I
On sait qu’Évariste — d’emblée appelons-le Évariste — eut pour père Gabriel Galois, et de Gabriel Galois on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il fut le père d’Évariste (voyez comme une phrase, sous des dehors anodins, peut regorger d’indicible cruauté : que l’on puisse, après sa mort, réduire à sa seule qualité de père un homme qui vécut cinquante-quatre années, voilà qui devrait inciter les autres à cesser tout commerce charnel — et au diable l’humanité).
Si de Gabriel Galois on ne sait pas grand-chose, on en sait un peu plus que sur John Shakespeare, né vers 1530 et mort en 1601, à soixante-dix ans, peut-être soixante et onze, véritable prouesse à une époque où l’on était vieux à trente ans et mort à quarante si l’on n’était pas mort à cinq ans de la suette, à douze ans de la peste ou à vingt ans de la guerre, John Shakespeare dont le nom ne nous est parvenu que parce qu’il le transmit à son fils, et non parce qu’il fut gantier, négociant de peaux et de laine et père de huit enfants, catholique dans cette Angleterre devenue anglicane, grand bailli de Stratford-upon-Avon que l’on sait vaguement placer sur une carte parce que Shakespeare, William Shakespeare, poète, dramaturge, écrivain (et écrivain de la trempe des Goethe, des Cervantès, des Molière, la coterie de happy few dont la langue a épousé le nom), y naquit, y vécut, revint y mourir. Or si l’on en sait un peu plus sur Gabriel Galois que sur John Shakespeare, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, parce qu’il fit en sorte que sa vie laissât une trace plus indélébile que celle du grand bailli de Stratford — tout comme lui son seul fait d’armes fut de trousser puis d’engrosser une femme dont la seule prouesse fut d’enfanter une tripotée de marmots parmi lesquels se trouvait un génie —, mais parce que John Shakespeare vécut sous la Reine vierge à une époque où l’on tenait mal les registres, où l’on écrivait peu, où l’on oubliait vite, alors que Gabriel Galois vit le jour deux siècles plus tard, sous le règne débutant de celui qu’en son règne déclinant on appellerait Louis le Dernier.
C’est en 1775 que Gabriel Galois vint au monde — la généalogie est formelle, aussi formelle que les encyclopédies grâce à quoi on sait que la même année Goethe s’établit à Weimar, Beaumarchais joue son Barbier au Théâtre-Français, Pougatchev est décapité à la hache, et le jeune Mozart, qui n’a pas vingt ans, est à Salzbourg où Haydn à son sujet se répand en louanges. Les hommes vaquent à leurs occupations, la vie suit son cours, et celle de Gabriel Galois va bientôt commencer. On ne sait rien de sa jeunesse : celle, sans doute, d’un enfant né de parents aisés à Bourg-la-Reine, dans ce royaume de France où l’ordre immuable des choses semble devoir perdurer. Vous connaissez l’Ancien Régime, sa partition millénaire, vous savez comment elle se joue : les nobles, qui ont les terres, ne font rien et font de l’argent ; le clergé, qui a le ciel, ne fait rien et fait de l’argent ; le tiers état, parce qu’on lui a promis dans l’autre vie le ciel du second, s’échine dans celle-ci sur les terres des premiers, fait tout, n’a rien, ne fait pas d’argent. Trois ordres donc, et au-dessus des trois ordres, des trois dignités, le roi qui tient son pouvoir de Dieu, qui est comme Dieu sur terre, qui n’a de comptes à rendre à personne sauf à Dieu, c’est-à-dire à personne. Voilà pour le tableau. Ou plutôt pour l’esquisse, car il faudrait nuancer. Je ne suis pas historien. Je ne nuancerai pas.
