Chapitre 7
Jacob Madden s’accroupit sur le flanc de la colline qui surplombait le camp des Enfants de l’Enfer et regarda les hommes faire la queue pour le repas du soir. Il y en avait presque deux cents. Les deux derniers jours, Jacob avait calculé qu’une cinquantaine de plus patrouillaient dans les environs.
Griffin lui avait demandé d’étudier la discipline du camp. Il devait reconnaître quelle était efficace. Vingt-huit tentes étaient installées sur deux rangées près de la rivière. On avait creusé des latrines en contrebas, et érigé autour du camp des fortifications en terre de quatre pieds de haut. La nuit, six sentinelles se relayaient toutes les quatre heures pour monter la garde. Les chevaux étaient attachés, au nord des latrines, et les tentes des cuisiniers se dressaient de l’autre côté du camp. Madden trouva cette organisation impressionnante.
Habile chasseur, il n’avait pas eu de mal à éviter tout contact. Son cheval bien caché, le fermier ne s’était jamais approché à moins de soixante pas du camp. Une opération de reconnaissance conduite avec soin et prudence.
Ce matin-là, six hommes étaient arrivés. Depuis, Madden éprouvait un vague malaise. Ces types semblaient un peu différents des autres. Ils portaient des armures noires ornées d’une tête de bouc, des manteaux en cuir et des bottes de cheval. Mais leur casque couvrait tout leur visage, n’était une fente pour les yeux. Madden ignorait pourquoi, mais les voir lui avait donné des frissons. Depuis, il brûlait du désir d’approcher de leur tente pour en apprendre davantage.
Il continua à ramper, avançant sans un bruit, puis se cacha dans un buisson pour attendre la nuit. Un des cavaliers avait tourné la tête vers lui. Madden s’était figé, convaincu que l’homme l’avait repéré. Le bon sens lui disait qu’il était pratiquement invisible. Malgré tout, il s’inquiétait.
Il avait attendu que les cavaliers se lancent à sa poursuite. Rien ne s’était passé. L’homme ne pouvait pas l’avoir vu. Pourtant, l’angoisse refusait de le quitter.
Pour oublier l’inconfort de sa position, sur le sol humide, il pensa à ses terres, à Allion. Une bonne ferme. Sa femme, Rachel, y avait donné le jour à leur premier-né. Mais les Brigands les avaient forcés à partir. Comme ils les avaient chassés de leurs quatre autres demeures…
Jacob Madden était courageux, mais la force ne suffisait pas contre les hordes de tueurs qui écumaient les terres. Deux de ses maisons avaient brûlé. La troisième avait été « réquisitionnée » par Daniel Cade et ses hommes. Mort de honte, Madden avait emballé ses affaires, et filé vers le nord dans un vieux chariot.
Il aurait aimé prendre le maquis et mener une guérilla contre les Brigands. Hélas, il devait d’abord penser à Rachel et à ses fils. Il avait fui, essayant de ne pas voir la déception dans les yeux de ses enfants.
Mais il refusait de fuir encore ! Griffin l’avait persuadé de le suivre à Avalon, une terre sans Brigands et si fertile que les graines pousseraient dès qu’elles la toucheraient. Ses fils étaient grands, presque prêts à affronter le monde. Le moment arrivait de se comporter de nouveau en homme.
La lune se leva, inondant la colline de sa lumière argentée. Madden regarda vers la gauche. Assis sur son derrière, un lapin l’observait. Il sourit et claqua des doigts, mais l’animal ne bougea pas. Madden s’intéressa de nouveau au camp. Les sentinelles étaient sorties pour patrouiller. Madden s’assit puis s’étira. Le lapin n’avait toujours pas bougé. Madden lui lança un caillou. L’animal cligna des yeux et détala dans les buissons.
Un bruissement de feuilles attira l’attention du fermier. Une chouette marron était posée sur une branche.
Pas étonnant que le lapin se soit enfui…
Aux environs de minuit, Madden se leva et sortit des fourrés, prêt à descendre vers le camp. Mais une silhouette scintillante apparut devant lui. Il sursauta. La silhouette se transforma pour devenir un petit homme vêtu de blanc au visage rond et aimable, aux dents presque trop parfaites.
Madden sortit son revolver et l’arma. L’inconnu regarda le camp et secoua la tête.
— Qui êtes-vous ? murmura le fermier.
L’homme désigna la partie est du camp. Madden vit une silhouette vêtue de noir se glisser dans les bois. Le petit homme désigna l’ouest : deux autres Enfants de l’Enfer se déplaçaient dans l’ombre.
Ils tentaient de l’encercler ! Ces hommes l’avaient vu !
La silhouette spectrale disparut. Madden recula et courut vers le fourré où il avait caché son cheval. Il sauta par-dessus des rochers et des arbres morts, au bord de la panique.
— Restez calme ! ordonna une voix dans son esprit.
Il faillit tomber, mais s’arrêta près d’un chêne au tronc épais et posa une main sur l’écorce. Il n’entendait rien, tant son cœur battait violemment.
— Calmez-vous, répéta la voix. La panique vous tuera.
Madden attendit que sa respiration s’apaise. Il se pencha pour récupérer son chapeau, qu’il avait laissé tomber.
Un coup de feu retentit. Madden plongea sur le sol et roula dans les buissons. Il rampa vers un endroit plus abrité, dans le sous-bois. Un deuxième coup lui entama l’oreille.
— Tuez la chouette, murmura la voix mentale.
Madden roula sur le dos et vit la chouette brune perchée sur une branche au-dessus de lui. Il dégaina son revolver et visa. L’oiseau s’envola avant qu’il puisse tirer : il avait compris ce que l’homme voulait faire !
Un autre projectile le frôla. Il rampa vers un tronc d’arbre, plus furieux que paniqué.
Des années durant, il avait été manipulé et menacé par des Brigands de toutes sortes. Maintenant, ils pensaient avoir un fermier de plus à torturer et tuer. Madden fit le tour de l’arbre, puis se plia en deux et courut pour se mettre à couvert. Deux coups de feu retentirent sur sa gauche. Il se jeta sur le sol et riposta. Un homme cria. Madden se releva et courut. D’autres armes crachèrent le feu. Quand un coup l’atteignit à la cuisse, il tomba. Une silhouette sortit du sous-bois. Madden tira et l’homme disparut. Se forçant à se relever, le fermier plongea dans les sous-bois. Au-dessus de lui, la chouette se posa silencieusement sur une branche.
Madden s’y était attendu. Un coup de feu fit exploser l’oiseau. Des plumes tombèrent à l’endroit où le fermier s’était abrité.
— Votre cheval…, chuchota la voix. Vous avez moins d’une minute devant vous.
Madden se leva en gémissant. Sa cuisse saignait, mais l’os n’était pas cassé. Il boitilla jusqu’au fourré, se hissa en selle, détacha les rênes et sortit en trombe de l’abri. Une balle l’atteignit dans le dos. Ignorant la douleur, il se pencha sur l’encolure du cheval et le poussa au galop, vers l’ouest.
Ses yeux se fermèrent lentement.
— Restez conscient, dit la voix. Si vous vous endormez, vous mourrez.
