XVIII

Ainsi, nous y voilà.

La dernière nuit, mademoiselle. Si je devais écrire un livre sur la vie d’Évariste, il compterait vingt chapitres, pas un de plus, pas un de moins. Vingt, comme le nombre d’années qu’il vécut. Rien du tout à l’échelle de l’humanité ; pas grand-chose à celle d’une vie ; assez pour que cette vie ait compté. Et cela grâce à une nuit, une seule : la dernière. Nous y sommes.

Après que des hommes — nous verrons qu’ils étaient deux — l’eurent invité à se battre en duel pour venger l’honneur d’une jeune fille prétendument offensée, Évariste est rentré dans la chambre qu’il habitait depuis deux mois, un peu plus de deux mois, pension Faultrier. Ou peut-être qu’il est allé dans la grange, juste à côté, s’exercer au tir, lui qui n’avait jamais rien tiré — pas même Stéphanie. À moins qu’il ne fût resté immobile, coi, et la tête entre les mains ne se mît à pleurer sur ce gâchis. On n’en sait rien. On ne veut pas le savoir. Le moment où un jeune homme apprend qu’il va mourir n’appartient qu’à lui, seulement à lui (et peut-être au Vieux).

On sait en revanche que ce jeune homme a fini par rentrer dans sa chambre, et dans cette chambre nous pouvons y entrer nous aussi. Il y a là un lit de sangle, une chaise de paille, la planche en bois posée sur tréteaux qui lui sert de bureau, des bougies, un broc en métal, le miroir dans quoi il n’ose plus se regarder, l’horloge aux fleurs de lys complètement arrachées, un poêle à bois ; pas de feu. Et partout des feuilles de papier.

Il en prend quelques-unes, écrit deux lettres pour expliquer le duel sans vraiment l’expliquer, succinctement, comme dans telle administration on expédie les affaires courantes avant une passation de pouvoir. Dans la première, à l’attention de Lebas et Delaunay, républicains, il dit avoir été provoqué par deux patriotes, leur demande de prouver qu’il s’est battu malgré lui, après avoir épuisé tous moyens d’accommodement, ajoute : Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m’a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom, et, comme s’il voulait nimber le tout d’un halo de mystère, mystérieusement conclut par un post-scriptum en latin : Nitens lux, horrenda procella, tenebris aeternis involuta — « Une lumière éclatante, dans l’effroi de la tempête, enveloppée de ténèbres éternelles. » L’autre lettre est adressée à tous les républicains. Il les prie de ne pas lui reprocher de mourir autrement que pour le pays, assure qu’il meurt victime d’une infâme coquette et de deux dupes de cette coquette, regrette que sa vie s’éteigne dans un misérable cancan, prend le ciel à témoin qu’il a cédé à une provocation conjurée par tous les moyens, se repent d’avoir dit une vérité funeste à des hommes si peu en état de l’entendre de sang-froid, mais d’avance pardonne à ces hommes de l’avoir tué car ils sont de bonne foi.

On n’en saura pas beaucoup plus. Peu importe, après tout : ce n’est pas pour ces deux lettres que nous sommes dans cette chambre avec lui. C’est pour l’autre, celle à Auguste Chevalier. Les sept pages sont là, sur le bureau, immaculées. Il s’assoit, inspire un grand coup. C’est le moment, mademoiselle, où le chef-d’œuvre n’est qu’une hypothèse, où le miracle est sur le point d’avoir lieu ; ce moment où le tableau est encore sur la palette du peintre, la statue dans la pierre du sculpteur, le théorème dans l’esprit du mathématicien ; ce moment où Rembrandt pose un premier coup de pinceau sur cette toile encore blanche qu’on appellera Ronde de nuit, où le pic de Michel-Ange vient frapper pour la première fois ce bloc de marbre qui deviendra La Pietà ; où quittant les limbes de l’esprit d’Évariste, le fruit d’une intense réflexion de plusieurs mois vient s’incarner sur la feuille, noir sur blanc s’incarner pour donner aux mathématiques la clé de voûte d’une théorie qui va les révolutionner, rien de moins.

Mais avant d’écrire cette lettre, il relit son mémoire que Poisson, lui, a lu distraitement, à la venvole, n’a pas compris. Il relit donc ce mémoire, y apporte des corrections, éclaircit un point, en développe un autre, pas tous : il n’a pas le temps. Et puis il pense à Stéphanie, on le sait, vous verrez qu’on le sait.