Je dirai, simplement, qu’au fil du temps l’ordre immuable des choses ne paraît plus si immuable dans le cœur et le ventre du peuple qui a faim : d’abord de pain mais aussi de liberté, or il n’est pas libre et il n’y a pas de blé. Un jour où cette faim se fait plus cruellement ressentir, un jour de juillet 89 que l’on célèbre aujourd’hui en ne foutant rien, avachi devant la télé à regarder la Patrouille de France mettre le feu au ciel, les bourgeois mettent des piques entre les mains des paysans, les paysans des têtes au bout des piques, et entre les paumes de leurs mains, sur le cal des besognes immémoriales, coule le sang de la noblesse et du clergé. On connaît la suite : on rase gratis, à gauche, à droite, Monsieur de Paris remplit son office, et de guerre lasse, en thermidor, le barbier lui-même est rasé. Et puis on tergiverse quelques années, on oublie la République, l’Empire est proclamé. La liberté a beau être gravée en lettres d’or au fronton des palais, les Français s’avisent qu’elle leur importe peu ; dorénavant ils ne demandent qu’une chose : l’égalité, et toujours du pain. Pour le pain il faut des conquêtes, pour les conquêtes des généraux. L’Empereur va faire d’une pierre deux coups : Murat est fils d’aubergiste, Ney de tonnelier, et alors ? Il se fout que ses grognards aient ou non le sang bleu : quand les troupes se retirent des champs de bataille, ne restent que les morts et le silence, la brume, et sous la brume la terre gorgée de sang ; or celui-là est rouge, irrémédiablement. L’Empire perdure alors jusqu’à la morne plaine versifiée par Hugo, après quoi sévit la monarchie, Napoléon redevient Bonaparte, le trône celui d’un Louis et l’égalité un vain mot.
On sait que Gabriel Galois a vécu tout cela et cela, sans doute, explique en partie pourquoi il devint hostile aux saturnales de la monarchie — et dans une moindre mesure à celles de l’Empire, qui est comme la monarchie mais sans les fleurs de lys —, comment il se fit libéral, républicain, pourquoi, pendant que l’Aigle volait de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame, il se prosterna devant le peuple légal de Bourg-la-Reine, une centaine d’hommes à tout casser, et lui quémanda une couronne éphémère, libérale, ou qui en tout cas y ressemblait.
Si du père d’Évariste on sait peu de chose, de sa mère on en sait encore moins. On sait par exemple à quoi ressemblait Gabriel Galois : allure bourgeoise, ascétique, coincée ; nez grec ; front légèrement dégarni ; mèche sur le côté ; lèvres fines, pincées. Rien d’excentrique. Pas un brin de fantaisie. Mais sa femme, sa pauvre femme, Adélaïde Galois, née Demante, on sait seulement à quoi elle pouvait ressembler — ce qui veut dire qu’on ne sait rien. On raconte qu’elle était belle, mais les témoignages sont sujets à caution, la beauté subjective — pour le porc, rien n’est plus beau que la truie —, et ses canons évoluent — qu’est-elle, en effet, sinon une forme de laideur à la mode ? On peut supposer qu’elle ne portait ni mouche ni perruque poudrée — on n’en portait déjà plus en ce temps-là —, mais faux-cul et corset, que ses cheveux étaient bruns, son corps bien en chair, sa peau laiteuse et ses yeux bistrés. Ce qu’on sait d’elle tient en trois lignes, et c’est bien peu pour une vie : famille catholique empreinte de culture latiniste, père juriste de haut vol, mère qui meurt en couches, éducation classique, imagination ardente, sens de l’honneur, goût de l’antique et c’est tout. Un détail, toutefois : on sait aussi que la famille Demante vivait à Bourg-Égalité, dans la Grand’Rue, en face de la maison bourgeoise aux fenêtres ornées de glycine occupée par Galois, et l’on peut en déduire que Gabriel a vu grandir Adélaïde, qu’il l’a peut-être désirée. En 1808, il a trente-trois ans, il est temps qu’il se trouve une femme. Elle en a vingt, il lui faut un mari. Il traverse la rue, son cœur bat : la possibilité d’Évariste surgit.