Chapitre 6

 

 

Cornélius Griffin était troublé. Toute la journée, il avait travaillé dur à la nouvelle maison. Les fondations avaient été soigneusement préparées et il avait calibré les rondins pour qu’ils s’emboîtent à la perfection. Pendant qu’il travaillait, son regard dérivait de temps en temps vers l’horizon, cherchant ceux qui les surveillaient en permanence.

Depuis la première attaque, il n’y avait plus eu de violence. Le lendemain, six cavaliers étaient venus au village. Griffin les avait attendus, couvert par Madden, Burke, Mahler et cinq autres hommes armés de fusils et de revolvers pris aux maraudeurs morts. Les cadavres avaient été emmenés dans un champ, à l’est, et enterrés à la hâte.

Les cavaliers entrèrent crânement dans le village. Leur chef, un jeune homme mince aux yeux gris, s’approcha de Griffin en souriant.

— Bonjour. Je m’appelle Zedeki.

Il tendit la main. Griffin la serra.

— Griffin.

— Vous êtes le chef ?

Griffin haussa les épaules.

— Nous sommes un groupe de fermiers. Pas besoin de chef.

Zedeki sourit.

— Je comprends. Mais vous parlez au nom de la communauté, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Parfait. Vous avez été attaqués la nuit dernière par un groupe de renégats venus de nos terres. Cela nous ennuie beaucoup. Nous avons arrêté les survivants, et ils ont été mis à mort. Nous sommes venus vous présenter nos excuses.

— Ce n’est pas nécessaire. Nous nous sommes occupés d’eux sans subir de pertes. En fait, nous y avons gagné…

— Vous parlez des armes, dit Zedeki. Elles ont été volées dans notre ville. Nous aimerions les récupérer.

— C’est compréhensible, dit Griffin, onctueux.

— Vous êtes d’accord ?

— Sur le principe, oui. Les objets volés doivent être rendus à leurs propriétaires.

— Dans ce cas, nous pouvons les reprendre ?

— D’autres principes doivent être pris en considération… Que diriez-vous de vous asseoir et de boire quelque chose ?

— Merci.

Griffin s’installa sur une souche et fit signe à Zedeki de le rejoindre. Ils attendirent que Donna et deux autres femmes apportent des chopes pleines de tisane au miel. Les autres cavaliers restèrent en selle. Ils regardèrent Zedeki avant d’accepter les boissons.

— Vous avez parlé d’autres principes ?

— Effectivement, mon ami. D’où nous venons, la coutume veut que les prises de guerre appartiennent au vainqueur. Les hommes de ce village estiment qu’ils ont gagné leurs nouvelles armes. Ensuite se pose la question de la compensation. Ceux qui nous ont attaqués appartenaient à votre peuple. Mes gens pensent avoir droit à une compensation pour la terreur qu’ont connue leurs femmes et leurs enfants, sans parler du coût de l’opération en munitions et en temps passé à installer les pièges.

— Donc, notre propriété ne nous sera pas restituée ?

— Ne nous emballons pas, Zedeki ! Je vous présente les différentes objections possibles. N’étant pas le chef, je ne saurai prédire les réactions des villageois.

— Que voulez-vous dire exactement ?

— Que la vie est rarement simple. Nous aimons être de bons voisins, et nous espérons pouvoir faire du commerce avec vous. Jusque-là, nous avons eu peu de rapports avec votre peuple. Peut-être devrions-nous attendre et étudier nos coutumes respectives…

— Vous nous rendrez les armes ?

— Nous en reparlerons…, dit Griffin en souriant.

— Maître Griffin, mes gens sont plus nombreux que les vôtres ! Nous n’avons pas l’habitude des refus.

— Je n’ai pas refusé, maître Zedeki. Ce serait présomptueux de ma part.

Zedeki finit sa tisane et examina le village. Son œil de soldat repéra la disposition des vingt troncs d’arbres installés autour des habitations. Ils étaient placés pour fournir un abri aux tireurs, et espacés afin que les attaquants, quelle que soit la direction d’où ils arrivent, soient pris sous un feu croisé meurtrier.

— Avez-vous organisé ces positions défensives ? demanda Zedeki.

— Non, dit Griffin. Je suis un humble chef de convoi. Mais nous avons ici plusieurs hommes qui ont affronté les Brigands.

— Bien… Je vous remercie de votre hospitalité, maître Griffin. Accepteriez-vous de me suivre jusqu’à ma demeure ? Elle n’est pas très loin d’ici, et nous pourrions parler des principes que vous avez évoqués.

Griffin sourit avec une chaleur affectée.

— Très aimable à vous de m’inviter… Je viendrai avec plaisir. Mais pas tout de suite. Comme vous le voyez, nous sommes en train de construire nos habitations, et il serait impoli de profiter de votre hospitalité sans pouvoir vous rendre la pareille. C’est une de nos coutumes. Nous répondons toujours de façon appropriée.

Zedeki se leva.

— Très bien. Je reviendrai quand vous vous serez installés.

— Vous serez le bienvenu.

Zedeki se mit en selle.

— Quand je reviendrai, j’exigerai que vous nous rendiez notre bien.

— Les nouveaux amis ne devraient pas parler d’exigence, répondit Griffin. Si vous venez pacifiquement, nous négocierons. Sinon, une partie de vos biens risque de vous être rendue à une vitesse que vous n’apprécierez peut-être pas.

— Je crois que nous nous comprenons, maître Griffin. Hélas, je doute que vous mesuriez la force des Enfants de l’Enfer. Nous ne sommes pas une petite troupe de Brigands, mais une nation.

Quand il partit, Madden, Burke et plusieurs autres rejoignirent Griffin.

— Que pensez-vous de tout cela ? demanda Mahler, un petit fermier chauve que Griffin connaissait depuis vingt ans.

— Ces gens nous poseront des problèmes. Nous devrions partir, continuer vers l’ouest…

— Mais la terre est bonne, dit Mahler. Exactement ce que nous avons toujours voulu.

— Nous cherchions un endroit sans Brigands. Ce qu’il y a ici sera peut-être cent fois pire. Cet homme avait raison : ils sont bien plus nombreux que nous. Vous avez vu leurs armures : c’est une armée ! Les Enfants de l’Enfer. Même si je ne suis pas croyant, je n’aime pas ce nom, et j’ai peur de penser à ce qu’il implique.

