XX
C’est un brave paysan qui le trouva, un brave paysan dont l’Histoire n’a pas gardé le nom — elle ne garde pas les noms des braves paysans. On ne sait pas s’il jura parce qu’un jeune gandin se prélassait dans son champ et lui flanqua un coup de pied dans les côtes pour lui apprendre à vivre, ou si d’emblée il sut que le jeune gandin, loin de se prélasser, mourait en silence sous un bleu de cobalt, dans la blondeur de mai. On sait en revanche qu’il le fit monter sur une charrette, fouetta la croupe d’une rosse que j’imagine efflanquée, et à bride abattue l’emmena vers l’hôpital Cochin, où faute de prévenir la mort on la fardait de termes savants : la balle avait traversé les viscères abdominaux, percé le psoas, touché les branches de l’artère iliaque, perforé l’intestin, déchiré le colon. La péritonite était inéluctable, ce qui en termes moins savants voulait dire qu’Évariste allait crever. On fit prévenir Alfred, qui accourut en larmes à son chevet : « Ne pleure pas, lui dit son frère, j’ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans. »
On dit qu’ensuite Évariste demeura stoïque jusqu’au bout, qu’il fit chasser le corbeau en soutane venu lui donner l’extrême-onction, et certains prétendent même qu’il confia à son frère avoir été le jouet d’un complot. Allons… À mon tour de frapper les cymbales, il y a trop longtemps que j’en meurs d’envie : je veux croire qu’Alfred essuya les larmes qui coulaient sur ses joues, prit la main d’Évariste entre ses paumes, lui dit qu’il n’avait pas à s’en faire, qu’il était là, avec lui, et le veilla toute la nuit ; je veux croire qu’au matin Évariste lui fit un sourire — à moins que ce fût Alfred qui crut déceler un sourire sur ses lèvres tremblantes —, qu’il lui dit de ne pas s’inquiéter, que tout irait bien — les fadaises auxquelles on s’accroche quand on sait que tout est foutu ; je veux croire qu’il lui parla de leur mère, de leur sœur, de l’enfance, des jours heureux quand l’été ils montaient des pièces de théâtre, jouaient au cheval à bascule et à la guerre, au toton ; je veux croire, enfin, que parce qu’ils étaient trop fiers, de cette fierté fraternelle tout en retenue, en pudeur, ils ne se dirent pas je t’aime mais se regardèrent en silence, et que ce silence disait tout. Je veux croire tout ça et je les vois, et vous pouvez les voir, vous aussi, dans cette petite chambre de Cochin où ils sont tous les deux, seuls, à la lueur d’une bougie projetant contre le mur l’ombre d’un pouce qui tremble, vacille, mais se maintient vers le haut. Vous voyez comme ils sont beaux ? Regardons-les une dernière fois. Le jour s’est levé. Alfred tient encore la main d’Évariste, il ne l’a pas lâchée de la nuit, il lui a promis de ne pas pleurer mais il pleure, c’est plus fort que lui, il pleure et il lui serre la main de plus en plus fort, il lui dit de dormir, il le voit qui ferme les yeux. Ça y est, c’est bientôt fini. Évariste a neuf ans, il est dans son lit, à Bourg-la-Reine, dans la grande maison bourgeoise aux fenêtres ornées de glycine, il entend l’escalier craquer sous les pas de son père, il le voit qui pousse la porte de la chambre, qui se penche sur lui, son fils chéri, relève un peu la couverture pour qu’il n’ait pas trop froid, lui caresse les cheveux, l’embrasse sur le front. Tout est bien. Il dort pour de bon. Le Vieux, là-haut, a tourné son pouce vers le bas.