Chapitre 9

 

 

L’irritation de Shannow grandit en même temps que la douleur… dans ses pieds. Comme la plupart des cavaliers, il détestait marcher. Ses bottes montantes, avec leurs épaisses semelles compensées, rendaient le voyage cauchemardesque. À la fin du premier jour, le pied droit de Shannow était couvert d’ampoules et saignait. Le troisième jour, il lui sembla que ses bottes étaient pleines de verre pilé.

Il progressait vers le nord-ouest, en direction des montagnes, où il espérait trouver Batik et Archer. Il avait l’estomac vide, les baies et les racines qu’il avait trouvées ayant surtout servi à exacerber son appétit. Et s’il changeait sans cesse ses sacoches d’épaule, cela ne l’empêchait pas d’avoir la peau du cou irritée par le cuir.

Son humeur s’assombrissant d’heure en heure, il continua pourtant et croisa de temps en temps des hordes de chevaux sauvages. Mais sans corde, inutile de tenter d’en capturer un !

Le terrain était plissé comme si on avait jeté une couverture dessus. Des ravines, certaines assez profondes, lui barrèrent le chemin, le forçant à suivre une voie parallèle, parfois sur des lieues, avant de reprendre la route qu’il voulait.

Le troisième jour, une heure avant le crépuscule, Shannow trouva des traces de chevaux ferrés. Il examina les alentours, puis s’agenouilla pour étudier les empreintes de plus près. Les bords étaient craquelés. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis le passage des bêtes. Se penchant, il en détermina le nombre : sept. Cela le soulagea, car il craignait qu’il y en ait six, preuve que les Zélotes étaient toujours à sa recherche.

Il continua à avancer, puis campa dans un arroyo peu profond mais abrité du vent. Il dormit mal et repartit peu après l’aube. À midi, il atteignit le pied de la chaîne de montagnes, mais il dut bifurquer vers le nord-est pour trouver un col.

Trois cavaliers approchèrent de lui quand il redescendit vers la plaine.

Ces jeunes gens aux vêtements tissés à la main n’avaient pas de fusil.

— Vous avez perdu votre cheval ? demanda le premier, un gaillard lourdement bâti aux cheveux clairs.

— Oui. À quelle distance suis-je de votre village ?

— À pied ? Environ deux heures.

— Les étrangers sont-ils bien accueillis chez vous ?

— Parfois.

— Comment s’appelle cette région ?

— Castlemine. Vous verrez pourquoi en y arrivant. C’est un revolver ?

— Oui, dit Shannow.

— Mieux vaut le cacher. Ridder n’autorise pas d’armes à Castlemine, à part celles de ses hommes.

— Merci de l’avertissement. C’est le chef ?

— Oui. Il possède la mine, et il a été le premier à s’installer dans les ruines. Ce n’est pas un mauvais type, mais il dirige tout depuis si longtemps qu’il se prend un peu pour un roi, comme dans l’ancien temps.

— Je me tiendrai hors de son chemin.

— Vous aurez de la chance si vous y arrivez. Vous avez des pièces ?

— Quelques-unes, fit Shannow, méfiant.

— Parfait. Cachez-les, mais gardez-en trois sous la main pour l’inspection.

— L’inspection ?

— Ridder a promulgué une loi : tout étranger qui a moins de trois pièces est un vagabond. Il est passible de travaux forcés, soit dix jours dans la mine. Mais quand on ajoute les autres transgressions, cela devient plutôt six mois !

— Je crois que j’ai compris, dit Shannow. Êtes-vous toujours aussi prompt à donner des conseils aux étrangers ?

— La plupart du temps… Je m’appelle Barkett et j’ai une petite ferme au nord. Si vous cherchez du travail, je peux vous en donner.

— Non, je vous remercie.

— Bonne chance.

— À vous aussi, maître Barkett.

— Je vois que vous venez de loin dans le Sud. Ici, on dit monsieur Barkett.

— Je m’en souviendrai.

Shannow les regarda s’éloigner. Puis il posa ses sacoches sur un rocher, retira son ceinturon et le cacha à côté de sa Bible. Enfin, il sortit son petit sac de pièces de Barta, passa la cordelette autour de son cou et mit le sac sous sa chemise.

Il regarda le chemin que Barkett et ses compagnons avaient emprunté, prit une précaution de dernière minute et recommença à marcher, les mains dans les poches de son manteau.

Il se retourna en entendant un bruit de sabots derrière lui.

Barkett revenait, seul.

— Une autre petite chose, maintenant que vous avez caché votre arme : je vous débarrasserai volontiers de vos pièces de Barta !

Barkett sortit un petit pistolet à un coup.

— Vous êtes sûr que c’est raisonnable ?

— Raisonnable ? On vous les prendrait à Castlemine, de toute façon. Vous les regagnerez en travaillant dans les mines de Ridder… un an ou deux.

— Vous devriez réfléchir, dit Shannow. Il serait bon que vous rangiez votre arme et que vous partiez. Je ne crois pas que vous êtes mauvais, seulement un peu cupide. Vous méritez une chance de vivre.

— Vraiment ? dit Barkett, avec un grand sourire. Et pourquoi ?

— Parce qu’il est clair que vous voulez seulement me voler, sinon vous m’auriez tué sans rien dire.

— Exact. Maintenant, passez-moi votre argent, qu’on en finisse avec cette affaire !

