X
Les barricades avaient fait un bon millier de morts dans les rues de Paris ; elles firent une exclusion de l’École normale — une victime collatérale. Après Juillet, Évariste eut l’insulte facile : une lettre de Sophie Germain au comte Libri mentionne vaguement cette habitude d’injures dont le jeune homme lui a donné un échantillon à l’Académie. Sur cette affaire qui à l’époque fit quelque bruit à l’Institut, on n’en sait pas beaucoup plus et à vrai dire on s’en fout. Seulement, elle montre l’état d’esprit d’Évariste au lendemain d’un rendez-vous manqué doublement : par lui, qui était dans son dortoir, à Louis-le-Grand, c’est-à-dire nulle part, et surtout pas sur le tableau de Delacroix ; par les républicains, qui n’étaient que sur le tableau, seulement sur le tableau (avoir des hommes au combat n’était pas suffisant, il en fallait aussi dans les coulisses, sans quoi la victoire vous était dérobée, le rouge et le bleu du drapeau se diluaient dans le blanc, et la branche cadette héritait d’une France débourbonisée par vos soins).
Il est temps, peut-être, d’expliquer pourquoi Évariste n’était pas dans la rue quand shakos et bicornes, hauts-de-forme et bonnets, bérets, foulards, têtes nues, va-nu-pieds, tout Paris, quasiment tout Paris, se battait ou faisait mine de se battre, peu importe — dans le feu de l’action on ne sait plus très bien qui fait quoi. On sait qu’Évariste ne fit rien, qu’il aurait voulu se battre lui aussi, aller au feu, figurer sur le tableau de Delacroix. Il n’y figurait pas.
Dès les premiers soulèvements il avisa Guignault, le directeur, qu’il souhaitait quitter l’École sur-le-champ, sortir dans la rue pour entrer dans l’Histoire. Or Guignault ne savait pas encore de quelle encre l’Histoire s’écrirait : il eut peur d’associer le nom de son établissement à une petite révolte populaire, à de vulgaires escarmouches que les troupes royales allaient mâter promptement. Il convoqua Évariste, les quelques élèves prêts à lui emboîter le pas, les assura de son soutien, leur fit promettre d’attendre au lendemain. La nuit porte conseil, mes enfants. Et si demain vous désirez toujours sortir, vous aurez ma bénédiction, mais pour ce soir, je vous en prie, regagnez le dortoir, mes chers petits, et demain, oui, demain.
Les chers petits hésitèrent, se concertèrent et promirent, retournèrent au dortoir, s’endormirent, rêvèrent peut-être aux glorieux combats qui dès le saut du lit… Et quand au saut du lit comme un seul homme ils se levèrent, prêts à transformer la fougue de leur jeunesse impétueuse en matière à récits héroïques, poussèrent la porte du dortoir pour gagner le couloir et de là gagner la rue puis la bataille contre les troupes du roi, la porte était fermée. À double tour. Ils s’étaient fait berner, les chers petits.
Évariste fulmine. Il entend le bruit des canons, des fusils ; aperçoit à travers les fenêtres la fumée qui s’élève très haut dans le ciel ; devine les barricades, et derrière les barricades les polytechniciens en Grand Uniforme, tangente et bicorne, cocarde blanche arrachée, jouant au petit général pendant que lui… Il les voit, ces jeunes gens qui ont son âge mais pas le quart de son génie, commandant quelques hommes, au côté de ces hommes trinquant à des lendemains plus heureux, avec eux fumant le caporal dont chacun solennellement bourre sa pipe avant de la casser. Il est prêt à ce sacrifice. À donner pour la patrie son corps qui ne donne que sur la porte, à coups de coudes, d’épaules et de poings et qu’il finit par enfoncer. Mais derrière cette foutue porte il y en a une autre, celle de l’entrée principale, et celle-là est gardée jour et nuit. Il tente de faire le mur, escalade celui séparant la cour de l’école de la rue du Cimetière-Saint-Benoist. Échoue. Le mur est trop haut. Et la grille ? Il la considère, hésite, j’y vais, j’y vais pas. Renonce. Trop risqué. Et puis il y a Guignault. Il le trouve dans son bureau, lui quémande à genoux le droit de sortir, le supplie. Guignault est trop con — ou pas assez, c’est selon : il ne sait toujours pas de quelle encre… Alors il attend. Le 28, il menace Évariste de rétablir l’ordre en appelant la police. Le 29, il ombrage son chapeau d’une cocarde tricolore. Le 30, il met ses élèves « à la disposition du Gouvernement provisoire ». Évariste s’en va, retourne à Bourg-la-Reine, défend les droits des masses devant sa famille consternée. Et puis c’est l’été qui s’en va et c’est déjà la rentrée.
