Chapitre premier
Le cavalier s’arrêta au sommet d’une colline et regarda les plaines qui s’étendaient devant lui. Elles étaient désertes.
Aucun signe de Jérusalem. Pas de voie obscure incrustée de diamants. Mais Jérusalem n’était-elle pas toujours plus loin, l’appelant dans ses rêves, le défiant de la trouver sur la route noire semblable à un cordon ombilical ?
Sa déception fut temporaire. Il leva les yeux vers les montagnes lointaines, grises et spectrales. Peut-être y trouverait-il un signe ? Ou le chemin était-il obscurci par la poussière des siècles accumulés et recouvert par les herbes envahissantes de l’histoire ?
Il chassa ses doutes. Si la ville existait, Jon Shannow la trouverait. Enlevant son chapeau en cuir à large bord, il essuya la sueur de son visage. Midi approchait. Il descendit de cheval. Son hongre gris acier ne broncha pas jusqu’à ce qu’il passe les rênes par-dessus sa tête. Puis l’animal tendit le cou et brouta. L’homme ouvrit une sacoche de selle, en tira son antique Bible, s’assit et feuilleta les pages aux tranches dorées.
« Saül dit à David : Tu ne peux pas aller te battre avec ce Philistin, car tu es un enfant, et il est un homme de guerre dès sa jeunesse. »
Shannow se sentit désolé pour Goliath. Le malheureux avait tout contre lui. Ce géant courageux, prêt à affronter n’importe quel guerrier, s’était trouvé face à un enfant sans épée ni armure. S’il avait gagné, on se serait moqué de lui. Shannow ferma la Bible et la remit soigneusement à sa place.
— Il est temps de partir, dit-il au hongre.
Il remonta en selle.
Ils descendirent lentement de la colline, le cavalier surveillant les rochers, les arbres, les buissons et les arbrisseaux. Ils débouchèrent dans la fraîcheur de la vallée. Shannow tira sur les rênes, se tourna vers le nord et inspira profondément.
Un lapin jaillit des broussailles, effrayant le hongre. Shannow vit la créature disparaître dans les sous-bois. Il rabattit le chien de son revolver à canon long et le remit dans l’étui qui battait à sa hanche. Il n’avait aucun souvenir de l’avoir sorti. Le résultat d’années d’aventures : des mains rapides, un œil sûr et un corps réagissant indépendamment de l’esprit.
Cela n’était pas toujours une bonne chose. Shannow n’oublierait jamais le regard stupéfait de l’enfant quand la balle lui avait transpercé le cœur. Ni la manière dont son corps s’était écroulé.
Ce jour-là, il avait rencontré trois Brigands. Le premier avait tué son cheval sous lui pendant que les deux autres l’attaquaient, la hache et le couteau au poing. Il les avait éliminés en quelques secondes.
Sentant un mouvement derrière lui, il avait pivoté et tiré. L’enfant était mort sans un cri.
Dieu lui pardonnerait-il jamais ?
Pourquoi le ferait-il, alors que Jon était incapable de se pardonner lui-même ?
— Tu as bien fait de perdre, Goliath, dit-il.
Le vent tourna, apportant avec lui une odeur de lard frit qui fit gargouiller l’estomac de Shannow. Il poussa son cheval vers la droite. Un peu plus loin, la piste s’ouvrait sur un étroit sentier menant à un pré et à une ferme à la façade de pierre. Devant le bâtiment s’étendait un jardin potager. Derrière, un enclos abritait plusieurs chevaux.
Il n’y avait pas de palissade. Les fenêtres de la maison étaient grandes ouvertes. À gauche du bâtiment, les arbres arrivaient à vingt pieds du mur, ne laissant aucun espace pour repousser les Brigands. Shannow s’assit, sidéré, et regarda cette demeure invraisemblable. Puis il vit un enfant chargé d’un seau sortir de la grange, derrière l’enclos. De la maison, une femme vint à sa rencontre et ébouriffa gentiment sa tignasse blonde.
Shannow examina les champs et les prés pour voir s’il y avait un homme. Quand il fut certain que non, il poussa son hongre vers le bâtiment. Dès que le jeune garçon s’aperçut de son arrivée, il courut se réfugier dans la maison.
Donna Taybard paniqua en voyant le cavalier. Elle essaya de se contrôler, puis décrocha la lourde arbalète du mur. Glissant son pied dans l’étrier en bronze, elle tira sur la corde, mais ne réussit pas à encocher le carreau.
— Aide-moi, Éric !
Le jeune garçon joignit ses efforts à ceux de sa mère. À deux, ils armèrent l’arbalète. La femme mit en place un carreau et sortit sous le porche. Le cavalier s’était arrêté à dix mètres à peine de la maison. La peur de Donna augmenta quand elle vit le visage émacié de l’homme et ses yeux profondément enfoncés à demi cachés par son chapeau. Elle n’avait jamais rencontré de Brigand, mais si on lui avait demandé d’en imaginer un, il aurait été à l’image cauchemardesque de cet inconnu. Elle leva l’arbalète, calant la crosse contre sa hanche.
— Passez votre chemin, dit-elle. J’ai prévenu Fletcher que nous ne partirons pas. Rien ne nous y obligera !
Le cavalier ne bougea pas. Puis il enleva son chapeau. Ses cheveux noirs striés d’argent lui arrivaient aux épaules ; une marque blanche à deux branches ornait sa barbe noire au niveau du menton.
— Je suis un étranger, ma dame. Je ne connais pas Fletcher et je ne suis pas là pour vous faire du mal. Mais j’ai senti l’odeur de votre lard. Je voudrais vous en acheter un peu. J’ai des pièces de Barta, et…
— Laissez-nous tranquille ! cria Donna.
L’arbalète glissa et sa paume heurta la détente. Le carreau jaillit, passa au-dessus du cavalier et retomba près de la barrière de l’enclos. Shannow avança, descendit de cheval et ramassa le projectile. Laissant le hongre sur place, il retourna vers la maison à grands pas.