— Vos amis savent-ils que vous vous êtes lancé dans cette aventure ?

— Je ne suis pas venu pour parler ! Donnez-moi vos sacoches !

— Écoute bien, mon gars, c’est ta dernière chance. J’ai un revolver dans ma poche. Il est braqué sur toi. Ne continue pas sur cette voie !

— Et tu penses que je vais te croire ?

— Non, dit tristement Shannow en appuyant sur la détente.

Barkett bascula de son cheval. Son arme cracha une balle qui ricocha sur les rochers. Jon approcha, espérant que l’homme n’était pas blessé à mort. Mais la balle lui avait transpercé le cœur.

— Maudit sois-tu ! Je t’ai donné plus de chances que tu en méritais. Pourquoi as-tu refusé de m’écouter ?

Les deux compagnons de Barkett déboulèrent, armés tous les deux. Shannow sortit de sa poche le revolver de l’Enfant de l’Enfer – sa judicieuse précaution de dernière minute.

— Il y a déjà un mort, dit-il. Vous voulez subir le même sort ?

Les hommes tirèrent sur leurs rênes et regardèrent le cadavre. Puis ils rangèrent leurs armes et continuèrent à avancer.

— C’était un fichu imbécile, dit le premier cavalier, un type aux yeux noirs et au visage bronzé. Nous ne sommes pas dans le coup.

— Mettez-le en travers de sa selle et ramenez son corps chez lui.

— Vous ne prenez pas le cheval ?

— J’en achèterai un à Castlemine.

— N’y allez pas. Tout ce qu’il vous a dit était vrai, à part l’histoire des trois pièces. Peu importe combien d’argent vous avez : on vous le prendra et on vous obligera à travailler à la mine. Ridder est comme ça.

— Combien d’hommes a-t-il ?

— Vingt.

— Dans ce cas, je suivrai votre conseil. Mais je veux acheter le cheval. Quel est le prix, ici ?

— Ce n’est pas mon cheval.

— Vous donnerez l’argent à sa famille.

— Ce n’est pas si simple. Prenez la monture, et partez !

Shannow comprit. Il posa ses sacoches sur le dos du cheval et sauta en selle.

Si les cavaliers retournaient en ville avec de l’argent, cela signifierait qu’ils avaient rencontré le meurtrier de leur ami et ne l’avaient pas vengé. Tout le monde les considérerait comme des lâches.

— Je ne voulais pas le tuer, dit Shannow.

— Ce qui est fait est fait. Il a de la famille. Ses membres vous poursuivront.

— Il vaudrait mieux pour eux qu’ils ne me trouvent pas.

— Je n’en doute pas.

Shannow talonna le cheval et partit. Puis il se tourna sur sa selle et cria :

— Dites-leur de chercher Jon Shannow.

— L’Homme de Jérusalem ?

Il hocha la tête et lança le cheval au galop. Derrière lui, les jeunes gens mirent pied à terre et hissèrent le corps de leur ami sur le dos d’une de leurs montures.

Shannow ne regarda pas en arrière. L’incident était déjà oublié, comme beaucoup d’autres de sa vie. Barkett aurait pu survivre, il avait refusé de saisir sa chance. Jon n’avait aucun remords.

Il n’avait qu’un seul regret…

Pour l’enfant rencontré au mauvais endroit et au mauvais moment qui avait été entraîné dans la spirale de mort qui accompagnait partout l’Homme de Jérusalem.

 

Shannow chevaucha pendant une heure. Sa nouvelle monture ne montrait aucun signe de fatigue. Cet étalon alezan, un peu plus grand que son hongre, était bâti pour la force et la résistance. Il avait été bien entretenu, et sans doute nourri au grain. Shannow fut tenté de le faire galoper à fond pour éprouver ses limites, mais dans une région hostile, il n’en était pas question.

Le soir tombait quand il vit les lumières de Castlemine. Pas de doute possible sur l’identité du village. Il s’étendait au pied de la montagne, sous une forteresse en granit à six tours crénelées. Un bâtiment immense, le plus grand que Shannow ait jamais vu. À côté, les huttes et les cabanes des mineurs semblaient minables, comme des scarabées près d’un éléphant. Quelques bâtisses plus grandes se dressaient des deux côtés de la rue principale. Un moulin avait été construit à gauche de la forteresse, en travers d’un cours d’eau.

De la lumière brillait à plusieurs fenêtres. Le village avait l’air inoffensif. Mais Shannow se laissait rarement tromper par les apparences. Il resta sur son cheval, recensant ses options. Le jeune cavalier lui avait conseillé d’éviter Castlemine. Le jour, il ne s’en serait pas approché. Mais il lui fallait des provisions. Il repéra l’épicerie, près d’un bâtiment qui devait être une salle de réunion ou une taverne.

Il vérifia ses armes. Le revolver pris à l’Enfant de l’Enfer était chargé, comme celui à crosse d’ivoire. Ayant arrêté sa décision, il descendit la colline et attacha son cheval près de la taverne. Il y avait peu de monde dans les rues, et personne ne lui prêta attention.

Il approcha du magasin, mais sa porte était verrouillée. De l’autre côté de la rue se trouvait une auberge. Il traversa et entra. Les huit clients levèrent la tête, puis retournèrent à leur repas. Shannow s’assit à côté de la fenêtre, face à la porte. Une femme d’âge moyen, en tablier à carreaux, lui apporta un pichet d’eau fraîche et une tasse.