Dans la Gazette des Écoles, un élève de Normale fait paraître une lettre anonyme fustigeant l’attitude du directeur en Juillet. Guignault rassemble les élèves, et brandissant l’objet du délit s’adresse à chacun d’eux : « Êtes-vous l’auteur de la lettre ? » L’un après l’autre ils répondent que non, qu’ils n’auraient pas osé… Et puis vient le tour d’Évariste : « Répondre à cette question, monsieur, contribuerait à dénoncer un camarade. » On le met à pied en attendant de le mettre à la porte. Il se défend, publie une autre lettre, cette fois signée de son nom. Les scientifiques le soutiennent, les littéraires s’indignent, restent fidèles à Guignault qui, ne voulant pas laisser l’École entière sous le poids de la faute d’un seul élève, purement et simplement s’en débarrasse, sans autre forme de procès — sinon celle de la décision du Conseil que lui-même, Guignault, s’avise de conseiller.
Évariste, en attendant, donne un cours d’algèbre supérieure, rue de la Sorbonne, chez le libraire Caillot. De ce cours, on ne sait que deux choses : qu’il était destiné aux jeunes gens désirant approfondir leurs connaissances dans des domaines où pour ma part je n’en n’ai aucune ; que ces jeunes gens étaient une quarantaine à la leçon inaugurale, cinq la semaine suivante, zéro celle d’après. Et puis la décision tombe enfin : exclusion définitive. Il retourne une dernière fois à l’École, salue ses camarades, merci, au revoir, à bientôt, claque la porte — celle, peut-être, qu’à coups de coudes, d’épaules et de poings… Et maintenant ? J’irais bien faire un tour dans la rue.
Les a-t-il arpentées, ces rues parisiennes, comme vous et moi nous les arpentons aujourd’hui ? Est-il retourné rue Jean-de-Beauvais, où l’on trouve un petit square avec un phellodendron de l’Amour, une statue de Ronsard, une autre de Dante et un peu plus loin, en contrebas, une volée de marches par quoi la rue s’interrompt brutalement, et avant les marches un immeuble, et au dernier étage de cet immeuble une soupente qui n’est plus habitée ? A-t-il poussé jusqu’à la rue de l’Ourcine, où il apprendra à ses dépens que l’amour et la mort se côtoient ? Est-il rentré à Bourg-la-Reine, étreindre la veuve Adélaïde, quelque part dans la Grand’Rue où de vieilles photos sépia m’apprennent qu’au no 108, à côté d’une maréchalerie il y avait un hôtel ? À moins qu’il n’ait erré sans but, entre Les Vendanges de Bourgogne, faubourg du Temple, et les stations de métro Glacière et Corvisart, où de son temps il n’y avait rien, presque rien, des arbres, un étang, une clairière. On ne sait pas.
Ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’il a traîné du côté de la rue des Bernardins, que croisent le boulevard Saint-Germain et la rue des Écoles. Il faudrait qu’un soir je vous y emmène. Au no 16, il y a un bar à cocktails où l’on peut descendre des verres dans un chesterfield en velours, en tête à tête avec un raton laveur empaillé. Nous trinquerons à la santé d’Évariste ; peut-être son fantôme nous fera-t-il l’honneur de trinquer avec nous : entre son éviction de Normale et son séjour en prison, c’est là, au-dessus de ce bar à cocktails — mais à l’époque il n’y avait pas de bar et encore moins de cocktails —, qu’Évariste a vécu.
