XIII
On sait qu’à Sainte-Pélagie il fit carousse avec des gens de sac et de corde, des gredins que la dive bouteille tenait en éveil et en vie ; que ces hommes qui se tuaient de leur propre allumelle lui tendirent un piège ; que n’ayant pas vingt ans il tomba dans le piège, dans le rite initiatique qui existe partout, a toujours existé, prend racine dans la nuit des temps quand on flanquait pour la première fois une sagaie entre les mains du jeune Neandertal qui devait chasser le mammouth, et qui, perdurant à travers les siècles, est arrivé en 1831 sous la forme d’une bonbonne d’eau-de-vie que d’une traite il fallait boire au goulot — et cul sec, comme on dit aujourd’hui.
On le sait parce que Raspail a écrit tout cela. Vous vous souvenez de Raspail, celui que tout à l’heure, aux Vendanges de Bourgogne, j’ai présenté en trois mots — chimiste, médecin, carbonaro ? On le retrouve avec Évariste, en prison. On raconte, ou plutôt Raspail nous raconte, que l’eau-de-vie rentrait clandestinement par la grille ; qu’un prisonnier tenait cantine, sans patente, sans d’autre but que s’enrichir et assouvir la soif des locataires de Pélago ; que ceux-là entraînaient Zanetto — le surnom d’Évariste — à se saouler avec eux ; qu’il accepta le défi, saisit le godet comme Socrate la ciguë, le présenta à ses lèvres innocentes ; le but d’un trait ; qu’au deuxième verre il chancela ; qu’au troisième il perdit l’équilibre : pour le railler on le traita de gamin que trois gouttes faisaient tituber, allez, retourne à tes mathématiques, Zanetto, et viens pas nous emmerder. Il n’y retourna pas, ou du moins pas tout de suite.
Il voulait qu’on le considère comme un homme, un vrai, avec des couilles, de la barbe, un gosier : quand de sa voix rogommeuse un bravache d’estaminet gueula qu’il n’était qu’un poltron incapable de boire, Zanetto se dirigea vers lui, saisit la bouteille d’eau-de-vie qu’il tenait, cul sec la vida, ivre, shakespearien lui lança à la figure comme il avait lancé la pierre au curé, le chiffon à l’examinateur de Polytechnique, les anathèmes de la République à la monarchie de Juillet. Le jeune homme avait mérité ses galons de soûlard ; on abandonna l’épithète.
On sait aussi que dans Sainte-Pélagie ce jeune homme trop pressé reçut le rapport de Poisson, dont Poisson se servit comme d’une luge pour glisser du sommet vers l’ubac, le versant d’ombre, la roture, tout compte fait ; que le jeune homme en conçut de la rancœur, de l’amertume et du dégoût ; qu’il prit cette rancœur, cette amertume, ce dégoût pour en faire une préface à de futurs travaux, un libelle où il tape allègrement sur Poisson, l’Académie, les examinateurs de Polytechnique, l’égoïsme qui règne urbi et orbi et surtout dans les sciences. Cette préface est connue. Elle commence ainsi (et elle continue, sur le même ton, sur plusieurs pages) :
Premièrement, le second feuillet de cet ouvrage n’est pas encombré par les noms, prénoms, qualités, dignités et éloges de quelque prince avare dont la bourse se serait ouverte à la fumée de l’encens avec menace de se refermer quand l’encensoir serait vide. On n’y voit pas non plus, en caractères trois fois gros comme le texte, un hommage respectueux à quelque haute position dans les sciences, à un savant protecteur, chose pourtant indispensable (j’allais dire inévitable) pour quiconque à vingt ans veut écrire. Je ne dis à personne que je doive à ses conseils ou à ses encouragements tout ce qu’il y a de bon dans mon ouvrage. Je ne le dis pas : car ce serait mentir. Si j’avais à adresser quelque chose aux grands de ce monde ou aux grands de la science (et au temps qui court la distinction est imperceptible entre ces deux classes de personnes), je jure que ce ne serait point des remerciements.
