XII
Si on sait qu’il fut réveillé en sursaut dès potron-minet, par quoi, cela on ne sait : le bruit mat d’un sabot ferré sur le sol ? Le heurt d’un fourreau d’épée contre sa porte ? Des chevaux s’ébrouant dans les lueurs brillantes et rosées du petit matin ? Une voix rauque, gutturale, qui lui intime de se rendre sur-le-champ ? Ou peut-être — puisqu’il n’est pas exclu que perdu de gros rouge il fît une nuit blanche — rien du tout ?
Il y avait alors deux entrées à la Conciergerie : celle de la cour du Mai, dévolue aux hommes qui allaient rendre la justice ; l’autre, par le quai de l’Horloge, privilège de ceux contre qui elle devait être rendue. Par l’une, vous étiez certain de ressortir, par l’autre, rien n’était moins sûr (ou sinon pour aller en place de Grève, ce qui ne présageait rien de bon) ; aussi, mieux valait-il entendre le bruit de ses pas résonner dans la cour que sur le quai, mais si d’aventure c’est par le quai que vous deviez pénétrer en ces lieux, vous trouviez alors sur la gauche, ou sur la droite, je ne sais plus, le bureau du greffier, passage obligé avant de rejoindre une pistole qui avait sûrement accueilli quelques noms parmi les plus illustres que la France ait connus. Dans ce bureau il y avait un miroir. Dans ce miroir le visage pâle, défait, de ceux qui pour la première et peut-être la dernière fois s’y voyaient.
Sans doute Évariste s’inspecta-t-il dans ce miroir, et si on suppose qu’il se vit, ce qu’il vit, cela non plus on ne sait. Si l’on en croit le signalement du registre d’écrou, il mesurait un mètre soixante-sept, avait les cheveux châtains, les sourcils idem, le front carré, les yeux bruns, le nez gros, la bouche petite, le menton rond, le visage ovale. Ce signalement est l’œuvre d’un dénommé Affroy, rond-de-cuir de l’administration pénitentiaire que j’imagine lever paresseusement sa tête d’ahuri, une bonne grosse tête de poivrot, couperosée, examiner Évariste d’un air apathique, d’une main indolente rapporter sur le registre d’écrou cheveux châtains, sourcils idem, front carré, etc., terminer sa besogne et rentrer chez lui, battre sa femme, fumer sa pipe, boire un demi-litre de vinasse au goulot, jouer une partie de trictrac puis se coucher. Et je ne peux m’empêcher de penser que cet homme qui a vécu, frappé, bu, fumé la pipe, joué au trictrac et dormi (ce qui au regard d’une vie n’est pas grand-chose mais n’est pas rien), n’a fait, au regard de l’Histoire, que remplir une fiche administrative en des termes si vagues que l’on peine aujourd’hui à imaginer la physionomie d’Évariste. C’est pourquoi je le tiens, cet Affroy, pour le plus grand jean-foutre que la Terre a porté : la tâche anodine, minuscule, qui lui incombait dans cette vie, la seule qui eût justifié sa misérable existence, il réussit à la bâcler, de sorte qu’on ne sait pas vraiment à quoi ressemblait Évariste. Comme on n’a guère, là-dessus, d’autre témoignage que celui du jean-foutre et que Niépce commençait à peine à donner de l’avenir au passé, il nous faut en dernier recours nous fier aux deux seuls portraits qui nous sont parvenus.
Le premier vaut ce qu’il vaut, c’est-à-dire pas grand-chose : non qu’il fût l’œuvre d’un artiste tout à fait dépourvu de talent, mais l’artiste était juge et partie. On y voit un jeune homme de quinze ou seize ans qui a l’air plutôt beau gosse à un âge où d’ordinaire on est plutôt ingrat. On y voit aussi et surtout une redingote à deux rangées de boutons, au col large, d’où émerge une tête qui semble dépourvue de cou.
Et puis il y a l’autre portrait d’Évariste, celui qu’en fit son frère in memoriam et de mémoire, en 1848. Il est imberbe, nous regarde comme il nous sourit, en coin : il se fout de notre gueule. La redingote est anthracite, ou du moins c’est ainsi qu’on la devine. Je regarde souvent ce portrait. Il me fait penser à un autre portrait, celui de cet homme sans âge, ce Romain qui vécut en Égypte, pendant les Évangiles, il y a deux mille ans. De cet homme on ne sait pas grand-chose. On sait seulement qu’il passa par la province de Fayoum, au sud de Memphis et du Caire ; que sur son chemin il croisa un Grec, un peintre de la vie ; que devant ce Grec il posa de face et que peut-être il trembla ; que par ce Grec dont la palette n’avait en tout et pour tout que quatre couleurs — l’ocre rouge ; le blanc de plomb ; l’atramentum, plus noir que noir ; le sil, ce jaune tiré du limon que l’on trouvait dans les mines d’argent — il fut représenté à l’encaustique sur une planche en bois qui était du figuier de sycomore ou du cyprès ; qu’il gratifia ce Grec d’une obole ou d’un sac de grains ; qu’il vécut, mourut, fut embaumé, momifié, placé dans un sarcophage avec le portrait du Grec qui n’était plus seulement un portrait mais son passeport pour le royaume d’Osiris. C’est à cet homme qu’Évariste me fait penser. Et pourtant il ne lui ressemble pas : cet homme a un cou de taureau, le visage buriné, le nez de travers, la barbe fournie, les cheveux bouclés. Alors quoi ? Les cernes peut-être. Oui, ce doit être les cernes, ces cercles bleuâtres qui lui bouffent légèrement les yeux — ce qui arrive, en général, quand on s’adonne à quelque chose tout entier.