— Moi, je ne fuirai pas, dit Madden. J’ai déjà pris racines ici !

— Moi non plus, je ne partirai pas, renchérit Mahler.

Griffin regarda les autres hommes. Tous hochèrent la tête, d’accord avec les deux fermiers.

Cette nuit-là, assis près de Donna Taybard sous le clair de lune, Griffin céda au désespoir.

— Je voulais qu’Avalon soit une terre de paix et de prospérité, dit-il. J’avais fait ce rêve, Donna, et il a été si près de se réaliser. Les Terres Maudites, libres et verdoyantes… Maintenant, je commence à penser quelles méritent leur nom, après tout…

— Tu les as repoussés, Griff.

— Ils peuvent revenir avec mille hommes, s’ils le souhaitent.

Donna s’assit sur les genoux de Griffin, lui passant un bras autour du cou. Quand il posa une main sur son ventre gonflé, elle l’embrassa sur le front.

— Tu trouveras comment faire…

— Tu as une grande confiance en…

— … un humble chef de convoi, je sais !

L’attaque qu’il redoutait n’eut pas lieu. Mais tous les jours, des cavaliers apparaissaient au sommet des collines, surveillant les villageois. Au début, c’était éprouvant pour les nerfs. Puis les familles s’habituèrent.

Un mois passa avant qu’un autre incident se produise. Un jeune homme appelé Carver partit chasser dans les bois et ne revint pas.

Madden trouva son cadavre deux jours plus tard. On lui avait arraché les yeux et son cheval avait été tué. Mais on ne lui avait rien pris, sauf le fusil récupéré lors de l’attaque des Enfants de l’Enfer.

Le jour suivant, Zedeki revint seul au village.

— J’ai appris qu’un de vos hommes a été tué, dit-il.

— Oui.

— Il y a des maraudeurs dans les collines. Nous les cherchons. Il vaudrait mieux que vos gens restent dans la vallée pour le moment.

— Ça ne sera pas nécessaire, affirma Griffin.

— Je n’aimerais pas qu’il y ait d’autres morts.

— Moi non plus.

— Je vois que votre maison est presque terminée. Une belle demeure.

Griffin l’avait construite à l’abri d’une colline, sur des fondations de pierre. Un toit pentu couronnait le tout.

— Vous êtes le bienvenu si vous voulez déjeuner avec nous, dit Griffin.

— Non, je vous remercie.

Il partit peu après. Griffin s’inquiétait qu’il n’ait pas redemandé les armes.

Trois jours plus tard, Griff sortit du village, un fusil en travers de sa selle et un revolver à la ceinture. Il se dirigea vers les terres hautes de l’Ouest, où des ovins à grandes cornes avaient été aperçus. Pendant qu’il chevauchait, il examina le fusil que Madden lui avait prêté. Une arme prise aux Enfants de l’Enfer, lourde et à canon court. C’était un fusil à répétition, avec un magasin sous la culasse. Griffin n’aimait pas son aspect et son toucher, préférant les lignes élégantes de son fusil à silex. Mais il avait conscience des avantages d’une telle arme.

Il prit la direction du nord-ouest et descendit de cheval dans une clairière surplombant la vallée. Sur trois côtés, le sous-bois était touffu autour des troncs des grands pins. Ici, Griffin voyait la terre de haut et se sentait presque un roi. Mais il entendit des chevaux arriver du nord. Ramassant son fusil, il enclencha une cartouche dans la culasse, puis le plaça contre un rocher et s’assit.

Quatre Enfants de l’Enfer entrèrent dans la clairière, l’arme à la main.

— Vous pourchassez les maraudeurs ? demanda aimablement Griffin.

— Éloignez-vous de l’arme, ordonna un cavalier.

Griffin ne bougea pas. Il croisa le regard de l’homme. Bâti en force, ce dernier portait une barbe noire. Et il n’y avait rien d’amical dans son expression.

— J’en déduis que vous avez l’intention de me tuer, comme le jeune Carver.

L’homme eut un sourire sinistre.

— Au début il avait du bagout. À la fin, il nous a suppliés de l’épargner. Vous le ferez aussi.

— Peut-être. Mais, puisque je dois mourir de toute façon, cela vous ennuierait de me dire pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi vous agissez de cette façon. Zedeki m’a dit que vous aviez une armée. Mes villageois vous effraient-ils ?

— Je voudrais pouvoir vous répondre, dit l’homme, parce que j’aimerais le savoir ! On nous a dit de ne pas attaquer. Pas encore. Mais ceux d’entre vous qui quittent la plaine sont des proies autorisées…

— Ah bon, dit Griffin, toujours assis. Il semble que le moment soit venu de mourir.

Des coups de feu jaillirent des sous-bois. Deux cavaliers tombèrent de leur selle. Griffin saisit le fusil et tira trois balles dans la poitrine du cavalier barbu.

Un projectile ricocha sur le rocher, à côté de lui. Il se tourna pour tirer sur le quatrième cavalier, mais un autre coup de feu venu du sous-bois lui fit un trou dans la tempe. Son cheval se cabra et l’homme tomba sur le sol.

Madden, Burke et Mahler sortirent du sous-bois et rejoignirent Griffin.

— Tu avais raison, Griff, nous avons de sacrés problèmes, dit Burke. C’est peut-être le moment de partir…

— Je ne suis pas sûr qu’ils nous laisseront faire. Nous sommes pris entre deux feux. Le village est plus facile à défendre qu’un convoi de chariots. Pourtant, nous ne pourrons pas le protéger longtemps.

— Que suggérez-vous ? demanda Madden.

— Désolé, mon gars, mais pour le moment, je n’en ai pas la moindre idée. Nous aviserons au jour le jour. Prenez les munitions et les armes, et cachez les cadavres dans le sous-bois. Emmenez aussi les chevaux, et tuez-les. Je ne veux pas que les Enfants de l’Enfer sachent que nous avons conscience du danger.

— Nous ne les tromperons pas longtemps, Griff, dit Burke.

— Je sais.

 

Peu après minuit, Griffin entra en silence dans sa maison. Le feu éteint, la grande pièce restait tiède. Il retira sa veste en laine et ouvrit doucement la porte de la chambre d’Éric. Le garçon dormait paisiblement.

