XVII

Tout cela n’est qu’une hypothèse, bien entendu. En vérité, on ignore ce qu’il s’est passé rue de l’Ourcine, au printemps 1832. On ne sait pas si Évariste fit la rencontre de Stéphanie sous un arbre du jardin. On ne sait pas s’il y avait un arbre dans le jardin. Et pour tout dire, on n’est même pas certain qu’il y eût un jardin. (C’est dire si on ne sait rien.)

On sait en revanche qu’entre elle et lui il y eut une querelle : ses lettres à elle sont là pour le prouver. Ces lettres, lui les aura froissées, déchirées peut-être, jetées sans doute, puis honteux d’avoir profané le seul vestige de leur amour déchu, il les défroissa, en recolla les morceaux, les recopia en laissant quelques blancs avant de les relire et d’en biffer rageusement certaines phrases, de sorte qu’à leur lecture, deux siècles plus tard, le mystère demeure et s’épaissit.

La première lettre, en date du 14 mai 1832, ne fut ni envoyée ni même remise en main propre, non, elle fut décochée comme on décoche une flèche en plein cœur, et j’imagine que c’est ainsi, comme une flèche et en plein cœur, qu’Évariste la reçut :

Brisons-là sur cette affaire, je vous prie. Je n’ai pas assez d’esprit pour suivre une correspondance de ce genre, mais je tâcherai d’en avoir assez pour converser avec vous, comme je le faisais avant que rien ne soit arrivé.

Et puis, comme s’il fallait darder une seconde fois son cœur déjà meurtri, la dernière phrase, dont le début est illisible, se termine ainsi :

Ne plus penser à des choses qui ne sauraient exister et qui n’existeront jamais.

L’affaire, alors, semble mal engagée. On se dit que ces deux-là sont perdus l’un pour l’autre, même si l’un essaiera en vain de gagner à nouveau les faveurs de l’autre, du moins si l’on en croit la deuxième lettre, quelques jours plus tard, dont hélas il ne nous reste que des extraits, incomplets le plus souvent, que l’on peine à déchiffrer, hormis une phrase, une seule, qui à elle seule suffit sans doute à résumer le tout :

Au reste, Monsieur, soyez persuadé qu’il n’en aurait sans doute jamais été davantage ; vous supposez mal et vos regrets sont mal fondés.

On aimerait que ces deux-là en leur amour déclinant soient avec nous, à la tombée du jour, dans ces ruelles qu’ombragent de grands platanes, des trembles, des peupliers. Ils marcheraient à nos côtés, comme nous bras dessus bras dessous jusqu’à ce pont surplombant le fleuve, là-bas, où deux cygnes aux plumes blanches glissent l’un vers l’autre, lentement, l’un face à l’autre se penchent, déploient leurs ailes, et dans une symétrie intemporelle forment un cœur presque parfait. Comme nous, appuyés contre la rambarde ils s’enlaceraient, plus prestement que nous (car pour eux ce ne serait pas la première fois, il y aurait eu, déjà, l’étreinte avortée contre l’arbre du jardin), peut-être qu’il lui poserait une main sur la hanche, l’autre sur la joue, leurs têtes se tourneraient, et alors comme nous, oui, comme nous… Puis nous ne dirions rien, comme après ces premiers baisers qui vous scellent la bouche, ou alors nous leur dirions que la vie est brève et le désir sans fin, et nous irions quelque part entre les quartiers Croulebarbe et Maison-Blanche, où à leur époque, au pied de la Butte-aux-Cailles, la Bièvre étendait ses deux bras (aux beaux jours, on y venait en famille, on barbotait dans l’eau, on pique-niquait au bord de la rivière ; les saisons passaient ; l’automne parait les arbres de mille couleurs, les dénudait avant que l’hiver ne les recouvre de son manteau de coton ; le gel saisissait les étangs ; on y accourait de toutes parts, un fer sous les pieds, et pendant des heures on glissait sur ces sentiers de cristal, les uns improvisant des figures, des arabesques, des pirouettes, les autres poussant une balle à l’aide de bâtons incurvés — et je ne sais pas s’ils appelaient ça de la soule, de la crosse ou du hockey. Et puis un jour on a drainé l’eau de la Bièvre, abattu les arbres qui la bordaient, remblayé les étangs, coulé du béton, construit des immeubles, des routes, des maisons. Des stations de métro. Aujourd’hui, on ne barbote plus dans l’eau : il n’y a plus d’eau, plus d’arabesques, plus de pirouettes ; on entend à peine le chant des oiseaux. Nous irions là en reconnaissance, parce que c’est là qu’au mois de mai 1832 un duel a eu lieu).

Puis nous irions, elle et lui, vous et moi, jusque chez vous (jusque chez toi ?). On entendrait le cliquetis d’une clé dans une porte, cette porte qui claque, des pas dans l’escalier, et tous les quatre nous serions dans la chambre où nous ferions l’amour longtemps ; il y aurait de la musique, quelque chose qui débuterait lentement pour monter crescendo, le Boléro peut-être, et bientôt nous serions nus, sur le balcon, toi avec une clope et lui sa pipe mal culottée, des volutes de fumée s’élèveraient dans la nuit, tu reluquerais Évariste, moi Stéphanie ; émoustillées, les étoiles scintilleraient de mille feux ; nous rentrerions nous allonger sur les draps froissés de ton lit ; la lune sourirait ; nous recommencerions. Au matin ils seraient déjà partis, tous les deux, nous laissant seuls, épuisés.