Incapable de se tenir droit à cause de son dos et de sa cuisse, il sentait le sang couler et tremper ses vêtements. Mais il tint bon. Enfin, il passa le sommet de la dernière colline et vit le village.
Le cheval continua à galoper. L’obscurité engloutit Madden.
Shannow et Batik prirent les munitions et les fournitures des morts. Quand il fit mine de transférer la viande séchée des Zélotes dans ses sacoches, Batik l’arrêta.
— Je ne crois pas que tu la trouveras à ton goût, dit-il.
— C’est de la nourriture…
— Même si elle provient de cadavres d’enfants ?
Shannow jeta la viande et se tourna vers Batik.
— De quelle société tordue viens-tu ? Comment une telle chose est-elle possible ?
— La viande vient des offrandes sacrificielles. Suivant la Sainte Loi, quand la chair humaine est absorbée par les Zélotes, cela apporte l’harmonie à l’ame des victimes.
— Les Carns avaient au moins le mérite de l’honnêteté, dit Shannow.
Il prit son couteau et coupa des crins à la queue des chevaux. Puis il les tressa afin d’en faire une ficelle. Batik se détourna et se campa au bord du cercle de rochers pour regarder la plaine.
Après l’éclat de Shannow, Batik se sentait idiot, jeune et stupide. L’Homme de Jérusalem disait vrai : il n’avait pas l’habitude d’être pourchassé et ferait une proie aisée pour les Zélotes. Si Ruth avait raison, ce dont il était persuadé, rester avec Shannow signifiait la mort. Batik s’était peut-être montré ignorant et arrogant, mais il ne manquait pas de cervelle. Pour le moment, ses chances de survie étaient liées à Jon. L’astuce consisterait à se séparer de lui au bon moment. S’il observait assez longtemps l’Homme de Jérusalem, ses qualités déteindraient sur lui…
Batik sonda la plaine et ne vit aucun mouvement suspect. Pas d’oiseaux ni de daims. Quand l’aube se leva, Shannow et lui quittèrent les rochers et tournèrent vers l’est au pied des montagnes. Après une heure, ils atteignirent une passe, entre les sommets. Shannow poussa son hongre par-dessus l’éboulis puis dans la gorge étroite. Batik se retourna pour regarder la piste, derrière eux. Ses yeux s’écarquillèrent. À l’horizon, douze cavaliers arrivaient au galop.
— Shannow !
— Je sais… Conduis les chevaux dans la passe. Je te rejoindrai plus tard.
— Que vas-tu faire ?
Sans répondre, Shannow descendit de cheval et escalada les rochers qui bordaient la passe.
Batik continua, menant le cheval de son compagnon par la bride. La piste s’élargit pour devenir une vallée en forme de bol bordée d’épicéas et de pins. Batik amena les chevaux près d’un ruisseau et descendit de selle. Shannow le rejoignit une heure plus tard.
— Continuons, dit-il.
Les deux hommes traversèrent la vallée. Ils effrayèrent un troupeau de buffles et traversèrent plusieurs petits cours d’eau. Puis Shannow regarda le soleil, son cheval tourné face à l’ouest. Batik le rejoignit. Jon se concentrait et écoutait. Pendant un moment, il ne se passa rien. Puis un coup de feu retentit, suivi par deux autres. Shannow attendit, la main levée et trois doigts tendus. Un autre coup. Jon se raidit. Un cinquième coup.
— Ça y est, dit-il.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai relié des fils à cinq revolvers que nous leur avons pris, et j’ai coincé les armes dans les rochers, au-dessus de la piste.
Batik sourit.
— Ils maudiront le jour où ils ont décidé de te pourchasser, Shannow !
— Non. Ils deviendront simplement plus prudents. Ils m’ont sous-estimé. Maintenant, espérons qu’ils me surestimeront, cela nous donnera plus de temps.
— Je me demande si quelqu’un a été touché…
— Probablement un homme… Les autres coups ont peut-être blessé les chevaux. Mais ils avanceront plus prudemment. Nous choisirons en priorité les passages étroits, entre des falaises. Forcés de s’arrêter et de tout vérifier, ils ne nous rattraperont pas avant des jours.
— N’as-tu pas oublié quelque chose ?
— Quoi ?
— Nous allons vers l’ouest, sur le territoire des Enfants de l’Enfer. Il y aura des patrouilles devant nous.
— Tu commences à apprendre, mon vieux ! Continue…
Quand le crépuscule tomba, Batik repéra des bâtiments au nord. Les deux hommes en approchèrent, descendant une pente douce. Ils étaient en pierre blanche et s’étendaient sur trois acres. Certains avaient plus d’un étage. Des escaliers extérieurs menaient au sommet de tours de marbre crénelées. Shannow dégaina un revolver. Mais il n’y avait aucun signe de vie. Les sabots ferrés des chevaux résonnaient sur les pavés des rues.
La lune sortit des nuages, sa lumière argentée conférant une allure fantomatique à la cité. Quand les deux hommes arrivèrent sur la place principale, Shannow s’arrêta devant la statue d’un guerrier en armure au casque emplumé. Le bras gauche de la statue avait disparu, mais le droit tenait une épée courte à lame large.
De l’autre côté de la place, une grande avenue menait à un palais. De chaque côté du portail se dressaient des statues de jeunes femmes en robes longues.
— Il n’y a de bois nulle part, dit Batik quand il arriva à l’entrée.
Il passa ses doigts sur la pierre.
Les deux hommes descendirent de leurs montures et les attachèrent. Puis Shannow entra dans le palais. Le hall central était décoré de statues. Jon alla de l’une à l’autre. Certaines représentaient des femmes au port royal, d’autres de jeunes garçons à l’air arrogant et d’autres encore des hommes plus âgés et barbus. Sur le mur opposé, derrière une estrade, une mosaïque aux couleurs vives montrait un roi sur un char doré, suivi par une armée de guerriers emplumés qui brandissaient des lances et des arcs.
— Je n’ai jamais vu de vêtements semblables, dit Batik. Ces guerriers portaient des jupes en bois ou en cuir renforcées de bronze.
— C’étaient sans doute des Israélites, dit Shannow. Et c’est peut-être une des anciennes cités. Mais pourquoi n’y a-t-il pas de bois ?
Batik approcha d’un autre mur et appela Jon. Dans une alcôve s’entassaient des gobelets écrasés et des assiettes, le tout en or. Les gobelets portaient des inscriptions que Jon ne put déchiffrer. Près d’une entrée, il trouva un manche d’arme, mais pas de lame. Il glissa son doigt dans le creux du manche. Quand il le retira, il était légèrement rouge.
— De la rouille, dit Shannow. Pas de bois, pas de fer, seulement de la pierre.
— Je me demande pourquoi personne ne vit ici. Il ne serait pas très difficile de restaurer les bâtiments.
— Tu y habiterais ?
— Ma foi… non. C’est un peu sinistre.
Shannow hocha la tête. Le clair de lune qui filtrait par les fenêtres éclairait un grand escalier. Jon monta et déboucha dans une pièce à ciel ouvert. Les étoiles brillaient. Au milieu de la pièce, à égale distance les uns des autres, quatre aigles dorés gisaient sur le flanc. Shannow en souleva un. Une vis dorée tomba d’un petit trou, dans une aile.
