VI

Delacroix a écrit quelque part, dans son journal peut-être — lorsqu’il ne peignait pas La Mort de Sardanapale ou La Liberté guidant le peuple, Delacroix troquait son pinceau pour une plume et, d’une main lissant ses moustaches de maharaja, tenait de l’autre un journal —, que « la pratique d’un art demande un homme tout entier ».

Cet art fait de théorèmes et de propositions, de lemmes et de scholies, de corollaires sur quoi il avait déployé ses ailes et, les déployant, projeté dans l’ombre tous ceux qui dans son sillage accouraient, Évariste s’y adonna tout entier, avec la ferveur de celui qui débute, l’ardeur de celui qui désire faire ployer le monde sous sa loi, changer les vices de la nature en éléments d’une destinée : il avait le feu sacré. Pressentait-il, déjà, que le temps est un bardache au sourire vengeur, carnassier, dont on abuse allègrement mais qui finit toujours par nous baiser ? On sait qu’il brûla les étapes et s’y brûla les ailes, ou du moins qu’il faillit bien se les brûler : candidat libre à Polytechnique dès l’âge de seize ans, il échoua : il révolutionnait les mathématiques ; il eût fallu les bachoter. On ne lui demandait pas d’innover, mais de recracher mot pour mot les leçons qu’un barbacole avait prémâchées du haut de sa chaire, le petit viatique conceptuel, le bon pour l’X, un peu d’arithmétique, un zeste d’algèbre, deux ou trois rudiments de géométrie et le tour était joué : Polytechnique, 1828-1829. L’année se joua sans lui.

En conçut-il de l’amertume ? Sans doute. Rumina-t-il cet échec ? Très certainement. On présume qu’il avait de l’orgueil et que cet orgueil en souffrit. Les indices laissent à croire que le jeune homme — c’est là son moindre défaut — avait conscience de son génie. Peut-être à part lui le formulait-il autrement, délaissait le fourre-tout opaque galvaudé par un usage excessif, le vieil abus de langage dont j’abuse aussi, lui préférait d’autres mots, d’autres signifiants, miracle, prodige, facultés supérieures de l’esprit, mais le signifié restait le même, et de lui-même on dit qu’il avait une haute opinion, une très haute opinion, et on sait aujourd’hui qu’il l’avait à raison (c’est pourquoi on lui pardonne). En outre, on sait qu’il en jouait, et que cela, à Louis-le-Grand, ne lui fut guère pardonné : on le disait frondeur, dissipé, bavard, singulier, contrariant ses camarades, sans cesse les taquinant, protestant contre le silence, travaillant peu ou seulement par la crainte de pensums et de punitions. Tout cela a été conservé dans les archives, noir sur blanc consigné dans le carnet de notes du collège Louis-le-Grand, ce petit carnet grâce à quoi on est certain qu’il vivait entièrement pour son art, et que le reste, tout le reste, il s’en foutait. La note d’études du deuxième trimestre est éloquente : C’est la fureur des mathématiques qui le domine. CQFD.

Le grand saut vers Polytechnique attendrait donc un an de plus. À la rentrée 1828, l’orgueil encore à vif il fit le petit saut, le saut de puce qui lui épargnait l’ennui des cours dispensés en mathématiques élémentaires, où il n’aurait rien appris, pour rejoindre ceux de mathématiques spéciales, dans une classe de jeunes hommes brillants à l’avenir prometteur, mais qui, à côté de lui, avaient l’air de jeunes poseurs un peu niais, pas méchants mais benêts, jocrisses en bas bleus dont se riait la Montagne.