Donna lâcha l’arbalète et serra Éric dans ses bras. Le jeune garçon tremblait, mais il brandit tout de même un couteau de cuisine. Donna le lui prit et attendit que l’homme approche.
Il enleva son manteau de cuir et le posa sur son avant-bras.
Donna vit alors les revolvers accrochés à sa ceinture.
— Ne tuez pas mon petit !
— Heureusement pour vous, ma dame, je disais la vérité : je ne vous veux aucun mal. Me vendrez-vous un peu de lard ?
Ramassant l’arbalète, il encocha le carreau.
— Vous sentiriez-vous mieux si vous gardiez cette arme avec vous ?
— Vraiment, vous n’appartenez pas au Comité ?
— Je suis un étranger.
— Le repas sera bientôt prêt. Joignez-vous à nous si vous le souhaitez.
Shannow s’agenouilla devant l’enfant.
— Puis-je entrer ?
— Comme si je pouvais vous en empêcher ! s’écria le garçon.
— Il suffit d’un mot.
— Vraiment ?
— J’ai beaucoup de défauts, mais je ne suis pas un menteur.
— Alors, vous pouvez venir.
Shannow avança vers la maison, l’enfant sur les talons. Il gravit les marches du porche et entra. La pièce était spacieuse et bien conçue. Un foyer de pierre blanche contenait un fourneau à bois et un four en fer. Au milieu de la salle trônait une table élégamment sculptée. Contre un mur, un vaisselier en bois débordait de plats en faïence et de chopes en céramique.
— Mon père a sculpté la table, dit le garçon. C’est un menuisier accompli, le meilleur de Rivervale. Les gens apprécient beaucoup son travail. Il a aussi fabriqué le fauteuil, après avoir lui-même tanné le cuir.
Shannow se fit un devoir d’admirer le fauteuil en cuir, mais il observait du coin de l’œil la jeune femme blonde et menue pendant quelle mettait la table.
— Merci de m’avoir laissé entrer, dit-il.
Elle sourit pour la première fois, puis s’essuya les mains sur son tablier en toile.
— Je m’appelle Donna Taybard, dit-elle, lui tendant la main.
Il la prit et lui baisa délicatement les doigts.
— Jon Shannow, ma dame. Un voyageur en terre étrangère.
— Soyez le bienvenu, Jon Shannow. Avec le lard, nous avons des pommes de terre et de la menthe. Le repas sera prêt dans moins d’une heure.
Shannow s’approcha de l’entrée, où était fixé un portemanteau. Il défît son ceinturon et l’accrocha à côté de son manteau. Se tournant vers la femme, il s’aperçut que la peur ne l’avait pas entièrement quittée.
— Ne craignez rien, maîtresse Taybard. Un voyageur doit pouvoir se protéger. Cela ne change rien à ma promesse. Ce n’est peut-être pas le cas de tous les hommes, mais quand j’ai donné ma parole, je la tiens.
— Nous n’avons pas beaucoup d’armes à feu à Rivervale, maître Shannow. Cette terre est… ou du moins, était, paisible. Si vous voulez vous laver avant de manger, il y a une pompe derrière la maison.
— Avez-vous une hache, ma dame ?
— Oui. Dans la remise à bois.
— Dans ce cas, je travaillerai pour gagner mon repas. Excusez-moi.
Il sortit dans la lumière pâlissante du crépuscule. Après avoir dessellé le hongre, il le conduisit dans l’enclos et le lâcha avec les trois autres chevaux. Ensuite il posa sa selle et ses sacoches devant le porche, puis alla chercher la hache.
Il passa près d’une heure à tailler des bûches. Son labeur terminé, il enleva sa chemise et se lava à la pompe. La lune était déjà levée quand Donna Taybard l’appela. Elle et l’enfant étaient assis à un bout de la table. Elle avait mis son assiette à l’autre extrémité. Shannow changea de place pour être face à la porte.
— Puis-je dire les actions de grâce, maîtresse Taybard ? (La femme hocha la tête.) Dieu des armées, acceptez nos remerciements pour cette nourriture. Bénissez cette demeure et ceux qui y vivent. Amen.
— Vous êtes fidèle aux anciennes croyances, maître Shannow ? demanda Donna.
— Anciennes, maîtresse Taybard ? Elles sont nouvelles pour moi. Mais il est vrai qu’elles remontent loin dans le passé, et qu’elles restent un mystère dans un monde fait de rêves brisés.
— Je vous en prie, pas de « maîtresse », cela me donne l’impression d’être vieille ! Appelez-moi Donna. Et voilà Éric, mon fils.
Shannow fit un signe de tête à Éric et lui sourit. Mais le garçon détourna le regard et continua à manger. L’étranger barbu l’effrayait, même s’il essayait de ne pas le montrer. Il regarda les armes accrochées à la porte.
— Ce sont des revolvers ? demanda-t-il.
— Oui, dit Shannow. Je les ai depuis dix-sept ans, mais ils sont beaucoup plus anciens.
— Fabriquez-vous votre poudre ?
— Oui. J’ai des moules pour les balles et plusieurs centaines d’amorces.
— Avez-vous tué des gens avec ?
— Éric ! cria sa mère. Ce n’est pas une question à poser à un invité. Surtout pas pendant le repas !
Ils finirent de manger en silence. Puis Shannow aida la jeune femme à défaire la table. Derrière la maison, dans une petite pièce, se trouvait une pompe à eau. Ils lavèrent la vaisselle ensemble. Donna était mal à l’aise dans cet espace confiné. Elle lâcha une assiette, qui se brisa en mille morceaux.
— Je vous en prie, ne craignez rien, dit Shannow, se baissant pour ramasser les débris.
— Je vous fais confiance, maître Shannow. Mais il m’est déjà arrivé de me tromper…
— Je dormirai dehors, et je serai parti au matin. Merci pour le repas.
