fenêtre.

— Je sors acheter à manger, annonça-t-il.

— Le sacrifice a-t-il eu lieu ? demanda Griffin.

— Non. Nous avons deux jours devant nous.

— Que se passera-t-il lors de la nuit dont vous nous avez parlé ?

— Le Diable rend visite à ses enfants…

 

Shannow entra dans le canyon à minuit, trente-sept heures après le départ de Ruth et de Batik. Quand il arriva en vue de la ville morte, il fit ralentir sa monture et regarda, émerveillé, le vaisseau fantôme qui n’avait plus rien d’une épave pourrissante. Il était désormais intact et splendide, avec quatre cheminées gigantesques et six rangées de lumières qui brillaient comme des perles le long de ses ponts.

Le vent nocturne tourna, charriant des échos de musique.

Il y eut une étrange explosion. Le cheval de Shannow se cabra. Il le calma et regarda une traînée de lumière monter dans le ciel puis se transformer en une myriade d’étoiles multicolores, qui éclatèrent à leur tour. Des cris de joie montèrent du vaisseau.

Shannow inspira à fond. Il talonna son cheval, le poussant vers les ruines.

Une ombre se dressa sur son chemin.

— Il était temps que vous vous montriez, Lewis, dit Jon. Vous m’avez tenu trois fois dans votre ligne de mire.

— Je ne veux pas vous tuer. Partez ! Retournez dans les bois !

— Pour que les Zélotes m’attrapent ?

— Vous êtes habile. Vous les éviterez.

Jon ne dit rien. Les yeux rivés sur la gueule du fusil, il sentait la tension du Gardien.

— Me suis-je trompé à votre sujet, Lewis ? Je pensais que vous étiez de la même trempe qu’Archer. Je ne vous voyais pas comme un assassin de femmes et d’enfants, ni comme un vampire assoiffé de sang.

— Je suis un soldat. Ne m’obligez pas à vous tuer.

— Qu’est-il arrivé à l’Arche ?

— Cette nuit, nous fêtons la Renaissance. Tous les ans, à cette époque, nous ramenons à la vie un aspect du passé, afin de montrer que les trésors que nous gardons ne sont pas seulement un souvenir. Ce soir, l’Arche naviguera de nouveau. Maintenant, partez, pour l’amour de Dieu !

— Dieu, Lewis ? Les seigneurs des Enfants de l’Enfer parlent de Dieu ? À d’autres ! Allez raconter ça aux fermiers cloués aux arbres, aux femmes violées et égorgées ! Mais pas à moi.

— Nous n’avons pas inventé la guerre. Des siècles durant, nous avons essayé de ramener l’humanité à la civilisation, mais cela n’a pas marché. Il n’y avait pas d’unité ! Selon Sarento, sans unité, il n’y a pas d’ordre, sans ordre il n’y a pas de loi, et sans loi, pas de civilisation. Toutes les grandes découvertes découlaient d’une guerre. Ce sera bientôt différent, Shannow. Nous reconstruirons les villes, et nous ferons du monde un jardin. Je vous en prie, partez.

— Je ne sais rien de votre civilisation perdue, Lewis… Karitas n’a jamais voulu m’en parler. J’ignore si elle était belle, mais si le fusil que vous portez est un exemple de ce quelle avait créé, j’en doute. Existait-il à cette époque une version des Enfants de l’Enfer ? ou des armes encore pires que cette abomination ? Des cités entières ont-elles été anéanties ? Et vous voulez ramener tout ça à la vie ? Il y a quelque temps, j’ai été blessé et soigné dans un petit village. Des gens pacifiques et heureux. Leur chef était un ancien Gardien. Ils ne sont plus de ce monde. Les femmes ont été violées et égorgées ; Karitas a été crucifié. Je doute que leurs esprits, s’ils pouvaient vous voir, approuveraient votre rêve. Mais leurs âmes ont disparu, n’est-ce pas ? Elles ont été absorbées par les Pierres de Sang pour permettre d’autres morts, et plus de désespoir.

