Chapitre 11
Gambion arriva deux heures après le crépuscule er ordonna à ses hommes de dresser un campement sans faire de feu. Pendant ce temps, il patrouilla devant l’entrée de la Piste de Sadler. Emmenant Janus et Evanson avec lui, il laissa Burgoyne choisir le meilleur endroit pour le camp. Blond et mince, Janus avait une vingtaine d’années, tandis qu’Evanson, qui accusait dix ans de plus, s’empâtait. Gambion ne lui faisait pas confiance, mais il appréciait son second compagnon, sûr de lui et à l’esprit vif.
— Ils sont venus il y a six jours environ, dit Janus, mais ils ont raté l’entrée du col. Ils étaient dix. Nous les aurions arrêtés sans problème. Il est peu probable qu’ils reviennent.
— Si Cade m’a demandé de tenir la position, c’est qu’ils reviendront !
— Était-ce un message du Ciel ?
— Cade dit que non, mais je n’en suis pas sûr.
Il leur raconta l’histoire de l’ours qui avait fait irruption dans la cabane de Cade, et était reparti après avoir mangé quelques gâteaux.
— Vous avez été témoin de la scène ? demanda Janus.
— Je l’ai vu de mes yeux, répondit Gambion. Diable, il fait chaud ici !
— Le soleil se réverbère sur le rocher blanc, dit Janus, surtout au crépuscule. Il fera frais dans quelques instants. Les hommes peuvent faire un feu. Personne ne le verra du col.
— Tous les trois, rentrez à la maison, dit Gambion. Vous serez ravis de retrouver votre famille !
— Les deux autres peuvent partir, fit Janus, mais je resterai. Je connais cette région comme ma poche.
— Ravi de vous avoir avec moi.
— Si ça ne vous gêne pas, je pars tout de suite, dit Evanson.
Gambion fit signe qu’il était d’accord.
Janus étudia ouvertement Gambion.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? demanda Gambion, conscient de l’hostilité du jeune homme.
— Je dévisage l’homme qui a chassé tant de gens de leur ferme, répondit Janus, et je me demande pourquoi Dieu l’a choisi.
— Parce que j’étais là, petit ! On ne combat pas les Enfants de l’Enfer avec des charrues. C’est un boulot de durs.
— Peut-être…
— Vous n’avez pas besoin de m’apprécier. Contentez-vous de rester à mes côtés.
— Ne craignez rien à ce sujet. Je saurai tenir ma place !
— Je n’en doute pas. Je sais juger les gens. Montrez-moi le champ de bataille.
Ils descendirent la pente, gagnant la plaine qui s’étendait devant le canyon. Gambion regarda derrière lui. L’entrée du col avait disparu.
— Les montagnes sont jeunes, dit Janus. Probablement d’origine volcanique. Le canyon a été creusé par une coulée de lave.
— Une poignée d’hommes suffiraient à tenir la position un bout de temps.
— Cela dépend de la motivation de l’ennemi.
— Que voulez-vous dire ?
— S’ils chargent, ils entreront dans le col en quelques secondes. Nous les prendrons sous un feu croisé meurtrier, mais ceux qui traverseront pourraient nous encercler facilement.
— Dans ce cas, ne les laissons pas passer.
— Facile à dire.
— Petit, nous n’avons pas le choix. Daniel a besoin de dix jours pour emmener tout le monde à Sweetwater. Je lui ai promis qu’il les aurait, et il les aura !
— Alors, espérons qu’ils ne nous trouvent pas, dit Janus.
— Quoi qu’il arrive, ce sera comme Dieu l’aura voulu.
— Vraiment ? Moi, je ne crois pas en Dieu.
— Après tout ce que vous avez vu ?
— Qu’ai-je vu ? Une bande de Brigands et pas mal de morts ! Si ça ne vous gêne pas, Gambion, je ferai confiance à mon fusil. Dieu n’aura qu’à me laisser en paix !
Le jeune homme retourna au campement et ordonna à Burgoyne de surveiller le col. L’homme refusa, arguant qu’il retournait dans les monts Yeager.
Janus se tourna vers Gambion.
— Avez-vous un homme sur qui on peut compter pour ne pas s’endormir ?
— Peck ! appela Gambion. Prends le premier tour de garde, je te relèverai dans quatre heures.
— Pourquoi moi ?
— Parce que je te l’ordonne, fils de chienne !
— Chouette discipline, dit Janus, s’enroulant dans ses couvertures.
— Bouge-toi, Peck !
— J’y vais.
— Et ne t’endors pas. Daniel compte sur nous.
— J’ai compris !
— Je suis sérieux, Peck…
— Fais-moi un peu confiance, Ephram.
Gambion s’allongea, mais ne parvint pas à s’endormir. Il se leva et gagna le col, où il trouva Peck couché entre deux rochers, dormant à poings fermés. Il le saisit par les revers de sa veste, le releva puis le frappa, lui cassant deux dents.
Peck s’évanouit, le visage sanguinolent. Gambion lui prit son fusil et monta la garde jusqu’à l’aube.
Janus le rejoignit au lever du soleil. Il s’arrêta et regarda Peck.
— Il a le sommeil lourd ?
— Fermez-la, Janus, je ne suis pas d’humeur !
— Calmez-vous… Allez vous reposer. Je veillerai pendant quelques heures.
— Je ne suis pas fatigué. Il me faut peu de sommeil.
— Allez dormir quand même. S’ils viennent, nous n’aurons pas le temps de dormir beaucoup pendant vos fameux dix jours !
Gambion reconnut que Janus avait raison. Il lui donna le fusil et le revolver de Peck puis souleva celui-ci et le jeta sur ses épaules.
Il partit sans rien ajouter.
Janus regarda un troupeau d’antilopes brouter dans la plaine. Tout était si paisible ! Difficile d’imaginer une guerre, les revolvers crachant le feu et la mort… Il travaillait à la ferme quand les Enfants de l’Enfer avaient frappé. Son père était mort presque tout de suite, le crâne éclaté. Sa mère avait vite suivi.