Donc il s’inspecte dans le miroir et en effet il a l’air fatigué — on le serait à moins. Le jean-foutre du registre d’écrou lui demande s’il veut envoyer une lettre. Il acquiesce : « Je suis sous les verrous, écrit-il à Auguste Chevalier. Tu as entendu parler des Vendanges de Bourgogne. C’est moi qui ai fait le geste… » Cela pourrait sonner comme un aveu, lui porter préjudice. Cette lettre, il le sait, sera décachetée, lue, copiée avant d’être remise à son destinataire. Aussi ne tombe-t-il pas dans le piège et prépare-t-il sa défense : de même que l’époux adultère s’exonère de toute responsabilité en mettant sa faiblesse d’un soir sur le compte de l’alcool, Évariste impute ses propos aux libations qui animèrent le banquet : « Mais ne m’adresse pas de morale, ajoute-t-il, car les fumées du vin m’avaient ôté la raison. »
À la Conciergerie, c’est à peine s’il a le temps de la retrouver. En attendant le procès, dans un mois, c’est rue du Puits-de-l’Ermite, à Sainte-Pélagie, qu’on l’envoie, Sainte-Pélagie où l’on ne trouvait pas uniquement les petites frappes qui d’ordinaire peuplent les prisons : outre les droits communs, il y avait des mômes, des gavroches aux pieds nus dont personne ne voulait, des détenus pour dettes, des vieux grognards nostalgiques de l’Empire qui n’avaient plus que la mort pour solde, mais aussi des politiques, des peintres, des écrivains, bref, un vrai bottin mondain.
Entre ces murs, bien qu’il cultivât l’art de se tirer une balle dans le pied, Évariste n’eut guère longtemps à tirer. Son avocat avait un système de défense efficace, mensonger comme peuvent l’être les systèmes de défense : prétendre qu’après son fameux « À Louis-Philippe » aux accents régicides, son client avait ajouté « … s’il trahit ! » — ces derniers mots s’étant perdus dans le tohu-bohu des convives parmi lesquels, fort heureusement, on en avait trouvé quelques-uns dont l’ouïe était aussi fine que le témoignage serait faux (et ceux-là viendraient jurer avec aplomb avoir entendu le jeune homme compléter ses menaces d’un codicille qui en atténuait la portée).
Évariste joua le jeu — du moins au début : « Je voulais désigner Louis-Philippe aux poignards dans le cas où il trahirait, c’est-à-dire dans le cas où il sortirait de la légalité. » Puis, quoique son avocat l’eût imploré de faire profil bas, il ne put s’empêcher d’accabler le pouvoir, plaidant contre lui-même, dit-on, avec une verve qu’on avait rarement vue. Il avait là une tribune, il voulait s’en emparer : « Il est permis de penser que Louis-Philippe pourra trahir la nation… Tous ses actes, sans indiquer encore sa mauvaise foi, peuvent permettre de douter de sa bonne foi… Voyez son avènement au trône, dont tout le monde sait ici qu’il fut préparé de longue main… » À mesure que le jeune homme s’enfonçait, son avocat, mortifié, cherchait la parade. Habile, il dit simplement : « Je réclame qu’on s’en tienne aux faits reprochés à l’accusé. Tout le monde y gagnera, même la personne à laquelle on fait allusion. »
Après quoi il y eut la procession des témoins, ceux à charge, graves comme la justice, comme elle solennels, sentencieux — les employés des Vendanges, le maître d’hôtel, les portiers, le sommelier, un marchand-boucher —, et ceux, moins nombreux, à décharge — des patriotes, des républicains. Le réquisitoire fut sévère, impitoyable : ce jeune homme, ce répétiteur de mathématiques, comme il s’était présenté, était dangereux, exalté, il méritait la prison, rien d’autre que la prison, pendant des mois, des années s’il le fallait.