C’est là, au no 16 de la rue des Bernardins, qu’il a fini de refondre son mémoire, ce mémoire égaré par Cauchy, par Fourier. Et c’est de là qu’un matin de janvier il est sorti haletant, précédé, sans doute, d’un petit cercle de fumée blanchâtre expectoré par sa bouche et aussitôt désagrégé par le vent, tournant à gauche sur le quai de Montebello puis remontant le quai Saint-Michel, sur celui des Grands-Augustins longeant la Seine à grands pas, jusqu’au 23, quai de Conti, devant l’Académie, où il remit son mémoire à Poisson, Siméon Denis Poisson, sur qui il nous faut dire deux ou trois mots.
De Poisson il nous faut dire que son nom de roturier le prédestinait à la roture, à devenir postillon, charpentier, chiffonnier. Il nous faut dire aussi que Poisson sut oublier qu’il s’appelait Poisson et, plutôt que la cravache, la varlope ou la hotte, Poisson dès son jeune âge eut le piolet entre les mains ; qu’il fut envoyé à l’École centrale de Fontainebleau, et qu’il y fut, si j’ose dire, comme un poisson dans l’eau ; que là-bas des hommes qui n’avaient pour eux que du passé lui prédirent un avenir, l’École polytechnique, l’Académie des sciences, par ici une médaille, par là une distinction, le cursus honorum des mathématiques, la gloire et les lauriers, et même, peut-être, un théorème à son nom ; que bien sûr il ne les déçut pas, qu’il fut admis à l’X et que bien sûr il y brilla ; que Lagrange devint son ami et Laplace son père, pas son père biologique — celui-là, s’il n’était pas déjà mort, ressassait les guerres de Hanovre en épuisant sa demi-solde dans des bocks en argent —, mais son père en mathématiques, celui qui sans le dire, car ces choses-là ne se disent pas, elle se font tacitement, lui mit le mousqueton au baudrier, sans quoi l’ascension est plus rude, le chemin plus long ; que dans cette filiation il puisa la force de s’adonner aux mathématiques, de s’y adonner tout entier, « parce que la vie n’est bonne qu’à deux choses, disait-il en parlant d’elles : à en faire et à les professer » ; qu’il en fit, et plutôt bien ; les professa, et plutôt bien ; qu’il eut la gloire et avec la gloire les lauriers ; qu’à défaut d’un théorème c’est une loi mathématique qui prit son nom que l’on peut voir depuis le Champ-de-Mars, entre ceux d’Arago et de Monge, gravé en lettres d’or parmi soixante et onze autres sur le phallus en fer puddlé que le monde entier nous envie.