Janus avait ramassé le fusil de son père et descendu le premier cavalier. L’homme était tombé de cheval. Janus avait lâché le fusil. Au moment où l’animal passait près de lui, il avait saisi le pommeau et s’était hissé en selle. Puis il était parti au galop, des balles sifflant à ses oreilles.
Le cheval avait été touché. Quand il s’était écroulé sous lui, Janus était déjà en sécurité dans les bois.
Désormais seul, il ne voulait pas penser à l’avenir. Il désirait épouser Susan McGraven, mais elle était morte, comme toute sa famille. Tuée par les pillards qui avaient attaqué sa ferme. Tout ce qu’il connaissait avait disparu.
Tous ceux qu’il avait aimés étaient morts.
Âgé de dix-neuf ans, il paraissait beaucoup plus vieux. Et il n’imaginait pas d’autre avenir que d’être tué par les Enfants de l’Enfer. Il se méfiait de Daniel Cade et de ses visions. Le peu qu’il savait de la Bible militait contre Cade.
Dieu utiliserait-il un homme comme lui ? Un tueur et un voleur ? Il en doutait.
Mais comme il doutait également de l’existence de Dieu…
Deux heures plus tard, un jeune homme morose prit le tour de garde suivant. Janus retourna au campement. Sur le chemin, il rencontra un groupe d’une dizaine d’hommes, occupés à creuser une tranchée à travers la piste. Il vit que Gambion dirigeait les opérations et s’approcha de lui.
— Que faites-vous ?
— S’ils traversent le col, ils chevaucheront à toute allure. Cette ligne servira à séparer les vrais hommes des gamins !
— Exact. Mais il n’y a pas d’abri. Si vous ne les arrêtez pas ici, vous serez mis en pièces.
— Je ne suis pas venu pour fuir, lâcha Gambion.
— Pourquoi faites-vous ça ?
— À votre avis ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Dans ce cas, je ne peux pas vous l’expliquer.
Gambion s’appuya sur sa pelle. Il se gratta la barbe et réfléchit un moment.
— Je me suis joint à la bande de Cade il y a des années, et je n’ai jamais réfléchi à ce que nous étions. Puis Dieu a parlé à Daniel, et j’ai compris qu’il n’était pas trop tard pour changer. Il n’est jamais trop tard. Maintenant, j’appartiens à l’armée de Dieu, et je ne redeviendrai plus comme avant. Pas pour le pillage, les pièces de Barta ou ces fichus Enfants de l’Enfer. Daniel m’a dit de rester ici, et j’obéis ! Qu’ils envoient des hommes, des bêtes ou des démons, ils ne passeront pas tant qu’il y aura de la vie dans ce vieux corps. Est-ce clair à vos yeux, fermier ?
— C’est clair, Ephram. Accepteriez-vous une suggestion ?
— Pour sûr !
— Creusez une deuxième tranchée et placez-y quelques hommes. Si l’ennemi passe, ils vous couvriront pendant que vous battrez en retraite.
Gambion suivit du regard l’index pointé de Janus. Il vit un écran naturel de rochers et de buissons, environ vingt pieds au-dessus de leur position.
— Vous avez l’œil, fiston. Nous le ferons.
— Comment va votre collègue, Peck ?
Gambion haussa les épaules.
— L’idiot a cru malin de mourir ! Mais c’est la vie…
— Et elle n’est pas facile dans l’armée de Dieu…
— Exact. Pas de temps à perdre avec les flemmards.
— Êtes-vous d’accord pour que je prenne un peu de repos ?
— Allez-y.
Janus partit. Affamé, il mangea des fruits séchés avant de s’enrouler dans ses couvertures.
Le lendemain, peu avant midi, trois cents cavaliers ennemis entrèrent dans le canyon. La sentinelle, un jeune homme nommé Gibson, courut chercher Gambion. Janus le suivit.
— Ils ne se contentent pas de faire une reconnaissance, dit Janus. Ils cherchent quelque chose !
— Bien vu, marmonna Gambion. Je vais prévenir les hommes de se préparer.
— Comment les disposerez-vous ?
— Quinze pour les deux tranchées, le reste avec nous.
— Puis-je faire une suggestion ?
— Allez-y.
— Ils ne seront pas prêts à charger immédiatement. La première fois, ils entreront lentement. Placez tous nos hommes disponibles au-dessus de l’entrée.
Ainsi, nous frapperons fort, dès l’abord. Pour l’attaque suivante, nous posterons les hommes dans les tranchées.
Gambion se mordit la lèvre un moment.
— Oui, ça me paraît une bonne idée.
Il répartit les hommes le long du trajet, leur ordonnant de ne pas tirer avant son ordre, mais de ne pas retenir leur feu après. Ensuite, il retourna s’accroupir près de Janus.
Une heure plus tard, un éclaireur ennemi découvrit la fissure et entra, le gros de la colonne attendant dehors. Les hommes des monts Yeager restèrent cachés quand le cavalier vêtu de noir gravit la première pente. S’il avançait davantage, il arriverait en vue des tranchées. Mais il s’arrêta et retira son casque.
Il était jeune, à peu près le même âge que Janus. De sa cachette, Gambion vit qu’il avait les yeux bleus.
Le cavalier fit pivoter son cheval et retourna dans le canyon. Les Enfants de l’Enfer avancèrent. Gambion glissa une balle dans la culasse de son fusil et attendit, la bouche sèche. Près de lui, Janus cala son arme dans le creux de son épaule et inspira à fond, essayant de se détendre. Quand la moitié de la troupe fut entrée dans le canyon, Gambion visa le chef.
— Pas encore, murmura Janus.
Les Enfants de l’Enfer continuèrent à avancer. Gambion entendit des rires : certains cavaliers plaisantaient.
— Maintenant, dit Janus.
Gambion se mit à genoux et tira sans relâche. Les coups de feu résonnèrent dans le col, tandis que les cavaliers tombaient de leurs montures affolées.