— Ça suffit ! On m’a ordonné de vous tuer, et j’ai désobéi. Si vous partez, vous vivrez. Cela n’a-t-il aucune importance à vos yeux ?

— Bien sûr que si. Personne ne veut mourir. C’est pour cela que je vous parle. Je ne veux pas vous tuer, mais je dois trouver la Pierre.

Lewis épaula le fusil.

— Si vous ne filez pas immédiatement, je vous expédie en Enfer.

— Mais c’est là-bas que je veux aller, Lewis. C’est là quelle est, dit Shannow en désignant l’Arche.

Sous le soleil éclatant, Shannow vit Lewis se raidir, la crosse du fusil fermement appuyée au creux de son épaule.

L’Homme de Jérusalem se jeta de sa selle à l’instant où le fusil cracha une salve de balles. Il percuta durement le sol et roula derrière un rocher. Puis il se mit à genoux, son revolver à la main. Son cheval était tombé.

Shannow sentit un froid glacial l’envahir. Il arma le revolver et plongea vers la gauche. Lewis pivota et tira. Jon leva son arme. Un seul coup suffit.

Lewis était mort.

L’Homme de Jérusalem s’approcha du cheval agonisant et lui tira une balle dans la tête. Puis il rechargea son arme et commença la longue marche qui le conduirait aux ruines.

« Personne ne veut mourir, Lewis. »

Ses paroles lui revinrent en mémoire et il mesura leur véracité. Jon ne désirait pas mourir. Il voulait trouver Jérusalem et connaître la paix.

Il regarda l’Arche, ses lumières étincelantes, et écouta la musique. Puis il se tourna vers le cadavre de Lewis, à peine visible sous la chiche lumière de la Lune.

Jon avança jusqu’à l’entrée. Sortant son revolver, il fit un pas de côté. Quand la porte s’ouvrit, son arme se leva, mais le tunnel d’acier était vide.

Il entra dans le couloir et la porte se referma derrière lui. Ne voyant aucun escalier ni aucune porte, il jura à voix basse.

L’ascenseur s’ouvrit. Il rengaina son revolver et entra.

La cabine vibra.

Quand la porte se rouvrit, Jon découvrit ce qu’il escomptait : des gardes armés, leurs revolvers pointés sur sa poitrine. Tous portaient des tenues étranges : chapeaux hauts bleu foncé à fond plat et vestes croisées en serge. Au milieu, il reconnut le géant Sarento. Il avait un costume semblable, mais blanc avec des boutons de cuivre et des épaulettes bleues ornées de trois barrettes dorées.

— Vous êtes décevant, maître Shannow, dit-il.

Les gardes approchèrent et désarmèrent Jon, qui ne leur opposa aucune résistance. On le fit sortir. Il ne déboucha pas dans le couloir brillant dont il se souvenait, mais dans une immense pièce pleine de meubles extravagants et de tapis luxueux.

— Magnifique, n’est-ce pas ? reprit Sarento.

Shannow ne répondit rien. Émerveillé, il regarda les fenêtres rondes aux vitraux enchâssés dans des cadres dorés superbement ouvragés. Des images de vaisseaux en mer et de saints chrétiens…

— Pourquoi êtes-vous revenu, maître Shannow ?

— Pour vous détruire.

— Vous pensiez être capable d’accomplir un de vos « miracles » de tueur de Brigands au sein de la communauté des Gardiens ?

Des adeptes entrèrent dans la salle. Tous étaient vêtus bizarrement. Les femmes portaient de longues robes élaborées et les hommes des vestes noires et des chemises blanches.

— Emmenez-le en bas, dit Sarento. Je m’occuperai de lui plus tard.

Les quatre gardes poussèrent Shannow vers un escalier aux marches couvertes de moquette, puis jusqu’à une porte dont la plaque de cuivre annonçait : « B-59 ». À l’intérieur, il découvrit un lit à baldaquin et un petit bureau incrusté d’or.

— Asseyez-vous, dit un garde. Mettez-vous à l’aise.

Ils attendirent que Sarento les rejoigne.