— Un ornement de lit, supposa-t-il.
— La chambre du roi, dit Batik. Un peu fraîche à mon goût !
Ils retournèrent dans le hall principal. Shannow remarqua que Batik transpirait abondamment.
— Ça va ?
— Non. Ma vision se trouble et j’ai le vertige.
— Assieds-toi, dit Shannow. Je vais te chercher de l’eau.
Il sortit mais rata une marche et tituba, sa vue se brouillant. Il se raccrocha au bras d’une statue pour rester debout. Quand il croisa le regard de pierre de la statue, il entendit un grondement.
Il avança vers l’entrée, ignorant sa nausée.
Il se laissa tomber sur la marche extérieure. Un soleil de plomb brillait sur la ville.
Jon leva les yeux. Sur la place déambulaient des guerriers en armure de bronze ou en kilt de cuir et des femmes en robes de coton ou de soie.
Un peu partout, des marchands vendaient des fleurs. Des enfants jouaient sur les pierres surchauffées. Soudain, le ciel s’assombrit et des nuages envahirent les cieux. Le soleil disparut. Au loin, un immense mur noir avançait vers la ville. Shannow cria, mais personne ne l’entendit. Le mur approcha puis s’écrasa sur la cité. De l’eau emplit les poumons de Jon. Il s’accrocha au chambranle de la porte…
Il ouvrit les yeux et vit la cité silencieuse sous le clair de lune. Se redressant, il récupéra sa gourde sur son cheval et retourna près de Batik.
— Tu as vu ? demanda Batik, le visage cendreux et les yeux hantés.
— Le raz-de-marée ?
— Oui. Cette ville était immergée. Voilà pourquoi il n’y a ni bois ni fer. Et ton poisson géant… Tu avais raison. Il a été déposé ici par l’eau.
— Oui.
— Où sommes-nous, Shannow ?
— Je l’ignore. Karitas a dit que l’eau avait recouvert le monde. Mais comme tu l’as fait remarquer, où est-elle passée ? Pour que tout le bois et le fer aient disparu, cette ville a dû rester inondée pendant des siècles.
— Je pensais à autre chose, Shannow. Si le monde a été détruit par la mer, alors que cette ville est au-dessus des océans, peut-être y a-t-il eu deux Armageddon ?
— Je ne comprends pas.
— La Chute du Monde. Peut-être est-elle survenue deux fois.
— C’est impossible.
— Tu m’as dit que Karitas t’avait parlé de l’Arche de Noé. Un déluge avait inondé la terre. Cela s’est passé avant Armageddon.
Shannow se détourna.
— « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil…»
— Qu’est-ce que c’est ?
— Salomon… Peu après, il a écrit : « On ne se souvient pas de ce qui est ancien ; et ce qui arrivera dans la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard. »
Batik éclata de rire.
— Qu’y a-t-il de si amusant ?
— Si j’ai raison, nous sommes assis en ce moment sur ce qui était autrefois le fond d’un océan.
— Je ne vois pas ce que ça a de drôle.
— Toi, Jon ! Si ce qui était la mer est désormais la terre, ce qui était la terre est maintenant sous la mer. Tu auras besoin de branchies pour trouver Jérusalem !
— En supposant que tu aies raison…
— Exact. Je me demande ce qu’était cette ville. Regarde ces statues : de grands hommes, de toute évidence. Et personne ne saura jamais plus rien de leur grandeur…
Shannow étudia la statue la plus proche. Elle représentait un homme âgé, la barbe blanche frisée et le front haut. Dans sa main droite, serrée contre sa poitrine, il tenait un rouleau de parchemin. La gauche brandissait une tablette de pierre.
— Je doute qu’il se serait soucié de l’immortalité, dit Shannow. Il semble sage et satisfait.
— Je me demande de qui il s’agissait.
— Un homme de loi. Un prophète. Ou un roi. Un grand homme, en tout cas. Sa statue est plus haute que toutes les autres.
— Il s’appelait Paciades, dit une voix.
Shannow se tourna, dégaina et braqua ses revolvers sur la silhouette debout dans l’entrée. L’homme avança dans le hall, les mains tendues. Il mesurait un bon mètre quatre-vingts et sa peau était noire comme l’ébène.
— Désolé de vous avoir effrayé, dit-il. J’ai vu vos chevaux.
— Au nom du ciel, qui êtes-vous ? demanda Shannow.
— Un homme.
— Mais vous êtes noir. Appartenez-vous au Diable ?
— Étrange comme les préjugés s’accrochent à l’esprit des gens, quelles que soient les circonstances. Non, maître Shannow, je n’appartiens pas au Diable.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— Ruth m’a contacté et m’a demandé de m’occuper de vous.
— Êtes-vous armé ?
— Pas selon votre définition d’une arme.
— Si vous venez en paix, je vous présente mes excuses, dit Shannow. Mais on nous pourchasse, et je ne prendrai aucun risque. Batik, fouille-le.
L’Enfant de l’Enfer approcha prudemment de l’homme et passa la main sur sa tunique grise et son pantalon noir.
— Pas d’armes, dit-il. (Shannow rengaina ses revolvers.) Je vais vérifier dehors, proposa Batik.
— S’il n’y a personne, ramasse du bois pour le feu, dit Jon en faisant signe à l’inconnu de s’asseoir.
Le Noir sourit.
— Vous êtes un homme prudent, maître Shannow. J’aime ça. Un signe d’intelligence, une denrée plutôt rare dans le monde nouveau auquel vous appartenez.
— Pourquoi Ruth vous aurait-elle contacté ? demanda Shannow.
— Je la connais depuis des années. Nous ne sommes pas toujours d’accord sur certains détails théologiques, mais en gros, nous cherchons la même chose.
— C’est-à-dire ?
— Recréer une société équitable. Une civilisation où les hommes et les femmes vivront dans l’harmonie et l’amour, sans craindre les Brigands ou les Enfants de l’Enfer.
— C’est possible ?
— Non, bien entendu. Mais nous devons tout faire pour essayer.
— Comment vous appelez-vous ?
— Samuel Archer.
Batik revint avec une brassée de bois mort et expliqua qu’il avait dû sortir de la ville pour le trouver. Quand le feu eut pris, Shannow demanda au Noir ce qu’il savait sur la statue.
— J’étudie cette ville depuis dix-huit ans, dit Archer. Sur des feuilles d’or, j’ai trouvé des inscriptions très intéressantes. Il m’a fallu quatre ans de travail pour les traduire. Ce vieil homme était Paciades, l’oncle d’un roi. Un astronome. Grâce à son travail, les gens savaient quand semer pour avoir les meilleures récoltes. Il a également découvert l’instabilité de la Terre, même s’il n’a pas compris l’importance que cela aurait pour son monde.
— A-t-il vu la fin arriver ?
— Je l’ignore. Sa mort n’est enregistrée nulle part.
— Quand la ville a-t-elle été détruite ? demanda Batik.
— Il y a environ huit mille ans.
— Donc, pendant sept mille cinq cents ans, cet endroit était un océan ?