Griffin retourna devant la cheminée et s’assit dans le vieux fauteuil de cuir qu’il avait apporté de si loin. Fatigué, il avait mal au dos. Il enleva ses bottes et regarda la cheminée. Il ne faisait pas froid, pourtant il s’agenouilla, prépara des brindilles et ralluma le feu.

« Tu trouveras comment faire », avait dit Donna.

Mais il en était incapable. Et cela l’irritait profondément.

Cornélius Griffin, l’humble chef de convoi… Cette définition l’arrangeait, car elle servait plusieurs objectifs. Toute sa vie, il avait vu des meneurs d’hommes et appris à évaluer leur force. Beaucoup s’appuyaient sur leur intelligence, leur charisme… et sur une bonne dose de chance. N’ayant jamais été charismatique, il avait décidé d’incarner une espèce différente de chef. Les gens qui ne le connaissaient pas le considéraient comme un homme puissant mais lent. Bref, un humble chef de convoi. Au fil des jours, ils s’apercevaient que peu de problèmes le perturbaient et que ceux-ci semblaient s’aplanir d’eux-mêmes. Quand d’autres personnes lui soumettaient leurs ennuis, ils disparaissaient comme neige au soleil. Les gens intuitifs voyaient ainsi que Griffin, au contraire des chefs arrogants à la parole facile, commandait le respect, authentique oasis de calme au milieu des orages du monde. Rarement provocateur, jamais violent, il se montrait pourtant toujours autoritaire.

Cornélius Griffin était très fier du personnage qu’il s’était inventé.

Mais alors qu’il avait plus que jamais besoin d’imagination, rien ne lui venait à l’esprit.

Il ajouta du bois dans le feu et se radossa à son siège.

Donna Taybard se réveilla d’un sommeil troublé et entendit le bois crépiter dans le feu. Elle se leva, mit une robe de nuit en lainage et entra dans la salle principale. Griffin ne l’entendit pas arriver. Elle s’arrêta un instant et le regarda, ses cheveux roux embrasés par les flammes.

— Cornélius !

— Je suis désolé. T’ai-je réveillée ?

— Non. J’ai fait des rêves si bizarres… Que s’est-il passé ?

— Les Enfants de l’Enfer ont tué le jeune Carver, comme nous le supposions.

— Nous avons entendu des coups de feu.

— Oui. Aucun d’entre nous n’a été blessé.

Donna versa de l’eau froide dans la bouilloire en cuivre et l’accrocha au-dessus du feu.

— Tu es troublé…

— Je ne vois pas comment nous tirer de cette situation. Je me sens comme un lapin pris au collet qui attend le chasseur.

Donna gloussa. Griffin la regarda à la lueur des flammes. Elle avait l’air plus jeune que jamais, et elle était beaucoup trop belle.

— Pourquoi ris-tu ?

— Je n’ai jamais connu un homme qui ressemble moins à un lapin que toi ! Tu me rappelles plutôt un grand ours brun à la fourrure douce.

Il rit aussi. Puis ils restèrent silencieux quelques minutes. Donna prépara de la tisane. Pendant qu’ils la buvaient, la menace représentée par les Enfants de l’Enfer leur sembla bien lointaine.

— Combien sont-ils ? demanda soudain Donna.

— Les Enfants de l’Enfer ? Je l’ignore. Jacob a essayé de les suivre jusqu’à leur camp la première nuit, mais il a été repéré. Il a dû revenir sur ses pas.

— Comment imaginer des plans contre eux ? Tu ignores l’étendue du problème.

— Bon sang ! s’écria soudain Griffin. Zedeki a dit qu’ils étaient des milliers et je l’ai cru. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont tous ici. Tu as raison, Donna. J’ai été idiot.

Griffin remit ses bottes, enlaça la jeune femme et l’embrassa.

— Où vas-tu ?

— Nous sommes rentrés séparément au cas où les sentinelles resteraient sur place la nuit. Maintenant, Jacob devrait être chez lui. J’ai besoin de lui parler.

Il remit sa veste, sortit et traversa le terrain découvert qui menait à la maison de Madden. Les fenêtres étaient fermées, mais il vit un rai de lumière dorée filtrer des volets. Il frappa à la porte.

Madden ouvrit quelques secondes plus tard.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

— Oui. Désolé de vous déranger si tard. Mais il est temps de penser à nos plans.

— Entrez, dit Madden.

La pièce principale était moins grande que chez Griffin, mais disposée de la même façon. Une grande table et des bancs trônaient au centre. Les deux hommes s’assirent près de la cheminée. Griffin se pencha vers son ami.

— Jacob, j’ai besoin de savoir combien d’Enfants de l’Enfer vivent près de nous. Il serait aussi utile d’en apprendre plus sur l’emplacement de leur camp.

— Vous voulez que j’aille en reconnaissance ?

Les deux hommes connaissaient les dangers d’une telle mission. Griffin était conscient qu’il demandait à Jacob Madden de risquer sa vie.

— Oui. C’est très important. Notez tout ce qu’ils font, le genre de discipline qui règne au camp. Tout.

— Qui se chargera des travaux des champs à ma place ?

— Je m’assurerai qu’ils soient faits.

— Et ma famille ?

— Je m’occuperai d’elle comme de la mienne.

— D’accord.

— Autre chose : combien d’armes avons-nous récupérées ?

— Trente-trois fusils et vingt-huit revolvers.

— Je dois savoir de combien de munitions nous disposons, mais je verrai ça demain.

— Vous ne trouverez pas beaucoup plus de trente balles par arme.

— Je sais. Soyez prudent, Jacob.

— Comptez-y ! Je partirai cette nuit.

— Bien.

Griffin se leva et sortit. La lune étant en partie cachée par les nuages, il trébucha sur un des troncs d’arbres. Il continua et dépassa la cabane branlante d’Ethan Peacock. L’érudit était en grande conversation avec Aaron Phelps. Griffin sourit. Quels que soient les dangers, certaines choses ne changeaient jamais.

De retour dans sa maison, il trouva Donna assise devant le feu.

— Tu devrais retourner dormir, dit-il.