— Nous avons de la viande et des patates douces, annonça-t-elle.

Shannow leva la tête et vit de la peur dans les yeux de la femme.

— Parfait. De la viande de quoi ?

— Du lapin et du pigeon.

— Je prendrai ça. Où puis-je trouver le propriétaire du magasin ?

— Baker passe le plus clair de ses soirées à la taverne. Il y a une chanteuse…

— Comment le reconnaîtrai-je ?

La femme jeta un coup d’œil inquiet aux autres clients, puis se pencha vers Jon.

— Vous n’êtes pas avec les hommes de Ridder ?

— Non. Je suis de passage.

— Je vous servirai un repas, mais ensuite vous devrez partir. Ridder est à court de travailleurs depuis que la fièvre pulmonaire a tué les Hommes-Loups.

— Comment reconnaîtrai-je Baker ?

— C’est un grand type avec une longue moustache, mais pas de barbe. Il a les cheveux gris et une raie au milieu. Vous ne pourrez pas le manquer. Je vais chercher votre nourriture.

Le repas était assez ordinaire, mais l’estomac affamé de Shannow s’en contenta. La femme aux cheveux gris vint s’asseoir à côté de lui pendant qu’il épongeait le jus de viande avec du pain frais.

— On dirait que vous aviez faim !

— Exact. Je me suis régalé. Combien vous dois-je ?

— Rien, si vous partez tout de suite.

— C’est aimable à vous, mais j’ai besoin de provisions. Je partirai après avoir vu Baker.

La femme haussa les épaules et sourit. Dans sa jeunesse, pensa Shannow, elle avait dû être très attirante. Maintenant, elle était trop grosse et fatiguée.

— Vous en avez assez de la vie ?

— Je n’en ai pas l’impression !

Les autres clients partirent. Jon resta seul. La femme ferma la porte et débarrassa les tables. Un homme sortit de la cuisine et enleva son tablier sale. Elle le remercia et lui donna deux pièces d’argent.

— Bonne nuit, Flora, dit-il.

Il salua Shannow. La femme le fit sortir puis éteignit les lampes.

— Baker quittera la taverne vers minuit. Vous pouvez attendre ici.

— Je vous remercie. Mais pourquoi faites-vous cela pour moi ?

— C’est peut-être l’âge, dit Flora, mais j’en ai assez de Ridder et de ses manières. C’était un type bien, autrefois, mais trop de morts l’ont endurci.

— C’est un tueur ?

— Non, même s’il a abattu des gens. Je parlais de la mine. Ridder produit de l’argent pour les pièces de Barta. Il y a une rivière à trente lieues au nord. Elle conduit à la mer. Ridder envoie son argent par bateau à différents villages, et l’échange contre du grain, du fer, du sel et des armes. Mais cette mine tue les gens ! Avant, il payait les ouvriers, mais ils mouraient ou s’enfuyaient. Alors, il s’est mis à capturer des Hommes-Loups. Hélas, ils ne vivent pas longtemps dans les sous-sols. Ils tombent malades et meurent.

— Que sont les Hommes-Loups ?

— Vous n’en avez jamais vu ? Vous devez venir de loin ! Ce sont des créatures de petite taille, couvertes de poils. Ils ont des visages allongés et des oreilles pointues. On dit qu’ils nous ressemblaient jadis, mais je n’y crois pas.

— Il y a une tribu dans le secteur ?

— Bien plus d’une ! Probablement des centaines. Heureusement, ils sont inoffensifs. Ils se nourrissent de lapins, de pigeons, de dindes ou de n’importe quel petit animal qu’ils peuvent abattre avec leurs arcs ou leurs frondes. Selon Ridder, ce sont de bons ouvriers, tant qu’ils survivent. Ils sont dociles et font tout ce qu’on leur dit. Mais depuis la fièvre pulmonaire, Ridder manque de travailleurs. Les étrangers finissent dans sa mine. Ses éclaireurs écument le pays. Ils ramènent des chariots remplis de familles entières forcées de travailler dans les puits et les tunnels. Avant, un homme avait la possibilité de regagner sa liberté en deux ou trois mois, mais ce n’est plus le cas. Nous ne revoyons jamais ceux qu’il capture.

— Pourquoi le laisse-t-on faire ? demanda Shannow. Cette ville est assez grande. Il y a trois ou quatre cents personnes ici.

— Vous ne connaissez pas très bien les gens, n’est-ce pas ? demanda Flora. Ridder est la principale source de richesses. Ceux qui habitent au pied de la forteresse n’ont rien à craindre des Brigands ou des pillards. Nos existences sont confortables, nous avons une école et une église. Tout va bien !

— Une église ?

— Nous vivons dans la crainte de Dieu. Le pasteur s’en assure.

— Et que pense-t-il des méthodes de Ridder ?

Elle gloussa.

— Ridder est le pasteur !

— Vous avez raison, ma dame. Je ne sais pas grand-chose sur les gens…

— Ridder cite la Bible à tout bout de champ. La phrase qu’il préfère est : « Esclave, obéis à ton maître. »

— Pas étonnant, dit Shannow.

La porte de la taverne s’ouvrit et un homme aux cheveux gris en sortit.

