IV

Cet élève de douze ans, bientôt treize, on pourrait le suivre des jours durant, dans la cour, dans la salle d’étude, jusque dans les dortoirs du Collège royal, mais il nous remarquerait, prendrait peur, nous dénoncerait peut-être, et sans doute serions-nous mis à la porte, d’autant que vous êtes une fille et qu’on est ici dans un collège de garçons. Louvoyons. Vous êtes, mettons, le chapeau au-dessus de sa tête, un beau chapeau tout neuf avec galon de soie que pour l’occasion sa mère a fait venir spécialement de Paris, un chapeau qui à cent lieues à la ronde fait provincial apprêté — c’est qu’il est trop neuf et qu’il brille un peu trop, beaucoup trop : il luit —, et ce chapeau il en a un peu honte, mais enfin il le porte, car c’est sa pauvre mère qui l’a choisi, pour lui, son fils chéri, son petit Évariste dont elle est si fière, qui est collégien à Paris, oui madame, parfaitement, à Louis-le-Grand mon petit Évariste, se rengorge-t-elle après l’office sur le perron de l’église devant tout Bourg-la-Reine endimanché, donc vous êtes ce chapeau, et je suis ses souliers.

Dès cinq heures du matin c’est la cloche qui brutalement le tire du sommeil, et son tintement n’est pas celui, plein d’allégresse, d’une autre cloche, celle de l’église à Bourg-la-Reine que le bedeau, du temps de l’ancien curé, le laissait sonner à toute volée (de ses petits bras et de tout son poids il se pendait à la corde, et alors il était le maître du village, et le monde se résumant au village il était le maître du monde). Cette cloche, à Louis-le-Grand, est suivie d’un branle-bas de combat, d’élèves qui par dizaines se vêtent en deux temps trois mouvements, car il ne faut pas que ça traîne : les maîtres d’étude sont aux aguets. Évariste se presse, la bouche pâteuse, les paupières à demi closes, il vous met sur sa tête et il me chausse à ses pieds. Puis il file vers la fontaine, se débarbouille le visage et le voilà accroupi, sur le goguenot, à vous serrer dans la main pendant qu’il me regarde en bâillant.

Dans la classe il y a une patère sur quoi il vous suspend, il s’assoit derrière le pupitre, sur un banc sans dossier fixé aux lattes du parquet ; une rainure, creusée dans le bois, empêche les porte-plume de tomber. Évariste est au premier rang, avec les meilleurs élèves, ceux qui font de la lèche, le nez penché sur Ovide et Cicéron collectionnent les bons points, recopient comme des scribes les litanies ânonnées par le maître d’école, d’un rythme égal et indolent se laissent porter par ses paroles, indifférents aux sarcasmes, aux boulettes de papier jetées par les cancres qui font le pitre au fond de la classe, bavardent, se moquent ouvertement des maîtres d’étude, à mots couverts du proviseur, un peu moins de la règle sur les doigts, du bonnet d’âne et des pensums, de la mise au piquet — toutes choses qu’on lui apprend à réprouver, mais que dans le secret de son cœur il envie. Le maître débite son cours de grec ou de latin ; Évariste, comme la plupart des garçons de cet âge, rêvasse en feignant d’écouter ; personne n’est dupe ; l’honneur est sauvé.

Seule la récréation vient le tirer de son ennui. Dans la cour, il y a des ormes, des platanes, des marronniers, et en batailles rangées à l’automne on s’envoie les châtaignes à la gueule. Il y a aussi un porche, sous quoi les Jésuites, du temps de Voltaire, n’autorisaient les élèves à s’abriter qu’à une seule condition : que l’eau du bénitier de la chapelle fût gelée. Le jeune Arouet claquant des dents le vida pour le remplir de glaçons. Convoqué par les bons pères il fut sermonné, rossé (et on sait qu’en retour il les rossa par écrit). Sous ce porche, quelques garçons se retrouvent, les poches débordant de billes, d’agates, de calots. Évariste s’en fout ; il ne joue pas sous ce porche. Il préfère marcher sous les marronniers de la cour, seul, pensif, comme plus tard dans celle de la prison. Parfois, on ne sait pas pourquoi, il flanque un coup de pied dans un amas de feuilles mortes, les fait valser ; elles retombent, éparses ; il n’est pas satisfait. Ou alors il regarde les flocons de neige tournoyer dans le ciel, et comme Kepler il se demande pourquoi les flocons sont de petites étoiles à six branches, duveteuses comme des plumes, et cette neige, blanche comme le drapeau des Bourbons, il la souille, la délaye en bouillie. À quoi peut-il bien penser ? C’est à vous de nous le dire : vous êtes sur sa tête, après tout. Peut-être pense-t-il à Louis-le-Grand ; aux grilles de Louis-le-Grand ; et sur ces grilles aux fers de lance en fleurs de lys sur quoi il serait si facile de s’empaler ; aux jours sombres et aux murs sombres, dont la peinture s’écaillait déjà du temps de Voltaire ; à l’infâme brouet du réfectoire ; aux dernières chansons de Béranger ; aux devoirs religieux ; aux prières dans la chapelle ; aux remugles d’encens ; aux vendredis maigres ; à confesse et au curé qui, allez savoir pourquoi, glisse une main sous sa soutane dès lors qu’on lui rapporte les plaisirs solitaires auxquels à la nuit tombée on s’adonne dans une douce frénésie. Ou peut-être qu’il pense aux ciels mornes ; à la bruine et au crachin ; au poêle et à la bûche dans le poêle ; au chaud et aux jeunes filles qui sont comme le chaud ; à l’insondable mystère du plaisir féminin et à l’autre mystère, celui du plaisir qu’il éprouve et qu’il faut réprouver ; au dortoir et aux rangées de lits parfaitement alignés.