Mais elle ne l’entendit pas. Il s’agenouilla à côté d’elle. Ses pupilles étaient dilatées. Lorsqu’il lui toucha l’épaule, elle ne réagit pas. Ne sachant que faire, il resta près d’elle et la serra dans ses bras. Quand elle soupira, dodelinant de la tête, il la souleva et la porta sur une chaise. Elle battit des paupières. Puis son regard se riva sur lui.

— Te voilà, Cornélius, dit-elle d’une voix ensommeillée.

— Tu rêvais ?

— Je l’ignore… C’était si bizarre…

— Raconte-moi.

— J’ai soif…

Il lui versa une chope d’eau. Elle but lentement.

— Depuis que nous sommes arrivés ici, dit-elle, j’ai fait des rêves étranges. Ils deviennent de plus en plus forts chaque jour, et je me demande si ce sont vraiment des rêves. J’ai l’impression de dériver dans…

— Dis-moi de quoi il s’agit.

— Ce soir, j’ai vu Jon Shannow assis sur le flanc d’une montagne, à côté d’un Enfant de l’Enfer. Ils parlaient, mais les mots étaient incompréhensibles. Puis j’ai vu Jon dégainer son revolver et viser un ours. Ensuite, j’ai eu l’impression de tomber dans un grand bâtiment en pierre rempli d’Enfants de l’Enfer. Un homme grand et bien fait m’a vue et de la fumée est sortie de son corps. Puis il s’est transformé en monstre et s’est lancé à mes trousses. Je me suis enfuie, mais quelqu’un s’est approché de moi et m’a dit de ne pas avoir peur. C’était l’homme que j’ai vu avec Jon, quand il a été blessé. Karitas ! Un nom ancien qui signifiait autrefois charité ou amour, m’a-t-il dit. Le monstre de fumée ne pouvait pas nous trouver. J’ai dérivé… Puis j’ai vu un grand navire doré, mais il n’y avait pas de mer. Le bateau était au sommet d’une montagne. Karitas a éclaté de rire et m’a dit que c’était l’Arche. Puis tous mes rêves se sont mélangés. J’ai vu des Enfants de l’Enfer entrer par milliers dans Rivervale, et Ash Burry cloué à un arbre. C’était horrible.

— Tu as vu autre chose ?

— Jacob rampait à travers les buissons, vers des tentes. Dans celle du centre, six hommes étaient assis en rond. Ils savaient qu’il arrivait, et ils l’attendaient.

— Il ne pouvait pas s’agir de Jacob. Il vient de partir.

— Alors, tu dois l’arrêter, Cornélius ! Ces hommes n’étaient pas comme les autres Enfants de l’Enfer. Ils étaient mauvais. Terriblement mauvais !

Griffin sortit et courut jusqu’à la maison de Madden, mais il n’y avait plus de lumière. Dans l’enclos, derrière la demeure, le cheval de Madden n’était plus là.

Il faillit paniquer mais se contrôla.

Revenu près de Donna, il s’assit et lui prit les mains.

— Tu m’as dit que tu pouvais toujours voir ceux qui te sont proches, où qu’ils soient. Peux-tu le faire avec Jacob ?

Elle ferma les yeux.

Le visage de Jon Shannow lui apparut.

Il chevauchait le hongre gris sur un sentier de montagne qui descendait vers une vallée encaissée émaillée de lacs. Sur les berges, des centaines de milliers d’oiseaux pataugeaient dans l’eau, ou s’envolaient par petits groupes. Derrière Jon, elle vit un cavalier des Enfants de l’Enfer à la barbe noire fourchue, et un jeune garçon aux cheveux noirs d’une quinzaine d’années.

Donna était sur le point de revenir quand elle sentit son âme frissonner de terreur. Elle s’éleva au-dessus de la scène, dépassa en flottant le sommet des arbres, et les vit : à moins d’une demi-lieue derrière Shannow et ses compagnons galopaient trente hommes montés sur des chevaux noirs. Les cavaliers portaient des manteaux sombres et des casques qui couvraient leur visage. Ils approchaient rapidement de leurs proies. Le ciel s’assombrit. Donna fut entourée de nuages noirs. Ils se solidifièrent, devenant des ailes de cuir qui l’enveloppèrent.

Elle hurla et tenta de se libérer. Mais une voix douce, presque tendre, murmura à son oreille.

— Tu m’appartiens, Donna Taybard. Je te prendrai quand le moment sera venu.

Les ailes la lâchèrent. Elle s enfuit comme un moineau terrorisé et sursauta quand elle ouvrit les yeux dans le fauteuil

— As-tu vu Jacob ? demanda Griffîn.

— Non. J’ai vu le Diable et Jon Shannow.

  •  

Selah galopait à côté de Shannow. Il désigna la vallée, où un groupe de bâtiments longeait une rivière. Batik les rejoignit.

— Je devais être distrait, dit Shannow. Je n’avais pas vu ces bâtiments.

Batik eut l’air troublé.

— J’ai examiné la vallée. Je n’aurais pas pu les rater…

Shannow poussa le hongre sur la pente. Il n’avait pas fait cent pas quand il entendit un bruit de galop. Descendant de sa selle, il guida le hongre par ses rênes et le cacha derrière des arbres. Batik et Selah le suivirent.

Les cavaliers ennemis passèrent en trombe au-dessus d’eux.

— Ils auraient dû voir nos traces à l’endroit où nous sommes sortis du sentier, dit Batik. C’est bizarre.

— Combien en avez-vous compté ?

— Inutile de compter. Il y avait six sections, soit trente-six hommes entraînés. Trop pour que nous ayons une chance de vaincre.

Shannow ne répondit pas. Il remonta en selle et fit descendre la pente à son cheval. Les bâtiments étaient en bois séché presque blanc. Derrière s’étendait un champ où paissait du bétail. Shannow s’arrêta sur la place centrale et mit pied à terre.

— Où sont les gens ? demanda Batik.

Shannow enleva son chapeau et le pendit au pommeau de sa selle.

Le soleil disparaissait lentement derrière les collines.

Une dizaine de marches conduisaient à la double porte d’un bâtiment, en face d’eux. Il avança. Quand il arriva, une femme âgée vêtue de blanc ouvrit la porte et s’inclina. Elle avait des cheveux gris coupés court et des yeux d’un bleu profond presque violet.

  • Soyez les bienvenus, dit-elle.