— Baker ?

— Oui.

Shannow prit une pièce de Barta dans sa poche et la posa sur la table.

— Je vous remercie, ma dame.

— C’est trop !

— Tout travail mérite salaire.

Flora l’accompagna jusqu’à la porte. Il sortit, traversa la rue, et accosta le propriétaire du magasin, qui avançait en titubant.

— Bonsoir, monsieur Baker.

L’homme tourna la tête vers Shannow. Il se frotta les yeux.

— Bonsoir. Je vous connais ?

— Je suis seulement un client. Auriez-vous l’amabilité d’ouvrir votre magasin ?

— À cette heure ? Non, désolé. Revenez demain matin.

— Je crains que ce soit impossible. Mais je vous dédommagerai…

— Vous voulez des fournitures pour la chasse, je suppose ?

Baker sortit la clé du magasin de sa poche.

— Oui.

— J’aurais cru que Ridder serait content, aujourd’hui.

— Comment ça ?

— À cause des deux types que Riggs a ramenés. Je pensais que vous n’auriez pas besoin de vous précipiter chez moi au milieu de la nuit !

Le propriétaire du magasin ouvrit la porte. Shannow entra derrière lui.

— Choisissez ce qu’il vous faut. Je le mettrai sur la note de Ridder.

— Ce ne sera pas nécessaire, j’ai de l’argent.

Baker sembla étonné mais il ne dit rien. Jon prit du sel, de l’avoine séchée, du sucre, de la tisane, un sac de grain, plus deux chemises et de la viande séchée.

— Vous êtes un ami de Riggs, je vois, dit Baker en désignant le revolver que Shannow avait pris à un Enfant de l’Enfer.

— Il a une arme comme celle-là ?

— Il l’a volée à l’homme qu’il a capturé aujourd’hui. Pas le Noir, celui à la barbe fourchue.

 

Assise à la fenêtre de son bureau, Ruth regardait les étudiants profiter de leur pause de midi sur la pelouse. Il y avait trente-cinq jeunes gens dans le Sanctuaire, tous désireux d’apprendre et de changer le monde. D’habitude, les voir lui remontait le moral. Mais ce n’était pas le cas aujourd’hui.

Elle pouvait lutter contre le mal incarné par des êtres comme Abaddon, car il était compensé par l’amour présent dans le Sanctuaire. Elle savait que le véritable danger pour le monde nouveau était des hommes comme Jon Shannow et Daniel Cade. Des héros qui connaissaient les armes du mal et les retournaient contre leurs utilisateurs, sans comprendre qu’ainsi ils perpétuaient la violence qu’ils cherchaient à éliminer.

— Tu es une femme arrogante, Ruth, dit-elle à voix haute, se détournant de la fenêtre.

La parabole de l’Humanité était répétée à l’infini par les Pierres Sipstrassi – un don du ciel qui avait le pouvoir de guérir, de soutenir et de nourrir.

Mais entre les mains des hommes, cela ne suffisait pas : leurs pouvoirs avaient été utilisés pour la mort et le désespoir.

Ruth sentit quelle s’éloignait de l’harmonie. Elle inspira à fond et pria en silence, intériorisant la paix du Sanctuaire. Les fenêtres du bureau disparurent. Au milieu des murs lambrissés de pin, le fauteuil de chêne sculpté se transforma en lit. Une cheminée en pierre où ronflait un feu de bois se matérialisa. Ruth s’allongea et regarda les flammes.

Elle sentit la présence d’un autre esprit, érigea aussitôt ses défenses et s’assit. Puis elle lança prudemment une sonde mentale.

— Puis-je entrer ? demanda une voix.

Elle captait de la force, mais pas de mauvaises intentions. Elle abaissa ses défenses. Une silhouette se matérialisa devant elle. Un homme de grande taille, barbu, aux yeux bleus et aux cheveux tressés. Il portait un bandeau d’argent orné d’une pierre dorée.

— Vous êtes Pendarric ?

— Oui, ma dame.

— Le seigneur des Pierres de Sang.

— Hélas, oui.

Un canapé apparut à côté de lui, couvert de coussins de satin. Il se coucha sur le flanc, appuyé sur un coude.

— Pourquoi êtes-vous venu ?

— Pour me racheter, Ruth.

— Vous ne pourrez pas défaire le mal que vous avez généré.

— Je le sais. Mais vous n’êtes pas la seule source de sagesse en ce monde ! Vous restez une mortelle, ma dame. J’ai été submergé par le pouvoir des Pierres, et je dénie ceux qui voudraient me juger. Pourtant, à la fin, ma force a triomphé, et j’ai sauvé des milliers de membres de mon peuple. Abaddon n’est pas aussi fort que ça.

— Que voulez-vous dire ?

— Les Sipstrassi l’ont perdu. Il ne reste rien de l’homme que vous avez épousé. Abaddon n’est pas le père du mal qu’il génère, pas plus que je l’étais. Il a perdu son équilibre, comme vous avez perdu le vôtre.

— Je vis dans l’harmonie, dit Ruth.