Puis l’ennemi tourna les talons et sortit du col. Très vite, le silence retomba. Gambion se leva, mais Janus le retint par le bras.
— Ils ne sont pas tous morts. Dites aux gars de se remettre en position.
— Retournez à vos postes ! brailla Gambion.
Si la plupart des hommes obéirent, un jeune homme ne tint pas compte de l’ordre et dévala la pente. Un Enfant de l’Enfer blessé roula sur le côté et lui tira dessus à bout portant. Le garçon s’arrêta net, les mains sur le ventre. Un deuxième coup lui arracha la tête.
Janus visa et tua le soldat ennemi.
Alik regroupa ses hommes. Il savait qu’il aurait dû les reconduire aussitôt à l’attaque, mais la peur le paralysait. Il hésita, ne voulant pas risquer un nouveau carnage.
— Combien de morts ? demanda-t-il à son adjoint, Terbac.
L’homme partit inspecter les rangs et revint après quelques instants.
— Cinquante-neuf.
— Nous attaquerons à pied.
— Avec le respect que je vous dois, une charge nous permettrait peut-être de passer.
— J’ai dit « à pied » !
— Bien.
Les hommes descendirent de leurs montures et les attachèrent à des arbres.
Dans le col, Janus les observait, sourcils froncés.
— Ils reviennent, dit-il, mais sans chevaux.
— À quoi jouent-ils ? demanda Gambion.
— Ils veulent sans doute prendre l’entrée, et avancer ensuite lentement.
— C’est faisable ?
— Peut-être, mais peu probable. Déplacez les hommes du côté opposé, à environ trente pas sur la gauche.
Gambion cria des ordres. Les hommes se mirent en position.
— Et maintenant ?
— Nous en descendons le plus possible ! S’ils sont futés, ils attendront la nuit. Mais je ne crois pas qu’ils le feront…
Le premier Enfant de l’Enfer atteignit la fissure et courut vers les rochers.
Il ne les atteignit jamais.
Mais le troisième réussit, donnant à son camp la possibilité de riposter. Gambion rampa le long de la crête et tua le tireur solitaire. Les Enfants de l’Enfer battirent en retraite vers le canyon.
Gambion revint vers Janus et le regarda, attendant qu’il parle. Le jeune homme comprit que le commandement lui revenait. Il sourit tristement.
— Demandez à votre Dieu une nuit sans nuages, dit-il.
— D’accord. Mais si la nuit est nuageuse ?
— Quelqu’un devra rester ici. Un gars avec de bonnes oreilles.
— Je m’en charge.
— Vous êtes le chef, vous ne pouvez pas !
— C’est vous le chef, Janus. Je ne suis pas stupide au point de ne pas m’en apercevoir !
— Mais vos hommes l’ignorent. Envoyez quelqu’un d’autre.
— D’accord. Vous pensez qu’ils ne reviendront pas aujourd’hui ?
— Nous avons de la chance, Ephram. Ils sont commandés par un lâche.
— Nous sommes à dix contre un, et vous appelez ça de la chance ?
— Un contre huit, désormais. Et, oui, nous avons de la chance ! S’ils avaient commencé par charger, ils auraient traversé et seraient en route vers les monts Yeager.
— Ma foi, continuez à réfléchir plus vite qu’eux, petit, je vous en serai éternellement reconnaissant.
— Je ferai de mon mieux !
À deux jours de Castlemine, après avoir trouvé une fissure dans les montagnes qui leur permit de bifurquer vers l’ouest, Shannow et Batik arrivèrent dans une vallée bordée d’épicéas et de pins.
Ils s’arrêtèrent sur les rives d’un lac entouré de collines et firent boire leurs chevaux. Shannow avait peu parlé depuis qu’ils avaient enterré Archer, et Batik respectait son silence.
Au milieu de l’après-midi, il vit un cavalier se diriger vers eux. Il se leva et plissa les yeux pour mieux voir. Ses yeux s’écarquillèrent.
— Jon !
— Je le vois.
— C’est Archer !
— Impossible.
Le cavalier approcha et mit pied à terre. Ce Noir de plus de six pieds portait le même style de vêtements qu’Archer.
— Bonjour, maîtres, dit-il. Je suppose que vous êtes Shannow ?
— Oui. Et voilà Batik.
— Content de vous rencontrer… Je m’appelle Lewis, Jonathan Lewis.
J’ai été envoyé pour vous guider.
— Nous guider où ?
— Vers l’Arche.
— Vous êtes un des Gardiens ? demanda Batik.
— Oui.
— Archer est mort, annonça Shannow. Mais je suppose que vous le savez ?
— Vous avez rendu sa fin plus facile, et nous vous en sommes reconnaissants. C’était un homme de bien.
— Je vois que vous êtes armé, dit Batik, désignant l’étui pendu à la ceinture de Lewis.
— Samuel n’a jamais compris à quoi servaient les armes… Nous y allons ?
Pendant plus de deux heures, ils suivirent Lewis dans un canyon de roches basaltiques noires.
Devant eux apparut une cité morte, plus grande que celle qu’ils avaient trouvée avant de rencontrer Archer. Mais ce ne fut pas ce qui arracha une exclamation à Shannow.
Cinq cents pieds au-dessus des ruines, un vaisseau doré scintillait sous le soleil couchant.
— Est-ce vraiment l’Arche ?
— Non, maître Shannow, dit Lewis, même si de nombreuses personnes le croient. Nous ne les avons d’ailleurs pas détrompées.
Les trois compagnons entrèrent dans les ruines. Lewis descendit de cheval et fit signe aux autres de l’imiter. Il mena sa monture devant la muraille rocheuse, puis tourna une petite poignée dissimulée dans la pierre. Une partie du rocher coulissa, dégageant une entrée rectangulaire de sept pieds de haut et douze de large. Lewis entra. Shannow et Batik le suivirent, leurs chevaux tenus par la bride. Les deux hommes qui attendaient dans le tunnel emmenèrent les bêtes. Lewis conduisit Shannow et Batik jusqu’à une porte d’acier qui s’ouvrit sur une petite pièce de quatre pieds sur quatre. Quand les trois hommes furent à l’intérieur, la porte se referma.