La nuit est déjà bien avancée, minuit est passé depuis longtemps et nous sommes déjà le 30, mais il note : Paris, le 29 mai 1832. La mèche de la bougie charbonne ; il la mouche. Et il se lance enfin. Il se lance vraiment. La dernière lettre, mademoiselle. Merci de couper votre téléphone portable. Rien ne doit venir le troubler.

Mon cher Ami,

J’ai fait en analyse plusieurs choses nouvelles. Les unes concernent la théorie des équations, les autres les fonctions intégrales…

Et sur plusieurs pages il continue. Approfondit. Résume l’essentiel de sa pensée. Vous le voyez, écrire fiévreusement, dans une sorte d’extase mystique, de joie intense, de félicité ? Vous la percevez, cette alchimie du nombre, quand jailli de la plume du Nombre, le nombre étincelle ? Quand le pouls d’un jeune homme s’accélère et que c’est l’algèbre lui-même qui vire à l’euphorie ? Regardez-le, ce jeune homme : son poignet danse au-dessus de la feuille ; sautille ; virevolte ; et la feuille s’emplit de formules si profondes qu’elles semblent venir du fin fond de la nuit, des puissances célestes, de la main même du Vieux. Et pourtant c’est par la main d’un gamin de vingt ans que ces feuilles sont arrivées jusqu’à nous, un gamin qui à vingt ans avait la grâce au bout du poignet, ce je-ne-sais-quoi qui vous touche à l’improviste et qui parfois vous foudroie, vous laissant pantelant dans la nuit, au petit matin chancelant d’avoir connu tout à la fois l’ivresse et la fureur, l’absolu, le vertige et le salut. La grande fête de l’esprit, mademoiselle, pendant quelques heures jusqu’au bout de la nuit.

À travers la fenêtre le firmament se déploie ; on aperçoit les lueurs brillantes et rosées, les mêmes, sans doute, que celles du petit matin où dès potron-minet… Évariste n’y fait pas attention : il lui reste encore une page à écrire (en vérité il lui en reste plusieurs, des dizaines, toute une œuvre mais il n’a pas le temps). Pas le temps, et plus de papier. Il cherche sur le bureau, sur le lit, sous le lit, un peu partout : plus une feuille qui soit encore blanche. Là, par terre, il y en a une un peu chiffonnée sur quoi il a déjà écrit. Elle fera l’affaire. Il la lit, soupire, pense à la déchirer, se ravise, biffe quelques mots, la retourne, et au dos il conclut :

Je me suis souvent hasardé dans ma vie à avancer des propositions dont je n’étais pas sûr. Mais tout ce que j’ai écrit là est depuis bientôt un an dans ma tête, et il est trop de mon intérêt de ne pas me tromper pour qu’on me soupçonne d’avoir énoncé des théorèmes dont je n’aurais pas la démonstration complète. Tu prieras publiquement Jacobi ou Gauss de donner leur avis non sur la vérité, mais sur l’importance des théorèmes. Après cela il se trouvera, j’espère, des gens qui trouveront leur profit à déchiffrer tout ce gâchis.

 

Je t’embrasse avec effusion.

Et puis il signe, souligne, rassemble les feuilles, les pose en évidence sur le bureau et voilà. Il a fini. Il a rendu sa copie. Il est cinq ou six heures du matin, ce bref intervalle où l’on ne saurait dire si c’est le jour qui arrive ou la nuit qui s’en va. Engourdi dans une demi-somnolence, il s’allonge sur le lit, ferme les yeux, ne pense à rien d’autre qu’à l’irrépressible envie de dormir qui depuis plusieurs jours le tenaille. On toque à la porte. Ses témoins. Il se lève. Souffle sur la mèche de la bougie à moitié consumée. Revêt la redingote à deux rangées de boutons qu’on lui voit arborer sur les portraits, les deux seuls qui nous sont parvenus, cette redingote au col large que l’on devine anthracite, bientôt vieille défroque trouée de rouge. La porte claque. Il n’est plus là.

