Chapitre 2

 

 

Pendant plusieurs jours, la petite ferme ne reçut pas de visiteur. Le Comité ne lança pas de représailles. Shannow occupa son temps à aider Donna et Éric à moissonner le grain et à ramasser les fruits du verger, à côté du pré ouest. Vers la fin de l’après-midi, il faisait le tour des collines et des bois qui entouraient la ferme, s’assurant que personne ne s’en approchait.

La nuit, il attendait que Donna l’invite à la rejoindre au lit. Chaque fois, il réagissait comme si elle lui faisait un cadeau inespéré.

Le cinquième jour, un cavalier arriva peu après midi. Donna reconnut la démarche de la mule d’Ash Burry avant d’avoir identifié la silhouette bien en chair du fidèle.

— Il vous plaira, Jon, dit-elle. Il suit aussi les anciennes croyances. Il y a plusieurs fidèles à Rivervale.

Shannow regarda le grand type corpulent descendre de cheval. Il avait des cheveux noirs ondulés, un visage ouvert et amical.

Burry ouvrit les bras pour serrer Donna contre lui.

— Salutations, Donna. Que la paix divine règne sur votre foyer.

Tournant la tête vers Shannow, il lui tendit la main. Jon la serra. L’homme avait la peau douce et une poignée de main molle.

— Salutations à vous, mon frère, dit-il avec l’ombre d’un sourire.

— Ne restons pas au soleil ! lança Donna. Entrons. J’ai du jus de pomme frais.

Shannow resta dehors quelques minutes, sondant l’horizon, avant de les rejoindre.

— Toujours aucun signe de Tomas, je suppose ? dit Burry. Vous devez être très inquiète, Donna.

— Il est mort, Ash. Fletcher l’a tué.

Burry détourna le regard.

— Voilà de durs propos, Donna. J’ai entendu parler de vos accusations. On dit qu’elles ne sont pas fondées. Comment pourriez-vous en être sûre ?

— Vous me connaissez depuis toujours, Ash. Vous savez que je ne mens pas. J’ai le don de voir à distance ceux qui me sont chers. Je l’ai vu mourir.

— Je suis informé de votre don. Mais vous avez vu jadis l’ancien Prester mort au fond d’un canyon. Pourtant, il était vivant.

— Oui, mais je l’ai cru mon parce qu’il avait fait une chute terrible. Et il était vraiment dans le canyon.

— Tous les dons ne sont pas des cadeaux du Tout-Puissant, Donna. Je ne peux croire que Saül Fletcher ait fait une chose pareille.

— Il a pendu Able Jarret et un pauvre vagabond.

— Able trafiquait avec les Brigands. C’était une décision du Comité. J’ai beau ne pas apprécier qu’on prenne la vie de quelqu’un, cet acte était en accord avec la loi de Rivervale établie par le Prester John.

— Je n’ai pas souvenir qu’il ait fait pendre un homme de la région !

Shannow tira une chaise près de la fenêtre et s’assit à califourchon, face au fidèle, les bras croisés sur le dossier.

— Maître Ash, puis-je vous demander la raison de votre visite ?

— Mon nom est Burry, maître, Ashley Burry. Je suis un ami de longue date de la famille du Prester. J’ai baptisé Donna il y a de nombreuses années. Même si elle n’est pas pratiquante, je la considère comme ma filleule.

— Une visite purement amicale ?

— J’espère qu’elles le sont toutes, et que tous ceux qui me connaissent les considèrent ainsi.

— J’en suis persuadé, maître Burry, dit Shannow, souriant. Mais vous avez fait une longue chevauchée par une journée si chaude…

— Ce qui signifie ?

— Que vous avez quelque chose à dire à maîtresse Taybard. Préférez-vous que je vous laisse seul avec elle ?

Burry sourit pour dissimuler son embarras. Ses yeux rencontrèrent ceux de Shannow. Ils échangèrent un regard entendu.

— Merci de votre franchise, maître Shannow. Il serait courtois de nous laisser en tête à tête.

Après le départ de Shannow, Burry et Donna restèrent silencieux quelques instants. Le fidèle remplit sa tasse de jus de pomme et fit le tour de la pièce, examinant un mobilier qu’il avait déjà vu de nombreuses fois.

— Alors, Ash ?

— Il parle bien, Donna, mais c’est un Brigand connu. Pourquoi lavez-vous autorisé à rester chez vous ?

— Il pratique la même foi que vous, Ash.

— Non, c’est un blasphème ! Je ne tue pas aveuglément !

— Il a sauvé mon fils.

— Ce n’est pas ce qu’on raconte. Bard et ses compagnons ont trouvé le gamin, qui s’était perdu. Ils vous le ramenaient quand Shannow les a attaqués et a tué Pope et Miles.