— Vous vous trompez. En oblitérant vos désirs, vous avez perdu la bataille. L’harmonie, c’est l’équilibre, la compréhension du mal que nous portons tous en nous, tenu en respect par le bien que nous désirons. L’harmonie survient quand nous avons trouvé le courage d’accepter que nous ne sommes pas parfaits. Ce que vous avez accompli ici est artificiel. Oui, le Sanctuaire est agréable ! Mais quand vous en sortez pour voyager dans le monde, vous sentez grandir vos doutes. Puis vous revenez, comme le papillon attiré par la flamme qui le purifiera. La vérité devrait demeurer, même si le Sanctuaire n’existe plus.

— Et vous connaissez la vérité ?

— Je connais l’harmonie véritable. Il est impossible d’éradiquer le mal. Sans lui, comment saurions-nous ce qui est bien ? Et s’il n’existe plus de cupidité, de luxure ou de désirs funestes, qu’aura réalisé l’homme qui devient bon ? Il n’y aurait plus de montagnes à escalader.

— Que me suggérez-vous de faire ?

— Le grand saut, Ruth.

— Le moment n’est pas encore venu.

— En êtes-vous sûre ?

— On a besoin de moi. Il y a toujours Abaddon.

— Et les loups dans l’ombre, dit Pendarric. Si vous avez besoin de moi, je serai là.

— Attendez ! Pourquoi êtes-vous apparu à Jon Shannow ?

— C’est un Rolynd. Lui seul peut détruire le loup que vous redoutez.

Après le départ de Pendarric, Ruth regarda longtemps le feu. Pour la première fois depuis des années, elle se sentait déconcertée et incertaine. Elle chercha Karitas et l’attira à elle. Son image était brouillée, car son pouvoir diminuait.

— Je suis désolé, Ruth, je ne serai plus là très longtemps pour vous aider. Les liens qui me rattachent à cette terre faiblissent d’heure en heure.

— Comment va Donna Taybard ?

— Son pouvoir est déjà trop grand pour elle, et il se développe à un rythme inquiétant. Abaddon a prévu de la sacrifier lors de la Nuit des Sorcières, afin que son pouvoir alimente la Pierre de Sang. Vous devez l’arrêter !

— Je ne peux pas.

— Vous avez la force de détruire tous les Enfants de l’Enfer !

— Je connais ma puissance ! Pensez-vous que l’idée ne m’ait pas traversé l’esprit ? Ne croyez-vous pas que j’ai été tentée de le faire quand ils ont détruit votre village ? Mais je ne peux pas l’aider de la façon que vous souhaitez.

— Je ne discuterai pas avec vous, dit Karitas en tendant une main spectrale quelle prit dans la sienne. Je n’en ai pas le temps. Je vous aime, et je sais que tout ce que vous ferez sera pour le mieux. Vous êtes une femme exceptionnelle. Sans vous, je serais toujours un Enfant de l’Enfer. Mais vous m’avez sauvé.

— Non, Karitas. Vous avez été assez fort pour venir à moi. Il vous a fallu un grand courage pour vous voir tel que vous étiez, et pour changer.

Un bref instant, l’image de Karitas brilla comme un soleil, puis s’effaça. Ruth tendit la main, mais il ne restait rien.

Pour la première fois depuis plus d’un siècle, elle pleura.

 

Cornélius Griffin avait du mal à contenir sa colère. L’officier des Enfants de l’Enfer, Zedeki, était venu au village, seul, et il avait demandé à parler aux chefs de la communauté. Griffin avait réuni Jacob Madden, encore faible à cause de ses blessures, Jimmy Burke, Ethan Peacock et Aaron Phelps pour écouter ce que voulait l’officier.

Ce qu’il déclara fit trembler Griffin de rage.

— Nous vous laisserons tranquilles en échange d’un otage qui viendra avec nous et rencontrera notre roi. Nous voulons Donna Taybard.

— Sinon ? demanda Griffin.

— J’ai mille hommes avec moi. Mes ordres sont de vous détruire si vous refusez.

— Pourquoi voulez-vous emmener ma femme ?

— On ne lui fera pas de mal.

— Elle est enceinte. Elle ne peut pas voyager.

— Nous le savons, et nous avons préparé un chariot confortable. Croyez-moi, maître Griffin, nous ne voulons pas qu’il arrive malheur à l’enfant.

— Je refuse !

— À vous de choisir. Vous avez jusqu’à demain midi.

Il partit.

Griffin fut choqué de voir que ses amis évitaient son regard.

— Alors ?

— Ils ne nous laissent pas le choix, Cornélius, dit Burke.

— Tu es d’accord ?

— Attendez, Griff, intervint Madden. Réfléchissons. Nous ne pouvons pas survivre à une guerre. Vous avez toujours été de bon conseil, mais nous avons tous des familles… Et il a dit qu’il ne lui ferait pas de mal.

— Vous y croyez, Jacob ? Regardez-moi ! Vous y croyez ?

— Je ne suis pas sûr…

— C’est une des nôtres, dit Peacock. Nous ne pouvons pas les laisser faire. Ce ne serait pas chrétien.

— Qu’y a-t-il de chrétien dans une guerre où nous nous ferons tous tuer ? demanda Aaron Phelps, le visage trempé de sueur.

— La nuit porte conseil, conclut Madden. Nous avons jusqu’à demain midi.

Ils se séparèrent sur ces mots. Griffin resta assis près du fourneau froid. Puis il entendit la porte de la chambre s’ouvrir. Éric s’approcha de lui.

— Tu ne les laisseras pas emmener ma mère, Cornélius ?