Il y avait, dans cette classe, un homme que la Montagne faisait rêver, un homme encore jeune qui dans sa prime jeunesse avait lorgné vers les neiges éternelles et à trente-trois ans se levait la nuit sous la lune pour l’admirer depuis la vallée, avec dans le cœur un pincement, et dans les yeux un regret. De cet homme aussi, la Montagne se riait. Il s’appelait Richard, Louis Richard ; il était professeur ; il aimait les mathématiques ; les mathématiques, elles, ne l’aimaient que dans la mesure où les lettres aimaient Gabriel Galois. Vers quinze, seize ans, le piolet entre les mains il en avait débuté l’ascension, et puis le piolet lui avait échappé des mains : il lui brûlait les doigts. Alors il était resté en bas, dans la vallée, avec ses tables de logarithmes, ses abaques et ses compas, son baudrier inutile de mathématicien raté. Mais parce que son amour des mathématiques était pur, désintéressé, il se résigna à les aimer sans en être aimé en retour, et il les enseigna à Douai, à Pontivy, à Louis-le-Grand : c’est là, sur la montagne Sainte-Geneviève, la seule qu’il fût à même de gravir, que Richard vit un jeune élève prénommé Évariste devenir Galois, de même qu’Izambard en classe de rhétorique à Charleville en vit un autre se prénommant Arthur devenir Rimbaud. La Montagne se refusait donc à lui, Richard, quand elle s’offrait à d’autres qui s’appelaient autrement, et parce qu’il savait qu’il n’en atteindrait jamais l’antécime (pas même l’antécime !), il établit son bivouac dans la vallée, où à défaut de placer ses pas dans les pas d’Évariste il lui prêta son modeste concours : s’il ne fut ni un guide ni même un porteur, un vulgaire coolie, il fut celui qui mit le piolet entre les mains de son élève, ce piolet auquel il s’était agrippé, vainement agrippé, et qui est tout à la fois la volonté farouche de se hisser jusqu’au sommet, l’assurance mâle d’y parvenir et le désir d’y rester.

D’emblée en cette rentrée 1828, Richard vit qu’Évariste avait une supériorité marquée sur tous ses condisciples, qu’il ne travaillait qu’aux parties supérieures des mathématiques (tout cela est écrit sur le petit carnet, comme il est écrit que dans les autres matières son travail était faible, néant, nul, sa conduite dissipée). Richard ne fit pas que l’écrire : on peut supposer qu’il le dit. Aux enseignants, aux élèves, à Évariste lui-même il fit savoir combien ce jeune homme était génial, faramineux son raisonnement : « Galois, clamait-il à tout vent, devrait être admis hors ligne à l’École polytechnique. » Il le flattait comme on flatte l’encolure d’un cheval ; le donnait en exemple, en modèle ; chantait ses louanges ; comme Raphaël sur Dante tressait sur sa tête une couronne de lauriers. Évariste jubilait.

Lesté des éloges de son professeur, viatique inépuisable pour un ego déjà enclin à prendre ses aises, il n’avait pas dix-huit ans quand son premier article parut : « Démonstration d’un théorème sur les fractions continues périodiques dans les Annales de Gergonne, les gars, le plus grand journal consacré aux mathématiques ! », plastronnait-il, sans doute, devant ses camarades béats d’admiration. Il n’y avait pas de quoi. Sur ces juvenilia, les biographes ont accordé leurs violons : s’il s’agit du travail d’un très bon étudiant, en rien il ne préfigure l’œuvre exceptionnelle qui allait advenir. Dans ces lignes, la révolution n’eut pas lieu. Il la réservait pour l’Académie des sciences. Par le truchement de Cauchy.

Que dire, de Cauchy, qui n’ait déjà été dit ?

Il est né, on le sait, en août 1789 à Paris. Autant dire au-dessus du cratère pendant l’éruption du volcan. On imagine l’enfance rythmée par les progrès de la petite vérole et par la faim, par les gargouillis d’un si petit ventre au fond duquel le vide paraît si grand, par la peur des charrettes qui s’en vont on ne sait où — ou plutôt on ne le sait que trop bien, place de la Révolution où la Révolution dévore ses propres enfants —, par les cris féroces des gens qui sont dans ces charrettes, et par les cris plus féroces et plus forts de ceux qui n’y sont pas, par la découverte, enfin, des mathématiques à travers la figure d’un triangle d’acier, gris, en biseau, qui se teinte de pourpre chaque fois qu’il tombe et se relève, inlassablement, chaque jour que Dieu fait (Dieu ou l’Être suprême, car Dieu, en ce temps, n’a plus voix au chapitre).