— C’est absurde ! Mon fils a été battu et capturé dans le pré du nord. Bard et sa troupe étaient à mi-chemin de Rivervale quand Shannow les a rattrapés. Cela s’est passé le jour où Fletcher a essayé de me faire partir de force de ma ferme. Êtes-vous aveugle, Ash ?

— Cet homme est un tueur. On dit qu’il a l’esprit dérangé.

— L’avez-vous trouvé fou ?

— Ce n’est pas la question. Il est calme maintenant, mais il a terrifié Bard et les autres. Savez-vous qu’il a arraché une oreille à Bard d’un coup de feu ?

— Dommage que cela n’ait pas été sa tête !

— Donna ! cria Burry, choqué. Je pense que cet homme est possédé et que ses pouvoirs maléfiques affectent votre jugement. Saül m’a parlé de vous. Je sais qu’il vous tient en amitié. Il n’a pas d’épouse et il ferait un père excellent pour Éric.

Donna éclata de rire.

— Vous parlez de jugements, Ash, puis vous me conseillez d’épouser l’homme qui a probablement assassiné mon père et certainement tué mon mari ! Passons à autre chose : comment va Sara ?

— Bien, mais elle s’inquiète pour vous, comme nous tous. Le Comité a rendu sa sentence pour Shannow. Ces hommes ont l’intention de le pendre.

— Je vais préparer un peu de nourriture pour vous, Ash. Pendant ce temps, je veux que vous alliez trouver Jon et que vous parliez avec lui.

— Que pourrais-je lui dire ?

— Vous évoquerez votre dieu. Lui, au moins, sera capable de comprendre.

— Vous vous moquez de moi, Donna…

— Pas intentionnellement, Ash. Allez lui parler.

Burry secoua la tête et se leva. Dehors, il trouva Shannow. Assis sous le soleil, sur un rocher blanc, il surveillait les collines. Il portait les revolvers qui avaient brutalement assassiné Pope et Miles, et Dieu seul savait combien d’autres.

— Puis-je me joindre à vous, maître Shannow ?

— Bien entendu.

— Quand quitterez-vous Rivervale ?

— Bientôt, maître Burry.

— Quand, exactement ?

— Je l’ignore.

— Que cherchez-vous ici ?

— Il ne me manque rien, maître Burry…

— On dit que vous êtes en quête de Jérusalem.

— C’est exact.

— Pourquoi ?

— Pour avoir la réponse à mes questions. Et avoir enfin satisfaction.

— Le Livre répond à toutes les questions…

Shannow sourit.

— Je l’ai lu de nombreuses fois, maître Burry. Mais il ne parle pas de revolvers. Il y a douze ans, j’ai vu une image qui n’était pas peinte. Elle ressemblait à un moment de la vie figé dans le temps. C’était une ville, mais je n’ai pas compris tout de suite, car on la voyait depuis le ciel. Il n’y a rien de tel dans la Bible, maître Burry. J’ai rencontré un vieil homme qui possédait un livre spécial, très ancien. Il y avait dedans des dessins de machines avec des roues et des leviers, et des sièges à l’intérieur. Les gens voyageaient dedans, sans avoir besoin de chevaux. Pourquoi ces choses ne sont-elles pas dans la Bible ? Le vieillard m’a dit avoir vu un jour une image d’une machine en métal capable de voler. Pourquoi cela n’est-il pas rapporté dans les Écritures ?

— Tout y est indiqué ! Souvenez-vous qu’Élie est monté au ciel dans un chariot de feu. Le Livre parle aussi d’êtres angéliques qui volent dans des machines étranges.

— Mais aucune mention des revolvers.

— Quelle importance ? Nous savons que le Christ a dit à ses disciples que la fin du monde était proche, et nous savons aussi qu’elle a eu lieu. Les océans ont débordé et le monde a été détruit. Mon ami, nous vivons la Fin des Temps.

— Le Livre ne dit-il pas aussi que ces temps sont ceux de l’Antéchrist ? Que les hommes souhaiteront ne jamais être nés, et que la peste et la mort rôderont sur les terres ?

— Oui. Et c’est arrivé !

— Et qu’une nouvelle Jérusalem serait bâtie ?

— Oui.

— J’ai l’intention de la trouver.

— Seuls les serviteurs de Dieu trouveront Jérusalem. Croyez-vous sincèrement servir le Tout-Puissant ?

— Non, maître Burry, mais j’essaie, et je continuerai à essayer. On m’a enseigné que le monde était jeune. Le Christ est mort il y a trois cents ans et sa mort a provoqué le débordement des océans. Pourtant, j’ai vu des preuves que l’Ère Noire de notre monde a duré plus longtemps que cela. Certains pensent que le Seigneur est mort il y a deux mille cinq cents ans…

— Des hérétiques, affirma Ash Burry.

