Chapitre 10
Shannow sortit du magasin avec son sac de provisions et regarda la forteresse de marbre blanc. Des six tours cylindriques, deux flanquaient le portail d’entrée. Il n’y avait pas de sentinelles en vue. Le propriétaire du magasin, Baker, avait fermé sa porte.
Quelque part dans cette forteresse, Batik et Archer étaient prisonniers. Cela concernait Jon. Que leur devait-il ? Dans la situation inverse, se seraient-ils portés à son secours ? Et y avait-il un moyen de les sauver ?
Ridder avait vingt hommes et Shannow ne connaissait pas la configuration de la forteresse. Y entrer serait un suicide. Il s’approcha de son cheval et monta en selle.
Puis il se dirigea vers le portail en longeant la rue principale.
Les tours blanches se dressaient au-dessus de lui. Jon eut l’impression de chevaucher vers une immense tombe où le soleil ne se lèverait jamais plus. Un homme se dressa sur son chemin, un vieux fusil entre les mains.
— Que voulez-vous ?
— Je suis venu voir Ridder.
— Il vous attend ?
— Peut-il y avoir une autre raison à ma présence ici, en pleine nuit ?
L’homme haussa les épaules.
— On ma demandé d’empêcher les Hommes-Loups de s’enfuir, voilà tout. Mais c’est quand même mieux que travailler à la mine !
Shannow hocha la tête et talonna son cheval, essayant de donner l’impression qu’il savait où il allait. Le portail menait à une cour pavée. Devant lui se dressait un grand escalier de marbre qui débouchait sur une porte de chêne à deux battants. Une allée étroite s’ouvrait sur la droite. Shannow s’y engagea et arriva dans une deuxième cour. Un garçon d’écurie sortit de l’ombre en se grattant le crâne. Shannow descendit de cheval et lui tendit les rênes.
— Ne lui enlève pas sa selle, je repartirai bientôt.
— D’accord, dit le jeune garçon en bâillant.
Shannow lui glissa une pièce dans la main.
— Donne-lui de l’avoine et étrille-le.
— D’accord, répéta le garçon, soudain réveillé par la vue de l’argent.
— Où trouverai-je monsieur Ridder ?
— À cette heure-ci, dans ses appartements.
— Où ?
— Dans la cour principale, au-delà des marches, vous verrez un escalier en bois. Montez-le et franchissez la troisième porte. La sentinelle vous conduira.
— Merci.
Shannow partit et retourna dans la première cour. Il trouva l’escalier en spirale, monta au troisième étage et s’arrêta devant la porte. Avant d’ouvrir, il retira son manteau et le plia sur son bras. Puis il s’engagea dans un couloir orné de tapisseries éclairé par des lampes à huile, et se força à sourire à la sentinelle. L’homme était assis, les pieds sur une statuette qui représentait un chien prêt à attaquer.
Le garde se leva.
— Que voulez-vous ? murmura-t-il. Vous n’êtes pas mon remplaçant !
— Exact, dit Shannow.
Il avança, et son manteau glissa, révélant la gueule d’un revolver. Il l’arma. Le bruit résonna dans le couloir. Les yeux de l’homme s’écarquillèrent quand Shannow s’approcha et plaça le canon du revolver sous son menton.
— Où est la chambre de Ridder ?
La sentinelle pointa un doigt par-dessus l’épaule de Shannow.
— Dis-moi où, fit Jon sans regarder dans la direction indiquée par l’homme.
— Deux portes plus loin, sur la gauche.
— Et où sont les prisonniers arrivés aujourd’hui ?
— Je l’ignore. Il y a peu de temps que j’ai pris mon service. Et j’ai dormi toute la journée.
— Est-il possible qu’ils soient déjà dans la mine ?
— Oui.
— Comment y va-t-on ?
— C’est difficile ! Il y a plusieurs escaliers, des tas de couloirs et un monte-charge à poulie. Vous vous perdriez facilement.
— Qu’y a-t-il dans la pièce, derrière toi ?
— C’est une salle de stockage.
— Ouvre la porte.
— Ne me tuez pas ! J’ai une femme et des enfants…
— Entre dans la pièce.
Le garde se tourna et ouvrit la porte. Shannow le suivit et lui abattit la crosse de son arme sur la nuque. La sentinelle tomba sans un cri. Jon chercha des cordes, mais il n’en trouva pas. Il retira la ceinture de l’homme et lui attacha les mains. Puis il le bâillonna avec un mouchoir tenu en place par un bout de rideau.
Il sortit et avança silencieusement dans le couloir. Arrivé devant chez Ridder, il jura à voix basse en voyant qu’il y avait de la lumière. Il ouvrit la porte, entra et se trouva face à un petit autel où était agenouillé un homme à l’épaisse crinière blanche.
Le pasteur se retourna. Il avait la cinquantaine. Son visage en lame de couteau affichait une expression sinistre.
— Au nom de Dieu, qui êtes-vous ? cria-t-il en se levant.
— Tu pourras bientôt lui poser la question en personne, dit Shannow en levant son arme.
Ridder devint livide.
— Vous n’avez pas l’intention de me tuer ?
— Précisément, pasteur.
— Pourquoi ?
— Un caprice, grogna Shannow. Je déteste les Brigands.
— Moi aussi. Je suis un homme de Dieu.
— Je ne crois pas…
Shannow avança, saisit les revers de la veste noire de Ridder et l’attira vers lui. Puis il lui fourra le canon de son revolver entre les dents.
— Ecoute-moi bien, pasteur ! Tu vas m’emmener auprès des deux hommes que tu as capturés aujourd’hui, et nous partirons gentiment tous les quatre. C’est ta seule chance de survie. Compris ? (Ridder hocha la tête.) Si tu espères que tes hommes t’aideront quand nous aurons quitté cette pièce, souviens-toi d’une chose : je n’ai pas peur de mourir, et je t’entraînerai avec moi sur le chemin de l’Enfer.
Shannow retira le revolver de la bouche de l’homme et le rengaina.
— Essuie la transpiration sur ton visage, pasteur, et allons-y.
Les deux hommes descendirent plusieurs escaliers. Shannow perdit très vite son sens de l’orientation dans le labyrinthe de la bâtisse. L’air sentait le moisi. Ils croisèrent plusieurs sentinelles qui se mirent au garde-à-vous en voyant Ridder.
Ils arrivèrent dans une salle peu éclairée où six hommes jouaient aux dés pour des pièces de cuivre. Tous étaient armés de revolvers et de couteaux.