— Niveau 20, dit Lewis.
La « pièce » frémit.
— Que se passe-t-il ? demanda Batik, inquiet.
— Attendez un moment. Tout va bien.
La porte s’ouvrit sur un couloir brillamment éclairé. Shannow sortit. Il faisait plus clair qu’en plein jour, pourtant, il n’y avait aucune fenêtre. Le long des murs, il remarqua des tubes brillants. Quand il tendit la main pour en toucher un, il était tiède.
— Vous devez avoir beaucoup de Pierres pour produire autant de magie, dit Shannow.
— C’est exact, confirma Lewis. Suivez-moi.
Une autre porte s’ouvrit devant eux. Les trois hommes entrèrent dans une salle ronde où se dressait un bureau blanc en forme de croissant de lune. Un homme aux cheveux blancs se leva et leur sourit. La peau dorée et les yeux noirs en amande, il mesurait plus de deux mètres. Ses longs cheveux ressemblaient à la crinière d’un lion.
Lewis s’inclina devant lui.
— Mon seigneur Sarento, voici les hommes que vous vouliez rencontrer.
— Soyez les bienvenus, mes amis. En punition de mes péchés, c’est moi le chef ! Ravi de vous accueillir ici. Lewis, apporte des chaises pour mes invités.
Quand Batik et Shannow furent assis, Lewis partit chercher des boissons. Sarento s’appuya à la table et prit la parole.
— Vous êtes un homme remarquable, maître Shannow. J’ai suivi vos exploits depuis des années : la pacification d’Allion, la capture du Brigand Gareth, l’attaque des Enfants de l’Enfer, et, maintenant, la libération de Castlemine. Quelque chose peut vous arrêter ?
— J’ai eu de la chance…
— Elle sourit aux Rolynds, maître Shannow. Avez-vous déjà entendu ce mot ?
— Archer l’a mentionné.
— Oui. Ce cher Samuel… Je ne saurais vous dire combien sa mort me déprime. Plus qu’aucun autre, il était à l’origine de la profonde sagesse des Gardiens. Mais je parlais des Rolynds. Les Atlantes formaient une race extraordinaire. Ils avaient résolu des énigmes qui intriguaient toujours nos aînés, huit mille ans plus tard. C’étaient les pères de la magie. Certains avaient le pouvoir de guérir, d’autres de faire pousser les plantes. D’autres encore savaient enseigner. Mais ils étaient spéciaux parce qu’ils avaient de la chance. Un dieu privé qui intervenait pour eux chaque fois que cela se révélait nécessaire. Et ça l’était souvent, pour les guerriers rolynds. Des guerriers comme vous, maître Shannow. Les Atlantes pensaient que ce don était lié au courage. C’est peut-être le cas. Quelle qu’en soit la raison, vous l’avez aussi !
Lewis revint et servit un gobelet de vin blanc à chaque convive. Puis il posa le pichet sur la table et quitta la pièce.
— Un grand pouvoir est à votre disposition ici, dit Shannow.
— Il va avec la connaissance… Nous gardons les secrets de l’ancien monde.
— Mais vous avez aussi les Pierres.
— Que voulez-vous dire ?
— Avec tant de pouvoir, pourquoi n’arrêtez-vous pas les Enfants de l’Enfer ?
— Nous ne nous mêlons pas directement de l’histoire, maître Shannow, même si nous essayons depuis plus de trois cents ans de guider ce monde. Des hommes comme le Prester John Taybard et celui que vous connaissiez sous le nom de Karitas ont été envoyés pour éduquer les peuples et les aider à comprendre ce qu’ils sont, et d’où ils viennent. Je n’ai pas d’armée, et si j’en avais une, je n’aurais pas le droit de modifier le destin des Enfants de l’Enfer. Mais comme la bataille est inégale, je suis prêt à vous aider.
— De quelle façon ?
— En vous donnant des armes pour Daniel Cade.
— En quoi m’aideront-elles à tuer Abaddon ?
— Elles feront plus que ça : elles vous permettront de le vaincre.
Sans répondre, Shannow regarda Sarento dans les yeux.
— Quelle sorte d’armes ? demanda Batik.
Sarento cria un ordre et une porte coulissa dans le mur du fond. Elle donnait sur une salle de tir. La première cible était une statue de bois revêtue de l’armure des Enfants de l’Enfer. Sarento entra dans la salle et souleva une arme noire volumineuse, longue de près de un mètre. Il la tendit à Batik.
— Tirez sur la culasse mobile, à gauche, puis visez. Mais serrez bien, car l’arme vous surprendra peut-être.
Batik actionna la culasse et appuya sur la détente. L’explosion l’assourdit. La statue disparut, pulvérisée.
— Cinq cents balles par minute, dit Sarento. Si vous touchez un homme à la cuisse avec un seul projectile, le choc suffira à attirer tout son sang vers la blessure et à le tuer. Vous pouvez détruire n’importe quelle troupe avec dix armes comme ça. Et je vous en donnerai cinquante.
— J’y réfléchirai, dit Shannow.
— Réfléchir à quoi ? intervint Batik. Avec ces armes, nous pourrions prendre Babylone !
— Sans doute. Mais je suis fatigué. Avez-vous un endroit où je peux me reposer ? demanda Shannow à Sarento.
— Bien sûr.
Sarento ouvrit une porte. Lewis attendait derrière.
— Affecte des quartiers confortables à nos invités, ordonna-t-il. Je vous verrai tous les deux demain matin.
Le Gardien les conduisit dans une pièce en forme de T meublée de deux lits, une table, quatre chaises et une grande fenêtre donnant sur un lac étincelant. Shannow approcha et essaya de l’ouvrir, mais la poignée refusa de bouger.
— Elle ne s’ouvre pas, maître Shannow. Ce n’est pas une fenêtre mais une image lumineuse. Nous les appelons les visioplaisirs.
Il tourna un cadran sur le mur. La vue changea, passant au crépuscule puis à la nuit.