Restent donc, dans la chambre, vous, moi, la fumée d’une bougie, les songes d’une nuit de printemps, quelques feuilles de papier. Ces feuilles, on peut toujours les voir, mademoiselle, vous savez qu’on peut les voir : vous les avez vues. Un après-midi de décembre dans le métro vous avez lu de la poésie, une anthologie, un peu de Rimbaud, un peu de Verlaine ; vous êtes descendue à Pont-Neuf ou Saint-Michel, et le cœur battant vous avez marché jusqu’au no 23, quai de Conti ; à l’entrée vous avez décliné votre identité, on vous a remis un badge, puis vous avez traversé la cour, êtes passée sous un porche, avez poussé la première porte à gauche, monté deux étages jusqu’à la bibliothèque de l’Institut, marché à pas feutrés sur un tapis beige sous quoi crissaient les lattes du parquet, présenté votre lettre de recommandation au conservateur, demandé à voix basse les manuscrits d’Évariste Galois, sous la cote Ms 2108, pris place sur une chaise en velours au fond de la salle, place 39, devant la table en bois où seul l’usage du crayon est autorisé, et vous avez attendu. Vingt, trente minutes ont passé. Et puis le conservateur est apparu à nouveau, les bras chargés de l’esprit d’Évariste, avec maintes précautions a posé devant vous un petit futon vert, et sur le futon le mémoire dont jadis l’Académie ne voulait pas, qu’aujourd’hui elle conserve comme les joyaux de la Couronne, ne sort qu’avec parcimonie, deux fois tous les dix ans à la demande d’une jeune fille ou d’un vieil érudit, ce mémoire donc, et la dernière lettre, celle de la dernière nuit.

Le mémoire, d’abord. Perdu, refondu, égaré, réécrit, refusé, incompris, redécouvert, étudié, célébré, encensé. Marges à gauche. Moitiés inférieures blanches. Une quinzaine de pages tout au plus. Sur ces pages, vous avez vu des mathématiques, bien sûr, vous avez vu les taches d’encre, les petites taches dans quoi un gamin élevé à Bourg-la-Reine, élève à Louis-le-Grand, a planté son piolet pour gravir la Montagne à dix-sept ou dix-huit ans, éblouissant les vieux, au sommet, le Vieux, au-delà du sommet, et le reste du monde, la tourbe, le vulgum pecus, vous, moi, nous tous qui sommes tout en bas. Vous avez vu le miracle, ou plutôt le produit du miracle qui d’un jeune élève impétueux a fait un prodige, qui a vu ce prodige se jouer de la théorie des équations comme Copernic de Ptolémée, changer de paradigme et à partir de rien, ou du moins à partir des ruines encore fumantes de ce qu’il faut dorénavant appeler l’algèbre ancien, fonder une théorie si novatrice, si audacieuse qu’elle fut incomprise en son temps, si profonde qu’elle n’a pas encore fini de nous livrer ses secrets : car la théorie des groupes — puisqu’il faut bien la nommer — est le 14-Juillet de l’algèbre, l’événement fondateur des mathématiques modernes, événement à partir duquel ont vu le jour d’autres théories, d’autres champs se sont ouverts — certains encore inexplorés aujourd’hui.

Mais comme moi vous avez l’esprit futile, et ce n’est pas tant le miracle qui vous intéresse, ce ne sont pas les mathématiques, les calculs, les équations, les taches d’encre, au recto, au verso, un peu partout, ce n’est pas le cœur de ces pages qui retient votre attention, non, ce qui vous fascine, c’est ce qu’il y a dans les marges, là où l’écriture se fait plus fine, nerveuse, serrée : dans ces marges Évariste a corrigé son mémoire, lors de la dernière nuit. Et dans ces marges il y a des mathématiques, là aussi, des notes explicatives, des additions, mais ce ne sont ni les notes ni les additions qui vous émeuvent, vous tirent les larmes des yeux : ce sont les indices universels de l’amour déchu ; celui auquel on s’accroche et qui s’en va et ne reviendra plus ; qui s’éloigne et que l’on voit s’éloigner, impuissant, avec tristesse et résignation, de même que les deux licornes, sans doute, ont vu l’arche de Noé s’éloigner sur les flots qui devaient les engloutir comme nous engloutissent les flots du temps ; et ces indices de l’amour et du temps qui nous échappent, de la claire conscience, cette nuit-là, qu’ils lui avaient échappé, vous les avez trouvés dans ces marges, dans le E d’Évariste entremêlé au S de Stéphanie, et plus loin dans les deux premières lettres du prénom désormais indicible, ce S accolé à ce T (vous voyez bien qu’il pensait à elle), et juste en dessous, en biais, dans cette phrase apparemment anodine — Il y a quelque chose à approfondir dans cette démonstration —, suivie du corollaire pour le coup beaucoup moins anodin, terrible, tragique comme le jour qui se lève quand on sait qu’il n’y aura pas d’autre nuit : Je n’ai pas le temps.