Mais il nous faut dire également qu’il reçut le mémoire d’Évariste comme Dinet à Polytechnique le chiffon ; que malgré tous ses efforts pour comprendre la démonstration, il ne put la comprendre, ou peut-être, ce qui est pire, il ne le voulut pas ; que dans ces pages où à chaque ligne éclatait le génie il ne vit qu’un idiome obscur, sibyllin, dépourvu de tout et surtout de génie. Il nous faut dire enfin que pour ajouter de l’offense à l’offense il ne présenta son rapport qu’au bout de six mois : fin mars, il n’avait toujours pas examiné le mémoire (et cela on le sait parce que Évariste s’adressa comme il savait si bien le faire au président de l’Académie dans un petit bijou plein de sarcasme : « Veuillez, Monsieur le Président, me faire sortir d’inquiétude en invitant MM. Lacroix et Poisson à déclarer s’ils ont égaré mon mémoire ou s’ils ont l’intention d’en rendre compte… », qui se termine par la formule d’usage : « Agréez, Monsieur le Président, l’hommage de votre respectueux serviteur » — ce qui sonne aussi faux que L’Internationale dans la bouche d’un facho : en guise d’hommage, c’est l’ultimatum d’un jeune homme excédé qui vous pisse à la raie qu’il faut y entendre, et c’est sans doute ainsi que Poisson l’entendit. C’est pourquoi, peut-être, il le fit mariner, ce jeune fat, pour conclure que son mémoire ne renfermait qu’une « proposition analogue à celui d’Abel », que « ses raisonnements n’étaient ni assez clairs ni assez développés »). Pauvre Poisson ! Il ne pouvait pas se douter, alors, que la gloire d’Évariste grandissant, son nom à lui s’effacerait petit à petit, pas jusqu’à disparaître, non, mais à devenir l’objet d’injures et de risée, de sorte que s’il a été jadis au sommet de la Montagne, aujourd’hui il n’y est plus tout à fait. C’est un peu plus bas qu’on le trouvera, sur un versant escarpé, enneigé, et pas sur l’adret ; non, c’est à l’ombre, sur l’ubac, que désormais il a sa place : la roture, tout compte fait, a fini par le rattraper.
Maintenant, disculpons Poisson. Arrachons-le à la vindicte populaire. Donnons-lui un peu de soleil. Foutons-le sur l’adret. À sa décharge il nous faut dire qu’Évariste n’était pas toujours clair, qu’il manquait parfois de rigueur, de précision, empruntait des chemins de traverse, court-circuitait les étapes du raisonnement, faisait l’analyse de l’analyse, s’affranchissait des canons académiques, sautait à pieds joints sur les calculs, négligeait les développements, leur préférait ellipses et raccourcis, procédait par intuitions. Il nous faut dire aussi qu’il était absolument moderne, en avance sur son temps, beaucoup trop en avance, que sa pensée marquant une rupture dans l’histoire de la pensée il eût fallu, pour la comprendre, sortir de son propre schéma de pensée, de sorte que le pauvre Poisson devant son mémoire avait tout des cardinaux inquisiteurs face aux travaux de Galilée, les petits Savonarole corsetés dans l’étroitesse de leurs conceptions géocentriques, dans les vieilles lunes qui voulaient la Terre au centre de l’Univers, un monde ferme qui ne chancelait pas, mais prétendaient néanmoins lui dicter comment va le ciel quoiqu’ils fussent à peine capables de lui expliquer comment on y va. Eppur si muove.
En vérité, personne, du temps d’Évariste, n’aurait pu comprendre le mémoire d’Évariste — sauf peut-être Cauchy mais Cauchy, fidèle aux Bourbons, s’était réfugié en Suisse ou en Italie ; restons à Paris : Évariste vient de remettre son mémoire à Poisson, et dans ce mémoire il a mis toute sa vie, il a mis ce père qu’il ne voit plus et ces barricades qu’il n’a pas vues, il a mis ce roi qui a confisqué Juillet que Guignault lui a confisqué, il a mis tous les Chossotte de la terre et aussi tous les Dinet, il a mis cette foutue école qui ne veut plus de lui, et l’autre, qui n’en a jamais voulu ; et dans chaque page il a mis la fortune à venir, et dans chaque ligne la gloire espérée. Voilà ce qu’il a mis dans ce mémoire qu’en main propre il vient de remettre à Poisson, devant l’Académie, les yeux levés par-delà la coupole vers le ciel où peut-être il y a quelqu’un, peut-être pas, on n’en sait rien. Il n’a plus qu’à attendre les conclusions de Poisson, attendre qu’on le couvre d’or et le coiffe de lauriers (or nous savons qu’il n’aura ni l’or ni les lauriers mais lui, tournant le dos à Poisson et déjà rebroussant chemin vers le bar à cocktails, ne le sait pas encore). Et ce qui le domine en attendant, ce n’est plus la fureur des mathématiques, mais celle, plus basse, beaucoup plus basse, de la politique.