— Exact, Batik. Le monde a beaucoup changé.
— Comment se nommait cette ville ?
— Balacris… Une des trente cités de l’Atlantide.
Batik s’endormit bien avant minuit.
Shannow et Archer se promenèrent ensemble le long des avenues bordées de statues de Balacris.
— Je viens souvent ici, dit Archer. On éprouve un sentiment de paix extraordinaire dans une ville morte. Souvent, les fantômes des temps anciens se joignent à moi… (Il regarda Shannow et sourit.) Vous me croyez fou ?
Jon haussa les épaules.
— Je n’ai jamais vu de fantômes, maître Archer, mais je n’ai aucune raison de douter de leur existence. Parlez-vous avec eux ?
— J’ai essayé la première fois que je les ai vus. Mais ils ne me voient pas. Je doute que ce soient des esprits. Juste des images, comme celles que Batik et vous avez vues ce soir. Cette terre est magique. Venez, je vais vous montrer.
Archer conduisit Jon en haut d’une colline, puis dans un creux en forme de bol où de grandes pierres entouraient un autel plat. Les pierres noires mesuraient vingt pieds de haut et brillaient comme de l’ébène polie.
— La mer les a lustrées pendant des milliers d’années. Par endroits, on voit des traces d’inscriptions…
Archer entra dans le cercle et s’arrêta près de l’autel.
Il sortit de sa poche une Pierre de Daniel grande comme un ongle. Aussitôt, Shannow vit autour de lui des silhouettes tourbillonnantes, translucides et étincelantes. Des femmes en tenue de soie dansaient et des hommes en tunique de toutes les couleurs se pressaient entre les pierres pour les regarder.
— Et maintenant…, dit Archer.
Il couvrit la Pierre de sa main. Aussitôt les danseurs disparurent. Puis il déplaça la Pierre d’une fraction de pouce et retira sa main. Trois enfants apparurent. Assis près de l’autel, ils jouaient aux osselets et ne prêtèrent pas attention aux visiteurs. Shannow s’agenouilla près d’eux et tendit la main. Elle traversa les enfants, qui disparurent.
Archer remit la Pierre dans sa poche.
— Intéressant, n’est-ce pas ?
— Fascinant, dit Jon. Avez-vous une explication ?
— Une théorie, sans plus. J’ai traduit environ deux mille mots de la langue des Rolynds, le nom que se donnaient les Atlantes : on pourrait traduire ce terme par « Peuple du Paradis ». Pour ma part, je préfère « Peuple de la Légende ».
Archer s’assit sur l’autel.
— Avez-vous faim, maître Shannow ?
— Un peu.
— Et si vous pouviez choisir une nourriture impossible ?
— Un gâteau au miel. Pourquoi me posez-vous la question ?
— Parce que j’aime montrer ce que je sais faire.
Archer se leva et ramassa dans l’herbe un caillou de la taille d’un poing. Il le posa sur l’autel, puis sortit la Pierre de Daniel, effleura le caillou avec…
… et tendit un gâteau au miel à Shannow.
— Est-il réel ?
— Goûtez-le.
— Il y a une astuce, n’est-ce pas ?
— Goûtez-le, maître Shannow.
Shannow mordit dans le gâteau.
Il était tendre et fourré au miel.
— Comment avez-vous fait ? Expliquez-moi !
Archer retourna vers l’autel.
— Le Peuple de la Légende disposait d’une source de pouvoir à nulle autre semblable. J’ignore comment il l’a découverte, ou créée, mais les Pierres étaient le secret de la culture des Atlantes. Grâce à elles, ils pouvaient matérialiser tout ce que l’esprit était capable de concevoir. Quand vous étiez enfant, maître Shannow, votre mère vous a-t-elle raconté des histoires d’épées magiques, de chevaux ailés et de sorciers ?
— Non. Mais je les ai entendues depuis.
— L’Atlantide est l’endroit où toutes les légendes ont commencé. Au palais, j’ai trouvé un inventaire des cadeaux offerts au roi pour son cent quatre-vingt-cinquième anniversaire. Chaque présent comportait une Sipstrassi – une Pierre de Sang. Il y avait des épées au pommeau incrusté d’une Sipstrassi, une couronne ornée d’une Pierre pour lui apporter la sagesse et une armure avec une Pierre à l’emplacement du cœur pour lui assurer l’invincibilité. Cette société était fondée sur la magie. Sur les Pierres qui guérissaient, nourrissaient et renforçaient. Cent quatre-vingt-cinq ans, et il portait toujours une armure !
— Pourtant, malgré leur magie, ils n’ont pas survécu.
— Je n’en suis pas si sûr. Mais je vous en parlerai une autre fois. Il faudrait dormir.
— Je ne suis pas fatigué. Allez-y. J’ai besoin de réfléchir.
— À Jérusalem ?
— Je vois que Ruth vous a réellement parlé de moi.
— Doutiez-vous de ma parole ?
— J’en doute toujours, maître Archer. Mais je ne suis pas homme à porter des jugements hâtifs.
— Parce que je suis noir ?
— Je dois avouer que cela me met mal à l’aise.
— C’est simplement un pigment différent de la peau, maître Shannow. Puis-je vous rappeler les paroles de Salomon : « Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem. » Il parlait de la reine de Saba, un pays d’Afrique où mes ancêtres ont vu le jour.
— Je rentre avec vous, dit Shannow.
Au sommet de la colline, il se tourna, regarda le cercle de pierres noires et se souvint des paroles de Karitas. La mort et le sang les nourrissaient. L’autel, au milieu du cercle, était semblable à la pupille d’un œil immense.
— Ruth m’a dit du bien de vous, révéla Archer.
Shannow détourna les yeux de l’autel.
— C’est une femme remarquable. Elle m’a montré ma vie, même si je ne l’ai pas reconnue à ce moment-là.
— Comment a-t-elle procédé ?
— Elle a fait apparaître une bibliothèque et m’a donné une heure pour trouver la vérité. C’était impossible, tout comme ma vie est impossible. La vérité est autour de moi, mais j’ignore où regarder, et j’ai si peu de temps pour la chercher…
— C’est déjà une découverte, confirma Archer. Quand avez-vous décidé de chercher Jérusalem ?
— C’est un acte de foi. Ni plus, ni moins. Sans motivations philosophiques. Je vis en respectant la Bible, pour faire ce qu’un homme estime juste. Chercher Jérusalem est ma façon de m’arranger du doute.
— La quête du Graal, souffla Archer.
— Vous êtes le deuxième à mentionner le Graal. J’espère que vous n’êtes pas l’ami du premier homme qui m’en a parlé !
— Qui était-ce ?
— Abaddon.
Archer s’arrêta et se tourna vers Shannow.
— Vous avez rencontré le Seigneur de Satan ?
— En rêve. Il m’a provoqué en me comparant à Galaad.
— Ne vous inquiétez pas… Il y a de pires destins qu’être un chevalier à la recherche de la vérité. J’imagine qu’Abaddon vous envie.
— Il n’y a pas grand-chose à envier…
— Si c’était vrai, je ne vous aurais pas contacté. Et Ruth ne m’aurait pas demandé de le faire.