— Non, dit Donna, un peu trop vite. Vous pouvez dormir dans le fauteuil. Depuis le départ de Tomas, Éric et moi couchons dans la pièce de derrière.
— Et maître Taybard ?
— Il est parti depuis dix jours. J’espère qu’il reviendra vite, parce que je m’inquiète pour lui.
— Voulez-vous que je le recherche ? Il a peut-être fait une chute de cheval.
— Il conduisait notre chariot… Restez et faites-nous la conversation, maître Shannow. Il y a si longtemps que nous n’avons pas eu de visiteurs ! Vous nous raconterez les nouvelles de… D’où venez-vous, au fait ?
— Du sud-est, à travers les prairies. Avant, je suis resté deux ans en mer. Je commerçais avec les Camps de Glace, au-delà de la Bordure du Volcan.
— On dit que c’est le bord du monde !
— Je crois que c’est là que commence l’Enfer. On aperçoit à des lieues à la ronde les feux qui illuminent l’horizon.
Donna regagna la pièce principale. Éric bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Sa mère lui ordonna d’aller au lit. Il protesta, comme tous les enfants, mais il ne tarda pas à obéir, laissant la porte de la chambre entrebâillée.
Shannow prit place dans le fauteuil et étendit ses longues jambes devant le fourneau. Ses yeux brûlaient de fatigue.
— Pourquoi voyagez-vous, maître Shannow ? demanda Donna, assise en face de lui sur le tapis en peau de chèvre.
— Je cherche un rêve. Une cité sur une colline.
— J’ai entendu parler de villes, au sud…
— Des villages, même si certains sont assez grands ! Non, ma ville existe depuis des temps immémoriaux. Elle a été bâtie, détruite et rebâtie il a des milliers d’années. Son nom est Jérusalem. Une route y conduit. Noire, elle est incrustée de diamants qui brillent dans la nuit.
— La cité de la Bible ?
— Oui.
— Elle n’est pas dans le secteur, maître Shannow. Pourquoi la cherchez-vous ?
— On m’a posé cette question plus d’une fois. Je suis incapable d’y répondre. C’est un besoin, peut-être une obsession… Quand la terre a basculé et que les océans ont débordé, tout est devenu chaos. Alors, nous avons perdu notre passé. Nous ignorons d’où nous venons et où nous allons. À Jérusalem, il y aura des réponses. Mon âme y trouvera la paix.
— Voyager ainsi est très dangereux, maître Shannow. Surtout dans les contrées sauvages, au-delà de Rivervale.
— Ces terres ne sont pas sauvages, ma dame. Au moins, pas pour un homme informé des mœurs de ses habitants. La sauvagerie des hommes entraîne celle du pays. Mais les gens me connaissent. Ils me dérangent rarement.
— Êtes-vous un homme de guerre ?
— Non, un homme que les fauteurs de troubles préfèrent éviter.
— Vous jouez sur les mots.
— Je suis quelqu’un qui aime la paix.
— Mon mari aussi était un homme de paix.
— Était ?
— Il est mort, murmura Donna. Il a été assassiné.
— Par les Brigands ?
— Non, par le Comité. Il…
— Non ! cria Éric sur le seuil de la chambre. Il est vivant ! Il reviendra à la maison ! J’en suis sûr !
Donna Taybard courut vers son fils et le serra contre elle. Puis elle le ramena dans la chambre. Resté seul, Shannow sortit. On ne voyait aucune étoile dans le ciel, mais la lune brillait entre deux nuages. Jon se gratta le crâne et sentit dans ses cheveux la saleté et la poussière du chemin. Il retira son justaucorps de laine et sa tunique et se lava dans un tonneau d’eau propre.
Donna sortit sur le porche et le regarda. Ses épaules étaient très larges par rapport à l’étroitesse de sa taille et de ses hanches. Elle passa à côté de lui, se dirigeant vers le ruisseau, au pied de la colline. Elle retira ses vêtements et se baigna, frottant des feuilles de menthe sur son corps.
Quand elle revint dans la maison, Jon Shannow dormait sur le fauteuil, ses armes à la ceinture. Elle se glissa dans la chambre d’Éric et ferma la porte. Au bruit de la clé dans la serrure, Shannow ouvrit les yeux et sourit.
Où iras-tu demain, Jon ?
Où pourrait-il aller, sinon à Jérusalem ?
Shannow se réveilla peu après l’aube et écouta les bruits matinaux. Assoiffé, il alla boire un gobelet d’eau dans la pièce à la pompe, puis se regarda dans un miroir encadré de pin doré accroché à la porte. Ses yeux d’un bleu sombre étaient profondément enfoncés dans leurs orbites, et il avait un visage triangulaire en dépit de sa mâchoire carrée. Comme il l’avait craint, ses cheveux grisonnaient et sa barbe, encore noire sur les joues, arborait une marque blanche fourchue sur le menton.
Il vida son gobelet, sortit, fouilla dans ses sacoches, trouva son rasoir et l’affûta quelques minutes. Revenu dans la pièce au miroir, il se rasa. Donna Taybard le trouva en train d’essayer de se couper les cheveux.
— Asseyez-vous sous le porche, maître Shannow, dit-elle, amusée. J’attends des amis aujourd’hui. Il est de mon devoir de vous rendre présentable !
Avec une paire de ciseaux et un peigne en corne, elle démêla et coupa sa tignasse, le félicitant de l’absence de poux.
— Je me déplace trop vite pour eux ! Et je me baigne aussi souvent que possible.
Elle recula pour admirer le résultat de ses efforts.
— C’est assez court à votre goût ?
Il se passa une main dans les cheveux et eut un sourire presque enfantin.
— C’est parfait, maîtresse Taybard… Donna. Merci. Vous avez dit que vous attendiez de la visite ?