La lettre, maintenant. Le testament mathématique. Le legs sacré d’un génie. Les phrases sont courtes, les formules brèves, concises, ramassées en quelques pages qui sont la quintessence de sa pensée, en exposent l’essentiel en peu de mots, à charge aux autres de déchiffrer tout ce gâchis. Ces quelques pages au nombre de sept qu’il avait dans la tête depuis bientôt un an, vous les avez tournées lentement, précautionneusement, et sur chacune d’elles vous avez vu apparaître le visage d’un jeune homme qui vous regardait en coin, vous souriait en coin ; ce jeune homme, à n’en pas douter, c’était lui, mademoiselle, Évariste lui-même descendu de la Montagne pour se superposer aux lignes, aux équations, s’incarner là-dessus, y dessiner son visage comme un autre visage a pu se dessiner il y a deux mille ans sur la très sainte relique en toile de lin (et vous avez pensé que si le corps d’un homme après sa mort est enveloppé d’un linceul, c’est dans les pages qu’il a laissées qu’est enveloppé son esprit). Cet esprit, vous avez pu le saisir, en pénétrer les profondeurs opaques dans ces lignes jetées à la hâte, à la lueur d’une bougie. Et en les lisant vous avez vibré comme en les écrivant il a vibré dans la nuit, vous avez pleuré comme peut-être il a pleuré au petit matin en les relisant — du moins s’il eut le temps de les relire ; et un après-midi de décembre, sous les très hauts plafonds de la bibliothèque de l’Institut, devant ces quelques pages qui sont la preuve irréfutable de ce qu’une nuit peut arracher à un homme, de ce que la vie d’un homme peut offrir au génie humain, devant ces quelques pages vous avez prié : pour la première fois, peut-être, de votre très jeune vie, vous avez cru en la vie après la mort, vous avez cru qu’il pouvait y avoir, au-delà d’une vie, autre chose que le chaos par quoi tout commence et par quoi tout finit, et qui s’incarne en un mot qui depuis si longtemps vous obsède : le néant.

Vous avez pris le temps de les lire, ces quelques pages, les savourant jusqu’à la dernière ligne, jusqu’au Je n’ai pas le temps qui fait écho à l’autre, celui des marges du mémoire, jusqu’au Je t’embrasse avec effusion, jusqu’à la signature, ample, soulignée, jusqu’à la date, enfin, cette date fatidique de la veille du petit matin où l’algèbre prit du plomb dans l’aile après que le Nombre en eut pris dans le ventre, où le chant des coqs fut le prélude à une longue nuit : 29 mai 1832. Puis cette dernière page, celle qu’il a bien failli déchirer, vous l’avez tournée, et au dos vous avez vu les deux lettres de Stéphanie elles-mêmes déchirées, recopiées, biffées, et parmi ces lettres vous avez retenu une phrase, une seule, la première, Brisons-là sur cette affaire, je vous prie, et vous avez pensé qu’à cause de cette phrase, et de cette phrase seulement, Évariste est mort à l’aube, sur le pré, à vingt ans.

Enfin, j’allais oublier, vous avez vu, dans le mémoire, la patte de Poisson, le petit Vu du petit Poisson en petits caractères, sur la page de garde, au-dessus des lignes géniales, révolutionnaires, incomprises en leur temps, et au verso du Vu de Poisson cette annotation d’Évariste, qui peut-être a été ajoutée la dernière nuit, peut-être pas, on n’en sait rien : Oh ! chérubins. Et aussi, un peu plus loin, dans une marge, après une annotation négative de Poisson cette autre annotation, impériale, solennelle, pleine d’assurance et d’aplomb : On jugera. On a jugé : tu as gagné, Évariste, tu es au sommet.

