XIX

C’est l’aube. La rosée est encore fraîche. Dans une heure s’envoleront les brumes du matin. Aux arbres, les feuilles frémissent : il fait froid. Un fiacre, attelé de deux chevaux, est en contrebas de la clairière. Le cocher, enveloppé dans sa houppelande, a posé son chapeau sur ses genoux ; il fait un somme. Un drame va se jouer, un jeune homme va mourir ; peu lui chaut : c’est un cocher. Dans la clairière ils sont sept : Évariste, son adversaire, leurs témoins, le directeur du combat. Il n’y a pas de médecin ; on ne sait pas pourquoi — c’est bien la seule chose que l’on sait. De ce duel, on ne connaît que le nom de celui qui fut tué. On ignore tout le reste : on ne sait même pas le nom de celui qui tua.

D’aucuns ont parlé de Duchâtelet, l’ami d’Évariste, son frère. C’est sur la foi d’un journal lyonnais, Le Précurseur, en date du 4 juin 1832, qu’on a pu formuler cette hypothèse qui ne tient pas debout. Ce journal relate le « duel déplorable qui a enlevé hier aux sciences (…) le jeune Évariste Gallois qui s’est battu avec un de ses anciens amis, tout jeune homme comme lui, comme lui membre de la Société des amis du peuple, et qui avait, pour dernier rapport avec lui, d’avoir figuré également dans un procès politique ». Puis l’article se termine ainsi : « Il était âgé de 22 ans. L. D., son adversaire, est un peu plus jeune encore. » Quel crédit apporter à la feuille de chou qui se méprend sur la date du duel, l’âge de la victime et l’orthographe de son nom ? Et puis, on l’a dit, Duchâtelet était l’ami d’Évariste. Les conventions auraient voulu qu’il tirât à côté, en l’air, au sol ; pas sur lui. On pouvait se fâcher entre amis jusqu’à se battre en duel, on n’en n’était pas moins gentilhomme : on s’évitait soigneusement, tacitement, et pourvu que l’honneur fût sauf, les duellistes l’étaient aussi. Je ne peux pas croire que Duchâtelet, eût-il été offensé par Évariste, aurait sciemment pointé le canon de son arme sur lui, sur lui sciemment tiré, sans lui sciemment pris la fuite, le laissant pour mort au bord de l’étang, la tête dans l’herbe ou dans les blés. Cela ne ressemble pas à Duchâtelet.

En vérité, tout porte à croire que l’adversaire d’Évariste fut Pescheux. C’est du moins ce que prétend Dumas dans ses Mémoires. Pescheux qui était blond et que l’on disait belliqueux, qui était d’Herbinville et se disait républicain. Mais l’était-il vraiment ? On se souvient qu’il abhorrait le trône et qu’il l’eût volontiers renversé ; que parce qu’il avait tenté de rejouer Juillet en décembre avec dix-huit autres il fut accusé de complot ; que pour cela il fut traduit en justice ; qu’en dépit de cela il fut acquitté. On se rappelle aussi qu’en l’honneur de cet acquittement un banquet fut donné aux Vendanges de Bourgogne ; qu’un toast y fut porté par un jeune homme ; que ce jeune homme était Évariste et que pour cela il fut traduit en justice mais qu’en dépit de cela il fut acquitté. Or s’il appert que Pescheux était républicain (on l’avait vu, en prison, faire sa prière du soir, rendre un culte à la divinité laïque au bonnet phrygien), il se peut aussi qu’il fût bon acteur et jouât la comédie. On a dit qu’il était un mouchard, un traître à la solde de la monarchie ; qu’il avait retourné sa veste sur le revers de quoi des fleurs de lys étaient cousues ; que le gouvernement avait lesté sa bourse de quelques louis d’or (mais peut-être était-ce déjà des francs) ; qu’il fut prié d’offenser Évariste, de le provoquer en duel, de le tuer ; qu’il ne se fit pas prier. Pescheux, un spadassin ? Cette hypothèse, je ne peux ni ne veux la balayer d’un revers de main. Il n’est pas impossible qu’en haut lieu on voulût débarrasser la monarchie d’un républicain exalté, et qu’à cette fin on fît passer un assassinat politique pour une querelle amoureuse. Il ne faut jurer de rien. Évariste était farouchement républicain, de ceux que le mot régicide ne faisait pas frémir. Alors certes, on le disait aussi mathématicien, et mathématicien plein de promesses, mais la monarchie en ce temps était comme la République en d’autres : elle n’avait pas besoin de savants. Et puis il y avait eu, semble-t-il, une première tentative de l’occire, ce coup de feu à Sainte-Pélagie… L’hypothèse d’un complot n’est donc pas à exclure, ou du moins pas d’emblée, sans lui accorder le moindre crédit.

