Prologue

 

 

Le Grand Prêtre se détourna du cadavre et plongea ses mains ensanglantées dans une coupe d’argent pleine d’eau parfumée. Le sang tourbillonna autour des pétales de rose qui flottaient à la surface, les assombrissant peu à peu. L’eau prit l’aspect luisant de l’huile. Un jeune acolyte s’agenouilla devant le roi, les mains tendues. Le souverain se pencha et posa dans ses paumes une grande pierre veinée de rayures noires. L’acolyte s’approcha du corps et plaça celle-ci dans la blessure béante d’où le cœur de la jeune fille avait été arraché. Le minerai scintilla, la partie dorée brillant comme une lanterne. Les veines noires devinrent aussi fines que des fils d’araignée. L’acolyte souleva la pierre, l’essuya avec un morceau de soie et la rendit au roi. Puis il recula.

Un deuxième acolyte s’approcha du Grand Prêtre et fit une révérence. Tenant la cape rouge de cérémonie, il la leva au-dessus de la tête chauve du religieux.

Le roi claqua deux fois des mains. Des serviteurs enlevèrent la dépouille de la jeune fille de l’autel de marbre et l’emportèrent.

— Qu’en est-il, Achnazzar ? demanda le roi.

— Comme vous l’avez vu, mon seigneur, le niveau de Perceptions Extrasensorielles de cette jeune fille était très élevé. Son essence nourrira beaucoup de Pierres avant de se dissiper.

— La mort d’un cochon suffit à nourrir une Pierre, prêtre ! Tu sais ce que je demande.

Le roi jeta un regard pénétrant à Achnazzar. Le prêtre chauve s’inclina, les yeux rivés sur le sol en marbre.

— Les présages sont pour la plupart favorables, sire.

— Pour la plupart ? Regarde-moi !

Achnazzar leva la tête, se préparant à rencontrer les yeux brûlants du Seigneur Satanique. Le prêtre voulut se détourner, mais le regard mauvais d’Abaddon l’hypnotisa.

— Explique-toi !

— Seigneur, l’invasion devrait se dérouler sans encombre au printemps. Mais il y a des dangers. Pas très grands, ajouta-t-il à la hâte.

— De quelle région viennent-ils ?

Achnazzar, trempé de sueur, s’humecta les lèvres avec la langue.

— Il ne s’agit pas d’une région, mon seigneur, mais de trois hommes.

— Leurs noms ?

— Un seul d’entre eux a été identifié. Les autres restent cachés, mais nous les trouverons. Celui que nous connaissons s’appelle Jon Shannow.

— Shannow ? Je n’ai jamais entendu ce nom. A-t-il des gens sous ses ordres ? Est-ce un chef de Brigands ?

— Non, mon seigneur, il est seul.

— Dans ce cas, comment pourrait-il être un danger pour les Enfants de l’Enfer ?

— Pas pour eux, mon seigneur. Pour vous.

— Tu estimes qu’il y a une différence ?

Achnazzar pâlit.

— Non, mon seigneur. Je voulais seulement dire que le danger vous concerne directement – en tant que personne.

— Je n’ai jamais entendu parier de Shannow. Pourquoi me menacerait-il ?

— Nous n’en sommes pas sûrs, sire, mais nous savons qu’il adore l’ancien dieu mort.

— Un chrétien ? cria Abaddon. Essaiera-t-il de me tuer à force d’amour ?

— Non, mon seigneur, je parlais de l’ancien dieu obscur. C’est un tueur de Brigands, un homme à la violence imprévisible. Nous pensons même qu’il est un peu fou.

— Comment se manifeste sa folie, à part sa stupidité religieuse ?

— C’est un errant. Il cherche une cité qui a cessé d’exister pendant la Sainte Armageddon.

— Laquelle ?

— Jérusalem, mon seigneur.

Abaddon ricana et se radossa à son trône.

— Cette ville a été détruite par un raz-de-marée il y a trois cents ans. Un front d’eau de mille pieds de haut a noyé cet endroit pestilentiel, marquant le début du règne du Maître et la fin de Jéhovah. Qu’est-ce que Shannow espère trouver à Jérusalem ?

— Nous l’ignorons, seigneur.

— Pourquoi est-il un danger pour moi ?

— Tous les voyants sont d’accord : sa ligne de vie rencontre la vôtre. Vos karmas sont liés. Il en va de même pour les deux autres. Shannow a croisé ou croisera le chemin de deux hommes capables de vous nuire. Nous ne les avons pas encore identifiés, mais nous le ferons. Pour le moment, ils apparaissent comme des ombres derrière l’Homme de Jérusalem.

— Shannow doit mourir, et vite ! Où est-il en ce moment ?

— À plusieurs mois d’ici, au sud, près du village de Rivervale. Nous avons quelqu’un là-bas, un agent appelé Fletcher. Je le ferai prévenir.

— Tiens-moi au courant, prêtre.

Achnazzar recula. Abaddon se leva de son trône d’ébène et approcha de la grande fenêtre cintrée, son regard embrassant la Nouvelle Babylone. L’armée des Enfants de l’Enfer se rassemblait sur une plaine, au sud de la ville, pour les raids de la Fête du Sang. L’hiver venu, les nouveaux fusils seraient distribués, et les Enfants de l’Enfer se prépareraient à la guerre du printemps. Dix mille hommes envahiraient le Sud et l’Ouest sous la bannière d’Abaddon et remettraient le monde nouveau entre les mains du dernier survivant de la Chute.

Et l’on aurait voulu qu’il ait peur d’un fou ?

Abaddon leva les bras.

— Je t’attends, Homme de Jérusalem !