— Réglez-la comme vous voulez. Je vais vous chercher à manger.
Quand le Gardien fut parti, Shannow s’allongea sur le lit le plus proche, les bras derrière la nuque.
— Qu’est-ce qui t’inquiète, Shannow ?
— Rien. Je suis seulement fatigué.
— Pourtant, ces armes… Même ton Dieu aurait du mal à produire un miracle supérieur !
— Tu te contentes de peu, Batik. Maintenant, laisse-moi réfléchir.
Batik haussa les épaules et explora la pièce jusqu’à ce que Lewis revienne avec les repas. Pour Batik, il apporta un steak saignant et des légumes verts, et pour Shannow, du fromage et du pain noir. Quand ils eurent terminé, Lewis se leva pour partir.
— Y a-t-il de l’eau quelque part ? demanda Shannow. J’aimerais me laver.
— Pardonnez mon oubli, répondit Lewis. Regardez par là.
Il fit glisser le mur près du visioplaisir, révélant une cabine de verre. Quand il tendit la main et appuya sur un bouton, un jet d’eau tiède jaillit d’un tuyau fixé dans le mur.
— Il y a du savon et des serviettes ici, dit Lewis en ouvrant un placard mural.
— Merci. Cet endroit est un palais !
— Il a été construit selon des plans antérieurs à la Chute.
— Ce sont les Gardiens qui l’ont bâti ?
— D’une certaine façon, maître Shannow… nous avons utilisé les Pierres pour recréer la magie de nos ancêtres.
— Où sommes-nous ?
— À l’intérieur de la coque de l’Arche. Après avoir maîtrisé les Sipstrassi, nous l’avons réaménagée pour l’adapter à notre communauté. C’était il y a environ trois cents ans. Depuis, nous avons fait quelques modifications.
Shannow but une gorgée de vin. Il était épuisé, mais avait beaucoup de questions à poser.
— Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de parler avec Archer de ce que vous gardez. Pourriez-vous me l’expliquer ?
— Oui. Notre communauté collecte et conserve les secrets de l’Avant-Chute, avec l’espoir de ramener un jour cette époque à la vie. Notre bibliothèque compte plus de trente mille livres, la plupart techniques. Nous avons aussi quatre mille classiques en onze langues.
— Comment ressusciter le passé ? demanda Batik.
— Une question à poser à Sarento, pas à un guerrier.
— Et vous pensez restaurer la civilisation avec des armes capables de tuer cinq cents types à la minute ? demanda Shannow.
— L’homme est un animal inventif, maître Shannow. Ne préférez-vous pas avoir ces armes, plutôt que les laisser aux Enfants de l’Enfer ? Tôt ou tard, leurs armuriers les redécouvriront.
— Combien êtes-vous ici ?
— Huit cents, y compris les femmes et les enfants. Une communauté assez stable. Demain, je vous la ferai visiter. Vous accepterez peut-être de rencontrer Amaziga Archer… Ce sera douloureux pour elle, mais je sais quelle aimerait en savoir plus sur les dernières heures de son époux.
— Il m’a parlé d’elle à la fin, lui confia Shannow.
— Auriez-vous la bonté de le lui dire ?
— Bien entendu. Étiez-vous un ami d’Archer ?
— Peu de gens n’aimaient pas Sam. Oui, nous étions amis.
— Sa Pierre est devenue noire, dit Batik. Elle était très petite.
— Il l’a toujours trop utilisée. Comme un colifichet magique ! Mais il me manquera…
— Était-il le seul Gardien fasciné par l’Atlantide ? demanda Shannow.
— À peu près… Sarento et lui partageaient cette attirance.
— C’est un homme intéressant, ce Sarento. Quel âge a-t-il ?
— Un peu plus de deux cent quatre-vingts ans, maître Shannow. Il est très doué.
— Et vous, Lewis ? quel âge avez-vous ?
— Soixante-six ans. Sam Archer en avait quatre-vingt-dix-huit. Les Pierres ont des pouvoirs étonnants.
— Effectivement. Je voudrais me reposer, maintenant. Merci d’avoir répondu à mes questions.
— C’était un plaisir. Dormez bien.
— Une dernière question.
— Oui ?
— Les Pierres fabriquent-elles la nourriture pour vous ?
— Elles le faisaient autrefois. Mais nous utilisons leurs pouvoirs pour des choses plus importantes. Nous avons un troupeau de moutons et de vaches et nous faisons pousser nos légumes.
— Encore merci.
— De rien.
Shannow resta éveillé alors que Batik dormait depuis longtemps. Le visioplaisir était réglé sur le clair de lune. Il regarda les nuages dériver dans le ciel, toujours les mêmes, avec une régularité déconcertante. Il ferma les yeux, revit la statue démolie et imagina un être humain avec ses entrailles qui pendaient autour de lui comme des rubans déchirés.
Si Karitas avait possédé des armes comme celles-là, les Enfants de l’Enfer n’auraient pas détruit son village et la jeune Curopet aurait été encore en vie.
Shannow se retourna sur le ventre, mais le sommeil refusa de venir malgré le confort de sa couche. Mal à l’aise et tendu, il sortit du lit et gagna la cabine en verre, où il tourna le bouton du jet d’eau. Sur un plateau à sa droite, il trouva un savon parfumé. Il se nettoya vigoureusement, savourant la chaleur de la douche. Une fois sec, il retourna devant le visioplaisir et le régla sur le jour. Puis il regarda le soleil monter dans le ciel.
Il s’assit à la table et se servit un verre d’eau. Toute sa vie, il avait été à la fois le chasseur et la proie, et il faisait confiance à son instinct. Il y avait une raison à son malaise ; il était décidé à la trouver avant de rencontrer Sarento le matin suivant.
Sarento… Shannow ne l’aimait pas, mais ce n’était pas une raison pour le juger trop durement. Jon appréciait peu de gens, et le chef des Gardiens avait été raisonnablement aimable. Cela dit, il n’avait pas semblé réellement désolé de la mort d’Archer. Mais Samuel était seulement un de ses administrés. Shannow savait que les émotions de ceux que le monde considérait comme grands étaient peu profondes. L’humanité passait souvent en deuxième place, loin derrière l’ambition.