— Préparez le monte-charge, ordonna Ridder.
Les hommes approchèrent du système de cordes et de poulie installé à côté d’un puits ouvert. Un colosse aux bras musclés tourna une manivelle en fer. Quelques instants plus tard, une espèce de grande boîte apparut dans le puits. Ridder y monta, suivi par Shannow. La boîte descendit dans les ténèbres en se balançant dangereusement. Jon essuya la sueur qui lui coulait sur le front.
Après une éternité, ils atteignirent un autre niveau. Ridder tira sur une ficelle, fit tinter une clochette et le monte-charge s’arrêta. Les deux hommes émergèrent dans un couloir chichement éclairé.
Une odeur d’excréments humains monta à leurs narines.
Shannow faillit s’étrangler. Ridder désigna une série de portes verrouillées.
— J’ignore dans quelle cellule, mais ils sont là…
— Ouvre toutes les portes.
— Vous êtes fou ? Nous serions mis en pièces.
— Combien y a-t-il de prisonniers ?
— Environ cinquante. Plus une soixantaine d’Hommes-Loups.
Et il n’y avait que six portes.
— Vingt personnes dans chaque cellule ? Et tu prétends être un homme de Dieu ?
Jon gifla Ridder, le projetant sur le sol.
— Lève-toi et ouvre les portes ! Toutes ces portes maudites par Dieu !
Ridder rampa jusqu’à la première. Puis il se retourna.
— Vous ne comprenez pas. Notre communauté a besoin de la mine. C’est ma responsabilité. Il faut que je m’occupe de mon troupeau. Je n’aurais pas utilisé ces hommes si je n’y avais pas été contraint. Je me servais des Hommes-Loups, mais la fièvre pulmonaire les a tués par dizaines.
— Ouvre la porte, pasteur. Voyons quelle tête a ton troupeau !
Ridder ouvrit la première porte. Rien ne bougeait dans l’obscurité.
— Les autres, maintenant…
— Pour l’amour de Dieu…
— Tu parles de Dieu ici ? cria Shannow.
Une silhouette noire avança dans la pénombre du couloir. Shannow recula. La créature d’un mètre cinquante de haut était couverte de fourrure. Son visage allongé rappelait le museau d’un loup ou d’un chien, mais les yeux étaient humains. L’être était nu et couvert d’ulcères. D’autres créatures le suivirent, ignorant les deux hommes. Elles boitillèrent jusqu’à un coffre, à côté du mur opposé, et restèrent debout, apathiques, le regard dans le vide.
— Qu’y a-t-il dans le coffre ?
— Leurs outils. Ils pensent que c’est le moment d’aller travailler.
— Toutes les portes, Ridder !
Le pasteur aux cheveux blancs obéit. Dans l’avant-dernière cellule, Shannow reconnut le visage ensanglanté de Batik.
— Shannow ?
— Par ici, mon gars. Vite !
Batik se fraya un chemin à travers les esclaves. Jon lui tendit son deuxième revolver.
— Reste ici avec cette créature du Malin, dit-il en désignant Ridder. Je vous renverrai le monte-charge. Essaie de leur faire comprendre à tous qu’ils sont libres.
— Ils se feront reprendre. Filons plutôt pendant que nous en avons la possibilité.
— Fais ce que je dis, Batik, ou je t’abandonnerai ici. Où est Archer ?
— Inconscient. Ils lui ont flanqué une sacrée raclée. Il faudra le porter.
— Débrouille-toi pour trouver un système ! cria Shannow, en sautant dans le monte-charge.
— Facile à dire, cria Batik. Tu me laisses seul avec ces créatures en forme de loups, et je dois dénicher une civière !
— Exactement !
Jon tira sur la sonnette. Le monte-charge commença à remonter. Le trajet lui parut de nouveau interminable.
Il arriva enfin dans la pièce éclairée où les six hommes actionnaient le treuil.
— Où est monsieur Ridder ? demanda le type aux bras musclés.
— Il arrive, répondit Shannow en sortant son revolver. Renvoyez le monte-charge.
— Vous croyez pouvoir nous descendre tous ?
Le revolver de Shannow cracha le feu. Un homme s’écroula, une balle dans le cœur.
— Vous m’en pensez incapable ?
Le costaud tourna la manivelle comme si sa vie en dépendait.
Ce qui était le cas…
Une heure plus tard, la plupart des esclaves étant remontés au niveau supérieur, Batik informa Shannow que certains Hommes-Loups avaient refusé de partir. Ils restaient assis à regarder leur coffre à outils. Batik n’était pas sûr qu’ils aient compris ce qu’il leur disait.
Shannow redescendit et les trouva accroupis près de leur coffre. Il l’ouvrit, découvrant une dizaine de pics et de pioches. Il les distribua aux Hommes-Loups, qui se levèrent et formèrent une file, face au tunnel obscur. Shannow approcha du premier et le plaça face au monte-charge.
Quand l’Homme-Loup avança vers le puits, les autres le suivirent.
Jon fit tinter la clochette et attendit que la cabine soit hors de vue. Puis il alla vérifier les six cellules. Dans la première, il trouva sept cadavres émaciés. Dans une autre, deux corps se décomposaient. L’odeur était épouvantable. Jon se força à vérifier toutes les cellules. Il trouva Ridder dans la dernière, accroupi contre le mur.
— Ce n’est pas ma faute, gémit-il en regardant le cadavre d’un enfant d’une dizaine d’années.
— Depuis combien de temps n’as-tu pas inspecté ces cellules ?
— Un an. Ce n’est pas ma faute ! Il fallait que la mine continue à fonctionner. Des centaines de gens comptent dessus pour vivre !
— Lève-toi, pasteur. On y va !
— Non ! Ne les emmenez pas dehors ! Les gens les verront, et ils m’en voudront. Ils ne comprendront pas.
— Alors, reste ici, dit Shannow.
Il laissa le pasteur et repartit dans le tunnel. Batik avait renvoyé le monte-charge. Il y entra et agita la clochette.
Au niveau supérieur, Batik avait désarmé les gardes et étendu Archer, toujours inconscient, sur la table de jeu. Shannow examina le visage enflé du Noir. Il avait été rudement battu.
— Qui a fait ça ?
— Le type appelé Riggs et quelques autres. J’ai essayé de l’aider, mais il ne s’est même pas défendu ! Cela les a rendus encore plus furieux. Quand il est tombé, ils l’ont roué de coups de pied.