On raconte encore que parmi les rosses de Sainte-Pélagie un seul homme trouvait grâce à ses yeux : Raspail, à qui Évariste, enhardi par le tord-boyaux que d’une traite il avait descendu, décida de confier ses tourments et ses peines. En s’accrochant à son bras il lui dit qu’il l’aimait, qu’il lui manquait quelque chose, ou plutôt quelqu’un qu’il puisse aimer comme il avait aimé son père aux yeux tristes comme la pluie en été ; quant aux filles, il ne pourrait aimer qu’une Tarpeia ou une Gracque : à cause d’elles il finirait par mourir en duel. On débat si cela est apocryphe, ou le funeste présage d’une fin qu’il connaissait à l’avance ; si Raspail n’a pas arrangé cela après coup, à sa sauce comme on dit vulgairement, a posteriori forgeant la légende de son jeune ami.
Après s’être confié à Raspail, Évariste, fiévreux, fut allongé sur un lit, dégueula ce qu’il avait dans le ventre, de l’eau-de-vie et un goût de mort, des échecs à Polytechnique, des mémoires perdus et peut-être son père. Quatre jours après sa cuite de plomb, il passa à trois centimètres de la mort, de l’aller simple pour rejoindre le père, mais la balle fut déviée, effleura Évariste pour aller se loger dans l’épaule d’un autre détenu : le Vieux, là-haut, avait décidé que son heure n’était pas encore arrivée. On appela au secours ; les gardiens accoururent, s’enquirent, avisèrent : le coup de feu était parti depuis le grenier d’une mansarde sise en face, juste en face, là-bas, rue du Puits-de-l’Ermite. Évariste accusa les gardiens, le directeur, la terre entière d’avoir attenté à sa vie ; le directeur lui-même arriva dans la chambre, bouche bée, réprima un spasme en le voyant bouche ouverte, fulminant sur ses deux jambes, et non, comme il l’avait peut-être prévu, ad vitam aeternam allongé. Évariste et deux autres détenus l’insultèrent copieusement : ils furent envoyés au trou, tous les trois, pendant trois jours et trois nuits.
L’histoire aurait pu en rester là, et trois jours et trois nuits plus tard Évariste aurait regagné sa cellule avec une bonne fièvre, sans faire de bruit. Mais l’incident a eu lieu le 29 juillet 1831, un an, jour pour jour, après les Trois Glorieuses. Un peu plus tôt dans la journée, un catafalque a été dressé dans la cour de la prison. Les républicains ont entonné La Marseillaise, commémoré les journées de Juillet, chanté leur amour de la patrie, juré qu’un jour la révolution aurait lieu pour de bon — ils ne savaient pas qu’il faudrait l’attendre dix-sept ans, cette révolution, et qu’un matin de décembre le pâle épigone de l’Empereur la noierait dans le sang.
La suite, on la connaît — les livres d’Histoire l’ont relatée : l’eau-de-vie échaude les esprits, Sainte-Pélagie est un baril de poudre, une pétaudière que la moindre étincelle peut faire exploser. La nuit passe, les pistoles s’ouvrent. Il manque trois prisonniers. On envoie une délégation dans le bureau du directeur, on veut savoir où ils sont. Au cachot ? Parce qu’ils ont reçu un coup de feu ? En avant !
Et à ce mot les autorités prennent la fuite ; les portes roulent sur leurs gonds, se referment sur les femmes des employés qui à la suite de leurs maris émigrent en désordre, sous l’œil amusé des prisonniers ôtant leur casquette — l’insurrection n’est pas exclusive de la courtoisie. Avec de lourdes chaînes on bloque les grilles de la cour ; à l’aide de planches on barricade portes et fenêtres, le tout dans un tumulte égrillard, joyeux. Et puis on attend. Toute la journée on attend qu’il se passe quelque chose. Il ne se passe rien : le préfet est au bal de la cour, il danse avec le roi-citoyen et la grille résiste aux baïonnettes de la troupe. La nuit tombe. Des mouchards ouvrent les portes, la troupe charge, les assiégés s’enfuient. On sort Évariste du cachot. Il en est sûr : cette balle qui lui a frôlé la tempe lui était destinée. Trois centimètres à gauche et c’en était fait de Galois, de la théorie des groupes, de cette histoire que depuis tout à l’heure vous feignez d’écouter. Trois centimètres à gauche, et il n’y avait pas de procès.