— Je suis d’accord avec vous, mais je me demande parfois s’ils ne sont pas plus près de la vérité que nous. J’ai vu d’anciennes cartes qui ne montrent pas Israël, ni la Judée, ni Babylone, ni même Rome. Elles portent des noms que le Livre ne mentionne pas. J’ai besoin de savoir, maître Burry.

— Pourquoi ? N’avons-nous pas juré de ne pas chercher de signes ou de présages ?

— Pourtant, quand les nuages s’assombrissent, nous revêtons nos cirés…

— Oui, maître Shannow. Mais qu’importe si l’Ère Noire, après la mort de notre Seigneur, a été longue ou courte ? Nous sommes là, maintenant. Quelle importance si des machines volaient autrefois ? Elles ne le font plus. L’Ecclésiaste dit : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Tout ce qui a été un jour sera de nouveau.

— Avez-vous déjà entendu parler de l’Angleterre, maître Burry ?

— Un pays du temps de l’Ère Noire, je crois. Il a préservé le Livre.

— Savez-vous où il pourrait être ?

— Non. Pourquoi est-ce important à vos yeux ?

— J’ai vu un jour une feuille de papier où était imprimé un vers : « Ici fut construite Jérusalem, sur le sol accueillant de la verte Angleterre. »

— Puis-je vous donner un conseil, maître Shannow ?

— Pourquoi pas ? La plupart des gens ne se gênent pas…

— Quittez ce lieu. Continuez votre quête. Si vous restez, vous attirerez la mort et le désespoir sur cette maison. Le Comité a décidé que vous étiez un Brigand et un fauteur de troubles. Ces membres vous feront pendre.

— Quand j’étais enfant, maître Burry, mes parents construisirent une maison pour eux, mon frère et moi, sur la rive d’une magnifique rivière. La terre était riche mais sauvage. Mon père l’a domptée. Elle nous a donné des moissons en abondance et de la nourriture pour le bétail. Puis des hommes sont venus. Ils voulaient des terres fertiles. Ils ont tué mon père, et violé ma mère avant de lui couper la gorge. J’ai été blessé par un coup de lance. Mon frère m’a traîné jusqu’à la rivière et nous l’avons traversée à la nage. Puis nous avons demandé refuge dans une ferme voisine. Le propriétaire, qui avait déjà quatre fils, nous a recueillis. Personne n’a rien tenté contre les meurtriers de nos parents. C’était ainsi que les choses se passaient…

— Votre histoire est hélas banale, reconnut Burry. Mais les temps changent.

— Les hommes les font changer… Mais je n’ai pas fini mon récit. Mon frère et moi avons été élevés pour croire à l’amour et au pardon. Nous avons essayé. Hélas, les mêmes pillards, devenus gras et encore plus forts, décidèrent qu’ils voulaient davantage de terres. Une nuit, ils attaquèrent notre nouveau foyer. Mon frère en tua un avec une hache, et moi un autre avec un antique mousquet. Cela ne les empêcha pas de l’emporter. Mon frère et moi, avons fui sur un vieil étalon. Mon frère a perdu la foi à ce moment. La mienne s’est renforcée. Deux ans plus tard, je suis retourné à la ferme et j’ai mis les Brigands à mort.

» Depuis, j’ai tué beaucoup de gens. Mais je n’ai jamais volé, triché ou menti. Et je n’ai pas transgressé le Commandement qui interdit de commettre un meurtre de sang-froid. Je ne suis pas un Brigand, je fais la guerre contre le mal. Les honnêtes gens ne risquent rien. Seuls les infidèles ont lieu de me craindre, maître Burry. Ou ceux qui les servent.

— Qu’est-il arrivé à votre frère, maître Shannow ? A-t-il retrouvé la foi ?

— Nous avons tous les deux appris la haine. La mienne était dirigée contre les Brigands et les marchands de mort. Mon frère a fini par mépriser les gens de la région parce qu’ils n’osaient rien faire et laissaient les Brigands prospérer. Non, maître Burry, il n’a pas retrouvé la foi.

— Vous êtes amer, maître Shannow.

— C’est exact. Pourtant, je reste satisfait de ce que je suis. Je ne compromets pas mes principes. Vous, maître Burry, un saint homme, vous venez dans cette demeure défendre des meurtriers. Vous vous alliez aux infidèles. Fletcher a tué l’époux de maîtresse Taybard. Ses hommes sont une horde d’assassins. Vous restez tranquillement assis, comme la chèvre de la Bible, et la mort vous guette !