Griffin regarda le jeune garçon et sentit des larmes couler sur ses joues. Éric courut vers lui et lui passa les bras autour du cou.

Le lendemain, il faisait beau, mais des nuages noirs se rassemblaient à l’ouest, annonçant des orages. Le comité se rassembla de nouveau, et Griffin exigea que la communauté entière vote. Zedeki revint au village avec un chariot et attendit le résultat de la consultation.

Les habitants passèrent un par un devant l’urne. Même les gamins avaient été autorisés à s’exprimer. Vers midi, l’armée des Enfants de l’Enfer s’installa sur les collines, montant la garde en silence.

Madden et Peacock furent chargés de compter les votes. Ils emportèrent l’urne dans la petite cabane de l’érudit. Dix minutes plus tard, Madden appela Burke. Le vieil homme entra dans la cabane. Puis Griffin parla à la foule, renvoyant chacun à ses foyers.

Il était sur des charbons ardents.

Zedeki regarda son armée et sourit. Quelle stupide plaisanterie ! Il était clair que Griffin savait ce qui allait se passer. Mais ce que les gens étaient capables de faire pour sauvegarder leur dignité l’amusait beaucoup.

Madden sortit de la cabane et dépassa Griffin, qui fit mine de se lever. Mais le fermier lui fit signe de rester assis et gagna le chariot.

— Vous pouvez filer, dit-il. Nous ne vous la donnerons pas.

— Vous êtes fou ? cria Zedeki en désignant les cavaliers armés. Pensez-vous pouvoir leur résister ?

— Il n’y a qu’une façon de le savoir, annonça Madden.

Derrière lui, les hommes et les femmes du village sortirent de leur maison, armes à la main, et prirent position.

— Vous condamnez le village à mort ! cria Zedeki.

— Non, dit Madden, ça, c’est votre boulot ! Je n’ai pas confiance en vous. J’ai déjà rencontré des gens de votre acabit. Votre parole ne vaut rien. Si vous voulez Donna, venez la prendre !

— C’est ce que nous allons faire. Vous ne vivrez pas assez longtemps pour regretter votre décision.

Madden regarda partir Zedeki. L’idée de le tuer l’effleura. Mais il ne bougea pas, attendant que le chariot ait monté la pente. Puis il sortit son revolver et l’arma. Griffin le rejoignit.

— Merci, Jacob.

— Ne me remerciez pas. J’ai voté pour qu’on la laisse partir.

— Merci pour le reste…

Quand le chariot eut disparu de l’autre côté de la colline, les Enfants de l’Enfer qui montaient la garde se volatilisèrent aussi. Les villageois attendirent d’être attaqués, mais rien ne se passa. Madden et Griffin sellèrent leurs chevaux et partirent en inspection. Les Enfants de l’Enfer n’étaient nulle part en vue.

— Je me demande ce qui se passe, Cornélius…

— Je l’ignore. Ils n’ont pas eu peur de nous, c’est sûr !

— Pourquoi ont-ils fichu le camp ?

— Cela a un lien avec Donna. Ils la veulent vivante.

— Pourquoi ?

— Je me trompe peut-être, mais c’est la seule explication valable. Je crois qu’ils nous auraient tous tués si nous la leur avions remise. Ils craignent de blesser Donna.

— Que faire ?

— Attendre. Nous n’avons pas le choix !

 

Donna voyait tout. Son corps était pratiquement dans le coma, mais son esprit volait entre les nuages et la vallée verdoyante. Elle vit les villageois voter et décider de la défendre. Elle en fut à la fois réjouie et attristée, parce qu’elle lisait de la traîtrise dans le cœur de Zedeki.

Le village était condamné.

Incapable d’affronter la réalité, Donna prit la fuite dans un tourbillon de couleurs et zigzagua entre les étoiles. En ce lieu, le temps n’existait pas, il était comme immobile.

Elle s’arrêta enfin, flottant au-dessus d’une mer bleue où les mouettes plongeaient autour de récifs de corail. Cet endroit était paisible et beau.

Le calme et la paix emplirent son âme telle l’arrivée de l’aube après une nuit peuplée de cauchemars.

Une femme apparut à côté d’elle. Donna sentit la paix qui émanait d’elle. D’âge moyen, celle-ci avait une chevelure gris acier et un visage à la sérénité intemporelle.

— Je m’appelle Ruth…

— Ils vont tuer mon fils, dit Donna. Mon petit garçon !

Elle ne pleurait pas, mais Ruth sentit son angoisse.

— Je suis désolée, Donna. Je ne sais que dire.

— Pourquoi agissent-ils ainsi ?

— Ils poursuivent un rêve qui hante l’humanité depuis l’aube des temps. La conquête, la victoire, la virilité, le pouvoir… Ce sont les armes les plus efficaces du mal !

— Je rentre chez moi, déclara Donna. Je veux être avec mon fils.

— Ils prévoient de vous sacrifier. Ils veulent utiliser votre mort comme une source de puissance.

— Ils ne m’auront pas.

— En êtes-vous sûre ?

— Ma force a augmenté, Ruth. Abaddon ne pourra pas me prendre. J’emporterai mon âme loin de lui, et je laisserai mon corps mourir comme une coquille vide.

— Cela vous demandera un grand courage.

— Non, dit Donna. Parce que je rejoindrai mon fils et mon époux.

