XV
Après que Nerval eut visité Sainte-Pélagie, c’est un autre convive qui y fit son entrée. Celui-là n’y fut pas le bienvenu : c’était un tueur, et un tueur de la pire espèce, qui frappait ses victimes à l’aveugle, n’épargnait ni les enfants ni les femmes, terrorisait les villages et les villes, semait la panique jusque dans les bourgs les plus reculés. Il était né dans le delta du Gange, en 15 ou en 17 des années mille huit cent, et de là il avait essaimé à travers toute l’Asie, se posant entre le Tigre et l’Euphrate, en Mésopotamie, avant de reprendre sa marche funèbre vers le nord, jusqu’à Saint-Pétersbourg, puis de redescendre par Londres pour arriver, en mars 1832, à Paris. Sur son chemin il avait pris, excusez du peu, quarante millions de têtes — l’Empereur, qui pourtant s’y connaissait, en avait fauché dix fois moins en à peu près autant d’années. Dès lors, tout le monde n’eut plus que son nom à la bouche, ce nom qui tenait en sept lettres que pour conjurer le sort on prononçait tout bas : choléra.
Au début, pourtant, on n’était pas tourmenté pour deux sous, du moins chez ceux pour qui deux sous n’étaient pas grand-chose, une fraction infime de leur capital, de la vaisselle de poche, de la menue monnaie, de celle qu’on donnait à la bonne ou au cocher. Dans les vastes maisons des beaux quartiers, dans les hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain, sous les lambris dorés du Château, on trinquait à la santé de Morbus — l’autre nom de la bête —, qui jamais ne viendrait jusque-là. Ce mal-ci, disait-on, ne frappait que les barbares, ces peuples aux mœurs levantines qui trouvaient leurs avatars dans les rues sales et tortueuses de la Cité, près de Notre-Dame, où la débauche, la misère et le vin faisaient figure de plaies ataviques. Et si par malheur il devait s’étendre, alors, c’est sûr, il n’irait pas plus loin que les Arcis, l’Arsenal, Saint-Jacques et les Quinze-Vingts. Car c’est là, au fond de sombres bouges de ces vieilles rues dont le nom — Mouffetard, Huchette, Petit-Pont, Mortellerie — était comme un prélude à la mort, que par dizaines s’entassaient dans la fange ceux qui naissaient dans la fange et qui jamais n’en sortaient. Ceux-là prenaient des cuites de plomb dans des brocs rapinés sur les étals des marchands, forniquaient à la va-vite dans des arrière-cours insalubres, devant la vermine et leurs bâtards aux pieds bots, aux lèvres crénelées, puis s’endormaient à même le sol d’un sommeil de plomb aussi lourd que leur cuite de plomb, sur un lit de paille et de blé, de boue séchée que parfois ils bouffaient comme ils bouffaient le pain noir que plus tard ils chiaient dans la Seine ; et pour étancher la soif, quand ils n’avaient plus de vin, ils se penchaient sur le fleuve vert-de-gris, et quoiqu’il charriât leur merde et la merde du tout-Paris, comme des porcs dans une auge ils en buvaient la substance visqueuse qui ressemblait vaguement à de l’eau — si l’on fermait les yeux. Alors, un matin, on défonçait la porte de leur taudis, et on les trouvait tout grelottants, les yeux excavés, la langue blanche, pendante, les lèvres tremblantes, violacées, et surtout, ce qui ne trompait pas, la peau du visage bleuie au lapis-lazuli : c’est que Morbus aimait tant le bleu qu’il en grimait ses victimes, et ses victimes, le plus souvent, étaient des pauvres, des moins-que-rien, des indigents. Des barbares, on l’a dit.
D’accord, à Berlin, en novembre, il avait pris Hegel, Hegel qui n’était pas tout à fait l’incarnation de la barbarie. Mais c’était un Prussien. Quand trois mois plus tard ce fut au tour de Champollion, à qui on ne connaissait aucun vice sinon un amour passionnel, déraisonné, pour l’Égypte et ses pyramides, on se dit qu’il y avait peut-être de quoi être inquiet. On le fut tout à fait quand Casimir Perier, qui commençait à bleuir, prédit qu’on le sortirait de chez lui les pieds en avant : la bourse, ce jour-là, chuta de 0,6 francs. On ne savait pas encore que Morbus allait prendre Lamarque dont l’épée était grise, les rouflaquettes blanches, la peau bleue, ridée et bleue ; et Fabre, qui était de l’Aude et non d’Églantine, qui ayant échappé à la lame de la Veuve fut fauché par une autre lame, invisible mais bleue ; et Daumesnil, qui cent fois aurait pu être tué sur un champ de bataille, cent fois survécut, à Saint-Jean-d’Acre d’un coup de sabre, à Madrid d’un coup de rifle, à Wagram d’un coup de lance, qui dans son lit à Vincennes fut victime d’un coup du sort qui était bleu ; et tous ces autres, qu’ils fussent illustres comme Carnot, notre Copernic, mort jeune et bleu, ou anonymes, qui parfois étaient jeunes, parfois étaient vieux — Morbus ne faisait pas le distinguo —, dont pour le coup on ne sait rien, si ce n’est qu’ils se vidèrent comme des chiens, comme des chiens crevèrent, et qu’un peu de terre fut jetée à même les linceuls cousus à la hâte sur leurs pâles visages bleus.