— Je suis incapable de voir les bâtiments du Sanctuaire.
— Moi aussi, avoua Archer. Il y a un grand pouvoir là-bas. Ruth peut transformer l’énergie en matière sans l’aide d’une Pierre. Je crois qu’elle est au bord de l’immortalité.
— Comment est-elle devenue si puissante ?
— Elle dit, et je n’ai aucune raison d’en douter, que la réponse est dans la Bible. Ne pas utiliser le pouvoir rend plus fort.
— De quelle façon ?
— Difficile à expliquer… Mais c’est quelque chose dans ce genre : si un homme vous frappe sur la joue droite, vous éprouvez le désir de le frapper aussi. Contrôler ce désir, et ne pas répliquer, vous rend plus fort.
» Voici une autre analogie… Imaginez que vous êtes un pichet vide. Chaque fois que vous vous mettez en colère, ou que vous éprouvez des émotions violentes, le pichet se remplit d’eau. Si vous donnez libre cours à votre colère, l’eau disparaît. Plus vous contrôlez vos sentiments, plus le pichet se remplit. Quand il est plein, vous disposez du pouvoir que vous n’avez pas utilisé quand vous avez eu envie de frapper. Ruth est très vieille. Elle pratique cet art depuis des années. Maintenant, le pichet est comme un lac…
— Mais vous ne croyez pas tout à fait à cette explication ?
— Oui et non. Son idée n’est pas fausse, mais nous sommes dans les Terres Maudites. Beaucoup de choses défient les explications rationnelles. Cette zone était autrefois une décharge d’armes chimiques si dangereuses qu’elles étaient enfermées dans des barils et jetées des bateaux afin que leur poison repose au fond des océans. Pendant la Chute, les radiations – une épidémie, si vous voulez, maître Shannow – ont tué tous ceux qui y étaient exposés. La Terre était polluée. Elle l’est toujours. Là où nous sommes, le niveau de radiations est cent fois supérieur à celui qui aurait tué un homme avant la Chute. Cela a provoqué des mutations chez les humains et chez les animaux. Il y a plus de gens dotés de Perceptions Extra-sensorielles que dans les temps anciens. Loin à l’est, on trouve des tribus aux mains et aux pieds palmés. Au nord, un peuple a le corps couvert de poils et une tête allongée semblable à celle des loups. On parle aussi d’humains ailés, mais je ne les ai jamais vus.
» Je crois que Ruth a découvert une partie de la vérité, mais ses talents ont été renforcés par les Terres Maudites.
» Vous avez parlé d’une bibliothèque. Elle l’a sans doute créée spécialement pour vous, en réarrangeant les molécules pour leur donner la forme quelle voulait.
Shannow resta un long moment silencieux.
— Dieu a très peu de place dans votre façon de penser, maître Archer, dit-il enfin.
— J’ignore qui il est. La Bible dit qu’il a créé l’univers, y compris le Diable. Une grossière erreur ! Puis il a donné la vie à l’homme. Une bourde encore plus énorme. Je ne peux pas vénérer quelqu’un qui fait des gaffes aussi monumentales.
— En dépit de ses pouvoirs et de ses connaissances, Ruth est croyante, dit Shannow.
— Ruth est sur le point de créer un dieu, répondit Archer.
— Pour moi, c’est une hérésie.
— Alors, pardonnez-moi, maître Shannow, et considérez mes paroles comme une preuve d’ignorance.
— Vous n’êtes pas un ignorant, maître Archer. Et je ne pense pas que vous soyez mauvais. Bonne nuit.
Archer regarda l’Homme de Jérusalem retourner au palais, puis il s’assit et contempla le ciel étoilé. Ruth lui avait dit que Shannow était un homme hanté, et il confirmait son diagnostic.
Moins Galaad que Lancelot, pensa-t-il. Un chevalier imparfait pour un monde imparfait. Instable et ne cédant pourtant pas un pouce de terrain.
— Bonne nuit, Shannow, murmura-t-il. Moi non plus, je ne trouve pas de mal en vous.
L’image de Ruth apparut et se solidifia.
Elle s’assit à côté de lui.
— Transformer des cailloux en gâteau ! Vous êtes incorrigible, Samuel !
Il sourit.
— Avez-vous détourné l’attention des Zélotes ?
— Oui. Ils sont partis vers l’ouest, l’image de Shannow et de Batik devant eux.
— Vous aviez raison, Ruth. C’est un homme de bien.
— Il est plus fort aux endroits qui ont déjà été cassés, dit Ruth. Je l’aime beaucoup. Comment va Amaziga ?
— À merveille, mais elle me harcèle tout le temps.
— Vous avez besoin d’une femme forte. Comment se déroule la vie à l’Arche ?
— Vous pourriez venir et voir par vous-même.
— Non. Je n’aime pas Sarento. Inutile de me répéter que c’est un bon administrateur ! Vous l’appréciez parce qu’il partage votre fascination pour les villes mortes.
Archer ouvrit les mains.
— Reconnaissez que vous aimeriez voir la maison des Gardiens !
— Peut-être… Emmènerez-vous Shannow chez Sarento ?
— Probablement. Pourquoi est-il important à vos yeux ?
— Je ne peux pas le dire, Sam. Non par mauvaise volonté, mais parce que je l’ignore. Les Enfants de l’Enfer s’agitent, la mort est dans l’air, et l’Homme de Jérusalem est assis dans l’œil du cyclone.
— Vous pensez qu’il veut tuer Abaddon ?
— Oui.
— Ce ne serait pas une mauvaise chose pour le monde…
— Peut-être, mais je sens que des loups se cachent dans les ombres, Sam. Gardez Shannow en sécurité. Pour moi.
Elle sourit, lui effleura le bras…
Et disparut.
L’invasion des terres du Sud par les Enfants de l’Enfer commença le premier jour du printemps, quand un millier de cavaliers entrèrent en force dans Rivervale. Ash Burry fut capturé dans sa ferme et cloué à un arbre. Des centaines de familles périrent. Les survivants se réfugièrent dans les collines, où les Enfants de l’Enfer les rattrapèrent.
L’armée continua vers le sud.
À vingt lieues de Rivervale, au pied des monts Yeager, une petite troupe était rassemblée dans un ravin, écoutant le récit d’un réfugié qui avait perdu sa famille. C’étaient des hommes rudes et brutaux, endurcis par la dure vie des Brigands. Pourtant, ils écoutèrent avec une horreur croissante les histoires de massacres et de viols.
Leur chef, un homme si mince qu’il semblait presque squelettique, était assis sur un rocher, son visage ne reflétant aucune émotion.
— Vous dites qu’ils ont des fusils qui tirent plusieurs fois ?
— Oui, et des revolvers aussi, répondit le réfugié, un fermier vieillissant.
— Que devons-nous faire, Daniel ? demanda un jeune homme aux cheveux blonds.
— Je dois réfléchir, Peck. Ils nous privent de notre travail, et ça n’est pas bien. Pas bien du tout ! Je pensais que nous nous débrouillions à merveille avec les trois nouveaux fusils et les cinq revolvers que Gambion a rapportés. Mais des armes à répétition…
Peck écarta une mèche de cheveux de son front puis se gratta, car une puce l’avait piqué sous sa chemise en daim tachée.