Et pourtant il s’en est fallu de peu qu’il n’y soit jamais. Ce mémoire et cette lettre, leur destinataire aurait pu ne jamais les trouver, ou les trouver et ne pas les lire, ou les lire et les ranger dans un tiroir et dans ce tiroir les oublier. Mais Auguste Chevalier était de ces hommes qui s’accomplissent dans les tâches subalternes que la providence semble leur avoir assignées, et bien qu’il fût incapable de comprendre la pensée de son jeune ami, il se fit le dépositaire de sa mémoire, de son esprit transmué dans les pages de la dernière nuit, parce qu’il avait la conviction que chacune d’elles était marquée du sceau du génie ; il avait raison. Dès septembre 1832, Chevalier fit paraître la dernière lettre d’Évariste dans la Revue encyclopédique. Et pendant près de quinze ans ce fut le silence, le silence assourdissant de la vallée : le monde n’était pas encore prêt. Il fallait quelqu’un pour déchiffrer tout cela, sans quoi tout cela ne serait resté qu’un peu d’encre posée çà et là sur quelques feuilles de papier. Ce quelqu’un fut Liouville, Joseph Liouville, professeur à Polytechnique, membre de l’Académie des sciences, un des mathématiciens les plus influents de son temps. Liouville publia les papiers d’Évariste Galois dans son Journal de mathématiques pures et appliquées ; et de nouveau le silence, et toujours la vallée : Évariste est un génie abrupt, écrira-t-on, il a fallu bien des commentaires pour saisir le sens profond de sa pensée.

Ce n’est qu’à partir des années 1870 que cette pensée qui était née à Paris, qui pendant trente, quarante ans était restée dans un cénacle à Paris, prit enfin son envol, traversant les frontières pour se propager à Cambridge, à Berlin, un peu partout ; et depuis lors on l’a interprétée, on se l’est réappropriée, on a écrit dessus, on continue d’écrire ; et depuis lors on a dit d’Évariste que s’il a « des égaux parmi les grands mathématiciens de son siècle, aucun ne le surpasse par l’originalité et la profondeur de ses conceptions » ; on l’a célébré, on l’a fêté à Bourg-la-Reine, à Louis-le-Grand, un peu partout ; on a donné son nom à des rues, à des écoles, à des collèges, à des lycées ; le directeur de Normale lui-même a fait « amende honorable au génie de Galois, au nom d’une école où il entra à regret, où il fut incompris, d’où il fut chassé, et dont il est l’une des gloires les plus éclatantes » ; et aujourd’hui encore on reste stupéfait, béat d’admiration devant les travaux de ce jeune homme qui était un Archimède, un Newton, un Euler de Bourg-la-Reine, qui était de la même étoffe, et qui à ce titre mériterait d’être aussi connu qu’Archimède et Newton et Euler, et tous les autres, là-haut, au sommet ; et depuis lors on écrit des livres sur lui ; et peut-être qu’un jour je m’y mettrai, moi aussi, peut-être sortirai-je du tombeau ces gens qui ont croisé Évariste et l’ont plus ou moins connu du temps où il n’était qu’Évariste, où il était seulement Évariste, un jeune homme imberbe aux yeux cernés qui vous regardait en coin, vous souriait en coin, du temps où il n’était pas encore Évariste Galois, la légende que le frottement des cymbales a forgée, tous ces gens dont j’ai parlé, morts depuis longtemps, morts et enterrés : son père, qui faisait des vers et qui n’en fait plus, ou du moins qui en fait d’autres ; sa mère, la reine Adélaïde, en 1872, à quatre-vingt-quatre ans ; sa sœur, Nathalie ; son frère, Alfred ; Duchâtelet, son autre frère ; Auguste Chevalier, dans la dernière lettre avec effusion embrassé ; Poisson et Cauchy, l’un sur l’ubac, l’autre au sommet ; Raspail, Pescheux, Blanqui, et tous ceux qui en reluquant le poignard buvaient à la santé du roi ; Charles X, en exil, du choléra ; Louis-Philippe, en exil, d’on ne sait trop quoi ; Affroy, le jean-foutre au registre d’écrou, d’une cuite, sans doute, comme on n’en prend plus aujourd’hui ; les gredins que la dive bouteille tenait en éveil et en vie ; Me Dupont, dont la voix de stentor ne résonne plus dans la caisse en bois ; Labrunie, qu’on appelait le bon Gérard ou Nerval, dans la nuit noire et blanche, rue de la Vieille-Lanterne ; Alexandre Dumas, qu’on appelait Alexandre Dumas, comme son fils, Alexandre Dumas ; peut-être même le Vieux (Nietzsche le prétendra, mais sur cela on débat encore) ; Nietzsche lui-même (et sur cela il n’y a pas de débat). Et Stéphanie. Morte, elle aussi, en 1893, dans sa quatre-vingt-unième année. On peut voir sa tombe au cimetière du Montparnasse : je n’y suis pas allé. C’est là qu’Évariste a été enterré, soixante ans plus tôt. Or il n’est pas mort. Il est tout entier dans les pages qu’il nous a laissées.