— Que signifient vos paroles ? Vous racontez n’importe quoi, maître Shannow !

— Vraiment ?

— Expliquez-vous !

Jon sourit.

— Trois hommes sont cachés dans les arbres, au nord. Sont-ils venus avec vous ?

— Non. Mais vous n’ignorez pas que cinquante pièces de Barta seront versées à celui qui ramènera le corps d’un Brigand.

— J’aurais dû livrer les cadavres à Rivervale, dit Shannow. Pope et Miles étaient tous deux des meurtriers. Ils ont tué une famille de nomades à Sertace il y a deux ans. Ils faisaient partie de la bande de Cade quand il écumait le Sud-Ouest.

— Je ne vous crois pas, maître Shannow.

— Cela vaut mieux pour votre conscience, maître Burry.

 

Le repas se déroula en silence. Burry partit peu après. Éric ne dit rien, mais il alla s’enfermer dans sa chambre.

— Je suis inquiète à son sujet, dit Donna en débarrassant la table avec Shannow.

— Il me craint, Donna. Je ne l’en blâme pas.

— Il ne mange rien, et il fait des cauchemars.

— Votre ami Burry a raison, je devrais partir. Mais j’ai peur pour vous. Quand je serai parti, Fletcher reviendra.

— Alors, ne partez pas, Jon. Restez avec nous.

— Vous ne comprenez pas le danger ! Je ne suis plus un homme, mais un sac de pièces de Barta pour ceux qui estiment pouvoir m’affronter. En ce moment, trois gaillards, dans les collines, essaient de trouver le courage de venir me capturer.

— Je ne veux pas que vous partiez, dit Donna.

Il lui effleura la joue.

— Je partage votre sentiment, mais je sais trop bien ce qui est nécessaire.

Il se leva et approcha de la chambre d’Éric. Il frappa à la porte. Pas de réponse. Il toqua de nouveau.

— Oui ?

— C’est Jon Shannow. Puis-je entrer ?

Une pause.

— D’accord.

Éric était allongé sur son lit, face à la porte. Il leva les yeux et vit que Shannow portait une chemise de son père. Il ne l’avait pas remarqué jusque-là.

— Puis-je m’asseoir, Éric ?

— Faites ce que vous voulez. Je suis incapable de vous en empêcher.

Shannow s’assit à califourchon sur une chaise.

— Veux-tu que nous parlions ?

— De quoi ?

— Je l’ignore, Éric. Je sais seulement que tu es perturbé. Veux-tu parler de ton père ? de Fletcher ? de moi ?

— Je suppose que Mère préférerait que je ne sois pas là. Comme ça, elle pourrait être avec vous tout le temps !

— Elle ne m’a rien dit de tel.

— Maître Burry ne vous aime pas, et moi non plus.

— Parfois, je suis de l’avis de la majorité : je ne m’aime pas moi-même…

— Tout se passait bien jusqu’à ce que vous arriviez, dit Éric, les larmes aux yeux. Ma mère et moi, nous nous entendions bien. Elle dormait ici, avec moi, et je n’avais pas de mauvais rêves. Maître Fletcher était mon ami. Les choses semblaient en ordre.

— Je serai bientôt parti. Les vaguelettes s’effacent sur la mare. Tout redevient comme avant.

— Ça ne sera plus jamais pareil !

— Tu es très avisé, Éric. La vie change, pas toujours pour le mieux. La force d’un homme se reconnaît à la manière dont il s’accommode des changements. Je pense que tu t’en tireras bien, car tu es plus fort que tu le crois.

— Mais je ne pourrai pas les empêcher de nous prendre notre maison.

— Non.

— Maître Fletcher forcera ma mère à vivre avec lui ?

— Oui, dit Shannow, tentant de chasser cette idée de son esprit.

— Il vaudrait mieux que vous restiez quelque temps, maître Shannow.

— Peut-être… Ce serait bien que nous soyons amis, Éric.

— Je ne veux pas être votre ami.

— Pourquoi ?

— Parce que vous m’avez pris ma mère. Maintenant, je suis seul.

— Tu n’es pas seul. Mais je n’arriverai pas à t’en convaincre. Pourtant, j’en connais un bout sur la solitude ! Je n’ai jamais eu d’amis. Quand j’avais ton âge, mes parents ont été tués. J’ai été élevé quelque temps par un fermier appelé Claude Vurrow. Puis il a été assassiné aussi. Depuis, je suis seul. Les gens ne m’aiment pas. L’Homme de Jérusalem, l’Ombre, le Brigand-tueur… Où que j’aille, je serai haï et pourchassé, ou utilisé par des hommes « meilleurs » que moi. Voilà la solitude, Éric : parler à un enfant terrorisé et être incapable de le persuader.