— Nous pourrions récupérer quelques-unes de leurs armes, Daniel.
— Le petit a raison, dit Gambion, un grand homme au corps difforme et à la barbe épaisse, mais chauve comme un œuf.
Avec Daniel Cade depuis sept ans, il était réputé pour son habileté au couteau et au revolver.
— Nous pourrions attaquer les Enfants de l’Enfer et leur prendre des armes.
— C’est possible, dit Cade, mais ce problème est plus compliqué que la récupération de quelques fusils. Nous vivons grâce à ce pays. Et nous dépensons nos pièces de Barta dans les cités qui ne nous connaissent pas. Ces maudits Enfants de l’Enfer tuent les fermiers et les marchands et brûlent les villes. Bientôt, il ne restera plus rien pour nous.
— Nous ne pouvons pas affronter une armée, Daniel, dit Gambion. Nous sommes soixante-dix !
— Vous avez un homme de plus, dit le fermier. Comptez sur moi !
Cade se leva. C’était un gaillard de grande taille. Il avait la jambe gauche raide et son genou était entouré de bandes de cuir serrées. Passant une main dans son épaisse chevelure noire, il cracha sur le sol.
— Gambion, prends dix hommes avec toi et écume les environs. Si tu trouves des survivants, envoie-les ici. Si tu tombes sur un groupe qui ne connaît pas les montagnes, accompagne-le.
— Les hommes et les femmes ?
— Hommes, femmes, enfants… tout le monde.
— Pourquoi, Daniel ? Il n’y a pas assez de nourriture pour nous !
Cade l’ignora.
— Peck, pars avec douze hommes, et rassemble tout le bétail errant que tu trouveras : chevaux, vaches, moutons, chèvres. Il y en a forcément beaucoup. Conduis-les dans le canyon Sweetwater et condamne l’entrée pour faire un enclos. Et qu’aucun de vous ne s’attaque aux Enfants de l’Enfer. Au premier signe de ces salauds, vous filez. C’est compris ?
Les deux hommes hochèrent la tête. Gambion ouvrit la bouche, mais Cade l’interrompit.
— Plus de questions ! Allez-y.
Cade boitilla jusqu’au rocher où Sébastian était assis. Ce jeune homme de dix-neuf ans à peine était un meilleur éclaireur que les hommes des monts Yeager.
— Prends un bon cheval et faufile-toi derrière les Enfants de l’Enfer. Ils doivent recevoir des munitions et des vivres. Trouve le trajet qu’empruntent leurs convois.
Cade pivota, se tordant le genou. Il ravala un juron et serra les dents pour supporter la douleur. Deux ans étaient passés depuis cette foutue histoire. Chaque jour, la souffrance la lui rappelait.
Il s’en souvenait comme si c’était la veille. Un matin, Gambion, cinq hommes et lui étaient arrivés sur la place du marché d’Allion, où une silhouette solitaire les attendait au milieu de la rue principale poussiéreuse.
— On ne veut pas de toi ici, Cade, avait dit l’homme.
Daniel s’était penché pour étudier l’inconnu. Il était grand, avec des cheveux grisonnants qui lui tombaient sur les épaules et un regard qui semblait traverser les gens.
— Jonathan ? c’est toi ?
— Par l’Enfer, Daniel, avait dit Gambion, c’est l’Homme de Jérusalem !
— Jonnie ?
— Je n’ai rien à te dire, Daniel, avait lâché Shannow. Pars d’ici. Va en Enfer, où est ta place.
— Ne me juge pas, petit frère. Tu n’en as pas le droit.
Avant que Shannow ait eu le temps de répondre, un des hommes de Cade, un jeune homme sans cervelle nommé Rabbon, brandit un fusil. Shannow le descendit. La rue fut plongée dans le chaos : les chevaux se cabrèrent, des coups de feu retentirent, ponctués par les hurlements des blessés ou des mourants. Une balle perdue avait démoli le genou de Cade. Gambion, blessé au bras, avait saisi les rênes du cheval de Daniel. Ils avaient laissé derrière eux cinq hommes morts ou agonisants.
Trois semaines plus tard, les bonnes gens d’Allion s’étaient débarrassées de Shannow. Cade était revenu avec sa troupe. Par le ciel, il leur avait fait payer son genou !
Il n’avait plus vu son frère depuis. Un jour, ils se rencontreraient de nouveau. En attendant, Cade rêvait de vengeance.
Lisa, sa femme, approcha de lui. C’était une fille de ferme qu’il avait capturée deux ans plus tôt. D’habitude, il se débarrassait vite de ses maîtresses. Mais quelque chose en Lisa l’avait forcé à la garder. Une harmonie intérieure qui apportait la paix à son cœur blasé. Dès qu’elle lui souriait, sa violence et son agressivité le quittaient. Il lui prenait la main, et ils restaient assis ensemble, heureux d’être l’un avec l’autre. Le seul point faible de l’existence nomade de Cade : Lisa l’aimait. Il en ignorait la raison, et ne s’en souciait pas. Seule comptait la réalité de cet amour.
— Pourquoi fais-tu cela, Daniel ? demanda-t-elle, en s’asseyant à côté de lui sur le banc recouvert de cuir qu’il avait fabriqué l’automne précédent pour le porche de leur maison.
— Faire quoi ?
— Amener les réfugiés dans les monts Yeager.
— Tu penses que je ne devrais pas ?
— Non. C’est une bonne chose de sauver des vies. Mais je me demandais pourquoi…
— Pourquoi un chef de Brigands, un loup, amène des agneaux dans sa tanière ?
— Oui.
— Tu ne tiens pas compte du lait de la bonté humaine…
Elle lui embrassa la joue, inclina la tête et sourit.
— J’ai conscience qu’il y a en toi de la bonté, Daniel, mais je sais aussi que tu es un homme rusé. Qu’espères-tu retirer de tout ça ?
— Les Enfants de l’Enfer détruisent le pays et ils ne nous laisseront aucune place. Si je m’oppose à eux avec ma petite troupe, ils m’écraseront. Donc, j’ai besoin d’une armée.
— Une armée d’agneaux ?
— Une armée d’agneaux, oui… Mais souviens-toi que les Brigands prospèrent parce que les fermiers ne peuvent jamais s’allier contre eux. Pourtant, il y a dans leurs rangs des hommes courageux, habiles et durs. En les réunissant, je créerai une force avec laquelle l’envahisseur devra compter.
— Mais toi, qu’y gagneras-tu ?
— Si je perds, rien. Si je gagne… le monde entier, Lisa ! Je serai leur sauveur. Tu as déjà eu envie de devenir reine ?
— Ils n’accepteront jamais. Dès que la bataille sera finie, ils se souviendront de ce que tu étais, et ils se retourneront contre toi.
— Nous verrons. À partir de maintenant, Daniel Cade est un nouvel homme : bon, gentil et compréhensif. Le chef idéal ! Les Enfants de l’Enfer m’ont donné cette possibilité, et je leur en suis presque reconnaissant.
— Ils te pourchasseront avec leurs armes effrayantes.