— Oui. Des voisins, qui viennent fêter la Moisson avec nous. C’était convenu avant la… disparition… de Tomas. Je leur ai dit de passer tout de même… J’aurais aimé qu’ils m’aident contre le Comité, mais je doute qu’ils le fassent. Ils ont leurs propres problèmes. Si vous voulez rester pour la fête, vous êtes le bienvenu. Il y aura du lard grillé, et j’ai fait des gâteaux.
— Merci, je serai content d’y assister…
— Une seule chose, maître Shannow : ne portez pas vos armes. Nous sommes encore, en principe, une communauté paisible.
— Comme vous le désirez. Éric dort toujours ?
— Non, il ramasse du bois pour le feu. Puis il ira traire les vaches.
— Avez-vous des problèmes avec les loups ou les lions ?
— Le Comité a tué le dernier lion cet hiver, et les loups ont changé de territoire. Ils sont partis vers les hautes terres. Ils font parfois des incursions en hiver, mais ce n’est pas un problème majeur.
— La vie est paisible, ici…, souffla Shannow.
Il se leva et fît tomber des petits cheveux de sa chemise.
— Elle l’était… Quand mon père était Prester… Maintenant, c’est Fletcher. Nous refusons de lui donner le titre de Prester, et il n’aime pas ça.
— Vous avez dit hier soir que votre époux était mort. Est-ce une angoisse, ou la réalité ?
Donna posa les mains sur le chambranle de la porte.
— J’ai un don pour voir les choses lointaines, maître Shannow. Je l’avais enfant, et il ne m’a pas quittée. En ce moment, je vois Éric dans le pré. Il a fini de ramasser le bois et il est monté sur un grand pin. Il joue à être un chasseur émérite. Oui, maître Shannow, mon mari est mort. Il a été tué par Fletcher. Il y avait trois hommes avec lui : le grand Bard, et deux autres dont j’ignore le nom. Le corps de Tomas a été enterré à la hâte dans un arroyo.
— Fletcher désire vos terres ?
— Et moi ! C’est un homme habitué à obtenir ce qu’il veut.
— Peut-être sera-t-il gentil avec vous ?
— Croyez-vous que je supporterais de partager la couche de l’assassin de mon époux ?
Shannow haussa les épaules.
— C’est un monde difficile, Donna. Dans certains villages, les femmes ne sont pas autorisées à avoir un seul époux. Elles sont une propriété commune. Dans d’autres régions, il n’est pas extraordinaire de tuer pour ce qu’on désire. Ce qu’un homme peut prendre et garder lui appartient de droit.
— Pas à Rivervale. Pas encore…
— Bonne chance, Donna. Je souhaite que vous trouviez quelqu’un pour tenir tête à Fletcher. Sinon, j’espère qu’il vous traitera bien…
Elle entra dans la maison sans rien ajouter.
Un peu plus tard, Éric revint, traînant une charrette pleine de bois mort. Menu, les cheveux si blonds qu’ils étaient presque blancs, l’enfant avait un visage sérieux et des yeux tristes.
Il dépassa Shannow sans parler.
Jon se dirigea vers l’enclos, où le hongre gris acier trotta dans sa direction pour lui fourrer son museau dans la main. Il y avait de l’herbe dans l’enclos, mais Shannow aurait préféré lui donner de l’avoine. L’animal galopait des lieues sans effort. Quand il mangeait du grain, il était infatigable. Cinq ans plus tôt, Jon avait gagné deux mille pièces de Barta en trois courses. Mais le hongre était désormais trop vieux pour de tels exploits.
Shannow retourna à ses sacoches et en sortit une cartouchière en cuir huilé.
Tirant le revolver de gauche de son étui, il dégagea le barillet. Le posant devant lui sur le porche, il passa un chiffon huilé sur le canon et nettoya le mécanisme de la détente. Le revolver, long de neuf pouces, pesait plusieurs livres, mais Shannow était depuis longtemps habitué à son poids. Il vérifia le barillet puis le remit en place. Ensuite, il rangea l’arme dans son étui. Le revolver de droite, deux pouces plus court, était en cuivre avec des plaques en ivoire poli, et pas en noyer. Le revolver le plus court était le plus précis. L’autre avait tendance à dévier sur la gauche et ne servait pas à grand-chose, sauf pour tirer de près. Shannow le nettoya consciencieusement. Levant la tête, il vit qu’Éric ne quittait pas l’arme des yeux.
— Allez-vous tirer ? demanda le garçon.
— Je n’ai pas de cible, dit Shannow.
— Fait-il beaucoup de bruit ?
— Oui. Et la poudre sent aussi mauvais que le Diable. Tu n’as jamais entendu un coup de revolver ?
— Une fois, quand le Prester a tué un lion, mais j’avais cinq ans. Maître Fletcher en a un, et plusieurs membres du Comité ont des fusils. Ils sont plus puissants que les hommes de guerre !
— Tu aimes bien maître Fletcher, Éric ?
— Il a toujours été gentil avec moi. C’est un homme bon ! Il est Prester, maintenant.
— Dans ce cas, pourquoi ta mère a-t-elle peur de lui et de son Comité ?
— Une lubie de femme… Maître Fletcher et mon père se sont disputés. Fletcher disait que le menuisier devrait habiter à Rivervale même, là où on a besoin de son travail. Le Comité a voté sur la question. Maître Fletcher voulait acheter la ferme, mais Père a refusé. J’ignore pourquoi. Cela m’aurait plu de vivre à Rivervale ! Maître Fletcher apprécie beaucoup ma mère. Il me la dit. Je l’aime bien.
— Et ton père, l’appréciait… l’apprécie-t-il aussi ?
— Père n’aime pas les gens. De temps en temps, il est content de moi, quand j’ai bien travaillé ou que je l’ai aidé sans rien laisser tomber.
— Est-il le seul menuisier de Rivervale ?
— Il l’était, mais un des hommes de maître Fletcher prétend l’être aussi. Mon père se moque de lui. Il dit que cet homme croit qu’une cheville est une partie du corps humain, et rien d’autre !