» Quand je mourrai, personne ne me pleurera. Ce sera comme si je n’avais jamais existé. Aimerais-tu être aussi solitaire que ça ?

Éric ne dit rien.

Jon sortit de la chambre.

Les trois hommes regardèrent Shannow quitter la ferme à cheval, en direction des forêts de pins. Ils sellèrent leurs poneys et le suivirent.

Jerrik prit la tête, car il avait un fusil à silex à chargement par la gueule, vieux de trente-cinq ans à peine. Une bonne arme. Trois de ses propriétaires avaient perdu la vie pour essayer de le garder. Jerrik l’avait obtenu en paiement d’une dette de jeu, deux ans auparavant. Puis il s’en était servi pour tuer son propriétaire précédent, qui le pourchassait pour le récupérer. Une sorte de justice poétique, selon Jerrik, même s’il n’aurait pas su expliquer pourquoi.

Derrière lui chevauchaient Pearson et Swallow. Des types sur qui il pouvait compter… tant qu’ils seraient pauvres tous les trois. Ils étaient arrivés récemment à Rivervale, et Bard n’avait pas tardé à les repérer. Il les avait recommandés à Fletcher. Ce travail était leur sésame pour entrer au Comité : trouver et tuer l’Homme de Jérusalem !

La petite troupe disposait pour cela du fusil à canon long, une arme redoutable à condition que la cible soit relativement immobile. Swallow était un maître arbalétrier et Pearson excellait au lancer de couteau. À eux trois, ils n’auraient aucun mal à accomplir leur mission.

— Tu crois qu’il a quitté le secteur ? demanda Swallow.

Jerrik fit sentir son mépris en ne répondant pas à la question. Pearson sourit, découvrant des dents cassées.

— Il na pas de sacoches, dit-il.

— Pourquoi ne pas attendre qu’il revienne pour l’attaquer ? demanda Swallow.

— Et s’il se pointe à la nuit tombée ? lança Jerrik.

Swallow se tut. Plus jeune que ses deux compagnons, il brûlait du désir d’être respecté. Pourtant, chaque fois qu’il parlait, il se ridiculisait. Pearson lui flanqua une claque sur l’épaule et lui sourit. Il savait ce que le jeune homme blond pensait. Il connaissait le fond de son problème : Swallow était trop stupide pour comprendre qu’il était stupide ! Malgré tout, Pearson l’aimait bien, parce qu’ils se ressemblaient sur beaucoup de points. Tous deux détestaient la compagnie des femmes et adoraient le sentiment de pouvoir qu’ils éprouvaient à tenir la vie de quelqu’un entre leurs mains, avant de le tuer. Seule différence, Swallow aimait tuer des hommes, alors que Pearson préférait de loin torturer et assassiner des femmes.

Jerrik ne leur ressemblait pas. Il ne prenait aucun plaisir particulier à tuer, mais il n’hésitait jamais à le faire. Pour lui, c’était une corvée comme une autre. Regarder Pearson et Swallow « travailler » l’ennuyait, et les cris l’empêchaient de dormir. Jerrik approchait de la cinquantaine. Il estimait qu’il était temps de se ranger et d’élever des enfants. Il avait repéré une ferme à Rivervale, et la jeune veuve qui la possédait. Avec les pièces de Barta qu’il recevrait pour l’Homme de Jérusalem, il se ferait faire des vêtements de laine et la courtiserait. Elle serait obligée de le prendre au sérieux, car il appartiendrait au Comité…

Le trio suivit la piste de Shannow dans la forêt de conifères. Le crépuscule approchait quand ils repérèrent son feu de camp.

Ils descendirent de cheval et attachèrent leurs bêtes. Puis ils rampèrent dans le sous-bois, s’approchant du petit foyer. À cinquante pieds du feu, Jerrik vit la silhouette de l’Homme de Jérusalem, assis contre un arbre, le chapeau à large bord cachant son visage.

— Parfait, murmura Jerrik. Reste assis à réfléchir !

Il s’accroupit, arma son fusil et fit signe à Pearson et à Swallow d’encercler la cible, prêts à foncer sur le camp quand Jerrik aurait tiré le coup fatal. Les deux hommes disparurent au milieu des arbres.

Jerrik arma le fusil et se prépara à tirer. Il visa la silhouette assise.

Quelque chose de froid se posa sur sa tempe.

Puis sa tête explosa.

Au bruit du coup de feu, Pearson écrasa la détente de son arbalète. Le carreau jaillit dans la clairière, traversant le manteau de Shannow. Swallow sauta par-dessus le feu de camp. Son couteau suivit le carreau de Pearson. Le manteau tomba du buisson, entraînant avec lui le chapeau. Swallow en resta bouche béé. Puis quelque chose le frappa dans le dos. Un trou de la taille d’un poing apparut dans sa poitrine. Il mourut avant de toucher le sol.