Shannow se détendit. À la chasse, on utilisait la vision périphérique pour repérer les mouvements. C’était pareil avec un problème. Le regarder en face brouillait souvent la perspective. Il laissa ses pensées vagabonder…
Karitas… Le doux et aimable Karitas.
L’Enfant de l’Enfer Karitas, le père des fusils…
Envoyé par Sarento ?
Pour servir Abaddon ?
Shannow serra les dents. Il savait peu de chose sur le passé de Karitas, mais Ruth lui avait dit qu’il avait révélé à Abaddon le secret des armes à feu. Sarento n’avait-il pas dit qu’il était un Gardien chargé « d’éduquer » ?
À quel jeu jouait-on ici ?
Pourquoi les Gardiens avaient-ils besoin d’un troupeau alors que leurs Pierres pouvaient créer de telles merveilles à l’intérieur d’un vaisseau fantôme ? Lewis avait dit qu’ils réservaient leurs pouvoirs à des choses plus importantes. Mais que pouvait-il y avoir de plus important que nourrir une colonie ?
Sarento avait dit que Shannow était un Rolynd, ce qui signifiait que sa connaissance de l’Atlantide était supérieure à celle d’Archer. Pourquoi n’avait-il pas partagé cette information avec le Gardien ?
Enfin, il y avait le problème Cade. Cade le Brigand, le tueur, engagé dans cette guerre…
Quel homme raisonnable lui donnerait les armes qui lui permettraient de se tailler un empire ?
Jon avait dit à Ruth qu’il était heureux d’apprendre le revirement de Cade, et il n’avait pas menti. L’homme était de son sang, il le connaissait mieux que quiconque. Son frère était dur et sans merci. S’il avait accepté de mener cette guerre, ce n’était pas par altruisme, mais parce qu’il avait vu la possibilité d’en tirer profit.
Shannow remit le visioplaisir sur « nuit » et retourna se coucher. Un peu calmé, il sombra dans un profond sommeil. Quand il se réveilla, Batik était déjà habillé et assis à la table avec Lewis, une assiette pleine de lard et d’œufs devant lui. Shannow s’habilla et les rejoignit.
— Voulez-vous de la nourriture, maître Shannow ? Je crains que Batik ait dévoré votre portion !
— Non merci, je n’ai pas faim.
Lewis jeta un coup d’œil au bracelet rectangulaire fixé à son poignet.
— Sarento est prêt à vous recevoir.
Batik rota, se leva et lança :
— Comment allons-nous livrer ces fusils à Cade ?
Shannow sourit sans répondre.
— Nous y allons ? lança-t-il à Lewis.
Dans le couloir brillamment éclairé, Shannow fit sauter la lanière de sûreté du chien de son revolver droit. Batik remarqua le mouvement, et fit de même avec sa propre arme. Il ne posa plus de questions, mais se laissa distancer de quelques pas, gardant Lewis devant lui.
Dans la salle de réunion, Sarento se leva et accueillit ses invités avec un grand sourire.
— Avez-vous bien dormi ?
— Oui, dit Shannow. Merci de votre hospitalité, mais nous devons partir.
— Préparer les fusils pour le voyage prendra du temps.
— Nous ne les emporterons pas.
— Vous n’êtes pas sérieux ?
— Vous m’avez mal compris ! Il y a un seul rêve dans ma vie : trouver Jérusalem. Malheureusement, je dois d’abord tuer Abaddon. Une question de fierté et de vengeance. Je ne suis pas impliqué dans la guerre des Enfants de l’Enfer. Si vous souhaitez que les fusils parviennent à Cade, envoyez vos hommes.
— Cela n’est-il pas un peu égoïste, maître Shannow ?
— Au revoir, Sarento.
Jon se détourna et se dirigea vers la porte. Batik le suivit. Shannow attendait près de l’ascenseur. Lewis les rejoignit et le trajet vers la surface se passa en silence.
— Bonne chance pour votre quête, maître Shannow.
— Merci, maître Lewis.
Shannow monta en selle et poussa l’étalon vers le sud. Batik l’imita. Les deux hommes chevauchèrent sans un mot vers les collines qui dominaient la ville morte et l’Arche.
— Pourquoi as-tu fait ça, Shannow ? demanda Batik. Je croyais que tu sauterais sur l’occasion d’utiliser ces fusils.
— Pourquoi ? Tu penses que j’aime tuer ?
— Pour les donner à Cade. Pour battre les Enfants de l’Enfer.
— Je refuse de faire le jeu d’un autre homme, Batik. (Shannow sortit son revolver.) Avec cette arme, j’ai tué beaucoup d’ennemis. Pourtant, m’appartient-elle ? Non. Je l’ai prise sur le cadavre d’un Enfant de l’Enfer. Batik, combien de temps faudrait-il pour que l’ennemi entre en possession d’un de ces fusils ? Combien de temps avant qu’ils le démontent et apprennent à en fabriquer ? Ces armes ne sont pas une réponse à la guerre, elles servent seulement à aggraver le problème. Je ne suis pas un enfant qui se laisse hypnotiser par un joli jouet.
— Tu réfléchis trop, Shannow.
— C’est vrai, mon ami. Mais je suis persuadé que les Gardiens jouent une partie bien à eux. Ils ont fabriqué les armes des Enfants de l’Enfer et les ont livrées à Abaddon. Nous avons eu de la chance de sortir vivants de leur Arche.
— Pourquoi nous ont-ils laissé partir ?
— La surprise. Ils ne s’attendaient pas à un refus.
— Combien d’ennemis supplémentaires te feras-tu pendant ta quête ?
Shannow sourit. Il se pencha et saisit l’épaule de Batik.
— Un ami vaut un millier d’ennemis.
Au-dessus d’eux, l’esprit de Ruth s’envola, auréolé de joie.