Shannow sourit. Le garçon avait l’air plus jeune quand il était détendu.
— Êtes-vous un homme de guerre, maître Shannow ?
— Non, Éric. Comme je l’ai dit hier, je suis un homme de paix.
— Pourtant, vous avez des revolvers…
— Je traverse des terres hostiles. J’en ai besoin.
Deux chariots apparurent en haut de la colline.
— Sans doute la famille Janus et les McGraven, dit Éric.
Shannow rangea ses revolvers dans leur étui, entra dans la maison et accrocha son ceinturon au crochet de la porte.
— Vos invités approchent, dit-il à Donna. Puis-je vous être utile ?
— Aidez donc Éric à préparer les feux pour griller la viande.
Les chariots continuèrent à arriver au fil de la matinée. Il y en eut bientôt une vingtaine dans le pâturage. Shannow n’était pas à l’aise au milieu de cinquante personnes. Il se réfugia dans la grange pour y trouver un peu de solitude. À l’intérieur, deux jeunes gens se tenaient la main.
— Désolé de vous déranger, dit-il, prêt à repartir.
— Cela ne fait rien, fit le jeune homme. Je m’appelle Stefan Janus, et voici Susan McGraven.
Shannow leur serra la main et sortit.
Son hongre trotta vers lui quand il passa à côté de l’enclos. Il lui caressa le cou.
— C’est presque le moment de partir, dit-il.
Une voix de femme retentit.
— Susan ! Où es-tu ?
— J’arrive ! répondit la jeune fille.
Le jeune homme de la grange rejoignit Shannow. Il était grand et blond, avec des yeux sérieux et un visage intelligent.
— Vous resterez quelque temps à Rivervale ?
— Non. Je suis un voyageur.
— Qui n’aime pas la foule, dit Janus.
— Exact…
— Vous la trouverez moins hostile quand vous connaîtrez tout le monde. Venez, je vais vous présenter quelques amis.
Shannow le suivit. Il serra d’innombrables mains et entendit quantité de noms qu’il ne retint pas. Mais le jeune homme avait raison : il se sentit vite plus à l’aise.
— Que faites-vous dans la vie, maître Shannow ? demanda un fermier robuste du nom d’Evanson.
— Maître Shannow cherche une cité, dit Donna en les rejoignant. Il est historien.
— Vraiment ? lança Evanson d’une voix neutre. Comment allez-vous, Donna ? Des nouvelles de Tomas ?
— Non. Anne est avec vous ?
— Hélas, non. Elle est restée avec Ash Burry. Sa femme est malade.
Shannow s’éloigna discrètement. Des enfants jouaient près de l’enclos. Il s’assit sur le porche pour les regarder. Les gens d’ici étaient très différents de ceux du Sud. Bien nourris et en bonne santé, ils riaient tout le temps. Ailleurs, dans les contrées écumées par les Brigands, ils avaient toujours des regards inquiets. Shannow se sentait un étranger parmi les habitants de Rivervale.
Au début de l’après-midi, six cavaliers descendirent de la colline. Jon revint dans la salle principale de la ferme et les observa par une fenêtre. Donna Taybard les vit également et avança vers eux, suivie par une dizaine de voisins.
Les cavaliers tirèrent sur les rênes de leurs montures. Un homme de grande taille portant une chemise de laine blanche descendit de cheval. Il avait une trentaine d’années. Les cheveux noirs coupés court, son visage hâlé était avenant.
— Bien le bonjour, Donna, dit-il.
— Vous de même, maître Fletcher.
— Je suis content que vous preniez du bon temps. Des nouvelles de Tomas ?
— J’ai l’intention d’aller dans l’arroyo où vous l’avez abandonné et de mettre son nom sur sa tombe.
L’homme s’empourpra.
— J’ignore de quoi vous parlez.
— Partez, Saül. Je ne veux pas de vous ici.
— Donna, il est dangereux de vivre si près des terres sauvages ! Daniel Cade a été vu à quatre lieues au sud ! Vous devez venir vous installer à Rivervale.
— C’est mon foyer et je resterai ici.
— Je suis désolé, mais je dois insister. Le Comité a voté. Vous serez dédommagée pour la maison. Une demeure confortable a été préparée pour Éric et vous. Ne rendez pas les choses plus difficiles. Tous vos amis sont d’accord pour vous aider à emballer vos affaires.
Donna dévisagea ses voisins. Evanson détourna les yeux, et beaucoup d’autres regardèrent leurs pieds. Seul Stefan Janus s’interposa.
— Pourquoi devrait-elle partir si elle ne le souhaite pas ?
Saül Fletcher l’ignora et se rapprocha de Donna.
— Votre refus est absurde, Donna. Le Comité a le droit d’édicter des lois pour protéger son peuple. Vous devez partir. Et vous partirez ! Immédiatement !
Il se tourna vers un homme gigantesque monté sur un grand hongre noir.
— Bard, aide Donna à préparer ses paquets.
L’homme allait descendre de cheval quand Jon Shannow sortit et se campa sous le porche. Bard se rassit sur sa selle et tous les regards se tournèrent vers Jon, qui portait maintenant ses revolvers. Il observa les six cavaliers. Il avait déjà vu des gens de leur acabit : des risque-tout, des Brigands, des fauteurs de troubles. Tous avaient le même air de cruauté et d’arrogance impitoyable.
— Si maîtresse Taybard souhaite rester, il n’est pas nécessaire d’en discuter davantage.
— Qui êtes-vous, maître ? demanda Fletcher sans quitter les revolvers du regard.
Shannow l’ignora. Il se tourna vers les autres cavaliers et reconnut deux d’entre eux.
— Comment vas-tu, Miles ? Et toi, Pope ? Vous voilà bien loin d’Allion !
Les deux hommes ne répondirent pas.
— Je vous ai demandé qui vous étiez, dit Fletcher, la main posée sur la crosse en noyer du fusil à silex à deux coups accroché à sa ceinture.