— Pourquoi ?
— Il leur a dit qu’il ne travaillerait pas pour eux. Il préférait se laisser mourir de faim.
Shannow avança vers les gardes.
— Toi, dit-il en désignant le costaud, conduis-nous hors d’ici. Les autres aideront à porter mon ami.
— Vous les laisserez vivre ? demanda un homme, émergeant de la foule d’Hommes-Loups.
Shannow se retourna. Le type était d’une maigreur squelettique, sa barbe blonde constellée de saletés. Il était nu, à part un pagne en cuir sale, le torse couvert d’ulcères.
— Nous avons besoin d’eux, mon ami, dit doucement Jon. Retenez votre colère.
— Mon fils est toujours en bas. Et ma femme ! Ils sont morts dans ce trou puant.
— Nous ne sommes pas encore libres, croyez-moi !
Shannow prit l’homme par le bras et le conduisit près de Batik. Au passage, il ramassa un fusil à silex à deux coups que l’Enfant de l’Enfer avait pris à un garde, et le fourra dans les bras de l’homme.
— Nous devrons peut-être nous battre pour sortir d’ici. Vous en profiterez pour vous venger.
Jon regarda autour de lui et compta près de quatre-vingt-dix personnes. Il fit signe aux gardes de soulever Archer, puis il ouvrit la marche. Batik assurait l’arrière-garde.
Shannow arma son revolver et poussa le garde qu’il avait choisi pour montrer le chemin. La colonne d’esclaves avança lentement. L’air fraîchissait à mesure qu’ils approchaient de la sortie. Ils arrivèrent dans un couloir où la lumière de l’aube brillait à travers les fenêtres cintrées. Les Hommes-Loups émirent des sons étranges et tendirent leurs bras squelettiques vers la lueur dorée.
Devant eux se dressait une porte de chêne ornée de clous. Le garde accéléra l’allure.
— Arrête ! ordonna Shannow.
Au lieu d’obéir, l’homme plongea sur le sol au moment où la porte s’ouvrait.
— Tous à terre ! cria Shannow.
Il se laissa tomber à genoux et sortit son revolver. Des canons de fusil se pointèrent sur lui. Shannow tira. Le premier garde tomba.
Des balles sifflèrent aux oreilles de Jon. Son revolver tonna deux fois, puis le silence revint. Il rechargea son arme et fonça en avant, collé au mur. Un garde sortit de sa cachette. Il lui logea deux balles dans la poitrine.
Derrière lui, le garde qui leur avait montré le chemin sortit un couteau de sa botte. Il se jeta sur l’Homme de Jérusalem, mais un coup de feu retentit.
Batik s’approcha.
— Chouette revolver, dit-il.
Shannow hocha la tête puis désigna l’entrée. Batik soupira puis courut vers l’entrée et se jeta par terre, roulant sur une épaule. Un homme accroupi braqua son arme sur lui, mais Batik lui tira une balle dans la tête avant qu’il ait eu le temps de viser. Des balles ricochèrent sur le sol, le ratant de peu. Il leva les yeux et vit qu’il était dans une grande salle entourée par un balcon intérieur où se cachaient d’autres tireurs. Il se releva et se jeta dans le corridor.
— Une autre idée ? demanda-t-il.
— Pas pour l’instant.
— Tant mieux !
Quatre Hommes-Loups avaient été touchés et agonisaient. Les autres étaient accroupis autour d’eux et gémissaient.
— Tu sais grimper ? demanda Shannow.
Batik regarda les fenêtres.
— Je vais me casser le cou !
— D’accord. Nous restons assis là, à attendre un miracle.
— Je croyais que ton Dieu était doué pour ça.
— Il aide ceux qui s’aident eux-mêmes, dit Shannow.
Batik lui rendit son revolver et glissa l’autre arme chargée à sa ceinture. Le mur, sous la fenêtre, était composé de blocs de marbre de deux pieds carrés. Entre chacun, un interstice fournissait une prise précaire. Batik posa un pied sur le premier bloc et entreprit d’escalader le mur. À trente pieds de haut, il maudit Shannow. À quarante, il glissa, tout son poids reposant sur trois doigts de sa main droite. Trempé de sueur et luttant contre la panique, il déplaça lentement son pied pour retrouver un appui. Il inspira à fond et continua à grimper, les bras tremblants. Arrivé en haut, il passa un bras sur le rebord de la fenêtre, à demi aveuglé par la lumière. De sa position, il surplombait la cour principale. Il vit des hommes s’engager dans l’escalier de la grande salle.
Il se hissa sur le rebord et se pencha. Comme il le craignait, il n’y avait pas d’accès facile à la fenêtre, au-dessus du balcon intérieur. En marmonnant, il posa un pied sur le premier bloc et entreprit de traverser le mur extérieur. Il avait fait environ dix pas quand une balle frappa la pierre à côté de sa tête. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit un homme posté sur la tourelle du portail, en train de recharger son arme.
Batik avança. Combien de temps faudrait-il au tireur ? Trente secondes ? une minute ? Le cœur battant à tout rompre, il atteignit la fenêtre et saisit le rebord d’une main. Il regarda de nouveau vers la tourelle. L’homme visait. Batik pivota, restant accroché par le bras droit. La balle frappa et arracha des fragments de pierre qui le blessèrent à la main. Il se hissa sur le rebord de la fenêtre et se laissa tomber sur le balcon intérieur. Deux hommes accroupis surveillaient l’entrée. Ils se tournèrent vers lui. L’Enfant de l’Enfer se jeta sur eux. Une arme tonna.
Il écrasa son poing sur le menton du tireur et flanqua un coup de pied à son acolyte, qui tomba à la renverse. Le premier homme sortit un couteau et se jeta sur Batik, qui dévia le coup, le saisit par les cheveux et le projeta par-dessus le mur du balcon. Le hurlement du tireur mourut quand il percuta le sol.
Batik se tourna vers l’autre homme, assis, immobile, les mains sur la tête. Un jeune garçon de seize ans, avec des yeux bleus écarquillés et un visage trop joli pour un mâle.
Batik lui tira une balle entre les yeux.
De l’autre côté de la salle, d’autres hommes armés ouvrirent le feu. Batik plongea sur le sol et rampa vers un pilier de pierre. De sa position, il pouvait tirer dans deux directions, et il voyait également l’escalier du balcon. En face de lui, il repéra trois hommes armés.
— Shannow ! appela-t-il. Il y en a seulement trois. Tu veux que je les tue ?