Pearson recula. Il courut jusqu’à son poney, le détacha, sauta en selle et lança l’animal au galop. Mais un coup de feu retentit, et Pearson reconnut le bruit d’enfer du fusil de Jerrik.

Le cheval s’écroula, projetant son cavalier dans les airs. Pearson atterrit le dos contre un arbre, fit une roulade et se releva, un couteau à la main.

— Montrez-vous ! cria-t-il.

L’Homme de Jérusalem sortit du bosquet où il s’était caché. Il tenait son fameux revolver à crosse d’ivoire.

— Inutile de me tuer, dit Pearson, les yeux rivés sur l’arme. Je partirai, et je ne reviendrai pas, je vous le promets.

— Qui t’envoie ?

— Fletcher.

— Qui d’autre a-t-il lancé à mes trousses ?

— Personne. Nous ne pensions pas devoir être plus de trois.

— Quel est ton nom ?

— Pourquoi ?

— Pour l’écrire sur ta tombe. Il serait inconvenant de ne pas le faire.

— Alan Pearson, dit l’homme, lâchant le couteau.

— Et les autres ?

— Al Jerrik et Zephus Swallow.

— Tourne-toi, maître Pearson.

Pearson ferma les yeux et obéit.

Il n’entendit pas le coup qui le tua.

 

Jon Shannow entrait dans la cour quand la lune émergea de son écrin de nuages. Il conduisait deux poneys par la bride, un fusil à canon long accroché à sa selle. Donna l’attendait sous le porche, vêtue d’un chemisier de belle laine blanche et d’une jupe rouge tissée à la main. Elle s’était brossé les cheveux, qui semblaient d’un blond presque blanc sous les rayons de la lune. Shannow la salua de la main et mena les poneys dans l’enclos. Puis il retira la selle de son hongre et l’étrilla.

Donna le rejoignit et lui prit le bras. Il se pencha et lui donna un petit baiser.

— Tout va bien, Jon ?

— Oui.

— Tu sembles bien pensif.

— Avec toi, je comprends quelque chose qui m’a longtemps échappé…

Il lui prit la main et l’embrassa doucement.

— Laquelle ?

— C’est une citation du Livre.

— Dis-la-moi.

— « En effet, supposons que je parle les langues des hommes et même celles des anges : si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien de plus qu’une trompette claironnante ou une cymbale bruyante.

« Supposons que j’aie le don de prophétie, que je comprenne tous les mystères et que je possède toute la connaissance ; supposons même que j’aie, dans toute sa plénitude, la foi qui peut transporter les montagnes : si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. » Ce n’est pas tout, mais il me faudrait le Livre pour te lire la suite.

— C’est splendide, Jon. Qui l’a écrit ?

— Un homme appelé Paul.

— Pour une femme ?

— Non. Pour tout le monde. Comment va Éric ?

— Il a été perturbé quand il a entendu les coups de feu.

— Il n’y avait aucun danger, Donna. Nous avons plusieurs jours devant nous avant que quelqu’un comprenne qu’ils ont échoué.

— Tu as l’air fatigué, Jon. Viens te reposer.

— Chaque mort m’affaiblit, ma dame. Mais ils continuent à venir à moi…

Elle le conduisit dans la maison. Il s’assit dans le fauteuil, la tête renversée. Elle lui retira ses bottes, puis posa sur lui une couverture.

— Dors bien, Jon. Que tes rêves soient paisibles.

Elle l’embrassa et se dirigea vers sa chambre. La porte de celle d’Éric s’ouvrit. Le jeune garçon en sortit, les yeux encore lourds de sommeil.

— Est-il revenu, Mère ?

— Oui. Il va bien.

— A-t-il tué tous les hommes ?

— Je suppose, Éric. Retourne te coucher.

— Viens avec moi.

Donna l’accompagna jusqu’à son lit. Elle s’allongea à côté de lui et il s’endormit en quelques minutes.

Mais la jeune femme ne trouva pas le sommeil. Dans l’autre pièce dormait un homme qui en avait tué cinq en quelques jours. Un homme qui vivait aux frontières de la folie, en quête d’un impossible rêve. Il cherchait une ville qui n’existait plus dans un pays que personne ne connaissait, pour trouver un dieu en qui peu de gens croyaient encore.