Les trois compagnons entendirent le bruit des sabots et virent les Enfants de l’Enfer dévaler la colline. Shannow porta les mains à ses revolvers.

— Laissez vos armes où elles sont, et attendez ! ordonna la femme.

Jon obéit. Les cavaliers dépassèrent les bâtiments sans regarder à droite ni à gauche. Il les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils soient loin, au nord.

Il se tourna vers la femme mais n’eut pas le temps de parler.

— Joignez-vous à nous pour le repas du soir, maître Shannow.

Elle rentra dans le bâtiment.

Batik s’approcha de Jon.

— Je dois avouer que je n’aime pas cet endroit.

— C’est beau, dit Selah. Ne sentez-vous pas l’harmonie? Il n’y a pas de peur ici,

— Oh, il y en a… là! dit Batik en se tapotant la poitrine. Pourquoi sont-ils partis ?

— Ils ne nous ont pas vus, avança Shannow.

— Ridicule ! Comment auraient-ils pu nous rater ?

— Nous n’avons pas vu ces bâtiments lors de notre reconnaissance.

— Voilà qui rend les choses plus inquiétantes, Shannow !

Jon monta les marches et entra dans le bâtiment, Batik sur les talons. Il déboucha dans une petite pièce éclairée par des chandelles blanches. Une minuscule table ronde trônait au milieu. Il y avait deux couverts, et la femme aux cheveux gris était déjà assise.

Jon se retourna, mais il ne vit ni Batik ni Selah.

— Asseyez-vous et mangez, maître Shannow.

— Où sont mes amis ?

— Ils prennent aussi un repas. Détendez-vous. Il n’y a aucun danger ici.

Le ceinturon de Shannow le gênait. Il le retira et posa les revolvers sur le sol à côté de lui. Puis il regarda ses mains et constata qu’elles étaient sales.

— Vous pouvez vous rafraîchir dans la pièce adjacente, dit la femme.

Shannow sourit, ouvrit la porte ovale qu’il n’avait pas remarquée en entrant et découvrit une baignoire métallique pleine d’eau tiède et parfumée. Il retira ses vêtements et y entra.

Quand il fut propre, il sortit du bain. Ses vêtements avaient disparu. À leur place, il trouva une chemise en laine blanche et un pantalon gris. Sans s’inquiéter de la disparition de ses habits, il revêtit ceux qui les remplaçaient et constata qu’ils lui allaient parfaitement.

La femme était toujours assise où il l’avait laissée. Il la rejoignit. La nourriture était simple : des légumes assaisonnés et des fruits frais. L’eau claire avait le goût du vin.

Ils mangèrent en silence. Puis la femme se leva et fit signe à son invité de la suivre. Il entra dans un bureau sans fenêtre où deux fauteuils en cuir étaient placés autour d’une table ronde en verre. Deux tasses de thé parfumé les attendaient.

Shannow laissa la femme s’asseoir et prit l’autre fauteuil. Il examina les murs, qui semblaient en pierre mais avaient l’aspect souple du tissu. Des peintures les décoraient. Elles représentaient des daims et des chevaux qui broutaient au pied de montagnes aux sommets couronnés de neige.

— Vous avez beaucoup voyagé, maître Shannow. Et vous êtes fatigué.

— C’est exact, ma dame.

— Chevauchez-vous vers Jérusalem, ou dans la direction opposée ?

— Je l’ignore.

— Vous avez fait de votre mieux pour Karitas. N’ayez aucun chagrin.

— Vous le connaissiez ?

— Un homme obstiné, mais à l’âme pleine de bonté.

— Il m’a sauvé la vie. Je n’ai pas pu payer ma dette.

— Il n’aurait pas considéré que c’en était une. Pour lui comme pour nous, la vie n’est pas affaire de comptabilité. Que ressentez-vous au sujet de Donna Taybard ?

— Je suis en colère… Je l’étais. Il est difficile d’éprouver de la colère ici.

— Ce n’est pas difficile. C’est impossible !

— Où sommes-nous ?

— Dans le Sanctuaire. Le mal n’a pas sa place ici.

— Comment obtenez-vous ce résultat ?

— En ne faisant rien, maître Shannow.

— Mais il y a un pouvoir… Un pouvoir extraordinaire.

— C’est exact. Une énigme pour ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre…

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Ruth.

— Êtes-vous un ange ?

— Non. Juste une femme.

— Je suis désolé, mais je ne comprends pas. Et je sens que c’est important.

— Vous avez raison. Mais reposez-vous d’abord. Nous parlerons demain.

Elle se leva et partit. Il y avait un lit près du mur opposé. Jon s’y étendit et dormit d’un sommeil sans rêves.

 

Batik suivit Shannow dans le bâtiment et déboucha dans une pièce circulaire peinte en rouge. Aux murs pendaient des armes de toutes sortes : des arcs, des lances, des revolvers, des fusils, des épées et des dagues. Toutes étaient de facture remarquable.

La femme aux cheveux gris était assise à une table ovale sur laquelle attendait un plat de viande rouge bien grillée à l’extérieur mais saignante au milieu.

Batik s’assit et saisit un couteau à découper en argent.

— Où est Shannow ? demanda-t-il en se taillant une tranche de viande.

— Tout près, Batik.

— Cette pièce est agréable…

— La décoration vous plaît ?

— Elle me rappelle ma maison.

— La pièce au bord du jardin rempli de plantes grimpantes ?

— Oui. Comment le savez-vous ?

— Vous y avez reçu un de mes amis, il y a deux ans.

— Comment s’appelait-il ?

— Ezra.

— Je ne connais personne de ce nom.

— Il avait escaladé le mur de votre jardin parce qu’on le pourchassait. Il s’est caché dans les plantes. Quand ses poursuivants sont arrivés, vous avez dit qu’il n’y avait personne et vous les avez renvoyés.

— Je me souviens. Un petit type aux yeux terrorisés…

— Oui. Un homme d’un grand courage, car il a surmonté une peur terrible.

— Que lui est-il arrivé ?

— Il a été attrapé trois mois plus tard et brûlé vif.

— C’est arrivé souvent ces derniers temps… J’en déduis qu’il adorait l’ancien dieu sombre ?

— Oui.

— Les Enfants de l’Enfer détruiront cette secte.

— Peut-être, Batik. Mais pourquoi avez-vous aidé cet homme ?