— Donne-leur une chance de se rendre !
Batik attendit quelques secondes.
— Ils ne se sont pas rendus…
— Attendez ! cria un homme. Nous ne voulons pas d’autre tuerie !
— Jetez vos armes par-dessus la rambarde, dit Batik.
Trois fusils tombèrent sur le sol de la salle.
— Et vos revolvers !
D’autres armes suivirent le même chemin.
— Levez-vous, que nous puissions vous voir.
Les hommes obéirent. Batik n’aurait pas hésité à les tuer. Mais il lui restait seulement cinq balles, et il savait que d’autres ennemis les attendaient dehors.
— Fais-les sortir, Shannow ! cria-t-il.
Il se rua dans l’escalier, le dévala et arriva près de l’entrée principale. Dans la cour, plusieurs hommes étaient accroupis derrière des barricades improvisées avec des barils d’eau et des sacs de grain.
— Et maintenant, général ? demanda Batik quand Shannow le rejoignit.
— C’est le moment de parlementer…
Jon descendit les marches et avança lentement vers les hommes accroupis.
— Ne tirez pas !
— N’avancez plus, dit une voix.
Shannow s’arrêta.
— Il y a sept morts dans le bâtiment. Certains étaient probablement vos amis. Huit autres types se sont rendus, et ils retrouveront leur famille ce soir. À vous de décider ce que vous voulez faire. Batik, fais-les sortir.
L’Homme de Jérusalem resta campé devant les tireurs quand les premiers Hommes-Loups sortirent en titubant. Les gardes posèrent leurs fusils et se levèrent. Batik conduisit les anciens esclaves dans la rue principale de la ville, où ils se massèrent derrière lui.
Dans la cour, un cri inhumain retentit. Le veuf squelettique à la barbe blonde jaillit du bâtiment, son fusil à la main. Il regarda Shannow, puis courut dans la rue, dépassa les Hommes-Loups et s’arrêta en voyant les villageois attroupés dehors. Hurlant de nouveau, il se laissa tomber sur les genoux et regarda les ulcères purulents, sur son torse.
— Vous m’avez tout pris ! cria-t-il.
Il leva son arme, la colla sous son menton et appuya sur la détente.
Shannow sortit de la forteresse sur son cheval, menant deux autres montures par la bride. Il s’arrêta près du cadavre et regarda la foule silencieuse sans trouver les mots pour exprimer son mépris. Les gardes avaient transporté Archer à côté du magasin. Il reprenait conscience, mais était toujours incapable de se lever.
— Amenez-le à l’intérieur, ordonna Shannow. Trouvez-lui un lit.
— Transportez-le chez moi, dit Flora. Je m’occuperai de lui.
Jon fit un signe de tête à la femme. Les Hommes-Loups étaient assis au milieu de la rue. Certains tenaient encore leurs pics. Shannow descendit de cheval et approcha de Batik.
— Prends des provisions dans le magasin. Des vêtements, de la nourriture… tout ce dont ils ont besoin.
Baker sortit de sa boutique.
— Qui fera marcher la mine ? demanda-t-il.
Shannow le frappa.
Le commerçant s’étala dans la poussière.
— Vous n’aviez pas besoin de faire ça, gémit-il.
— Vous avez raison, monsieur Baker. Je ne sais pas pourquoi ça me tentait !
Il se tourna vers les Hommes-Loups.
— L’un de vous comprend-il ce que je dis ? demanda-t-il.
Ils le regardèrent, mais aucun ne répondit.
— Ils vous comprennent, dit Flora, flanquée du garçon d’écurie qui s’était occupé de la monture de Shannow. Le jeune Robin a vécu avec eux.
— Nous vous donnerons de la nourriture, dit Shannow, puis vous serez libres de retourner dans les plaines, ou les montagnes. Enfin, là d’où vous venez…
— ’ibres ? demanda un petit être sur sa droite.
Sa voix haut perchée était presque musicale.
— Oui. Libres.
— ’ibres !
Il posa sa main sur l’épaule d’une femelle. Quand il la prit dans ses bras, leurs visages se touchèrent.
— ’ibres, murmura l’Homme-Loup.
— Archer vous demande, dit Flora.
Shannow entra dans l’auberge et gravit un escalier bancal jusqu’à la chambre située au-dessus de la cuisine.
Archer somnolait quand l’Homme de Jérusalem entra, mais se réveilla dès qu’il s’assit sur le lit.
— Bien joué, Shannow, murmura-t-il.
— J’ai eu de la chance. Comment vous sentez-vous ?
— C’est bizarre. J’ai le vertige, mais aucune douleur. Je suis si content de vous voir ! Quand vous êtes tombé dans le précipice, j’ai cru que vous étiez fichu.
Le Noir ferma ses yeux enflés. Son visage était couvert de coupures et il parlait d’une voix rauque.
— Reposez-vous, conseilla Shannow, lui posant une main sur l’épaule. Je reviendrai plus tard.
— Non, dit Archer. (Il rouvrit les yeux.) Je me sens bien. Un moment, j’ai cru que Riggs et ses amis allaient me tuer, et je savais qu’Amaziga serait furieuse. C’est une femme extraordinaire et une épouse merveilleuse, mais quel sale caractère ! Elle n’arrête pas de me dire de prendre une arme, mais combien d’ennemis un homme rencontre-t-il dans une ville morte ? Elle vous plaira, Shannow. Elle m’a fait attendre huit ans avant d’accepter de m’épouser. À l’en croire, j’étais trop doux et elle ne voulait pas tomber amoureuse d’un type qui se ferait tuer à la première mauvaise rencontre… Elle a failli avoir raison, d’ailleurs ! Mais mon charme l’a fait changer d’avis. C’est une sacrée bonne femme, Shannow… Shannow ?
— Qu’y a-t-il ?
— Pourquoi fait-il si noir ? Il est si tard ? (Dehors, le soleil brillait.) Allumez une lampe, Jon, je ne vous vois plus.
— Il n’y a pas d’huile…
— Tant pis. J’aime l’obscurité. Vous voulez rester avec moi ?
— Bien entendu.
— J’aimerais avoir ma Pierre… Avec elle, ces bleus guériraient en quelques secondes.
— Il y en aura une autre, à l’Arche…
— Comment avez-vous eu le culot d’attaquer une forteresse ?
— Je l’ignore. Sur le coup, ça ma paru une bonne idée…
— Batik m’a dit que vous êtes incapable de saisir le concept de « situation sans espoir ». Je le crois, maintenant ! Saviez-vous que Ridder était un homme d’Eglise ?