Mais pour l’heure il est tout entier dans le fiacre, rue de l’Ourcine, devant la pension Faultrier. Paris va défiler : il n’en verra rien (ou du moins je suppose qu’il n’en vit rien, qu’abruti de fatigue jusqu’à la clairière il ferma les yeux ; mais il se peut aussi qu’il les ouvrît ; et alors, peut-être qu’il vit le cortège d’ombres et d’infamie s’agiter dans Paris qui s’éveille, sous un porche une vieille putain vérolée, du foutre séché sur les lèvres, compter les pièces de ses passes, salaire de misère pour une vie de misère ; au coin d’une rue un mendiant accroupi sur ses jambes décharnées, deux bâtons couverts de guenilles, un moignon en guise de bras gauche, l’autre bras tendu devant lui, quémander la paume ouverte de quoi se saouler la gueule pour oublier la vie qu’il a, les vêtements qu’il n’a pas, le bras qu’il n’a plus, la chance qu’il n’a jamais eue ; dans une autre rue, adossée contre un mur, une fille encore jeune, le sein nu, racorni, allaiter un nouveau-né bientôt-mort, silencieux comme la mort, et annonciatrice de la mort la peau du visage qui déjà vire au bleu ; devant la porte béante d’un hôtel délabré un giton, le trou du cul ourlé de sperme et de sang, délabré comme l’hôtel, comme la porte béant, afficher le sourire carnassier de celui dont la bourse s’emplit à mesure qu’il déleste, avec une allégresse teintée de mépris, celles de bons pères de famille à monocle, gibus et moustache frisée ; près d’une fontaine un Auvergnat de vingt ans qui en fait quarante ployer sous le poids d’une sangle aux extrémités de laquelle deux énormes seaux en fer-blanc, remplis d’eau à ras bord, tanguent et par miracle ne débordent pas — et s’il avait suivi cet Auvergnat dans sa besogne, il l’aurait vu ravitailler quelque maison bourgeoise avant de rejoindre la fontaine, remplir ses seaux et renouveler l’opération, encore et encore jusqu’à la tombée de la nuit, quatorze heures d’affilée, sur un grabat s’effondrer de fatigue, se lever avant le chant des coqs et recommencer, sangle autour des épaules et seaux au bout de la sangle, jour après jour une vie durant, une vie qui n’en est pas une, ou du moins qui n’est pas celle de ces mirliflores titubant sur la chaussée, le verbe haut, la vue brouillée, rentrant après une nuit de débauche pour se coucher pendant que Paris petit à petit se réveille, sur leur chemin croisant un fiacre dans lequel un jeune homme dont la vie n’est qu’une ébauche file vers la clairière où lui aussi va se coucher).

Il me plaît de croire qu’il ne vit rien de tout cela ; qu’il n’ouvrit les yeux qu’une seule fois, pour une poignée de secondes, quand rue de l’Ourcine le fiacre s’ébranla dans le jour balbutiant ; qu’il se tourna vers la fenêtre de la chambre dans laquelle Stéphanie n’avait pas réussi à dormir ; qu’à cette fenêtre il vit une main écarter un rideau de mousseline ; qu’entre les deux pans du rideau apparut une fille aux yeux rougis par les larmes, comme si elle avait pleuré toute la nuit ; qu’il la regarda ; qu’elle ne put le regarder : ce regard eût été celui d’Eurydice, elle le savait. Mais elle ne savait pas, non, elle ne savait pas qu’en ce moment où ils paraissaient si éloignés l’un de l’autre, ils étaient beaucoup plus proches qu’ils ne l’avaient jamais été : ils étaient tous les deux voisins du ciel, mademoiselle, puisqu’elle était belle, et puisqu’il allait crever.