Filant vers le sud-ouest, elle dépassa Babylone et chercha le chariot où voyageait Donna Taybard. Elle le trouva au pied des collines, à quatre jours de voyage de la cité. Donna était couchée dans le véhicule, des cercles d’argent au front, aux poignets et aux chevilles. Elle semblait plongée dans un sommeil d’origine magique. Les bandeaux intriguèrent Ruth. Elle s’approcha, mais quelque chose voulut l’aspirer et elle s’enfuit. Réunissant son énergie, elle approcha de nouveau, et s’aperçut que les bandeaux agissaient comme un aimant. Plus près, la force d’attraction devenait douloureuse. Mais elle eut le temps de voir les morceaux de Pierre de Sang, dans les bandeaux.
Elle se libéra et vola vers le Sanctuaire, heureuse d’avoir appris ce qu’elle voulait.
Elle avait enfin compris la véritable nature des Pierres de Sang. Ce n’était pas le sang ou la vie qu’elles absorbaient, mais les Perceptions Extra-sensorielles. La force de l’esprit.
Des Pierres buveuses d’âme.
Le sang de Donna Taybard coulerait sur la Sipstrassi d’Abaddon, et son âme augmenterait son pouvoir.
Ruth était furieuse !
Une image scintillante se forma dans un coin de son bureau. Karitas apparut devant elle. Elle se détendit quand il approcha en souriant. Mais ses mains devinrent des serres et son visage celui d’un démon…
Il bondit sur elle. La fureur de Ruth n’ayant pas baissé, elle leva les mains, du feu jaillissant de ses doigts. L’image de Karitas vira au gris, et le démon qui l’habitait se ratatina et mourut.
Une odeur de décomposition emplit la pièce. Ruth recula en titubant. Des fenêtres apparurent autour d’elle, et une brise s’engouffra dans la salle. Elle sentit la présence de Pendarric. Un instant plus tard, le roi apparut, vêtu d’une tunique noire ornée d’une étoile argentée sur une épaule.
— Je vois que vous avez appris à tuer, ma dame.
Ruth s’assit et regarda ses mains.
— J’ai réagi instinctivement.
— Comme Shannow ?
— Je n’ai pas besoin de sermons…
— La bête n’était pas Karitas. Elle est passée à travers un portail, appelée par une force formidable. Vous n’aviez pas d’autre choix. Cela n’annule pas ce que vous êtes, Ruth.
Elle sourit tristement.
— Si j’avais le courage de mes croyances, je l’aurais laissé me tuer.
— Peut-être. Mais dans ce cas, le mal aurait vaincu.
— Pourquoi êtes-vous venu, Pendarric ?
— Pour vous aider, ma dame. En ce monde, mes pouvoirs se limitent aux mots. Peut-être est-ce une punition pour avoir semé la désolation quand j’en faisais partie. Mais vous avez du pouvoir et vous devez l’utiliser.
— Je ne tuerai plus. Plus jamais !
— C’est votre droit. Mais vous pouvez mettre fin au rêve d’Abaddon sans assassiner personne. Les Sipstrassi fonctionnent de deux façons : elles utilisent du pouvoir et elles en reçoivent. Elles doivent être neutralisées.
— Comment ?
— Vous devez trouver de quelle façon procéder, Ruth. Il est important que vous le découvriez par vous-même.
— Je déteste les devinettes !
— Il est temps de connaître votre ennemi. Cherchez-le, et vous comprendrez.
— Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ?
— Vous connaissez la réponse, ma dame. Comme avec vos élèves, il est impossible de mettre entre les mains d’un enfant tout le pouvoir du monde. Il faut le diriger, l’encourager à chercher ses propres réponses. À développer ses talents.
— Je ne suis pas une élève !
— Vous croyez, Ruth ? Ayez confiance en moi.
— Si je détruis mes ennemis, le travail de toute une vie aura été accompli en vain. Tout ce que j’ai cru et appris aux autres sera vidé de sa vérité.
— Je comprends, mais cela vaut seulement si vous tuez vos ennemis. Il y a un autre moyen de restaurer l’harmonie, même si c’est celle de la jungle.
— Et je peux accomplir cela en mourant ?
— Tout dépend de la manière que vous choisirez.
Ruth baissa la tête.
— Partez, Pendarric. Je dois réfléchir à beaucoup de choses.
Lewis retourna dans le tunnel, appela l’ascenseur et y entra. Il s’arrêta au niveau 16 et sortit dans un grand couloir. En passant près des quartiers des guerriers, il vit Amaziga Archer jouer avec son fils, Luke. Elle lui fit un signe de la main. Il lui répondit, sans savoir comment lui dire que Shannow était parti, emportant avec lui les derniers mots de son époux.
Il arriva devant la salle de contrôle et attendit près de la porte en acier. Celle-ci s’ouvrit après quelques secondes. Lewis entra.
— Vous m’avez appelé ? demanda-t-il.
Sarento examinait des plans d’architecte. Il lui fit signe de s’asseoir. Lewis s’installa sur une chaise.
— Vous savez ce que sont ces plans ?
Lewis y jeta un coup d’œil.
— Non.
— Les caractéristiques techniques originales de l’Arche. Dans trois jours, elle voguera de nouveau.
— Je ne comprends pas.
— Nous allons bientôt recevoir un surplus de puissance. Pour célébrer la Renaissance, je transformerai l’Arche pendant douze heures.
— La consommation de pouvoir sera colossale !
— Exact. Mais nous disposons aujourd’hui de deux cents pour cent de puissance de plus que le mois dernier à la même date, et elle grandit chaque jour. Le vaisseau sera la dernière épreuve. Ensuite, nous commencerons à rebâtir le monde, Lewis. Pensez-y ! Londres, Paris et Rome se relevant des cendres de la Chute ! Toute la technologie de l’ancien monde offerte au nouveau, sans aucun des désavantages.
— C’est extraordinaire ! Mais d’où vient cette puissance ?
— Avant que je réponde, dites-moi ce que vous pensez de Shannow.