— Oui.
— Bizarre religion que la vôtre, Shannow.
— Non, Archer. Mais elle attire des gens étranges.
— Vous compris ?
— Oui.
— Pourquoi votre voix est-elle si triste ? C’est une belle journée ! Je n’aurais jamais cru me sortir de là vivant. Ils ne cessaient pas de me battre… Batik a tenté de les arrêter, mais ils l’ont repoussé à coups de bâtons. Des bâtons… Je suis très fatigué, Shannow. Je crois…
— Archer… Archer !
Flora approcha et souleva le poignet du Noir.
— Il est mort, murmura-t-elle.
— Impossible ! cria Shannow.
— Je suis désolée.
— Où est Riggs ?
— Dans la salle de réunion.
Shannow sortit et descendit l’escalier. Quand il arriva dehors, Batik distribuait de la nourriture aux Hommes-Loups. Voyant l’expression de Jon, il avança vers lui.
— Qu’y a-t-il ?
— Archer est mort.
— Où vas-tu ?
— Riggs, lâcha Shannow en continuant son chemin.
— Attends ! cria Batik. Il est à moi !
— De quel droit ?
— Parce que je lui rendrai la monnaie de sa pièce. J’ai l’intention de le battre à mort.
Ils entrèrent ensemble dans la salle de réunion. Elle contenait une vingtaine de tables, un bar couvrant le long d’un mur. Trois hommes armés s’y trouvaient. Quand Shannow et Batik avancèrent, deux se levèrent et s’éloignèrent du troisième.
L’homme poussa la table et se leva. Riggs mesurait six pieds. Il était musclé, avec un visage brutal et de petits yeux froids.
— Eh bien ? demanda-t-il. Comment nous y prendrons-nous ? (Batik tendit son revolver à Shannow et avança.) Vous êtes fou ! dit Riggs.
Batik lui décocha un direct du droit. Il tituba et cracha du sang.
Le combat commença vraiment. Riggs était plus lourd. Batik avait l’avantage de la rapidité et ses coups atteignaient plus souvent son adversaire, mais il en recevait sa part.
Riggs saisit son adversaire à bras-le-corps et le souleva de terre. Batik fit claquer ses paumes contre les oreilles du type, qui le lâcha. Riggs lui faucha les jambes d’un coup de pied, puis essaya de le frapper à la tête. L’Enfant de l’Enfer fit une roulade et se releva.
Quand Riggs se jeta sur lui, il plongea, évitant son crochet du gauche, et lui flanqua une série de directs dans l’abdomen. Le costaud recula. Batik le suivit, le martelant de coups de poing. Les deux hommes étaient ensanglantés. Riggs essaya une contre-attaque, mais Batik le fit trébucher.
Il tomba face contre terre.
Batik lui sauta dessus et lui saisit les cheveux et le menton.
— C’est le moment de dire adieu, Riggs !
Il poussa le menton du vaincu vers le haut et la droite. Le bruit des vertèbres brisées fit frémir Shannow. Batik se releva en titubant et s’assit à une table. Jon le rejoignit.
— Tu pues, dit-il. Et tu as une sale gueule !
— Tu sais t’y prendre pour réconforter les gens.
Shannow sourit.
— Je suis content que tu sois vivant, mon ami.
— Jon, quand tu es tombé dans le précipice et quand nous avons distancé les lions, Samuel m’a parlé de toi. Il a dit que tu étais capable de déplacer les montagnes.
— Il se trompait.
— Je ne crois pas. Il pensait que tu étais du genre à la soulever un rocher à la fois, sans te soucier de la taille de la montagne.
— Peut-être…
— Je suis content d’avoir vécu assez longtemps pour te voir attaquer une forteresse tout seul ! Cela lui aurait plu. Il t’a parlé de messire Galaad ?
— Oui.
— Et de sa quête du Graal ?
— Aussi…
— Tu as toujours l’intention de tuer Abaddon ?
— Oui.
— Alors, je viendrai avec toi.
— Pourquoi ? demanda Shannow, surpris.
— Tu pourrais avoir besoin d’un coup de main pour soulever tous ces rochers !
Ruth flottait au-dessus des palais légendaires de l’Atlantide, au-dessus des flèches brisées et des terrasses fendues. De sa position, en dessous des nuages, elle voyait aussi, sous la surface, le tracé des grandes routes de jadis. Autour du centre de la cité se trouvait une zone désertique qui avait probablement abrité les quartiers les plus pauvres, construits en matériaux de qualité inférieure, depuis longtemps érodés par l’océan. Mais le marbre des palais scintillait toujours sous le clair de lune.
Comment était la ville au temps de sa splendeur, avec ses jardins en terrasses, ses vignes, ses grandes routes bordées de statues, ses parcs et ses colisées ? Une partie, au nord, avait été détruite par une éruption volcanique. Une montagne déchiquetée s’élevait au-dessus des ruines.
Ruth piqua vers le sol et flotta doucement jusqu’à une terrasse, devant le bâtiment désert qui fut autrefois le palais de Pendarric. Des herbes folles poussaient partout, et un arbre, près d’un mur, enfonçait ses racines dans les fissures du marbre.
Elle s’arrêta devant une statue du roi haute de dix pieds et le reconnut malgré sa barbe artificiellement bouclée et son casque emplumé. C’était un homme fort. Trop fort pour comprendre ses faiblesses avant qu’il soit trop tard.
Un moineau se posa sur le casque, puis s’envola entre les piliers de marbre, vestiges d’une civilisation autrefois étendue des rives du Pérou aux mines d’or de la Cornouailles. La Terre de la Légende !
Mais la légende s’effacerait. Dans les siècles à venir, cette époque de haute technologie et de voyages spatiaux deviendrait un mythe auquel peu de gens croiraient.
New York, Londres, Paris… Des synonymes de la légende d’Atlantis.
Un jour, le monde basculerait de nouveau, et les survivants trouveraient, émergeant de la boue, la statue de la Liberté, ou Big Ben, ou encore les pyramides. Et ils se demanderaient, comme elle le faisait maintenant, ce que l’avenir leur apporterait.
Elle regarda les montagnes, et le vaisseau doré posé sur la roche basaltique noire, cinq cents pieds au-dessus des ruines.