Ainsi furent les cinq premières années de la vie de Cauchy. Ces années, on ne les choisit pas, on les subit. La suite, on la choisit plus ou moins, et les choix de Cauchy furent radicaux, newtoniens : action, réaction. On guillotinait le roi ? Il serait royaliste. On fondait les cloches des églises ? Il serait catholique. On empêchait les prêtres de célébrer le culte ? Il serait dévot. On n’avait pas besoin de savants ? Il serait scientifique, membre de l’Académie des sciences, professeur à Polytechnique, au Collège de France. Le plus grand mathématicien de son temps. Et c’est à lui qu’Évariste remet son mémoire qui n’est pas encore tout à fait le miracle attendu mais en constitue les prémices, une ébauche du grand œuvre, du magnum opus que sera l’autre mémoire, celui qu’inlassablement il corrigera lors de la dernière nuit, avec frénésie le limant pour la postérité ou peut-être, moins ambitieux que la postérité, moins retors, pour s’en aller dans la clairière le cœur léger. Nous n’y sommes pas encore, dans la clairière. Cela viendra.

Nous sommes début juin 1829 ; il n’y a pas trois ans qu’Évariste a découvert les mathématiques ; déjà il fait jeu égal avec les plus grands, Poisson, Lacroix, Cauchy, oui, mademoiselle, même Cauchy. Et je les imagine, ces deux-là, le professeur auréolé de gloire et le jeune élève qui en est avide, le de cujus et son héritier présomptif ; ils sont quai de Conti, devant l’Académie, d’où ils voient la Seine et la coupole et dans la coupole les lauriers que l’un a sur la tête et l’autre dans le cœur, ou rue Descartes, devant l’École polytechnique, avec en arrière-plan la tour Clovis et plus loin une autre coupole, celle du Panthéon, ou bien ils font face au Collège de France, place Cambrai, et alors il n’y a ni tour ni coupole mais une volée de marches et un muret sur quoi ils se tiennent accoudés, tous deux fils d’un père qui se pique de poésie, tous deux mélancoliques et inquiets, romantiques, cheveux dans le vent de juin, redingotes et jabots blancs, chemises blanches sous quoi le poil frémit, les poitrines se gonflent, pour l’un de fierté et pour l’autre d’ambition bientôt dévoyée, se jaugeant l’un et l’autre, se demandant, peut-être, lequel de l’un ou de l’autre ira dormir sous la coupole quand le Vieux ou la patrie reconnaissante aura couché et le jeune et le vieux ; le plus vieux s’enquiert de l’empressement du plus jeune qui dans une lettre envoyée chez lui, rue Serpente, a insisté pour le voir ; le plus jeune hésite, minaude, se lance enfin, et dans la langue vernaculaire des mathématiques intelligible aux seuls initiés, glisse entre les mains du plus vieux son mémoire en même temps que ces mots : « Vous y trouverez, monsieur, des recherches sur les équations algébriques de degré premier. » Puis il le salue, s’éclipse, retourne à Louis-le-Grand. Cauchy, il en est sûr, va bientôt l’adouber.

Un mois a passé. Évariste est en classe ; comme à l’accoutumée il s’ennuie, fixe la porte en se demandant ce qui le retient de la prendre. La poignée se tourne, la porte s’ouvre sur le maître d’études qui interrompt le cours de physique (ou de chimie, il n’en sait rien ; il n’écoutait pas) : « Évariste Galois est demandé dans le bureau du proviseur. » Il tressaille. Enfin ! Cauchy est là. Il est venu lui-même à Louis-le-Grand s’incliner devant lui, Évariste Galois, comme Lagrange et Laplace s’étaient jadis inclinés devant lui, Augustin Cauchy. La suite, c’est une scène de cinéma.