Puis vint le moment que tout le monde attendait, l’apogée de la pièce (car le prétoire est un théâtre, mademoiselle, un théâtre où l’on ne fait pas semblant), quand juste avant l’épilogue et la tombée du rideau rien n’est encore joué : la plaidoirie. C’était oublier que l’art de l’avocat n’est pas toujours — ou tout au moins pas seulement — dans ce subtil agencement d’envolées lyriques, d’effets de manche et de rhétorique, qui n’est au mieux qu’un moyen d’amuser la galerie, au pire un artifice subtil, particulièrement sournois, inventé il y a des siècles par quelque ténor du barreau contraint de justifier des honoraires exorbitants. Car le juge, lui, ne s’en laisse pas conter. Il se borne à appliquer le droit, et le droit est implacable, froid : il n’a que faire des grands discours, fussent-ils admirablement déclamés. Pour emporter sa conviction, il faut se montrer vétilleux, tatillon, trouver la brèche juridique et s’y engouffrer, traquer le vice de procédure, exhumer tel précédent jurisprudentiel, invoquer tel alinéa de tel article de tel code auquel personne n’avait songé — enculer les mouches, si vous voulez.
Évariste eut la chance, ce jour-là, d’avoir un avocat qui sut les enculer (avec leur consentement — on restait dans la légalité). Il s’appelait Dupont, on l’appelait Maître Dupont ; un mois plus tôt il avait fait acquitter les dix-neuf. Le voilà qui s’avance à la barre, Me Dupont, massif, triomphal, sûr de lui. Le président lui donne la parole, mais lui tarde à la prendre, ne dit rien, ménage ses effets. Il balaye les jurés du regard, et les jurés n’ont d’yeux que pour cet homme qui porte la robe noire à manches longues, fermée par devant, et sur cette robe l’épitoge, veuve, dépourvue d’hermine, et le rabat plissé blanc ; les gants blancs ; sur le chef la toque noire à galon d’or qui ressemble à un chapeau, qui se porte comme un chapeau, qui n’est pas un chapeau. De ce chapeau, ou de cette toque puisque je vous dis que ce n’est pas un chapeau, Me Dupont va sortir son va-tout, il va jouer ce va-tout, et avec ce va-tout qui tient en deux mots prononcés de sa voix de stentor, distinctement, en appuyant les syllabes, il va anéantir l’accusation : « réunion privée ». Il n’en dit pas plus, tout le monde a compris : le banquet s’est tenu entre amis, entre patriotes, et nul n’est comptable de paroles prononcées dans un cadre privé, fussent-elles attentatoires à la vie du roi. Coup d’audience, mademoiselle. Le procureur soupire, Évariste sourit, le jury rend son verdict : « Acquitté ! »
Libre, il ne le fut pas longtemps. Après juin il y eut juillet, et en juillet, le 14, les républicains avaient prévu d’entonner des chants patriotiques au son mâle des tambours et clairons, en défilant de la place du Châtelet à celle de la Bastille, où un arbre de la liberté orné de rubans tricolores devait être planté, comme au bon vieux temps. Pour ce défilé, et bien qu’il n’en eût pas le droit (le droit, il se l’arrogeait), Évariste, accompagné de Duchâtelet, avait décidé de revêtir son costume d’apparat, l’uniforme d’artillerie de la Garde nationale, veste de drap bleu, pantalon de drap rouge, shako orné d’un galon de laine et d’une flamme de crin. Au reste, parce qu’il pressentait qu’il allait y avoir du grabuge, il se pourvut d’un fusil, d’un pistolet, et le grabuge pouvant tourner au corps à corps à l’antique il dissimula sous sa chemise un poignard dont l’histoire ne dit pas s’il était le même qu’aux Vendanges, quand les fumées du vin lui avaient ôté la raison (mais je te jure, chérie, que c’est à cause de l’alcool).
L’histoire en revanche dit bien qu’ils furent arrêtés sur le Pont-Neuf, emmenés au Dépôt où, sur un mur et on ne sait trop à l’aide de quels outils, Duchâtelet eut l’idée de dessiner une poire, à côté de cette poire une guillotine avec une phrase au-dessus, et d’y mettre, dans cette phrase, ce ô vocatif qui se couvre le chef et lui donne une allure emphatique, guindée : « Philippe portera sa tête sur ton autel, ô Liberté. » Il connaissait son droit, il savait qu’injurier le roi était un crime, que les crimes relevaient de la cour d’assises, qu’en cour d’assises il y avait des jurés et que ces jurés, dernièrement, s’étaient montrés indulgents à l’égard des républicains. La justice ne fut pas dupe, et c’est en correctionnelle qu’on le jugea, comme plus tard on le jugerait avec Évariste pour ce délit terrible, effroyable, qui fit trembler la monarchie de Juillet : port d’un costume prohibé.
Au matin, escortés par deux gendarmes l’un et l’autre descendirent du panier à salade, franchirent une porte massive qui ouvrait sur un couloir sombre, exigu, entre deux murs épais. Welcome back to Sainte-Pélagie. La bonne vieille Pélago.