Mais la nature humaine est ainsi faite que derrière chaque événement apparemment anodin on recherche des causes cachées, des intérêts obscurs, à préserver, pour lesquels quelques hommes se concertent en secret, manigancent, nous jettent de la poudre aux yeux. Cette théorie du complot, je ne veux pas y souscrire. Car enfin cela voudrait dire qu’en secret des hommes liges du pouvoir machinèrent la perte d’Évariste ; que dans cette machination ils furent plusieurs à tremper ; que Gisquet, le préfet de police, fut l’un d’eux ; que le directeur du combat fut l’un d’eux ; que le témoin d’Évariste fut l’un d’eux ; que l’autre témoin fut l’un d’eux ; que Pescheux, bien sûr, fut l’un d’eux ; que le directeur de Sainte-Pélagie qui avait envoyé Évariste dans les basques de Stéphanie fut l’un d’eux ; que Stéphanie elle-même fut de mèche avec eux. Or cela je ne peux le croire.

Pas Stéphanie.

Non, pas Stéphanie aux longs cils recourbés, plus belle encore que le jour le plus beau du printemps quand pour marquer sa page elle ramassait une brindille, Stéphanie aux sourires enjôleurs, aux minauderies, aux simagrées. Je ne peux pas croire qu’elle le séduisit à dessein ; qu’il jouit d’elle et qu’elle se joua de lui ; que sous sa jupe elle le fit tressaillir, palpiter, pour qu’il tressaillît et palpitât autrement, au bord d’un étang. Je ne peux pas croire qu’elle fut une intrigante, l’appât qui devait l’attirer dans l’aube de la clairière où l’attendent Pescheux et les témoins, le directeur du combat, un cocher qui s’en fout, deux chevaux qui coaillent, un fiacre sur quoi le jour se lève pendant que sur l’algèbre la nuit s’apprête à tomber.

Je ne prétends pas savoir ce qu’il s’est passé, au mois de mai 1832, dans la pension Faultrier. À vrai dire, je ne suis même pas certain de le vouloir. Je préférerai toujours le mystère aux certitudes bien forgées, le champ des possibles à l’indéniable vérité. Mais je ne peux pas me dérober, suspendre mon jugement et vous dire : maintenant, mademoiselle, démerdez-vous avec tout ça. Alors voilà mon hypothèse : Stéphanie était promise à Pescheux, ils étaient fiancés. Mais Pescheux avait une maîtresse, et cette maîtresse portait la cocarde et le bonnet phrygien, déambulait le sein nu — on disait en haut lieu que c’était une putain. Or cette putain avait envoûté une poignée d’hommes qui se battaient pour elle, qui pour elle étaient prêts à mourir, s’il le fallait. Comme Évariste, Pescheux était de ces hommes. Il lui était dévoué totalement, il n’avait plus de temps pour Stéphanie. Il la délaissait, d’une certaine manière la trompait. Et Stéphanie trompait son ennui sous un arbre, dans le jardin de la pension où travaillait son oncle, en lisant, en rêvassant. Un après-midi d’avril (ou un matin, que sais-je ?), un jeune homme s’arrêta devant elle, bourra le fourneau d’une pipe ; l’alluma. La suite, on la connaît : dans les bras de ce jeune homme elle se consola, en éprouva des remords, mit le holà : Brisons-là sur cette affaire, je vous prie. Il se fit insistant, elle persista : Ne plus penser à des choses qui ne sauraient exister et qui n’existeront jamais. Le coup avait porté. Il lui fit une scène — et je ne veux pas savoir ce qu’ils purent bien se dire. L’oncle le sut. Il avait des oreilles, des yeux. Il entendit certaines choses, en vit certaines autres, rapporta le tout à Pescheux. Et pour une fois Pescheux délaissa la putain au sein nu pour trouver celui dont on murmurait que dans les bras de Stéphanie il avait pris certaines privautés. Évariste lui dit qu’elle n’était qu’une infâme coquette, une fille de mauvaise vie. Une putain, elle aussi. Or Pescheux était de nature belliqueuse : il le provoqua en duel. Évariste ne voulait pas se battre. Il avait d’autres projets que s’éteindre dans un misérable cancan. Il épuisa tous moyens d’accommodement, en vain : l’autre, poussé par l’oncle boutefeu, étant bien décidé à en découdre, il fallut céder à ses provocations, car l’honneur était en jeu, et l’honneur, chez un patriote, valait plus que la vie. Sur le pré, monsieur. Séance tenante et dans le sang. Voilà, peu ou prou, ce qu’il s’est passé. Qu’on se le dise, ce n’est pas un complot, mais une affaire de cœur qui fut la cause du duel, une querelle de bibus comme il y en avait tant, comme il y en a toujours (sauf qu’aujourd’hui ce n’est plus à l’aube et sur le pré que l’on règle ses différends : on poste des tweets assassins, on s’insulte sur Facebook, on divulgue des sextapes, bref, c’est online que désormais tout se joue).