— Je ne suis pas croyant.

— Qu’êtes-vous donc ?

— Un homme, tout simplement.

— En restant avec Shannow, vous savez que vous risquez la mort.

— Nous nous séparerons bientôt.

— Sans vous, il échouera…

Batik leva son gobelet de vin rouge et le vida.

— Qu’essayez-vous de me dire ?

— Avez-vous le sentiment d’avoir une dette envers lui ?

— Pour quelle raison ?

— Vous avoir sauvé la vie…

— Non.

— Êtes-vous son ami ?

— Peut-être…

— Dans ce cas, vous l’appréciez ?

Batik ne répondit pas.

— Qui êtes-vous, femme ? demanda-t-il enfin.

— Je m’appelle Ruth.

— Pourquoi les cavaliers ne nous ont-ils pas vus ?

— Aucun serviteur du mal ne peut entrer ici.

— Pourtant, je suis là !

— Vous avez sauvé Ezra.

— Shannow est là aussi !

— Il cherche Jérusalem.

— Où sommes-nous ?

— Pour vous, Batik, ce lieu est l’Alpha ou l’Oméga. Le commencement ou la fin.

— Le commencement de quoi ? la fin de quoi ?

— À vous de décider.

 

Selah monta les escaliers derrière ses amis. Puis il entra dans une petite pièce. La femme aux cheveux gris lui sourit et lui ouvrit les bras.

— Bienvenue chez toi, Selah.

La joie submergea le jeune homme.

 

Le matin suivant, Ruth conduisit Shannow dans une grande salle où on avait installé des tables à tréteaux pour le petit déjeuner. Puis ils passèrent dans une bibliothèque circulaire aux murs couverts d’étagères chargées de livres. Une table ronde occupait le centre de la pièce. La femme âgée s’assit et fit signe à Shannow de prendre place à côté d’elle.

— Tout ce que vous avez toujours désiré savoir est ici. Mais vous devez déterminer ce que vous voulez chercher.

Jon examina les livres et éprouva une vague angoisse.

— Tous disent-ils la vérité ?

— Non. Certains sont de la fiction, d’autres des essais. Mais la plupart montrent le chemin de la vérité à ceux qui ont des yeux pour voir.

— Je veux seulement la vérité.

— Posée dans votre main comme une perle parfaite et sans tache ?

— Oui.

— Pas étonnant que vous ayez besoin de Jérusalem.

— Vous moquez-vous de moi, ma dame ?

— Non, maître Shannow. Tout ce que nous faisons ici est destiné à éduquer et à aider. Cette pièce a été créée pour vous. Elle n’existait pas avant que vous y entriez, et elle cessera d’être quand vous en sortirez.

— Combien de temps puis-je y rester ?

— Une heure.

— Je ne peux pas lire tous ces livres en une heure.

— Exact.

— Alors, pourquoi ce choix ? Comment utiliser ces connaissances si je n’ai pas assez de temps devant moi ?

Ruth se pencha vers lui et lui prit la main.

— Nous n’avons pas fait apparaître ce lieu pour vous tourmenter, Jon. Sa création nous a coûté trop d’efforts. Asseyez-vous et réfléchissez. Calmez-vous.

— Ne pouvez-vous me dire où regarder ?

— Non, parce que j’ignore ce que vous cherchez.

— Je veux trouver Dieu.

— Pensez-vous qu’il se cache ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’ai essayé de respecter Sa volonté. Comprenez-vous ? Je n’ai rien et je ne veux rien. Pourtant, je ne suis pas satisfait.

— Jon, même si vous lisiez tous ces livres et que vous connaissiez tous les secrets du monde, vous ne le seriez toujours pas. Parce que vous vous voyez comme Batik vous a vu : le jardinier de Dieu, qui élimine les mauvaises herbes, mais jamais assez vite, ni complètement.

— Est-il mal de défendre les faibles ?

— Je ne suis pas juge.

— Alors, qui êtes-vous ? et où sommes-nous ?

— Je vous l’ai dit hier soir. Il n’y a pas d’anges. Nous sommes des humains.

— Vous dites « nous », mais je ne vois personne à part vous.

— Il y a quatre cents personnes ici, mais elles ne souhaitent pas être vues. C’est leur choix.

— Est-ce un rêve ?

— Non. Croyez-moi.

— Ruth, je crois à tout ce que vous m’avez dit, et cela ne m’aide pas. Dehors, des hommes me traquent, et la femme que j’aime est en danger de mort. Il y a aussi un homme que j’ai juré de détruire. Un homme que je hais. Et pourtant, cette haine semble si peu importante…

— Vous parlez de celui qui s’est baptisé Abaddon ?

— Oui.

— C’est un être vide.

— Ses guerriers ont massacré Karitas et son peuple, même les femmes et les enfants.

— Et vous souhaitez le tuer ?

— Oui. Comme l’Éternel des armées a dit à Josué de tuer les Impies.

Ruth lâcha les mains de Shannow.

— Vous parlez de la destruction d’Aï et des trente-deux villes. « Il y eut au total douze mille personnes tuées ce jour-là, hommes et femmes, tous gens d’Aï. Josué ne retira point sa main jusqu’à ce que tous les habitants eussent été détruits. »

— Oui, c’est le passage qu’Abaddon m’a cité. Il a dit s’être inspiré des atrocités du peuple d’Israël.

— Cela vous a blessé, Jon. Comme il en avait l’intention.

— Comment ne pas être blessé ? Il avait raison. Si j’avais vécu à cette époque, et que j’aie vu une armée d’envahisseurs tuer les femmes et les enfants, je me serais battu. Quelle différence entre les enfants d’Aï et ceux du village de Karitas ?

— Aucune, dit Ruth.

— Alors, Abaddon avait raison.

— À vous de décider.

— Je veux savoir ce que vous pensez, Ruth. Parce que je sais qu’il n’y a pas de méchanceté en vous.

— Je ne peux pas suivre votre chemin, Jon. Et je ne me permettrai pas de vous dire ce qui était juste il y a cinq mille ans. Je m’oppose à Abaddon d’une façon différente. Il sert le Prince des Mensonges. Ici, nous répondons par la vérité de l’amour. La karitas, Jon.

— L’amour ne détourne ni les balles ni les couteaux.

— Non.

— Alors, à quoi sert-il ?