— C’est l’Homme de Jérusalem, dit Miles.
Fletcher se raidit.
— J’ai entendu parler de vous ! Vous êtes un tueur et un fauteur de troubles. Nous n’acceptons pas les gens comme vous à Rivervale.
— Non ? dit doucement Shannow. J’avais cru comprendre que vous ne reculiez pas devant un meurtre. Et vos amis Miles et Pope écumaient la région avec Cade il y a seulement un an.
— C’est un mensonge !
— Comme vous voulez, maître Fletcher. Je n’ai ni le temps ni l’envie de me disputer avec vous. Vous pouvez partir.
— Un seul mot, Saül, et je lui rabattrai son caquet ! cria Bard.
— Oui. Donnez-lui votre autorisation, maître Fletcher, dit Shannow.
— Pour l’amour de Dieu, ne faites pas ça ! cria Miles. Vous ne l’avez jamais vu à l’œuvre !
Fletcher, qui n’était pas idiot, entendit de la terreur dans la voix de Miles. Prudent, il remonta rapidement en selle.
— Trop d’innocents souffriraient d’un affrontement, dit-il. Mais nous nous retrouverons.
— Je l’espère, souffla Shannow.
Il regarda les cavaliers quitter la cour de la ferme.
Puis il étudia les voisins. Leurs manières amicales avaient disparu, remplacées par la peur et l’hostilité. Seul le jeune Janus s’approcha de lui.
— Merci, maître Shannow. J’espère que vous ne souffrirez pas de votre bonté.
— Si cela arrivait, je ne serais pas le seul à en pâtir, Stefan.
Jon rentra dans la maison.
Le dernier chariot partit peu avant le crépuscule.
Donna trouva son invité assis dans le fauteuil.
— Vous n’auriez pas dû faire cela pour moi, déclara-t-elle, mais je vous en suis reconnaissante.
Éric entra sur les talons de sa mère.
— Que voulais-tu dire en parlant de la tombe de mon père ?
— Je suis désolée, Éric, c’est la vérité. Fletcher la fait tuer.
— C’est un mensonge ! Tu le détestais, et je te déteste !
L’enfant sortit en trombe de la maison.
— Éric ! Éric ! cria Donna.
Puis elle fondit en larmes.
Shannow la prit dans ses bras. Il ne savait que dire pour la réconforter. Et Jérusalem semblait si loin…
Assis à la table en pin, Shannow regardait Donna. Agenouillée devant le fourneau à bois, elle raclait les cendres. C’était une belle femme. Il comprenait pourquoi Fletcher la désirait. Son visage était à la fois énergique et élégant, avec une bouche faite pour le rire. Et elle ne manquait pas de caractère.
— Le don de voir les choses à distance vous est venu comment ?
— Je l’ignore. Mon père pensait que c’était la Pierre, mais je ne suis pas sûre.
— La Pierre ?
— Le Prester l’appelait la « Pierre de Daniel ». Elle venait des Terres Maudites. Quand on la prenait, elle brillait comme le soleil sur la glace. Elle était chaude. J’ai beaucoup joué avec elle quand j’étais enfant.
— Pourquoi pensait-il que la Pierre était à l’origine de votre don ?
Elle se frotta les mains pour faire tomber les cendres et s’assit.
— Croyez-vous à la magie, maître Shannow ?
— Non.
— Dans ce cas, vous ne pouvez pas comprendre la Pierre. Quand mon père s’en servait, il guérissait les malades. Les blessures se fermaient en quelques secondes, sans laisser de cicatrice. Il est devenu Prester en partie grâce à elle.
— Pourquoi ce nom, la Pierre de Daniel ?
— Je l’ignore. Un jour, elle a refusé de briller. Elle est toujours dans l’ancienne maison de mon père, où Fletcher habite maintenant. Ash Burry m’a raconté qu’il manipule souvent la Pierre, mais je sais quelle ne fonctionnera plus jamais. Le Prester m’a dit que son pouvoir l’avait quittée définitivement.
— Mais vous avez gardé vos dons.
— Je ne peux ni guérir ni prédire l’avenir, ni pratiquer la magie. Seulement voir à distance ceux qui me sont chers.
Donna mit du petit bois dans le fourneau et l’alluma. Quand le feu ronfla dans le foyer, elle ferma la porte en fer et se tourna vers Shannow.
— Puis-je vous poser une question ?
— Bien sûr.
— Pourquoi avoir risqué votre vie avec ces hommes ?
— Ce n’était pas un bien grand risque, ma dame. Il y avait un seul ennemi.
— Je ne comprends pas.
— Dans un groupe, il y a toujours un chef. S’il est battu, les autres ne comptent pas. Fletcher n’était pas prêt à mourir.
— Vous l’étiez ?
— Nous mourrons tous un jour ou l’autre, Donna. J’ai été content de payer en retour votre hospitalité. Fletcher changera peut-être de plans en ce qui vous concerne. Je l’espère.
— Mais vous n’y croyez pas.
— Non.
— Avez-vous déjà été marié, maître Shannow ?
— Il se fait tard… Éric ne devrait pas tarder à rentrer. Pouvez-vous le voir ?
— Je suis désolée. Vous ai-je offensé ?
— Non, ma dame. Je suis le seul responsable de mon désarroi. Vous n’y êtes pour rien. Pouvez-vous voir votre fils ?
Elle ferma les yeux.
— Ô Dieu, dit-elle. Ils l’ont capturé !
— Qui ?
— Bard et quelques autres.
— Où sont-ils ?
— Ils galopent vers le nord-ouest, en direction du village. Ils l’ont blessé ! Il a le visage en sang.
Shannow prit les mains de Donna entre les siennes.
— Je le trouverai et je le ramènerai. Faites-moi confiance.