Et il l’aimait. Du moins le croyait-il, ce qui était la même chose pour un homme, Donna le savait. Il était pris au piège, forcé de rester, attirant la mort comme un aimant, incapable de fuir ou de se cacher. Il perdrait. Pas de Jérusalem pour Jon Shannow, et pas de foyer avec Donna Taybard. Le Comité l’éliminerait, et Donna serait la maîtresse de Fletcher jusqu’à ce qu’il se lasse d’elle. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à renvoyer Jon Shannow. Elle ferma les yeux et le vit, endormi dans le fauteuil, une expression paisible sur le visage, presque enfantin à la lueur de la lampe à huile.

Donna rouvrit les yeux, souhaitant une fois de plus que le Prester soit toujours en vie. Il savait toujours quoi faire. Avant que les années lui dérobent ses facultés, il avait pu lire dans le cœur des hommes et des femmes. Mais il n’était plus. Elle pensa au dieu farouche de Shannow et à celui d’Ash Burry, doux et aimant. Elle ne comprenait pas comment ils pouvaient croire adorer le même.

Ils étaient aussi dissemblables que deux hommes pouvaient l’être, et leurs dieux aussi.

— Êtes-vous là, Dieu de Shannow ? murmura-t-elle. M’entendez-vous ? Que faites-vous à cet homme ? Pourquoi êtes-vous si dur avec lui ? Aidez-le, je vous en prie.

Éric s’agita et marmonna. Elle l’embrassa, puis remonta les couvertures sous son menton. Le garçon ouvrit des yeux bouffis de sommeil.

— Je t’aime, Mère. Pour de bon !

— Je t’aime aussi, Éric. Plus que tout.

— Père ne m’aimait pas.

— Bien sûr que si, murmura Donna.

Mais son fils s’était rendormi.

 

Shannow se réveilla une heure avant l’aube. Il ouvrit la porte de la chambre de Donna. Le lit n’était pas défait. Il sourit tristement, puis il alla dans la pièce de la pompe et regarda une fois de plus son reflet.

— Quo vadis, Shannow ? demanda-t-il à l’homme gris et austère qu’il découvrit dans le miroir.

Il se raidit en entendant des bruits de sabots dans la cour. Il vérifia ses revolvers et sortit par la porte de derrière, se dissimulant dans l’ombre des murs pour faire le tour de la maison. Devant, il vit cinq chariots tirés par des bœufs. Près de l’abreuvoir, un homme de grande taille descendit de son cheval noir.

— Bonjour, dit Shannow, en rengainant ses revolvers.

— Nous autorisez-vous à faire boire nos animaux ? demanda l’homme.

À l’est, le soleil illuminait les pics. Shannow vit que le type, solidement bâti, avait une trentaine d’années. Il portait une veste de voyage en cuir noir et un chapeau orné d’une plume de paon.

— Oui, si vous remplissez ensuite l’abreuvoir en puisant de l’eau au puits qui est un peu plus loin. Quel est le but de votre voyage ?

— Le nord-ouest, à travers les montagnes.

— Les Terres Maudites ? demanda Shannow. Personne n’y va. J’ai rencontré un homme qui en venait. Il avait perdu ses cheveux, et son corps était une masse d’ulcères qui refusaient de guérir.

— Nous ne croyons pas que ce soit la faute de la terre. Toutes les maladies cessent, un jour ou l’autre.

— L’homme dont je vous parle disait que les rochers brillaient dans la nuit, et qu’on ne trouvait aucun animal sur ces terres.

— Mon ami, j’ai entendu parler de lézards géants, de forteresses volantes et de châteaux dans les nuages. Mais je n’en ai encore vu aucun ! La terre est la terre et j’en ai assez des Brigands. Daniel Cade a repris ses raids. Je rêve des montagnes lointaines, où aucun bandit n’osera aller. J’ai aussi rencontré un homme qui en revenait, ou qui le prétendait. À l’en croire, l’herbe était verte et les daims plus nombreux et plus grands qu’ailleurs. Il a affirmé avoir vu des pommes aussi grosses que des melons, et, au loin, une cité pareille à nulle autre. Je veux voir cette ville !

— Moi aussi, j’aimerais la voir…

— Eh bien, trouvez-vous un chariot et voyagez avec nous ! Je suppose que ces revolvers ne sont pas de simples ornements ?

— Je n’ai pas de chariot, maître, et pas assez de pièces de Barta pour en acheter un. De plus, j’ai des obligations ici…

L’homme sourit.

— Voilà pourquoi j’aimerais que vous veniez avec nous. Je ne veux pas de gens douteux à Avalon. Vous semblez être un homme sûr. Avez-vous une famille ?

— Oui.

— Vendez votre ferme et suivez-nous ! Il y aura des terres disponibles à notre arrivée.

Shannow le laissa abreuver ses bœufs et entra dans la maison. Donna était réveillée et l’attendait près de la porte ouverte.