Donna reprit la route de son foyer. Cette fois, elle voyagea sans paniquer. Les couleurs tourbillonnantes se transformèrent en événements, lui montrant l’histoire kaléidoscopique d’un monde devenu fou. Les césars, les princes, les khans, les rois, les empereurs, les seigneurs, les ducs et les barons, tous tendus vers un seul but… Elle vit des chars et des lances, des arcs et des canons, des tanks et des appareils volants et une lumière qui brillait au-dessus des villes comme une torche géante. Cela n’avait pas de sens et était horriblement… mesquin.

Il faisait nuit quand elle arriva dans la vallée. Madden et Burke montaient la garde, attendant l’attaque avec un courage résigné. Elle flotta au-dessus du lit d’Éric. Le jeune garçon dormait paisiblement, le visage impassible.

Karitas apparut.

— Comment allez-vous ?

Sa voix était étrangement froide. Donna frissonna.

— Je ne supporte pas l’idée de les regarder mourir.

— Ce n’est pas nécessaire. Nous pouvons les sauver.

— De quelle manière ?

— Vous devez me faire confiance. Il faut revenir dans votre corps, puis nous quitterons la vallée. Les villageois ne seront pas en danger si vous n’êtes plus là. Je vous emmènerai en lieu sûr.

— Mon fils vivra ? Vraiment ?

— Venez avec moi, Donna.

Elle hésita.

— Je dois prévenir Cornélius.

— Non. N’en parlez à personne. Quand tout sera terminé, vous pourrez revenir. Faites-moi confiance.

Donna revint dans son corps.

Cornélius dormait dans un fauteuil. Elle essaya de se lever. En vain, car elle avait de nouveau le sentiment d’être un liquide dans une éponge.

— Imaginez que votre corps est une fine feuille de cuivre, conseilla Karitas.

C’était plus facile. Elle se leva, mais retomba sur son lit.

— Concentrez-vous, Donnai Leur survie dépend de vous. (Elle se leva et s’habilla.) Mettez des vêtements sombres, dit Karitas. Nous devons éviter les gardes.

Elle ne le voyait plus, mais sa voix était un murmure glacial dans son esprit.

Elle sortit. Madden et Burke surveillaient les collines et ne la virent pas passer. Se cachant derrière des arbustes et des rochers, elle gravit lentement la butte et s’arrêta au sommet.

— Par là, dit Karitas. Près de ce cercle de rochers, vous trouverez quelque chose qui vous aidera. Venez.

Elle avança et vit cinq bandeaux d’argent briller sous le clair de lune.

— Mettez-en deux à vos chevilles, deux à vos poignets et le dernier sur votre front. Vite ! (Elle obéit.) Maintenant, quittez votre corps.

Elle se détendit et tenta de s’envoler.

Il ne se passa rien. Pas un mouvement, aucune ascension vertigineuse.

— Et maintenant, Karitas ?

Six Zélotes sortirent de leur cachette et approchèrent. Elle voulut fuir, mais ils la rattrapèrent sans mal. Elle essaya d’arracher les bandeaux de ses bras, mais ils l’immobilisèrent.

Puis une autre voix retentit dans son esprit.

— Vous m’appartenez, Donna Taybard, comme je l’avais dit ! Siffla Abaddon.

Donna bascula dans une obscurité miséricordieuse.

 

Griffin sortit de la cabane en titubant, une arme à la main.

— Jacob ! hurla-t-il.

— Qu’y a-t-il, Cornélius ?

— Elle est partie ! Donna est partie ! Oh, Dieu !

Burke cria et montra quelque chose du doigt. Madden leva les yeux et vit l’armée d’Enfants de l’Enfer, revenue au sommet de la colline. Une trompette sonna. Les cavaliers se précipitèrent sur le village. Hommes et femmes sortirent de leur cabane, les armes à la main, et se postèrent derrière les abris.

Madden cria à Rachel de lui apporter son fusil. Elle entra dans la maison et sortit peu après, l’arme prise aux Enfants de l’Enfer dans les bras. Le premier coup de feu de la bataille l’atteignit à la poitrine. Madden courut vers elle et la rattrapa avant qu’elle touche le sol.

— Quelque chose m’a frappée, Jacob, murmura-t-elle.

Puis elle poussa son dernier soupir.

Madden saisit le fusil et engagea une balle dans la culasse. Au même instant, le bruit des sabots de l’armée ennemie retentit. Il tira deux fois, deux cavaliers tombant de leur selle. Un troisième fit feu, soulevant la poussière aux pieds de Jacob. Sa riposte arracha la tête de l’homme.

Griffin lança un fusil à Éric et sortit de la cabane. Il vit Madden tomber et les cavaliers arriver sur lui.

Il leva son arme, visa et tira six balles.

Burke et une vingtaine de villageois atteignirent l’abri des troncs d’arbres, tirant sans relâche sur les cavaliers. Mais les Enfants de l’Enfer traversèrent la rangée de défenseurs et sautèrent de leurs chevaux.