Jon sortit de la maison, sella le hongre et galopa vers le nord. Il prit garde de ne pas être trop visible en passant au sommet des collines, mais avança tout de même à une vitesse inhabituelle. Il n’avait pas demandé à Donna combien d’hommes accompagnaient Bard, mais peu importait. Contre deux ou vingt adversaires, son plan serait le même.
Il sortit de la forêt au-dessus de la troupe de maraudeurs et s’arrêta. Il y avait cinq hommes, Bard compris, mais pas trace de Fletcher. Éric gisait en travers de la selle du géant. Shannow inspira à fond pour se calmer, les mains tremblantes. En vain.
Les mots de la Bible explosèrent dans son esprit.
« David dit à Saül : Ton serviteur faisait paître les brebis de son père. Et quand un lion ou un ours venait en enlever une du troupeau…»
Shannow descendit la colline et s’arrêta devant les cavaliers. Miles et Pope étaient en tête, arbalètes prêtes. Shannow leva les mains, de la fumée et des flammes sortant de son revolver de droite. Pope tomba de sa selle. L’arme de gauche tira une fraction de seconde plus tard et Miles s’écroula, la moitié du visage emportée par le projectile.
— Descends, Bard, ordonna Shannow. (L’homme obéit.) À plat ventre, et broute l’herbe comme l’âne que tu es !
Bard releva la tête.
— Par l’Enfer…
Le revolver de gauche de Shannow cracha du feu. L’oreille droite de Bard disparut dans un flot de sang. Il hurla puis baissa la tête et arracha de grandes touffes d’herbe avec ses dents. Les deux autres cavaliers, pétrifiés, gardèrent les mains loin de leurs armes.
Shannow se tourna vers les deux hommes, puis vers les cadavres.
— « Je courais après lui, je le frappais, et j’arrachais la brebis de sa gueule. S’il se dressait contre moi, je le saisissais par la gorge, je le frappais, et je le tuais. »
Les deux cavaliers se regardèrent en silence. Ils savaient que l’Homme de Jérusalem était fou. Aucun d’eux n’avait envie de rejoindre ses camarades sur l’herbe, qu’ils soient morts ou vivants.
Shannow poussa son cheval vers eux.
Ils détournèrent les yeux.
— Mettez vos amis sur leur monture et enterrez-les. Ne croisez jamais plus mon chemin, ou je vous éliminerai comme on coupe le bois sec de l’arbre de vie. Allez récupérer vos morts.
Il fit pivoter son cheval, leur tournant le dos, certain qu’ils ne l’attaqueraient pas. Ils mirent pied à terre et hissèrent les cadavres en travers de leur selle.
— Lève-toi et regarde-moi, Homme de Gath, dit Shannow à Bard.
Bard se remit debout et croisa le regard de Shannow. Devant ces yeux brillants de fanatisme, il baissa la tête, puis sursauta en entendant un « clic » métallique. Relevant la tête, il vit que Shannow avait désarmé ses revolvers avant de les rengainer.
— La colère m’a quitté, Bard. Tu vivras. Pour le moment…
Le géant était assez près de Shannow pour l’attaquer, mais il en fut incapable. Ses épaules s’affaissèrent. Jon lui jeta un regard ironique. Bard s’empourpra.
Éric gémit et s’agita sur le cheval du géant.
Shannow le souleva de la selle et le ramena chez lui.
Donna Taybard resta plus d’une heure près de son fils. Le garçon était secoué par son aventure. Quand il avait repris conscience, il avait vu Jon Shannow et deux cadavres. L’odeur de la mort flottait dans l’air et Bard tremblait de peur. Éric n’aurait pas imaginé que Shannow puisse être aussi menaçant. Il était revenu en selle derrière son sauveur, les mains sur la crosse des revolvers. Pendant le trajet, Éric avait sans cesse revu les deux cadavres. Un à qui il manquait la moitié du visage, l’autre avec un trou dans le dos d’où sortaient des fragments d’os.
Contrecoup logique de la peur, l’enfant se sentait somnolent.
— Pourquoi ont-ils tué mon père ?
— Je l’ignore, Éric, mentit Donna. Ce sont de mauvais hommes.
— Maître Fletcher m’avait toujours paru si gentil…
— Je sais. Dors maintenant. Je serai dans l’autre pièce.
— Mère, maître Shannow me fait peur. Les hommes qui m’ont capturé disaient qu’il était fou et qu’il avait tué plus de gens que la peste. D’après eux, il prétend être un homme du Christ, mais tous les véritables adorateurs du Christ l’évitent.
— Pourtant, il t’a ramené à la maison, Éric. Et nous avons toujours notre ferme.
— Ne me laisse pas seul, Mère.
— Ne t’inquiète pas. Repose-toi.
Elle se pencha et l’embrassa. Puis, emportant la lampe à huile, elle quitta la pièce. Le garçon s’endormit avant quelle ferme la porte.
Assis dans le fauteuil, Shannow regardait le plafond. Donna posa la lampe en cuivre sur la table et ajouta du bois dans le feu. Le regard de Shannow rencontra le sien. Ses yeux brillaient anormalement.
— Tout va bien, maître Shannow ?
— « Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? »
— Je suis désolée, dit Donna, posant une main sur celle de l’homme. Je n’ai pas compris.
Il eut un pauvre sourire. Ses yeux perdirent leur étrange lueur, mais la fatigue s’afficha sur ses traits.
— Non, c’est moi qui vous dois des excuses, Donna Taybard. J’ai amené la mort dans votre foyer.
— Vous m’avez rendu mon fils !
— Pour combien de temps ? J’ai toujours été le caillou dans la mare… J’éclabousse la surface et je fais naître des vaguelettes autour de moi, mais ensuite ? La mare redevient comme elle était. Je suis incapable de vous protéger du Comité. Je ne change rien au mal qui règne sur notre monde. Au contraire, je crois que j’en rajoute.
Elle lui serra la main.
— Il n’y a aucune méchanceté en vous, maître Shannow. Croyez-moi, je sens ce genre de choses ! Quand vous êtes arrivé, j’ai eu peur, mais depuis, j’ai appris à vous connaître. Vous n’avez pas tenté de profiter de ma situation. Au contraire, vous avez risqué votre vie pour Éric.