— C’est vrai, Lisa. Mais il leur faudra franchir le col de Franklin. Un gamin armé d’une catapulte pourrait le défendre !
— Crois-tu vraiment que ce sera aussi facile ?
— Non. Ce sera le plus grand pari de ma vie. Mes hommes disent qu’ils seraient prêts à me suivre en Enfer. Voilà l’occasion de le prouver !
Shannow ne trouvait pas le sommeil. Couché la tête sur sa selle, au chaud sous ses couvertures, des images tourbillonnaient dans son esprit. Donna Taybard, Ruth et la bibliothèque, Archer et ses fantômes, et surtout, Abaddon.
Dire qu’il le tuerait était facile. Mais Abaddon n’avait rien d’un chef de Brigands tapi dans un repaire de montagne. C’était un général, un roi qui commandait des milliers d’hommes.
Donna lui avait demandé un jour comment il trouvait le courage d’affronter une horde d’ennemis, et il lui avait dit la vérité : éliminer le chef suffisait, les autres ne comptaient pas. Mais serait-ce vrai dans ce cas ?
Babylone était à six semaines de cheval au sud-ouest. La Nuit des Sorcières, selon Batik, aurait lieu dans moins de un mois. Il ne pouvait pas sauver Donna, comme il avait échoué à sauver Curopet.
Restait la possibilité de se venger. Mais de quoi ?
Ses yeux brûlaient de fatigue. Il les ferma, pourtant le sommeil ne vint pas. Il se sentait ployer sous l’immensité de la tâche qui l’attendait.
Finalement, il s’enfonça dans un sommeil troublé.
Il rêva qu’il marchait sur une colline verdoyante, sous un soleil brûlant.
Il entendait la mer clapoter sur une plage invisible et le bruit des sabots de chevaux qui galopaient sur l’herbe. Il s’assit sous un chêne et ferma les yeux.
— Soyez le bienvenu, étranger, dit une voix.
Shannow ouvrit les yeux et vit un homme de grande taille, assis devant lui, les jambes croisées. Barbu, le visage carré, trois tresses pendaient sur ses épaules. Et il avait les yeux bleu ciel.
— Qui êtes-vous ?
— Pendarric. Et vous êtes Shannow, celui qui cherche la cité perdue ?
— Comment savez-vous mon nom ?
— Pourquoi l’ignorerais-je ? Je connais tous ceux qui habitent dans mon palais.
L’homme était vêtu d’une tunique bleu clair tenue par une ceinture en tissu tressé d’or. À son flanc pendait une épée courte à la garde ouvragée. Le pommeau était sculpté dans une Pierre de Daniel de la taille d’une pomme.
— Êtes-vous un fantôme ?
— Question intéressante ! Je suis comme j’ai toujours été, alors que vous n’êtes pas réellement ici. Qui de nous deux est le fantôme ?
— C’est un rêve. Archer et ses jeux…
— Peut-être. (L’homme sortit son épée et la planta dans le sol.) Regardez-la bien, Shannow. Assurez-vous que vous la reconnaîtrez.
— Pourquoi ?
— Disons que c’est un jeu. Mais quand vous la reverrez, sous quelque forme quelle soit, tendez la main vers elle et elle deviendra réelle.
— Je ne sais pas me servir d’une épée.
— Non, mais vous avez un cœur. Et vous êtes un Rolynd.
— Faux ! Je n’appartiens pas à votre peuple.
Pendarric sourit.
— Les Rolynds ne sont pas une race, Shannow, c’est un état particulier de l’être. Votre ami Archer se trompe. Un homme ne peut pas naître rolynd ni le devenir. Il est ou ne l’est pas.
« Vous n’avez pas survécu si longtemps grâce à votre seule habileté. Ce qui est caché en vous vous guide. Vous avez le sens du danger. Même si vous l’appelez instinct, c’est bien plus que ça. Faites-lui confiance… et souvenez-vous de l’épée.
— Croyez-vous que je peux gagner ?
— Non. Ce que je dis, c’est que vous n’êtes pas un guerrier solitaire confronté à un ennemi invincible. Vous êtes un Rolynd, et c’est plus important que la victoire.
— Êtes-vous aussi un Rolynd ?
— Non, Shannow, même si mon père l’était. Si j’avais eu cette chance, mon peuple ne serait pas mort horriblement. Voilà pourquoi je vous ai fait venir ici. Personne ne comprend le pouvoir des Sipstrassi. Il peut guérir ou tuer. Mais son effet principal est de transformer les rêves en réalité. Vous souhaitez guérir un malade ? La Sipstrassi le fera, jusqu’à épuisement de son pouvoir. Si vous voulez tuer, la Pierre le fera aussi. Mais ce pouvoir-là est terrible, parce qu’elle se nourrit de la mort. Elle érodera l’âme de celui qui s’en sert, renforçant le mal qui est en lui. À la fin… Mon peuple pourrait vous parler de la fin, Shannow. Le monde est presque mort. Nous avons déchiré le tissu même du temps et notre monde fut noyé sous l’océan. Cette tragédie a eu un bon côté : les Sipstrassi ont été englouties avec nous. Maintenant, elles sont revenues, et la terreur attend.
— Le monde connaîtra une nouvelle Chute ?
— Dans moins de un an.
— Comment en êtes-vous si sûr ?
— N’avez-vous pas écouté mes paroles ? J’ai déjà provoqué la Chute une fois. Jadis, j’ai conquis le monde et bâti un empire au centre des terres de Xechotl à Greeze. J’ai ouvert les portails de l’univers et donné à votre peuple les mythes qu’il a conservés jusqu’à ce jour : les dragons et les trolls, les démons et les gorgones. Ce que l’homme imagine, les Sipstrassi le créeront. Mais l’équilibre de la Nature ne doit pas être rompu. J’ai déchiré le fil qui tenait l’univers.
Shannow lut de l’angoisse sur le visage de Pendarric.
— Je ne peux pas arrêter le mal, seulement tuer Abaddon. Il sera remplacé. Je ne changerai pas le sort du monde.
— Souvenez-vous de l’épée, Shannow.
Le soleil se coucha, et l’obscurité enveloppa Jon comme une couverture.
Il ouvrit les yeux.
Il était de nouveau dans le palais en ruine.
Batik préparait un feu.
— Tu as l’air bien reposé, dit-il.
Shannow se frotta les yeux et repoussa ses couvertures.
— Je vais faire un tour pour voir s’il y a des signes des Zélotes.
— Archer a dit qu’ils étaient partis vers l’ouest.
— Je me fiche de ce qu’Archer dit !
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Non.
Shannow enfila ses bottes, prit sa selle et sortit du palais. Après avoir sellé le hongre, il quitta la ville et inspecta pendant trois heures les terres qui s’étendaient au pied des montagnes. Il n’y avait aucune trace de leurs poursuivants. Troublé, il retourna en ville.
Batik avait tué deux lapins et les faisait rôtir sur une branche quand Jon entra dans le palais. Archer dormait près du mur opposé.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Non.
Archer se réveilla.
— Bienvenue, maître Shannow.
— Parlez-moi de Pendarric !
— Vous êtes un type surprenant. Comment avez-vous appris ce nom ?