Si l’on excepte un court-métrage en noir et blanc, il y a une cinquantaine d’années, jamais à ma connaissance la vie d’Évariste n’a été portée à l’écran. Ce film que personne n’a encore tourné, il m’arrive parfois d’en rêver, d’en voir quelques scènes mémorables dans une avant-première onirique, en pur esprit : celles des barricades, bien sûr, dans ce Paris enveloppé dans la fumée des canons ; celle, fameuse, du banquet interlope aux Vendanges de Bourgogne, où le couteau dans la main et la main au-dessus du verre, Évariste porte un toast tout aussi interlope, non moins fameux ; celle où harnaché comme un cosaque et saoul comme un Prussien, il est arrêté sur le Pont-Neuf ; celle de la cuite d’anthologie qu’il se prend en prison ; celles, évidemment, du coup de foudre et du coup de gueule, du coup de génie puis du coup de feu. Je les vois, ces scènes, je vois le champ/contrechamp du duel dans la clairière, Évariste puis son adversaire, les gros plans sur leurs visages tourmentés, je vois en caméra subjective et au ralenti la petite balle qui n’a pas encore été fondue ce 2 juillet 1829 en début d’après-midi, lorsqu’il dévale quatre à quatre les escaliers jusqu’au bureau du proviseur où il se présente en frissonnant d’émotion, avec tout au fond de lui quelque chose qui s’agite et qui le trouble et qui l’enflamme — il va rencontrer Cauchy tout de même, Augustin fucking Cauchy venu en personne lui crier son admiration, accouru depuis l’École polytechnique ou le Collège de France pour l’accueillir, lui, Évariste Galois, au sommet de la Montagne, Cauchy, mademoiselle, le plus grand mathématicien de son temps !

Évariste toque à la porte, entre, se découvre le chef. Cauchy n’est pas là. Il n’y a que Laborie, le nouveau proviseur, assis derrière son bureau, avec sa fausse bonhomie, sa barbichette et son monocle (c’est comme ça que je l’imagine, mais rien ne prouve que sa bonhomie fût factice, je ne suis pas certain qu’à l’époque on portait déjà le monocle et, pour dire la vérité, je doute que la barbichette fût à la mode). Évariste se tient droit, respectueux, son chapeau entre les mains, la nuque légèrement inclinée, courtois sans être obséquieux, dubitatif : si Cauchy n’y est pas, dans ce bureau, il se demande pourquoi on l’a demandé, lui, Évariste Galois, ce qu’il fout là. Le proviseur l’invite à s’asseoir. Peut-être pense-t-il que pour entendre ce genre de choses il vaut mieux être assis. Lequel des deux rompt le silence en premier ? Je n’en sais rien. Dans un film il y aurait des dialogues : je laisse le soin aux dialoguistes de trancher. Disons que c’est Laborie. Pour atténuer ce qu’il s’apprête à lui annoncer (comme si on pouvait étaler des mots dans une phrase comme un baume sur une plaie), il tente quelque chose, noie le poisson dans l’eau :

— C’est à propos de votre père, mon pauvre Évariste… Il s’est passé… Comment dire… Quelque chose… Quelque chose d’assez grave… Juste à côté d’ici… Rue Jean-de-Beauvais… Vous pouvez y aller… Je ne peux pas vous en dire plus… Sachez, mon petit, que je suis de tout cœur avec vous…

Mais après tout, mademoiselle, nous n’y étions pas. Peut-être cela s’est-il passé autrement, et il se peut que la scène fût absurde, aussi absurde que succincte :

— C’est à propos de votre père, Évariste. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

— Épargnez-moi la mauvaise.

— Il n’a pas souffert.

Ou encore que Laborie ne sachant comment s’y prendre et se foutant bien, d’ailleurs, de prendre des gants (ou alors des gants de boxe, de ceux qui d’un seul coup vous envoient au tapis), jugeât inopportun de faire traîner la procédure en y mettant les formes :

— Votre père, Évariste. Il s’est suicidé.