L’Arche. Immense et couverte de rouille, étrangement belle, elle reposait sur une grande saillie, comme un géant à l’échine brisée. À l’intérieur, les Gardiens arpentaient ses trois cents mètres de long. Ruth ne voulait pas se joindre à eux, car elle ne désirait pas être en contact avec l’ancien monde.
Elle retourna dans son appartement, au Sanctuaire. Comme toujours quand elle était d’humeur sombre, elle se fabriqua un bureau sans fenêtre ni porte, éclairé seulement par des chandelles dont la lueur ne vacillait pas.
Elle resta un moment assise, se souvenant de Sam Archer, et pria pour son âme. Puis elle appela Pendarric.
Il se matérialisa presque aussitôt devant le mur le plus éloigné, où une fenêtre s’ouvrit, dévoilant l’Atlantide dans toute sa splendeur. Les rues et les places regorgeaient de monde. Les chars tirés par des chevaux blancs remontaient l’avenue principale bordée de statues.
Ruth le rejoignit.
— L’Atlantide telle qu’elle était ?
— Telle qu’elle est. De nombreux univers sont parallèles au nôtre, et il existe beaucoup de portails entre eux. Les derniers jours, avant que l’océan engloutisse mon empire, j’ai fait passer mon peuple à travers ces portes. Mais il en existe d’autres, qui mènent à des mondes plus sombres. Abaddon les a découvertes. Il est impératif de les fermer.
— Je le ferai, si je peux…
— Shannow les fermera. S’il survit.
— Et que dois-je faire ?
— Je vous l’ai dit, ma dame. Le grand saut !
— Je ne suis pas prête à mourir. J’ai peur.
— Donna Taybard a été capturée. Son village est détruit, son fils est mort. Ruth, si cette femme est sacrifiée, les portails seront déchirés. Tous les mondes seront attirés à travers. La catastrophe aura des dimensions cosmiques.
— En quoi ma mort aiderait-elle l’univers ?
— Pensez-y, Ruth. Trouvez la réponse.
Madden creusa une tombe pour Rachel et ses fils. Il les allongea côte à côte et les couvrit de fleurs sauvages pourpres et jaunes.
Il resta longtemps assis près de la sépulture, sans trouver l’énergie ou le désir de la combler. Le bras de Robert reposait sur la poitrine de sa mère. On eût dit qu’il la serrait contre lui. Son fils préféré ! Désormais, ils dormiraient ensemble pour l’éternité.
Ses yeux s’embuèrent. Il se détourna, regarda les montagnes, et se souvint de la joie qu’il avait éprouvée en arrivant. Leur premier jour à Avalon… Rachel parlait des dimensions de leur cabane, et les garçons étaient partis dans les bois, au-dessus de la vallée. Tout était paisible, et leur rêve leur avait paru aussi solide que les rochers.
Ses blessures le faisaient toujours souffrir, et le côté droit de son visage était enflé, mais il se leva et prit la pelle. Lentement, il combla la tombe. Il voulait mettre des fleurs dessus, mais se sentit trop fatigué pour en ramasser d’autres.
Il retourna à sa cabane, voir comment allait Griffin.
Son ami dormait. Madden alluma le fourneau et prépara de la tisane. Il s’assit dans un fauteuil et regarda le sol, se rappelant toutes les fois où il s’était disputé avec Rachel. Elle méritait tellement plus que ce qu’il aurait jamais pu lui offrir… Et pourtant, elle était restée avec lui au long des hivers sauvages et des étés arides, malgré les moissons ratées et les raids de Brigands. C’était elle qui l’avait convaincu de suivre Griffin. Maintenant, le chef de convoi agonisait et il resterait seul en terre étrangère.
Il but sa tisane, puis retourna à côté du lit. Le pouls de Griffin était irrégulier et faible. Madden coupa les bandages pour examiner ses blessures. Il allait le retourner sur le dos quand il vit un hématome sur son flanc. Il le palpa et sentit à l’intérieur quelque chose de dur qui bougeait. Madden sortit son couteau et appuya le tranchant sur la peau, qui s’ouvrit facilement. Du sang jaillit et une balle déformée sortit de la blessure. Elle avait dû frapper Griffin sur une côte et être déviée vers son dos. Jacob avait craint que la balle soit restée dans le ventre du blessé. Il fit le tour du lit et examina la deuxième blessure. Elle cicatrisait bien, mais il n’y avait aucun signe de la balle. Madden sutura l’incision qu’il avait faite et retourna dans son fauteuil.
Le maître de convoi vivrait ou mourrait, mais il ne pouvait rien faire de plus pour lui.
Il trouva du lard et un peu de pain sec et se restaura. Puis il quitta la cabane. Le sol était jonché de cadavres. Les ignorant, il marcha jusqu’aux contreforts de la montagne. Il ramassa des fleurs puis, à la tombée du jour, il retourna à la tombe de sa famille et les répandit dessus.
— J’ignore si vous êtes là, Dieu, et ce qu’un homme doit faire pour avoir le droit de Vous parler. On m’a toujours dit que le Paradis attendait les croyants. J’espère qu’il y en a aussi un pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils croient. Ce n’était pas une mauvaise fille, ma Rachel ! Elle n’a jamais nui à personne. Et mes garçons n’ont pas vécu assez longtemps pour apprendre ce qu’était le mal, jusqu’au moment où il les a tués. Malgré leur impiété, peut-être les accepterez-Vous tout de même…
» Pour moi, je ne demande rien. Je n’ai pas de temps à perdre avec un Dieu qui laisse ce genre de choses arriver dans son monde. Mais je prie pour eux, parce que je ne veux pas croire que ma femme deviendra uniquement de la nourriture pour les vers…
» Elle mérite mieux que ça, Dieu. Et mes fils aussi.
Il se leva et se retourna. Au bord de l’enclos, il vit la jument gris pommelé d’Ethan Peacock. Madden avança lentement, lui parlant d’une voix basse et douce. Les oreilles de la jument se dressèrent. Il lui caressa l’encolure et la conduisit dans l’enclos. Elle avait dû sauter la barrière au début de la fusillade.
Quand il revint dans sa cabane, Griffin avait repris conscience.
— Comment vous sentez-vous ?
— Faible comme un agneau nouveau-né. (Madden fit de la tisane et aida le blessé à s’asseoir.) Désolé, Jacob… Je vous ai entraîné dans tout ça.
— Trop tard pour les regrets, Cornélius. Et je ne vous tiens pas pour responsable… Nous avons un cheval et des armes. J’ai décidé de partir à la recherche de ces salauds, et d’essayer au moins de récupérer Donna.