En mars, on ne savait pas tout cela : tout cela n’était pas encore arrivé. Mais après que l’Égyptien eut ouvert le bal, après que le Président lui-même fut convié à danser une valse avec le choléra, on se mit à trembler de conserve que tout cela arrivât. De sorte que, voyez-vous, ceux qui plastronnaient devant la mort, se rengorgeaient devant elle, devant elle fanfaronnaient, cessèrent bientôt d’affecter la bravoure : ils pouvaient être princes, marquis ou pairs de France, avoir les mœurs de l’Incorruptible et un compte chez Rothschild Frères, le choléra ne les épargnerait pas pour autant, pas plus, en tout cas, qu’il n’épargnerait leurs bonnes ou leurs cochers — alors on congédia les premières pour donner un surcroît de travail aux seconds, les fiacres furent attelés à la hâte, et les larmes ancillaires n’étaient pas encore sèches que déjà on mettait le cap vers des contrées plus champêtres : l’air, disait-on, y était moins vicié.
C’est qu’on n’avait plus tremblé de la sorte depuis la Grande Terreur, entre prairial et thermidor, quand la guillotine donnait journellement son contingent de têtes au panier de Sanson. À l’époque, on savait à peu près où la mort se tramait, quelque part du côté du pavillon de l’Égalité, ci-devant pavillon de Flore, où siégeait le Grand Comité de l’an II. Mais cette guillotine-là, celle de 32, était plus insidieuse que l’autre, sa glorieuse aînée, car nul n’aurait su dire qui en actionnait le ressort : la mort semblait venir de nulle part, c’est-à-dire de partout. Les riches avaient peur des pauvres, les pauvres avaient peur des riches, et tous avaient peur du vent — or c’est de l’eau, on le sait aujourd’hui, qu’il fallait se méfier. Purgons et Diafoirus y trouvaient leur compte, qui préconisaient d’ouvrir grand les fenêtres, de glisser du camphre dans son gousset, de cueillir quelques plantes aromatiques et s’en badigeonner l’épigastre ou, allons-y carrément, de renifler du chlore. Bref, on ne savait plus que faire, à quoi s’en remettre, à quel sot se vouer.
Et quand les vertus prophylactiques de ces expédients dérisoires s’avéraient nulles et non avenues, quand la bête triomphait, irrémédiablement, pas plus qu’on n’avait su s’en prémunir on ne savait en guérir : les vieilles grand-mères ressortaient des recettes de vieilles grand-mères à base de punch et de camomille, les dévots s’en remettaient au Vieux, aux bonnes vieilles prières, ou si Esculape était leur Dieu aux bonnes vieilles saignées qui étaient aussi efficaces que les bonnes vieilles prières, ou en désespoir de cause aux camelots qui faisaient commerce de la mort, refourguaient leur poudre de perlimpinpin aux âmes crédules et prêtes à la payer au prix fort. Or la plupart du temps tout cela, recettes de grand-mères, boniments et prières, ne servait à rien : la carcasse se vidait par la bouche et par le cul, débitait ses entrailles, bleuissait, et en quarante-huit heures c’était plié ; on n’avait plus qu’à la couvrir d’un drap mortuaire, attendre qu’un corbillard vînt la chercher, psalmodier des Pater, des Ave Maria, et oublier tout ça.
Mais on n’oubliait pas. On ne pouvait pas oublier. On se mit à chercher des boucs émissaires. Le pouvoir blâmait le peuple de l’infortune du moment, et le peuple refusait d’y voir la main du hasard : ce ne pouvait être que celle du crime qui assaisonnait l’eau et le pain de quelque substance maléfique. Pour apaiser sa colère, il lui fallait des sorcières à brûler, mais il n’y avait pas de sorcières et on ne faisait plus de bûchers. Quelque malheureux fit l’affaire, qui passait près d’un puits avec dans sa besace quelque chose qui ressemblait à de la farine et qui était de la farine ; on l’accusa de vouloir y verser du poison ; la sentence fut exécutée dans l’instant : en plein Paris, sous la monarchie de Juillet, parce que sur la foi d’un peu de poudre blanche on lui avait prêté de funestes intentions, on a pu massacrer un homme qui n’avait d’autre ambition que faire son pain.
Cependant le mal progressait, et Sainte-Pélagie ne fut pas épargnée : un détenu qui manquait à l’appel du matin allait être rossé pour avoir gardé le lit ; on fit preuve d’indulgence : il était bleu, mort pendant la nuit. Le directeur de la prison, qui finalement n’était pas si terrible, décida de la faire évacuer sur-le-champ. Le 16 mars, Évariste fut transféré à la maison de santé du sieur Faultrier, rue de l’Ourcine, no 86. J’y suis allé. Je voulais voir où il a passé les derniers jours de sa vie. La rue de l’Ourcine est devenue la rue Broca. Le numéro 86 d’alors est au 94 aujourd’hui. La maison de santé a été détruite après-guerre, dans les années 1950. Un immeuble sans charme a été construit à la place. Des gens y habitent. Ils ignorent, je crois, qu’en ces lieux un génie a fait l’étude de l’amour. La magique étude de l’amour que nul n’élude.