— Tu as entendu ? demanda Jon.

— Oui. Les Terres Maudites.

— Qu’en penses-tu ?

— Je n’ai pas envie que tu partes. Mais si tu décides d’y aller, nous viendrons avec toi, si tu veux de nous.

Il ouvrit les bras et l’attira contre lui, plein d’une joie débordante. Derrière lui, l’homme de la caravane se racla la gorge. Shannow se tourna vers lui.

— Je m’appelle Cornélius Griffin. J’ai peut-être une proposition à vous faire.

— Entrez, maître Griffin, dit Donna. Je suis Donna Taybard, et voilà mon époux, Jon.

— Ravi de vous rencontrer, maîtresse Taybard.

— Vous avez parlé d’une proposition, rappela Shannow.

— Une des familles de notre groupe n’a pas envie de se lancer dans un voyage dangereux. Elle serait peut-être d’accord pour vous céder son chariot et ses provisions en échange de votre ferme. Plus une certaine somme en pièces de Barta, si cette idée vous agrée…

 

Jon Shannow entra dans la rue principale de Rivervale sur son hongre gris, son manteau de cuir claquant contre les flancs du cheval. Près de la route, les maisons construites trente ou quarante ans plus tôt étaient surtout en bois. Sur les collines, au-dessus de la mine de charbon, les plus récentes étaient en pierre et en bois poli. Shannow dépassa le moulin et traversa le pont, ignorant les regards des travailleurs et des curieux. Des enfants jouaient dans une rue latérale. Un aboiement fît sursauter son cheval, mais Jon continua. Il tira sur les rênes de sa monture à l’approche de la taverne.

Descendant de cheval, il attacha les rênes à un poteau et entra dans l’établissement. Une vingtaine d’hommes étaient assis à des tables ou debout au bar. Bard était du nombre, un bandage autour de la tête. Fletcher se tenait à côté de lui. Les deux hommes regardèrent Shannow, bouche bée.

Un silence de mort tomba sur la salle.

— Maître Fletcher, je suis venu vous dire que maîtresse Taybard a cédé sa ferme à une famille de Ferns Crossing, un village à deux mois de voyage au sud. Elle a signé un acte de vente qui devrait satisfaire le Comité.

— Pourquoi me raconter cela, maître Shannow ? demanda Fletcher, conscient que les gens l’observaient, et que nombre d’entre eux étaient des hommes intègres.

— Parce que vous êtes un meurtrier et un Brigand, maître Fletcher. Mais vous seriez avisé de ne pas tuer cette famille sous prétexte qu’elle a volé la ferme.

— Comment osez-vous ?

— J’ose parce que c’est la vérité, et que la vérité sera toujours votre ennemie. J’ignore combien de temps les gens de Rivervale vous supporteront. Mais s’ils ont un peu de bon sens, ça ne durera pas !

— Ne croyez pas que vous sortirez d’ici vivant, Shannow, dit Fletcher. Vous êtes un Brigand !

— Jerrik, Swallow et Pearson sont morts. Avant de crever, Pearson m’a dit que vous lui aviez proposé une place au Comité. Je m’étonne que vous fassiez des offres pareilles à un tueur de femmes !

— Abattez-le ! cria Fletcher.

Shannow plongea pour éviter un carreau d’arbalète. Il tira. Un homme tituba et tomba.

Fletcher sortit un revolver. Une balle effleura le col du manteau de Shannow. Son revolver de droite cracha du feu. Fletcher tomba, les mains sur le ventre. Un deuxième coup lui traversa le cœur. Bard courut vers la porte de derrière. Shannow le laissa partir. Mais l’homme se tourna et tira, logeant une balle dans le bois à côté du visage de Jon. Des éclats lui déchirèrent la joue.

Il logea deux balles dans la gorge du géant, qui tomba raide mort.

Shannow se releva et regarda autour de lui.

— Je m’appelle Jon Shannow, et je n’ai jamais été un Brigand.

Il se tourna et sortit. Une balle siffla près de lui. Il pivota sur lui-même et tira. Un homme jaillit de derrière l’abreuvoir, se tenant l’épaule. De l’autre main, il brandissait un revolver. Shannow lui tira de nouveau dessus. L’homme tomba sans un bruit. Un fusil tira d’une fenêtre, de l’autre côté de la rue, arrachant le chapeau de Jon. Il riposta, mais ne toucha rien.

Il remonta en selle et lança le hongre au galop.

Plusieurs hommes essayèrent de lui barrer le chemin. Le cheval fonça dans le tas, leur faisant mordre la poussière. Shannow passa le pont et galopa vers l’ouest pour rejoindre Donna et Éric…

… et trouver la route de Jérusalem.