— Donnez-moi un jour ou deux, et je partirai avec vous.
— Je vous trouverai un cheval. Il doit en rester plusieurs que les Enfants de l’Enfer n’ont pas pu attraper. Je ferai une reconnaissance dans les vallées de l’Ouest. Vous avez envie de manger ?
Madden alluma deux lampes à huile et fit cuire sur la grille du fourneau du lard et les trois derniers œufs. L’odeur fit monter l’eau à la bouche de Griffin.
— J’ai le sentiment que vous survivrez, dit Madden en regardant le chef de convoi dévorer. Un mourant ne mangerait pas avec autant d’appétit !
— Je n’ai pas l’intention de mourir, Jacob. Pas tout de suite !
— Pourquoi ont-ils fait ça ? Pourquoi nous ont-ils attaqués ?
— Je l’ignore.
— Qu’y ont-ils gagné ? Nous en avons tué deux cents, et tout ce qu’ils ont pris, ce sont les armes. Ça n’a pas de sens. Ils ont seulement tué pour le plaisir de tuer !
— Je doute qu’il existe des réponses logiques au sujet de gens comme eux, dit Griffin. Comme pour les Brigands. Pourquoi ne deviennent-ils pas cultivateurs ? Pourquoi des hommes comme Daniel Cade parcourent-ils le pays en brûlant et en tuant ? Nous ne pouvons pas comprendre leurs motivations.
— Pourtant, ils ont une raison d’agir, insista Madden. Même Cade peut soutenir qu’il y gagne : il vole des provisions, de l’argent et des armes.
— Inutile de se poser des questions, dit Griffin. Ils sont ce qu’ils sont. Le mal incarné. Tôt ou tard, cela se retournera contre eux.
— Vous savez ce qu’est une armée, Cornélius ? Personne ne pourra les arrêter.
— Il y a toujours quelqu’un, Jacob. Même si cela commence par vous et moi.
— Deux blessés, un cheval et quelques revolvers ? Je ne crois pas que nous leur ferons très peur…
— Nous verrons, dit Griffin.
L’ours gris avait trouvé la ruche dans un tronc d’arbre pourrissant. Il était occupé à déchiqueter le bois quand le Zélote envahit son esprit. L’animal se dressa sur ses pattes postérieures, fou de douleur et de colère. Puis il se calma et partit vers le sud, en direction des habitations en bois des monts Yeager.
L’ours était le roi incontesté de la région. Il pesait plus de cinq cents kilos. Même les lions s’écartaient de son chemin. Il avait prudemment évité les lieux fréquentés par les humains, et les chasseurs, encore plus prudents, étaient restés loin de lui, car il était bien connu qu’un ours de grande taille supportait les balles de fusil comme si c’étaient des piqûres d’abeille. Et personne n’avait envie d’affronter un ours blessé.
Une heure avant l’aube, l’animal arriva dans le village et trottina sans coup férir vers la cabane de Daniel Cade. Il grimpa sur le porche et se dressa sur les pattes arrière. Puis, d’un coup puissant, il fracassa la porte.
Cade se réveilla en sursaut et se jeta hors du lit. Son revolver pris aux Enfants de l’Enfer était pendu dans un étui, à côté du lit. Il le dégaina. L’ours entra dans la première pièce et écrasa une table. Quand il atteignit la porte de la chambre et la démolit, Lisa hurla. Cade arma son revolver et visa la tête de l’animal. Ayant pratiquement terminé son travail, le Zélote quitta l’esprit de l’ours et réintégra son corps, dans un camp installé avant le col.
Cade se campa devant Lisa et regarda l’ours retomber à quatre pattes et secouer la tête.
Daniel tendit lentement la main vers la boîte posée sur l’étagère, près du lit. Elle contenait les gâteaux sucrés que Lisa avait faits la veille. Il en jeta un sur le sol. L’ours grogna et recula, inquiet. Puis il sentit le gâteau, le lécha et le mangea bruyamment. Cade lui en jeta un autre, et encore un. L’ours gris s’assit.
— Sors par la fenêtre, dit Cade à Lisa. Ne fais pas de gestes brusques, et empêche quiconque de tirer sur ce maudit animal.
Lisa ouvrit la fenêtre. L’ours l’ignora, les yeux rivés sur Cade et sur la boîte de gâteaux.
Lisa sortit. Devant la maison, Gambion, Peck et plusieurs autres attendaient, fusil en main.
— Daniel a dit de ne pas tirer.
— Que diable fabrique-t-il là-dedans ? demanda Gambion.
— Il lui donne des gâteaux…
— Pourquoi ne sort-il pas et ne nous laisse-t-il pas tuer l’animal ? demanda Peck.
Lisa haussa les épaules.
Dans la cabane, Cade n’avait plus que quatre gâteaux. Il se leva lentement et en lança un dans la pièce de devant. L’ours continua à le regarder.
Cade sourit.
— Pas d’autre avant que tu aies récupéré celui-là, dit-il.
L’ours grogna. Mais Daniel commençait à s’amuser.
— Inutile de perdre ton calme.
Il jeta un autre gâteau par-dessus la tête de l’ours, qui se leva et alla dans l’autre pièce. Cade le suivit et jeta un gâteau dehors. L’ours sortit pour récupérer sa friandise et se retrouva face à face avec les hommes. Peck leva son fusil.
— Ne tirez pas ! cria Lisa.
Effrayé par le bruit, l’ours détala vers les collines. Cade sortit de la maison.
— Qu’y a-t-il, les gars ? Vous n’avez jamais vu d’ours ?
— Ce n’est pas très drôle, grogna Gambion.
— Pour sûr, dit Daniel. Il m’a seulement laissé deux gâteaux !
Gambion rejoignit Cade sur le porche.
— Je suis sérieux, Daniel. Il n’est pas naturel qu’un ours vienne des collines et démolisse les portes pour entrer chez un humain. J’ignore de quelle façon, mais je sais que les Enfants de l’Enfer sont derrière cela. Ils essayaient de te tuer.
— Je sais. Entre.
Cade s’assit près de la table démolie. Gambion prit une chaise.
— Ils ont tenté une attaque frontale par le col, et ils ont compris que c’était un suicide, dit Daniel. Maintenant, ils sont plus prudents. Ils feront des reconnaissances au nord et au sud, et ils ne tarderont pas à trouver la Piste de Sadler. Là, ils seront à nos trousses.
— Dieu t’a parlé ?