— Je l’ai apprécié. C’est un homme fort. Il lui a fallu un sacré courage pour faire évader Archer de Castlemine.
— C’est vrai, dit Sarento, les yeux brillants. Et je l’admire, ne vous y trompez pas. J’avais espéré lui sauver la vie, me servir de lui, mais il a refusé.
— Il peut réussir, dit Lewis. Je n’aimerais pas l’avoir à mes trousses !
— Il ne réussira pas. J’ai averti les Zélotes. Ils le coinceront bientôt.
— Pourquoi ?
— Lewis, vous êtes un excellent soldat et un bon serviteur. Mais la politique n’est pas votre fort. Vous n’avez pas la responsabilité d’assurer la survie d’une race perdue. Quand je suis devenu le chef, il y a deux cent soixante ans, qu’existait-il de la magie que vous voyez autour de nous ? Nous vivions dans les cavernes, sous l’Arche, nous chassions et nous cultivions pour nous nourrir, comme les autres villages du Sud. Mais j’ai offert la Renaissance aux Gardiens. Je leur ai donné un but, et une très longue vie, ne l’oublions pas.
— Je ne vois pas le rapport avec Shannow.
— Patience, Lewis. Archer nous a montré le chemin avec ses recherches sur l’Atlantide. Les Sipstrassi étaient le pouvoir, la magie à l’état pur. Mais les Pierres ont vite été épuisées. Alors, comment les Atlantes ont-ils construit leurs fabuleuses structures ? Pas grâce à des fragments de Pierre ! Ils possédaient la Pierre Unique, la Pierre-Mère. J’ai cherché dans les montagnes pendant douze ans, au fin fond des cavernes les plus profondes, et je l’ai trouvée, Lewis : soixante tonnes de Sipstrassi pure, en un seul morceau ! Tel était le grand secret des rois atlantes. Ils avaient bâti un cercle de pierres autour, sous la surface. Pendarric, le dernier roi, a détaché une petite partie de la Pierre et s’en est servie pour se forger un empire. Mais nous utiliserons la Pierre entière ! Et je vais répondre à votre question. Qu’en est-il de Shannow, demandiez-vous ? (Sarento se leva et toisa Lewis, toujours assis.) Même s’il ne le sait pas, il a l’intention d’arrêter le flux de puissance qui coule dans la Pierre-Mère.
— Peut-il le faire ?
Sarento haussa les épaules.
— Nous ne le saurons jamais, car il sera mort dans quelques heures.
— Je vous ai demandé d’où venait la puissance, insista Lewis.
— J’espère que maintenant vous êtes prêt à entendre la réponse. Tous les soldats des Enfants de l’Enfer portent une Pierre de Sang. Chaque fois qu’ils tuent, ou sont tués, ils transmettent du pouvoir à la Pierre-Mère. Quand ils sacrifient ceux d’entre eux qui ont des dons de Perceptions Extra-sensorielles, ils utilisent des couteaux en Sipstrassi, et la plus grande partie de la puissance nous revient.
— Alors, la Pierre-Mère n’est plus pure ?
— Pure ? Ne soyez pas idiot, Lewis ! Elle est simplement plus forte. Trop pour fabriquer de la nourriture, ce qui est ennuyeux. Mais elle peut désormais transformer nos rêves en réalité.
— Utiliser la perversion des Enfants de l’Enfer est maléfique…
— Lewis, Lewis ! s’écria Sarento, posant les mains sur les épaules du guerrier. Nous sommes les Enfants de l’Enfer. Car nous les avons créés à partir du rêve de ce fou de Welby ! Nous lui avons donné la puissance et des fusils. Il nous appartient, même s’il l’ignore.
— Et tous ces morts ?
Sarento s’assit sur un coin de son bureau.
— Croyez-vous que cela ne me désole pas ? Mais notre devoir envers l’avenir est de garder vivante la civilisation passée.
» Vous devez comprendre, Lewis. Notre rêve ne survivra pas longtemps dans cette colonie. Un désastre naturel, une épidémie, et tout pourrait être détruit. Le passé doit revivre dans le monde nouveau : des villes, des lois, des livres, des hôpitaux, des théâtres. La culture, Lewis. Et la technologie. Et même les étoiles. Parce que ce que la science n’a pas pu accomplir, la magie le fera !
Lewis resta silencieux. Sarento attendit, aussi immobile qu’une statue, sans le quitter du regard.
— Une question, dit enfin Lewis. Quand nous prospérerons, la Pierre aura besoin de plus de pouvoir, n’est-ce pas ? La nourrirons-nous pour toujours avec la mort ?
— Bien vu, Lewis ! Cela prouve que j’avais raison à votre sujet. Vous êtes intelligent. La réponse est « oui ». Mais nous ne sommes pas obligés de devenir mauvais. L’homme est par nature un chasseur et un tueur. Il ne peut pas survivre sans les guerres. Réfléchissez à notre histoire. Un kaléidoscope de cruauté et de terreur. Mais avec chaque calamité, l’humanité a progressé. Car la guerre établit l’unité. Prenez Rome : elle a conquis le monde par le sang et le feu. Puis la civilisation s’est enracinée. Après la conquête est venue l’unification. Avec elle est arrivée la loi, suivie par la culture. Mais d’autres peuples ont fait le même chemin : les Macédoniens, les Britanniques, les Espagnols, les Français, les Américains. Il y aura toujours des gens qui souhaitent la guerre. Nous fixerons un but positif à ce désir atavique.
Lewis se leva et salua.
— Merci d’avoir partagé ce savoir avec moi. Ce sera tout ?
— Non. Je vous ai mis dans la confidence pour une raison précise. Shannow doit mourir. Il est probable que les Zélotes accompliront leur tâche. Mais Shannow est un Rolynd. Il risque de survivre et de revenir. Je veux que vous le tuiez, si les Zélotes n’y parviennent pas.
Conscient que Sarento épiait ses réactions, Lewis acquiesça, son visage n’affichant aucune émotion.
— Pouvez-vous le faire ?
— Je prendrai un des fusils…