Le chef des Gardiens enleva sa casquette blanche et la posa sur la table.

— Parlez-moi du navire, demanda Jon.

Sarento eut un petit rire.

— Vous êtes d’une froideur remarquable, maître Shannow. Je vous aime bien ! (Le géant s’assit sur le lit et enleva ses gants blancs.) Êtes-vous impressionné par la Renaissance ?

— Bien entendu.

— Le contraire aurait été étonnant. Ce navire était un des plus grands jamais construits. Il mesurait deux cent soixante-cinq mètres de long, et pesait quarante-six mille tonnes. Un miracle d’ingénierie, et l’une des merveilles de l’ancien monde. (Shannow éclata de rire.) Qu’ai-je dit de drôle ?

— Vous aimez les paraboles, Sarento ? À mon sens, ce vaisseau est à l’image de votre rêve : fastueux et civilisé, mais englouti par l’océan.

— Mais nous l’avons ramené à la vie !

— Oui… pour qu’il repose au sommet d’une montagne, au-dessus des ruines d’une civilisation dont vous ignoriez l’existence. Un vaisseau sur une montagne : démesuré et sans espoir, comme votre ambition.

— Un vaisseau sur une montagne ? Venez avec moi, et je vous montrerai ce qu’est le pouvoir véritable.

Entouré de gardes, Sarento conduisit Shannow sur le pont du bateau. L’Arche glissait majestueusement sur un océan constellé d’étoiles. Jon sentit l’odeur iodée de l’air marin, et vit des mouettes virevolter autour des cheminées géantes.

— Extraordinaire, n’est-ce pas ?

— C’est impossible !

— La Pierre-Mère rend tout possible.

— Sommes-nous réellement en mer ?

— Non. L’Arche est toujours perchée sur sa montagne. Ce que vous voyez est une image générée par la magie. Pourtant, si on perçait un trou dans le flanc du navire, de l’eau salée y entrerait. Parce que la Pierre-Mère continuerait à projeter l’illusion. Et si vous sautiez par-dessus bord, vous tomberiez dans l’eau glaciale et mortelle de l’océan. Ensuite, vous passeriez à travers et dégringoleriez jusqu’aux ruines de l’Atlantide. Voilà le pouvoir, maître Shannow ! Et c’est seulement une petite partie de la puissance de la Pierre. Si je l’avais voulu, l’Arche flotterait sur une véritable mer. Un jour, elle le fera, et nous accosterons dans le port de New York.

— Combien d’âmes cela coûtera-t-il ?

— Vous avez l’esprit étroit. Que valent quelques vies à côté d’un avenir doré ?

— Pouvons-nous rentrer ? Il fait un peu froid, ici.

— Nous rentrerons, les gardes et moi. Quant à vous, je crains que vous deviez quitter le vaisseau…

— Juste au moment où je commençais à m’amuser !

Lorsque Sarento appela les gardes, Jon s’accroupit et sortit le couteau de chasse à double tranchant qu’il cachait dans sa botte. Le premier homme égorgé, Shannow lui arracha son revolver et sauta sur Sarento. Quand celui-ci plongea sur le pont, Jon le suivit, lâcha le couteau, tira sur le col de Sarento et lui plaqua le revolver armé sous le menton.

— Ayez l’amabilité de demander à vos gardes de lâcher leurs armes.

Les trois survivants regardèrent leur chef.

— Obéissez. J’en finirai à ma façon avec cette plaisanterie.

— Emmenez-moi à la Pierre ! dit Shannow.

— Bien entendu. Vos infantiles démonstrations d’héroïsme méritent bien ça !

— Je vous félicite de votre calme.

Les yeux de Sarento croisèrent ceux de Shannow.

— Vous avez le sentiment d’avoir le dessus, mais la magie qui a fait émerger l’Arche du fond des mers ne sera pas vaincue par un fou armé d’un revolver volé aux Enfants de l’Enfer.

Sarento conduisit Shannow vers les ponts inférieurs.

Et le Titanic continua sa course sur l’océan fantôme.