— Il n’en a pas eu besoin. C’est une question de bon sens. Nous devons protéger la piste. J’ai envoyé un cavalier vers le sud pour demander de l’aide, mais j’ignore si nous en recevrons. Prends trente hommes avec toi et occupe-toi de tenir la Piste de Sadler.
— C’est un terrain découvert, Daniel. Une attaque massive réussira…
— Tu auras peut-être de la chance. J’ai besoin de dix jours pour emmener tout le monde dans la vallée de Sweetwater. Un seul chemin permet d’y entrer, et nous le défendrons pendant un an si nécessaire.
— Si nous avons assez de provisions.
— À chaque jour suffit sa peine. Nous avons de la nourriture pour deux mois, mais les munitions baissent. Je m’occuperai de ça. Toi, choisis tes hommes et tiens la Piste de Sadler.
— Dieu sera-t-il avec moi, Daniel ?
— Autant qu’avec moi, promit Cade.
— Ça me va.
— Sois prudent, Ephram. Et pas de bravoure inutile. Je n’ai pas besoin d’un autre martyr, seulement de dix jours de répit ! Avec un peu de chance, il ne se passera rien.
L’écho de coups de feu lointains parvint à leurs oreilles, mais aucun des deux ne s’alarma. Les Enfants de l’Enfer tentaient chaque jour leur chance au col, et ils étaient régulièrement repoussés.
— J’y vais, dit Gambion.
— Evanson est déjà sur place, avec Janus et Burgoyne. Des types bien !
— Nous sommes tous des types bien, maintenant, Daniel.
— Tu as fichtrement raison !
Après le départ de Gambion, Cade sortit, sauta en selle et chevaucha jusqu’à l’entrée du col. Sur les rochers, il repéra quatre cadavres d’Enfants de l’Enfer. Il descendit et boitilla vers le premier défenseur, un jeune homme nommé Deluth.
— Comment nous en sortons-nous, petit ?
— Plutôt bien, maître Cade. Ils ont essayé une seule fois, et nous les avons découragés. Nous en avons touché cinq ou six, mais les autres se sont enfuis.
— Où est Williams ?
Deluth désigna une saillie, à une quarantaine de pas de là.
— Va le chercher, je ne pourrai jamais monter aussi haut.
Le jeune garçon posa son fusil, se plia en deux et courut le long du rocher. Des balles sifflèrent autour de lui, mais il se déplaçait trop vite pour que les tireurs embusqués puissent viser. Cade prit le fusil du gamin et tira en direction de nuages de fumée révélateurs, de l’autre côté du col. Il ne toucha personne, mais cela empêcha l’ennemi de s’occuper de Deluth.
La manœuvre recommença quelques minutes plus tard, quand Williams suivit le même chemin. Petit homme râblé de quarante-cinq ans, il haletait en arrivant près de Cade.
— Que se passe-t-il, Daniel ?
— Je ramène tout le monde à Sweetwater.
— Pourquoi ? Nous pouvons les bloquer ici jusqu’à la fin des temps.
Fermier de son état, Williams ne connaissait pas très bien la montagne.
La plupart des gens pensaient que les monts Yeager étaient impénétrables, excepté par le col.
— Il y a un autre accès. Il s’appelle la Piste de Sadler, selon un Brigand qui y est passé il y a quarante ou cinquante ans. Il commence dans un canyon fermé et traverse le massif jusqu’à Sweetwater. Tôt ou tard, une patrouille ennemie le trouvera, et je ne veux pas courir ce risque. Ils seraient sur nos arrières, et nous n’avons pas assez de monde pour tenir sur deux fronts.
Williams jura.
— Comment savoir s’ils ne l’ont pas déjà repéré ?
— J’ai posté des sentinelles… De toute façon, quand ils auront trouvé l’entrée, ils cesseront ces attaques directes.
— Que dois-je faire ?
— Rien. Je voulais seulement vous informer, au cas où vous nous verriez partir…
— Regardez ça ! dit Williams, désignant quelque chose derrière Cade. (Un lapin était assis à quelques pas des deux hommes.) Vous avez un don pour charmer les animaux.
Le lapin secoua la tête et s’enfuit.
Dans une tente du camp ennemi, un jeune soldat ouvrit les yeux, l’air triomphant.
— Il y a un autre chemin, dit-il à l’officier assis à côté de lui. La Piste de Sadler. Elle commence dans un canyon fermé, au sud, je suppose. L’entrée est dissimulée, mais elle donne sur une zone appelée Sweetwater. Cade essaiera d’y emmener ses gens avant que nous trouvions le passage.
— Bon travail, Shadik. J’en informerai le général.
— C’est leur première erreur, constata Shadik.
— Et peut-être la dernière. Je vais faire cesser les attaques frontales.
— Non, Cade s’y attend.
— Il est rusé… Très bien.
L’officier gagna une tente en toile et en soie blanche. Les deux gardes le saluèrent quand il entra.
Le général Abaal, un petit-fils d’Abaddon disait-on, travaillait à un bureau de campagne. Il lui était difficile de prouver sa filiation, mais il faisait étalage des faveurs que sa famille avait toujours reçues du roi.
— Alik, je suppose que vous avez de bonnes nouvelles ?
— Une bonne et une mauvaise…
— L’ours l’a tué ?
— Non, mon seigneur. L’homme a menti. Apparemment, il a quitté la bête au moment où Cade la visait.
— Et qu’a fait le Brigand ? Il lui a flanqué une tape sur la tête et l’a renvoyé ?
— Il lui a donné des gâteaux, général.
— L’autre nouvelle a intérêt à être vraiment bonne.
— Le Zélote a été mis à mort. Mais un frère a sauvé la situation. Il existe une autre voie d’accès dans la vallée.
— Où est-elle ?
— Dans un canyon fermé, au sud, je crois. Nous y avons fait une reconnaissance la semaine dernière, mais l’entrée est dissimulée. Cette fois, nous la trouverons.
— Prenez trois cents hommes.
— Vous m’en donnez le commandement ? Merci, général.
— Ne me remerciez pas, Alik. Si vous échouez, vous mourrez. Combien de temps faudra-t-il à Cade pour transférer ses gens à Sweetwater ?
— Une semaine ou dix jours, je n’en suis pas sûr.
— Vous avez six jours pour vous mettre en position derrière lui. Si vous n’avez pas traversé le col passé ce délai, donnez le commandement à Terbac et tuez-vous.
— Oui, général. Je n’échouerai pas.