Ils n’étaient pas avec nous cette nuit. Ils ne se sont pas réconciliés. Stéphanie a aimé Évariste, ou du moins s’est-elle entichée de lui, et puis elle en a aimé un autre (ou peut-être cet autre — un bellâtre sans doute — l’aimait-elle déjà et l’a-t-elle aimé à nouveau : le cœur est un palimpseste sur quoi on peut écrire un amour avant de l’effacer). Et bien qu’elle eût pris soin de l’avertir — Ne plus penser à des choses qui ne sauraient exister —, je suis sûr que les jours suivants, et les nuits aussi, il ne fit qu’y penser, à ces choses et ses yeux bleus, ses cheveux auburn (c’est ainsi que je l’imagine, mais il se peut aussi qu’elle fût blonde et qu’elle eût les yeux verts), aux fureurs secrètes, au corps à corps endiablé (en définitive on ne sait pas si avec elle il coucha comme un jour, peut-être, je coucherai tout cela sur papier, mais j’espère de tout mon cœur que tu l’as fait, Évariste, ne serait-ce que quelques secondes, et le cas échéant je veux croire que dans ces quelques secondes tu as connu l’infini de la jouissance, et que ta vie, l’espace d’un court instant, a pu te paraître un peu moins misérable que le 25 mai 1832). Ce jour-là, il envoie une lettre à Auguste Chevalier. De cette lettre, je ne me rappelle que trois phrases.

Comment détruire la trace d’émotions aussi violentes que celles où j’ai passé ? Comment se consoler d’avoir épuisé en un mois la plus belle source de bonheur qui soit dans l’homme, de l’avoir épuisée sans bonheur, sans espoir, sûr qu’on est de l’avoir mise à sec pour la vie ?

Il y a des êtres destinés peut-être à faire le bien, mais à l’éprouver, jamais. Je crois être du nombre.

Je suis désenchanté de tout, même de l’amour de la gloire.

En un mois il aura connu l’alpha et l’oméga de la passion, l’attraction des corps et le Noli me tangere, les lauriers en avril et en mai la couronne d’épines. Oui, mais ce n’est qu’un chagrin d’amour, me direz-vous, comme chacun d’entre nous en a vécu au moins une fois dans sa vie (et vous n’aurez pas tort, à ceci près que viennent s’y agréger la mort de son père, ses échecs à Polytechnique, son mémoire doublement égaré, celui incompris, un séjour en prison — et le tout à vingt ans). Et je le vois, ce jeune homme de vingt ans désenchanté de la vie en son plus bel âge, je le vois en cette fin mai ; il s’est levé tôt ce matin, mais la torpeur une fois encore l’a saisi et en plein après-midi il dort comme un moine après les vêpres. Il s’éveille, titube un peu (il a peut-être bu), s’allonge à nouveau, désœuvré, se relève, s’assoit sur une chaise devant un bureau, simple, rustique, une planche en bois posée sur tréteaux ; le bureau est parsemé de feuilles et les feuilles d’équations, ce sont les notes qu’il a prises à Sainte-Pélagie ; il voudrait les mettre au clair, faire des mathématiques, mais Monseigneur le Mathématicien n’est plus souverain en son domaine ; encore une fois sa page reste blanche : il semble écrire le silence. Si les nombres se refusent à lui, peut-être les mots seront-ils plus dociles : il va lui trousser des madrigaux, quelques vers magnifiques, à elle dont les yeux le sont tout autant ; et puis il se ravise — comme la poésie, le cœur a ses palinodies : cette jeune pecque à la pudeur si facilement outragée ne vaut ni le papier qu’il allait noircir à l’encre bleue, ni l’encrier dans lequel il allait tremper sa plume, ni la plume qu’il tient dans la main, ni même l’effort d’actionner cette main, et comme Marie-Thérèse devant la Montespan, il soupire : « Cette pute me fera mourir. » (L’homme, on le sait, est prompt à ravaler au rang de fille facile — et à l’exprimer en des termes moins amènes — la femme qui, justement, refuse de se donner à lui facilement.) Il regarde l’horloge : les secondes peuvent bien s’égrener, il n’en n’attend plus rien. S’il examinait son profil dans le miroir, il verrait son visage pâle, fatigué, ses joues creuses, ses yeux cernés ; il n’en a pas le courage : il n’y trouverait plus la promesse des batifolages d’avril, des félicités de la nuit. Il est triste à mourir, comme peut l’être aujourd’hui la liste des meilleures ventes de livres au début de l’été. Il se tourne vers la fenêtre : sous l’arbre du jardin, une fille est allongée sur un drap de lin. Comme si de rien n’était, elle lit. Il va lui dire son fait.

Dans le ciel bleu comme les yeux de Stéphanie s’effiloche un nuage, blanc comme un mouchoir d’adieu. Le soleil bâille au-dessus de leurs têtes. Elle daigne lever la sienne de la page dont elle feint la lecture, lui demande ce qu’il y a encore. Elle a le mépris souverain. Il a des gestes ou des paroles un peu lestes. Tout est bel et bien fini. Le soir même, on le provoque en duel.