Nous ne sommes pas online, mademoiselle. Nous sommes dans la clairière, au bord de l’étang ; l’eau est morte ; comme dans un miroir fendu le ciel s’y contemple ; il y voit du rose et du bleu, de l’ocre ; il se rengorge de sa beauté. On ne sait pas si Évariste voit tout cela : il n’a pas dormi de la nuit. À quoi peut-il bien penser ? À son testament, sans doute, à ces quelques pages imbibées de larmes et de génie qui devraient lui rendre justice. Et si Auguste ne les trouvait pas ? Alors sa vie n’aurait servi à rien, pas plus, en tout cas, que n’aurait servi la vie d’Affroy, le jean-foutre au registre d’écrou. Il resterait dans les souvenirs de ses amis, de sa famille, de Stéphanie (non, peut-être pas de Stéphanie), n’existerait que sur leurs lèvres émues. Et puis le temps ferait son œuvre, effacerait les souvenirs ; les lèvres se tairaient ; on finirait par l’oublier. Évariste Galois ? Connais pas, allez donc voir dans la vallée. Le sort ne m’a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom. Bien sûr, nous savons que tout cela n’est pas vrai, et nous savons qu’il se trouve encore des gens pour écrire des livres sur lui. Mais lui, dans la clairière, ne le sait pas. Il ne peut pas le savoir. Et ça le tue, ça le tue bien plus que ne le tuera la balle dans le ventre, la petite balle de plomb qui vous plonge dans un sommeil de plomb.

On lui parle de duel au commandement, de mouchoirs blancs qu’il faut placer à vingt-cinq ou trente pas, de signal avant quoi il ne faut pas bouger ; il écoute distraitement, ne comprend rien, acquiesce à tout ; il regarde les fleurs, des marguerites, comme celles dont il n’y a pas dix jours il effeuillait les pétales pour savoir combien elle l’aimait — pas du tout ; il se demande peut-être s’il y aura des fleurs pour orner son tombeau : c’est dans une fosse commune qu’on le jettera (cela non plus il ne le sait pas). Et puis il entend le directeur du combat qui lui demande s’il est prêt. Est-on jamais prêt pour ces choses-là ?

Il a vingt ans. Il va mourir. Il n’est pas prêt.

Ensuite, que se passe-t-il ? Pas plus que vous je ne le sais.

Je suppose qu’Évariste et Pescheux se firent face une dernière fois ; que le directeur du combat leur présenta un coffret en bois de noyer gainé de velours vert ou grenat dans quoi se trouvait une paire de pistolets tirés au sort par les témoins ; que ces pistolets n’étaient pas des Paterson, ces cinq-coups dont le barillet tournant ne tournait alors que dans l’esprit de Colt, mais des pistolets de duel avec pommeaux gravés de feuillages, crosses en fûts, platines à corps plat, chiens à corps ronds, canons à pans décorés de rinceaux ; que dans l’un des canons se trouvait une balle ; que dans l’autre il ne s’en trouvait pas : on s’en remettait au hasard, à la bonne ou mauvaise fortune, à la fatalité ; au Vieux, si vous voulez.

Le Vieux n’était pas du côté du Nombre, du moins pas ce jour-là. Le Vieux était en face, à vingt-cinq ou trente pas. Pescheux s’y trouve aussi, grave, solennel, le bras le long du corps, un pistolet dans la main, la crosse contre sa cuisse. Dans la clairière, sur l’étang, et par-delà l’étang, à l’orée du bois, sur le chemin escarpé par lequel il va s’enfuir, on n’entend rien du tout — à peine quelques oiseaux. Il tend le bras, ferme un œil, retient son souffle. Nous aussi. Puis de l’index — on ne se méfie jamais assez des doigts —, il presse la détente, libère un chien de métal, et le chien de métal vient frapper une amorce qui enflamme une poudre, et la poudre propulse une balle, et la balle aurait pu manquer Évariste ou simplement l’effleurer mais trop tard : elle est déjà dans son ventre ; Évariste est couché sur la terre de tout son long.