— Quelle importance ? Racontez-moi.
— C’est le dernier roi que mentionnent les inscriptions. Le dernier que j’ai trouvé, du moins. C’était un roi-guerrier. Il a étendu les frontières de son royaume jusqu’aux limites de l’Amérique du Sud, à l’ouest, et de l’Angleterre, au nord. Vers le sud, personne ne sait jusqu’où il s’étendait. Y a-t-il une raison à votre question ?
— Je commence à m’intéresser à l’histoire, dit Shannow en rejoignant Batik près du feu.
L’Enfant de l’Enfer coupa un morceau du lapin rôti et le posa sur une assiette en or cabossée.
— Tiens, Shannow. Tu peux manger comme un roi, maintenant !
Archer vint s’asseoir à côté de Jon.
— Dites-moi où vous avez trouvé le nom de Pendarric.
— Un rêve. Je me suis réveillé ce matin avec ce nom dans la tête.
— Dommage… C’est un de mes derniers grands mystères. Ruth estime que je suis obsédé.
Dehors, le ciel s’obscurcit et le tonnerre gronda. Bientôt, une pluie battante martela la ville morte.
— Ce n’est pas un bon jour pour voyager, dit Batik.
Shannow hocha la tête et se tourna vers Archer.
— Parlez-moi des Sipstrassi.
— Il y a peu de certitudes à leur sujet. Le nom signifie « pierre venue du ciel ». Les Rolynds les considéraient comme un don de Dieu. J’en ai parlé avec mon chef, Sarento. Il pense que c’était peut-être un météore.
— Un météore ? De quoi parle-t-il, Shannow ? demanda Batik.
Jon haussa les épaules.
— Archer a étudié les Pierres que tu appelles les Graines de Satan. Et j’ignore aussi ce qu’est un météore.
— Un rocher géant qui vole dans l’espace au milieu des étoiles… Pour une raison inconnue, il s’est écrasé sur la Terre, provoquant une explosion gigantesque. Selon les légendes des Rolynds, le ciel resta noir pendant trois jours et il n’y avait ni soleil ni lune. Sarento pense que l’impact a soulevé des milliers de tonnes de poussière dans l’atmosphère. Le météore a éclaté en millions de fragments, qui sont devenus les Sipstrassi. Il n’existe aucun témoignage fiable sur la première utilisation des Pierres. Même après de longues recherches, nous en savons très peu à leur sujet. Chaque fois qu’on s’en sert, leur pouvoir décline, jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que des cailloux ordinaires. Les stries noires de la Pierre augmentent et la partie dorée disparaît peu à peu. Quand elle est entièrement noire, elle ne sert plus à rien.
— À moins de la nourrir avec du sang, dit Shannow.
— Je ne suis pas sûr que ce soit vrai… Les Pierres alimentées avec du sang deviennent rouge sombre. Elles ne peuvent pas être utilisées pour guérir ou pour fabriquer de la nourriture. Sarento et moi, nous avons fait des expériences avec des lapins et des rats. Les Pierres ont toujours un pouvoir, mais elles sont modifiées. Mes découvertes montrent que les Pierres de Sang ont un effet néfaste sur leurs utilisateurs. Prenons les Enfants de l’Enfer : leur férocité augmente, et leur soif de sang devient insatiable. Batik, que s’est-il passé quand vous avez perdu votre Pierre ?
— Comment savez-vous que je l’ai perdue ?
— Avec une Graine de Satan, vous n’auriez jamais été autorisé à entrer dans le Sanctuaire. Quand vous avez perdu la Pierre, qu’avez-vous éprouvé ?
— J’étais en colère et effrayé. Impossible de dormir pendant une semaine.
— Quand nourrissiez-vous la Pierre ?
— Une fois par mois, avec mon propre sang.
— Si je vous en proposais une, la prendriez-vous ?
— Je… Oui.
— Mais vous avez hésité.
— J’ai l’impression d’être plus vivant sans elle. Pourtant, le pouvoir…
— Oui, le pouvoir. Dans un an, Batik, si vous êtes encore vivant, vous n’hésiterez plus. C’est pour ça que je suis fasciné par Pendarric, maître Shannow. Au début, ses lois étaient justes. Puis il a découvert le pouvoir des Pierres de Sang. Les cinq ans qui ont suivi, il est devenu un tyran impitoyable. Je n’ai pas encore découvert la fin de son histoire. A-t-il succombé totalement, ou dominé le pouvoir des Pierres ? Ou l’océan a-t-il englouti jusqu’à son souvenir ?
Shannow allait répondre, mais il se figea, soudain inquiet.
— Éloignez-vous du feu !
Batik obéit aussitôt, mais Archer ne bougea pas.
— Que…
La porte explosa. Deux Zélotes entrèrent, leurs armes crachant le feu. Shannow plongea vers la droite et roula sur le sol, des balles lui sifflant aux oreilles.
Archer disparut dans un nuage de fumée rouge. Un autre Zélote ouvrit le feu à partir du balcon. La balle arracha des morceaux de la mosaïque, à côté de la tête de Shannow. Il leva son revolver et tira. Le Zélote disparut, projeté en arrière.
Batik blessa le tueur le plus proche et força l’autre à se cacher derrière une statue. Shannow roula sur le dos jusqu’à une alcôve, puis visa la porte du fond.
Qui explosa à son tour. Trois hommes entrèrent et tombèrent sous les balles de Shannow. Le seul Zélote survivant voulut fuir, mais Batik lui logea une balle dans la tempe.
Batik rechargea son revolver et avança vers l’homme qu’il avait blessé.
— Au sol ! cria Jon.
Batik plongea quand le Zélote le visa. L’Homme de Jérusalem tira deux fois et fit mouche.
Il rechargea ses armes et attendit, mais tout était silencieux.
— Par l’Enfer, comment fais-tu ça, Shannow ? demanda Batik. Je n’avais rien entendu !
— Je croyais que c’était l’instinct. Maintenant, je n’en suis plus si sûr. Où est Archer ?
— Ici, dit le Noir.
Il était assis près du feu, contemplant un petit caillou noir posé dans sa main.
— Elle est vide. Dommage ! Je m’étais attaché à cette petite Pierre.
— Ils étaient censés être loin d’ici, fit Batik.
— N’accorde pas trop de crédit à la magie, petit, dit Shannow.
Les deux hommes fouillèrent les cadavres et récupérèrent les munitions. Archer ajouta du bois dans le feu.
— Nous ne devrions pas rester ici plus longtemps, dit Shannow. Je déteste servir de cible !
— Je vous conduirai à l’Arche, annonça Archer. Vous y serez en sécurité.
— Je dois aller au sud-ouest. Vers Babylone.
— Pour tuer le Seigneur Satanique ?
— Oui.
— Je doute que ce soit ce que Ruth prévoyait pour vous.
— Peu m’importe ce qu’elle prévoyait ! Je ne suis pas son serviteur. Malgré ses convictions, elle comprendra que le monde se porterait mieux sans Abaddon.
— Peut-être. Mais, il y a entre elle et lui un lien plus fort que celui du sang.
— Lequel ?
— Ruth est l’épouse d’Abaddon.