— Il transforme les cœurs et les esprits.

— Parmi les Enfants de l’Enfer ?

— Nous avons plus de deux cents convertis, en dépit du risque de brûler vif. Et leur nombre augmente de jour en jour.

— Comment les contactez-vous ?

— Des membres de mon peuple vont vivre avec les Enfants de l’Enfer.

— Par choix ?

— Oui.

— Et ils se font tuer ?

— Beaucoup sont morts. D’autres mourront encore.

— Pourtant, avec votre pouvoir, vous pourriez détruire Abaddon et sauver la vie de vos gens.

— Ce n’est qu’une partie de la vérité, Jon. On obtient le pouvoir véritable quand on a appris à ne pas s’en servir. C’est un des Mystères. L’heure est écoulée. Vous devez reprendre votre voyage.

— Je n’ai rien appris !

— Le temps le dira… Mais Selah restera ici avec nous.

— Le souhaite-t-il ?

— Oui. Vous le verrez bientôt, pour lui dire au revoir.

— Sans lui, Batik et moi serions passés à côté de vous sans rien voir, comme les Zélotes ?

— Oui.

— Parce qu’aucun serviteur du mal ne peut entrer ici.

— Je le crains.

— J’ai donc appris quelque chose.

— Utilisez votre savoir à bon escient.

Shannow suivit Ruth dans la pièce qu’on lui avait affectée. Il y retrouva ses vêtements, parfaitement nettoyés. Il s’habilla et s’apprêta à sortir, mais la femme aux cheveux gris l’arrêta.

— Vous oubliez vos revolvers, Jon Shannow.

Ils étaient toujours sur le sol, là où il les avait posés. Il ramassa le ceinturon. Son étrange harmonie intérieure l’abandonna quand il le toucha. Il le boucla autour de sa taille et sortit. Batik l’attendait près des chevaux avec Selah. Le jeune garçon était vêtu d’une tunique blanche. Il sourit en voyant Shannow.

— Je dois rester, dit-il. Pardonnez-moi.

— Je n’ai rien à te pardonner, petit. Tu seras en sécurité, ici.

Jon sauta en selle et partit. Batik le suivit.

Un peu plus tard, il regarda derrière lui.

La plaine était vide.

— Le monde est un endroit étrange, dit Batik.

— Où étiez-vous ?

— Je suis resté avec Ruth.

— Que vous a-t-elle dit ?

— Probablement moins de choses qu’à vous. Mais j’aurais préféré ne jamais trouver cet endroit.

— Je suis d’accord…

Les deux hommes contournèrent un grand lac entouré de pins. Le terrain, au-delà de l’eau, se transformait en collines rocailleuses. Shannow tira sur ses rênes et examina le secteur.

— S’ils étaient cachés là, vous ne les verriez pas, dit Batik.

Shannow fit avancer le hongre jusqu’au sommet de la colline. En contrebas, la plaine s’étendait jusqu’au pied de la chaîne de montagnes. Il n’y avait aucun signe des Zélotes.

— Vous connaissez leurs méthodes, dit Jon. Qu’auraient-ils fait après avoir perdu nos traces ?

— Ils n’ont pas l’habitude d’être semés… Ils auraient possédé l’esprit d’un aigle ou d’un faucon et survolé le terrain pour trouver un signe. Comme ils ne pouvaient pas voir les bâtiments, peut-être se seraient-ils séparés par groupes de six pour nous rechercher.

— Alors, où sont-ils ?

— Je n’en sais rien.

— Je n’aime pas l’idée d’avancer à découvert.

— Moi non plus. Pourquoi ne pas rester ici, bien en vue en haut de la colline, en attendant qu’ils nous trouvent ?

Shannow sourit et descendit la pente. Ils chevauchèrent une heure dans la plaine, où des ravines profondes blessaient le sol comme si des truelles géantes avaient emporté la terre. Dans l’une d’elles, ils trouvèrent un os incurvé de près de cinq mètres de long. Shannow mit pied à terre et laissa son cheval brouter.

L’os était énorme. Batik et lui le soulevèrent.

— Je n’aurais pas aimé rencontrer le propriétaire de ce truc quand il était en vie…

Ils reposèrent l’os. Un deuxième sortait du sol. Batik en repéra un autre, à dix pas vers la droite, qui émergeait à peine des hautes herbes.

— Un morceau de cage thoracique, avança Shannow.

Trente pas plus loin, Batik trouva un os encore plus grand hérissé de dents. Quand ils le déterrèrent, ils constatèrent qu’il avait la forme d’un V géant.

— Avez-vous déjà vu une créature dotée d’une bouche aussi grande ? demanda Batik.

— Selah a dit qu’il y avait des monstres ici. Son père les aurait vus.

Batik regarda derrière eux.

— L’animal mesurait dix mètres de la tête à la cage thoracique. Ses pattes devaient être énormes.

Ils cherchèrent encore, mais ne trouvèrent aucune trace des membres.

— Les loups les ont peut-être emportés, dit Batik.

— Ils n’auraient pas pu. Les os des pattes devaient être deux fois plus épais que les côtes. Ils sont là, quelque part.

— La plus grande partie du squelette est enterrée. Les pattes sont peut-être enfoncées dans le sol.

— Non. Regardez la courbe de l’os qui jaillit des herbes. La créature est morte sur le dos. Sinon, nous verrions les vertèbres à la surface.

— Un des mystères de la vie, dit Batik. Partons d’ici.

Shannow s’épousseta les mains et remonta en selle.

— Je déteste les mystères. Il devrait y avoir quatre pattes. J’aimerais avoir le temps de chercher.

— Si les souhaits étaient des poissons, les pauvres auraient de quoi manger, dit Batik. Allons-y.

Ils sortirent de la ravine. Mais Shannow fit volter le hongre.

— Quoi encore ? demanda Batik.

Jon retourna au bord de la ravine et regarda en bas. Il observa la mâchoire géante et les côtes démolies de l’immense créature.

— Je crois que vous avez résolu le mystère sans le vouloir, Batik. C’est un poisson !

— Je me réjouis de ne pas l’avoir péché ! Ne soyez pas ridicule ! Un poisson de cette taille ? Et comment aurait-il échoué au milieu d’une plaine ?