— Cela ne signifie pas grand-chose. Ma vie n’est pas assez précieuse pour que j’y sois particulièrement attaché. J’ai vu des choses qui auraient détruit l’âme d’autres hommes : les cannibales, les sauvages, l’esclavage et le meurtre gratuit. J’ai voyagé longtemps et loin, Donna. Je suis fatigué.
» L’été dernier, j’ai abattu trois hommes. J’avais juré de ne plus jamais tuer. J’ai été embauché pour débarrasser plusieurs villages des Brigands et des fauteurs de troubles. J’ai réussi. Puis les yeux de ceux qui m’avaient demandé de venir se sont remplis de crainte. Ils avaient hâte que je m’en aille. Ils n’ont pas dit : « Merci, maître Shannow. Restez avec nous pour cultiver la terre. » Ni : « Nous sommes vos amis. Nous ne vous oublierons jamais. » Non. Ils m’ont donné des pièces de Barta et ont demandé quand je comptais partir.
» Après mon départ, les Brigands reviennent toujours. La mare se calme, les vaguelettes cessent.
Donna se leva et lui tendit la main.
— Mon pauvre Jon, murmura-t-elle. Viens avec moi.
Elle le conduisit dans sa chambre, au fond de la maison. Dans l’obscurité, elle le déshabilla, retira ses propres vêtements, ouvrit les couvertures du grand lit et s’y glissa non sans quelque hésitation. Alors quelle s’attendait à un déchaînement de passion, il la caressa avec une étonnante douceur. Elle lui passa un bras autour du cou et attira sa tête vers elle. Leurs lèvres se touchèrent. Il gémit, puis il laissa libre cours à ses instincts.
C’était un amant inexpérimenté et presque maladroit. Tout le contraire de Tomas le menuisier. Pourtant, Donna Taybard trouva avec lui une satisfaction qui allait au-delà de la simple technique, car il donnait tout de lui-même et ne gardait aucun secret. À la fin, il pleura, ses larmes inondant le visage de sa compagne.
Elle lui caressa le front, lui murmura des mots tendres et apaisants et s’avisa qu’elle avait dit les mêmes à Éric, une heure plus tôt.
Comme l’enfant, Shannow s’endormit.
Donna sortit sur le porche et se lava avec un baquet d’eau fraîche. Puis elle marcha jusqu’à l’enclos, contente de savourer la fraîcheur de la nuit.
Les gens la considéreraient comme une femme de mauvaise vie s’ils savaient qu’elle avait couché avec un homme si vite après la disparition de son époux. Mais elle ne se sentait pas salie, loin de là. Elle avait le sentiment de revenir d’un long voyage et d’avoir retrouvé ses amis et sa famille. Cette nuit, le Comité ne l’effrayait pas. Tout était harmonieux.
Le hongre de Shannow approcha d’elle et mit le museau dans sa main. Donna lui caressa le cou. Elle aurait aimé qu’il ait des ailes pour l’emmener au-delà des collines, dans les nuages. Son père lui avait raconté les légendes des Anciens au sujet d’un cheval ailé et du héros qui parcourait le monde sur son dos, tuant les démons.
Le Vieux John avait tenu les démons loin de Rivervale. Quand la communauté reconnaissante avait voulu le nommer chef, il avait opté pour le titre de Prester. Personne ne connaissait la signification du mot, à part lui. Quand on lui posait la question, il répondait par un sourire. Le Prester John avait créé une force militaire disciplinée et fait installer des brasiers d’alarme au sommet de toutes les collines. Les Brigands apprirent bientôt à éviter les terres de Rivervale.
Dans les contrées sauvages, au milieu des loups et des lions, le nouveau monde vivait une naissance difficile et sanglante. Mais à Rivervale, la paix régnait.
Hélas, le Prester n’était qu’un mortel. Il avait gouverné pendant quarante ans. Mais sa force l’avait abandonné, et sa sagesse aussi, car il avait autorisé des gens comme Fletcher, Bard et Enas à intégrer le Comité.
Tomas avait raconté à Donna que le Prester était mort le cœur brisé : les derniers jours, ses yeux s’étaient dessillés et il avait compris quel genre d’hommes le remplacerait. On disait même qu’il avait essayé de chasser Fletcher, qui l’avait assassiné dans sa propre maison. C’était impossible à prouver, mais tous les gens des environs refusaient d’appeler Fletcher « Prester ». Et Rivervale revenait peu à peu à la sauvagerie des terres environnantes.
Fletcher avait recruté des étrangers pour travailler à sa mine de charbon. Certains étaient des hommes brutaux habitués aux manières des terres sauvages. Fletcher les avait tous promus. Un jour de l’automne précédent, les gens de Rivervale avaient ouvert les yeux sur une nouvelle réalité.
Able Jarret, un petit fermier, fut pendu par Fletcher et quatre de ses hommes, qui l’accusaient de s’être associé aux Brigands. Un vieux vagabond fut exécuté en même temps. Les fermiers, les propriétaires terriens et les autres citoyens se réunirent et parlèrent des moyens de combattre le Comité. Puis Cleon Layner, un des chefs du groupe, fut battu à mort derrière sa maison. Les réunions cessèrent.
Les quarante ans de travail du Prester John avaient été réduits à néant en moins de trois saisons.
Donna claqua des mains. Le hongre partit au trot. Si Shannow avait le sentiment d’être un caillou dans la mare, qu’avait éprouvé John avant de mourir ?
Elle compara mentalement le visage émacié et barbu de Shannow à celui du Prester. Le vieil homme était plus dur que Jon, et donc moins dangereux. Mais son père aurait apprécié beaucoup de choses chez lui.
— Vous me manquez, Prester, murmura-t-elle, se souvenant des chevaux ailés et des héros de ses récits.