Nous y sommes, sous son lit. Il nous y fourre tous les deux, chapeau et souliers sous le sommier qui va grincer dans la nuit. Extinction des feux. On entend quelques plaisanteries, quelques rires ; plus rien. Et comme prévu le lit grince, il y a de l’agitation là-dessus, des va-et-vient réguliers, les draps qui se froissent et qui bientôt vont coller, car là-dessus ça se tire sur les douze centimètres de chair de ses douze ans, ça se délecte, ça jubile, ça tressaille de plaisir et de joie — et aucun son ne nous est épargné : on a droit à toute la gamme onaniste, de la respiration saccadée jusqu’à l’indigent volapük de l’orgasme, le petit râle à voix basse après quoi le silence se fait. Il n’y a pas que le grec et le latin qu’on apprend dans les écoles de garçons. Dors, Évariste : dans sept heures à peine, tu es déjà levé. (Et ainsi de suite six jours sur sept et trois cents jours dans l’année, trois cents jours de cette vie monacale, de lassitude sans bornes à dix bornes de chez lui.)

Chez lui, c’est Bourg-la-Reine et Bourg-la-Reine, c’est l’été. Le soleil blond dans l’azur, l’odeur du foin, la rivière, les tanches, les carpes et les brochets, les forêts noires, giboyeuses, l’ocre et le rose des pavés de grès dans la Grand’Rue, les verts pâturages et les soirées au clair de lune, les matinées au lit à contempler les particules de poussière qui tournoient, vrillent dans le rai de lumière s’engouffrant à travers les rideaux. Mais après l’été il y a l’automne, et en automne la rentrée. Nouveau chapeau, nouveaux souliers, retour à Louis-le-Grand où je crois pouvoir dire qu’il ne fut pas heureux. Le fut-il ne serait-ce qu’une seule fois dans sa vie, et s’il le fut, le sut-il jamais ? Le bonheur, il me semble, est rétrospectif, il s’éprouve a posteriori, se conjugue à l’imparfait, de sorte qu’il est plus facile, plus naturel de dire j’étais heureux que je suis heureux. Or je ne suis pas certain qu’Évariste, après qu’il eut quitté le collège, tenté Polytechnique, échoué dans les circonstances que l’on sait, frappé à la porte de Normale puis à celle de la prison, je ne suis pas certain, disais-je, qu’il eut le temps de regarder en arrière, faire le point, se tourner vers son passé et se poser la question. Se la posât-il, je ne crois pas qu’il se fût souvenu de ses années là-haut, sur la montagne Sainte-Geneviève, avec cette tristesse empreinte de mélancolie, ce vague à l’âme qui vous saisit à l’évocation de l’enfance, insouciante et frivole avec son cortège de souvenirs joyeux — non que l’enfance soit plus heureuse que les autres périodes de la vie ; seulement, le souvenir est un magicien qui exalte tout ce qu’il touche, et l’enfance a fortiori. Dans ce collège Évariste ne fut pas heureux. Du moins au début, les premières années, avant qu’il ne trouvât un royaume à sa mesure et que de ce royaume il devînt le souverain. L’huissier peut l’annoncer en frappant son bâton à pommeau d’argent sur le sol, car le voilà qui arrive, mademoiselle, le voilà qui pour la première fois débarque avec solennité dans ce récit : Monseigneur le Mathématicien.