— La Bible parle d’un immense poisson qui avait avalé un prophète. Il resta dans l’estomac du monstre et survécut. Dix hommes pourraient habiter entre ces côtes. Et un poisson n’a pas de pattes…

— D’accord, c’est un poisson. Vous avez résolu l’énigme. Il est temps de partir.

— Mais vous avez raison : comment est-il arrivé ici ?

— Je l’ignore. Et je m’en fiche !

— Selon Karitas, lors de la Chute du Monde, les mers se sont soulevées et ont noyé la plus grande partie des terres et des villes. Le poisson aurait pu être transporté ici par un raz-de-marée.

— Et la mer ? Où serait-elle passée ?

— C’est vrai. Un mystère de plus…

— Ravi que vous soyez arrivé à cette conclusion. Maintenant, nous pouvons partir ?

— Vous n’avez aucune curiosité, Batik ?

— Oh que si, mon ami ! Je suis curieux de savoir où sont les trente-six tueurs professionnels lancés à nos trousses. Vous trouvez étrange que cela me préoccupe tant ?

Shannow souleva son chapeau et essuya la sueur qui ruisselait sur son front. Midi à peine passé, le soleil était haut dans le ciel sans nuages. Une tache attira son attention : un aigle, loin au-dessus d’eux.

— J’ai été traqué toute ma vie, Batik. Les Brigands ont vite appris à me connaître. Ma description a circulé… À tout moment, une balle, une flèche ou un couteau risquaient de me frapper. Alors, je suis devenu fataliste. Je doute de mourir dans mon lit à un âge avancé, parce que ma vie dépend de mes réflexes, de ma vue et ma force. Tout ça disparaîtra un jour. Jusque-là, je continuerai à m’intéresser aux choses de ce monde. Des choses que je ne comprends pas, mais qui ont un rapport avec ce que nous sommes devenus.

— Merci d’avoir partagé votre philosophie avec moi. Moi, je suis jeune, et j’ai l’intention de devenir le plus vieil homme du monde ! Ruth avait raison : si je reste avec vous, je suis sûr de mourir. C’est donc le moment de nous dire adieu.

Shannow sourit.

— Sage décision. Mais il serait dommage de nous séparer aussi abruptement. Que diriez-vous d’un dernier soir ensemble ? Un peu plus haut, il y a un endroit propice à un campement.

Batik soupira et poussa son cheval vers le site. Entre les rochers, le sol était plat. Derrière se trouvait un réservoir en pierre rempli d’eau.

Batik descendit de son cheval et le dessella. Demain, se jura-t-il, il abandonnerait l’Homme de Jérusalem au sort que son dieu lui réservait.

Un peu avant le crépuscule, Shannow alluma un feu malgré les avertissements de Batik à propos de la fumée.

Puis il s’enveloppa dans ses couvertures et posa sa tête sur sa selle.

— C’est pour cette raison que vous vouliez ma compagnie ? demanda Batik.

— Dormez. Une longue chevauchée vous attend demain.

Batik s’installa près du feu et somnola.

La lune se leva. Une chouette survola le camp, puis disparut dans la nuit. Une heure plus tard, six ombres gravirent lentement la pente et s’arrêtèrent au bord du cercle de rochers. Le chef entra dans le camp et désigna la falaise, à l’autre bout. Trois hommes se glissèrent vers lui, tandis que les autres approchaient discrètement de Batik.

Vingt pieds au-dessus du site, caché derrière une saillie rocheuse, Shannow regarda les hommes approcher. Il leva ses revolvers et visa les deux individus les plus proches de Batik. Puis il tira, des flammes jaillissant du canon de ses armes. Sa première cible s’écroula sur le sol, les poumons pleins de sang. La deuxième bascula en avant, une balle dans la tête.

Il se débarrassa de sa couverture, fit un roulé-boulé et se releva, revolver à la main.

Le troisième assaillant tira. Sa balle souleva la poussière à quelques pouces de Batik. Son revolver tonna. L’homme vola en arrière.

Shannow visa les tueurs qui s’étaient approchés de sa couverture. Deux avaient déjà tiré.

Un ricochet, sur un des rochers glissés sous la couverture, avait blessé un Zélote à la cuisse. L’homme s’était agenouillé et tentait d’étancher le sang. Batik courut vers lui, plongea, se releva sur un genou et fit feu en même temps. Jon tua un des deux derniers hommes. Le survivant s’enfuit. Batik tira deux fois, rata sa cible et se lança à sa poursuite.

Le Zélote était presque arrivé au pied de la pente quand Batik le rattrapa. Il se tourna et tira. La balle sifflant près de son oreille, Batik visa et appuya sur la détente. Mais rien ne se passa. Il essaya encore. En vain : le revolver était vide. Le Zélote sourit et leva son arme…

Un petit trou apparut au milieu de son front. Puis l’arrière de sa tête explosa.

Le Zélote s’écroula. Batik se retourna et vit Shannow en haut de la pente, revolver tenu à deux mains.

Batik retourna vers le camp.

— Espèce de fils de pute ! cria-t-il. Vous m’avez utilisé comme appât !

— Vous aviez besoin de sommeil…

— Pas d’idioties, Shannow, vous aviez tout prévu ! Quand êtes-vous monté sur ce rocher ?

— Au moment où vous avez commencé à ronfler.

— N’essayez pas de plaisanter, ça ne vous va pas ! J’aurais pu mourir…

Shannow avança. Le clair de lune faisait briller ses yeux d’un éclat sauvage.

— Mais vous n’êtes pas mort. Si vous voulez savoir quelle morale en tirer, la voilà : pendant que vous me critiquiez, vous n’avez pas remarqué l’aigle qui volait au-dessus de nous. Vous avez aussi raté le reflet du soleil sur un objet métallique, à l’ouest, quand nous avons trouvé les ossements. C’est pour ça que j’ai préféré rester caché un moment dans la ravine. Vous êtes un homme fort, Batik, et un guerrier courageux. Mais vous n’avez jamais été pourchassé. Du coup, vous parlez beaucoup et vous observez peu. Vous croyez mourir si vous restez avec moi ? Bon sang, vous ne vivrez pas un jour de plus sans moi !

Furieux, Batik leva son revolver.

— Charge-le d’abord, fiston ! lança Shannow.

Puis il alla récupérer ses couvertures et sa selle.