Griffin rechargea son revolver et courut vers Madden. Un cavalier se jeta sur lui. Il évita de justesse les sabots du cheval. Son arme tonna et toucha la monture à la tête. L’animal tomba, projetant son cavalier sur le sol, la tête la première. Griffin se releva et courut, mais une balle le frappa dans le dos. Quand il se retourna, une autre le blessa à la poitrine. Madden tira sur les assaillants, en faisant tomber deux de leurs chevaux. Mais une balle effleura sa tempe et il s’effondra dans la poussière. Griffin tenta de se relever. Il vit Éric sortir de la cabane, fusil à la main. Il lui fit signe de retourner à l’abri. Le jeune garçon tira deux fois, avant d’être abattu.

Aaron Phelps, assis, dans la pièce du fond de sa cabane, écoutait les coups de feu, les hurlements et le fracas des sabots. Son revolver était pointé vers la porte. Une épaule s’écrasa contre le battant, qui vola en éclats. Phelps tira, mais il ne vit pas les Enfants de l’Enfer surgir : il se fourra le canon de son arme dans la bouche et se fit sauter la cervelle.

Dehors, les Enfants de l’Enfer avaient vaincu tout le monde, sauf un villageois. Jimmy Burke, du sang coulant d’une dizaine de blessures, revint dans sa cabane, ferma la porte et la condamna avec une barre de chêne. Il rechargea ses revolvers et rampa jusqu’à un coffre, d’où il sortit un vieux tromblon. Il y mit une double charge de poudre, puis versa une poignée de clous dans le canon.

Les Enfants de l’Enfer attaquèrent sa porte à coups de hache. Burke tourna la tête vers la fenêtre : une silhouette se découpait à travers les volets de bois. Il tira. Un homme hurla.

Burke sourit.

La hache perça un trou de la taille d’une tête dans la porte, juste au-dessus de la barre. Une main passa par le trou. Burke visa et attendit. Quand l’homme commença à soulever la barre, exposant son cou, il tira.

Puis la fenêtre explosa. Une balle atteignit Burke à la poitrine. Le vieil homme sentit ses poumons se remplir de sang.

Il prit le tromblon, déglutit avec peine et attendit.

— Dépêchez-vous, salauds, marmonna-t-il.

Un autre bras apparut dans le trou de la porte. Burke leva son arme. La barre tomba et les Enfants de l’Enfer entrèrent.

— Voilà pour vous ! cria Burke.

Le tromblon lâcha une salve de clous. Jimmy le lâcha et essaya de reprendre son revolver, mais deux coups de feu venus de la fenêtre mirent fin à sa résistance.

Le silence tomba sur la vallée. Les Enfants de l’Enfer ramassèrent leurs morts et quittèrent Avalon.

Le vent d’ouest soufflait, charriant des nuages. Des éclairs jaillirent. Quand la pluie commença à tomber, Griffin gémit et essaya de bouger, mais la douleur lui déchira les entrailles et il roula sur le côté. Ses armes avaient disparu, et le sol était trempé de son sang.

— Allons, Griffin, un peu d’énergie !

Il parvint à s’asseoir. Le vertige le saisit, mais il lutta. Madden était étendu à vingt pas de lui. Il rampa vers le corps de son ami, le visage couvert de sang. À côté de lui gisait le cadavre de Rachel. Les yeux ouverts, elle regardait le ciel sans le voir.

— Je suis désolé, Jacob, dit Griffin.

Il posa une main sur l’épaule de son ami et le sentit bouger. Lui soulevant un bras, il chercha le pouls, qui battait régulièrement. Il examina la blessure et vit que la balle avait seulement effleuré la tempe, sans traverser le crâne. Il essaya de relever son ami, mais ses blessures l’en empêchèrent.

Impuissant, il resta assis sous la pluie.

L’orage finit et le soleil se leva de nouveau sur le village dévasté. Madden gémit et ouvrit les yeux.

— Nous les avons repoussés ? demanda-t-il. (Griffin secoua la tête.) Rachel ? Mes petits ?

— Ils ont tué tout le monde, Jacob.

— Oh mon Dieu !

Madden s’assit et aperçut Rachel. Il rampa vers elle, lui ferma les yeux, se pencha et embrassa ses lèvres glacées.

— Tu méritais mieux que ça, petite.

Griffin retomba sur le dos. Madden se leva et regarda l’horizon.

Donnant libre cours à sa haine des Enfants de l’Enfer, il poussa un hurlement de colère et de désespoir. Puis il revint près de Griffin et le tira vers la cabane la plus proche, où gisait le corps de Burke.

Madden parvint à déposer son ami sur le lit. Ouvrant sa chemise, il vit deux blessures, une dans le dos, au niveau de l’épaule, et l’autre sur le flanc gauche, près du cœur. Il n’y avait pas de trou de sortie. Jacob boucha les blessures avec du tissu et posa une couverture sur le corps de son ami.

Devant la cabane, il trouva les cadavres de ses deux garçons, près de l’enclos. À en juger par le sang qui inondait le sol, ils n’étaient pas morts sans combattre. La fierté et le chagrin se mêlèrent dans son esprit. Il se détourna et examina les autres villageois.

Il ne trouva aucun survivant.

Revenu à sa cabane, il sortit le sac caché sous son lit. Il contenait deux revolvers pris aux Enfants de l’Enfer et une trentaine de cartouches. Il chargea les armes et les glissa dans sa ceinture.

Tout le monde était mort. Ses rêves aussi.

— Vous ne m’avez pas tué, salauds ! Et je ne vous lâcherai pas. Vous voulez l’Enfer ? Je vous montrerai ce que c’est !