XI

Alors parlons politique, puisqu’il nous y oblige. Au pouvoir, on le sait, il y avait le roi, Louis-Philippe, or le roi, on le sait aussi, ne faisait que régner ; il ne gouvernait pas. Celui qui gouvernait, alors, s’appelait Casimir Perier, banquier devenu président du Conseil, chef de file du parti de la Résistance qui au-dedans voulait l’ordre sans sacrifice pour la liberté, et au-dehors la paix sans qu’il en coûtât rien à l’honneur. Et de fait il eut et l’ordre et la paix, mais au prix de la liberté et dans le déshonneur : il matait les révoltes à grands coups de grandes seringues à clystère, de sabres et de fusils, à grand renfort de fantassins et de dragons suppléant la Garde nationale, ce legs de 89 habilement transformé en milice de bourgeois bedonnants qui préféraient une injustice à un désordre. Et quand la Garde à elle seule était inapte à remédier au désordre, M. Perier envoyait vingt mille hommes (les Canuts le savent, qui ont vu leur révolte réprimée dans le sang — vous voyez comme les mots sont dociles ? L’insurrection qui échoue est une révolte ; celle qui réussit, une révolution). Ce parti au pouvoir, ce parti de l’ordre, était, disons, de centre droit. Sur sa droite, il y en avait trois qui comme quatre se haïssaient : les légitimistes, fidèles à la branche aînée des Bourbons ; la duchesse de Berry, qui comptait sur les chouans pour fourbir ses armes en Vendée ; les bonapartistes, dont le champion fourbissait les siennes en Suisse, dans le canton de Thurgovie. Sur sa gauche, au centre gauche plutôt, il y avait le parti du Mouvement, tenant d’un trône populaire entouré d’institutions républicaines, qui eut son heure de gloire dans la foulée de Juillet quand Laffitte, un banquier lui aussi, devint brièvement président du Conseil. Et puis encore plus à gauche il n’y avait pas de parti mais une religion, une religion avec un dogme infaillible, un texte sacré, des prophètes sans tête, des fidèles dévoués. Cette religion s’appelait République, mademoiselle, et parmi ses fidèles il y avait des avocats, des marchands, des rentiers, des hommes de lettres, des savants, quelques ouvriers, un mathématicien. Tout ce beau monde se retrouvait dans des clubs, des sociétés secrètes où pour chauffer les esprits à coups de harangues et de sermons on chauffait le Verbe dans le vieux chaudron révolutionnaire, dans la vieille caisse de résonance jacobine qui galvanisait ces hommes et dont l’écho faisait trembler les lustres un peu partout — jusqu’au Château, disait-on. Parmi ces sociétés secrètes il y en avait une qui était un peu moins secrète que les autres, qui rue Montmartre avait pignon sur rue : la Société des amis du peuple, un agglomérat de francs-maçons, de libéraux, de saint-simoniens, de carbonari, de jacobins plus ou moins modérés, plus ou moins virulents, dont certains étaient nostalgiques de la loi de prairial, quand la guillotine levait puis baissait son bras unique avec le même zèle et la même régularité, le même flegme impassible qu’un agent de la circulation. Ceux-là étaient des fous furieux, des martyrs de la cause, et je crois qu’Évariste fut l’un d’eux. Il se foutait bien, alors, des mathématiques — son cœur s’était révolté contre sa tête — et il n’avait que faire de gravir la Montagne : il était montagnard à la façon de Robespierre, de Saint-Just, de Danton, des grands hommes changés en grands bustes de bronze, en grands principes désincarnés.

Avec les plus virulents de ces hommes virulents il fut de tous les soulèvements, de toutes les émeutes qui début 1831 agitèrent Paris. Il s’enrôla dans l’artillerie de la Garde dissoute dans la foulée, et il y fit connaissance avec Duchâtelet, Ernest Duchâtelet, un étudiant en droit qui devint son ami, peut-être même bien plus qu’un ami, un frère, frère d’armes et de sang qui faisait les quatre cents coups aux quatre coins de Paris. Et cette ville qu’il aimait tant, cet abrégé du monde que pour rien au monde il n’aurait quitté, au nom des trois couleurs Évariste lui infligea les derniers outrages, du faubourg Saint-Antoine au Jardin du Roi, du mont-de-piété à la porte Saint-Denis.

Fut-il parmi ceux qui tentèrent d’écharper les ministres de Charles X, les quatre fools tentés par la force en juillet et par la fuite en août, rattrapés, internés au fort de Vincennes où fin 1830 ils attendaient d’être jugés ? On connaît l’histoire : les républicains souhaitaient que le sang des barricades fût vengé par celui de la guillotine, et pour cela ils réclamaient les têtes de Polignac et consorts (car ces gens-là réclamaient volontiers des têtes) ; ils ne les eurent pas. En guise de protestation (car ces gens-là protestaient volontiers), ils envahirent le Luxembourg, attaquèrent les gardes nationaux, leur jetèrent des pierres, des tessons de bouteille, les blessèrent à coups de poing et de maillet : dix-neuf d’entre eux furent arrêtés, accusés de complot, enfermés quelques mois, jugés en assises, acquittés en avril, célébrés en mai. Évariste n’était pas avec ces dix-neuf, en tout cas pas ce jour-là.

Mais il fut bientôt parmi eux. Car ces dix-neuf-là on les retrouve faubourg du Temple, aux Vendanges de Bourgogne, une guinguette dont le rez-de-chaussée donne sur un vaste jardin ; il est cinq heures ; la marquise, étonnamment, n’est pas sortie ; la lumière pleut sur les ormes qui ombragent une centaine d’invités, et bientôt ils sont près de deux cents, joyeux, égrillards, jubilant dans mai triomphal, et parmi ces deux cents il y en a quelques-uns sur qui j’aimerais vous dire quelques mots.

À tout seigneur tout honneur — quoiqu’il ne fût pas l’un et que de l’autre il fît peu de cas —, commençons par Dumas. Alexandre Dumas. Il n’a pas trente ans ; il est dramaturge ; de sa plume est sorti Henri III et sa cour, petit scandale en prose qui ne fait plus scandale ; de sa plume ou d’autres plumes — sur cela on a déjà tout dit — sortiront Athos, mousquetaire, Bragelonne, vicomte, Margot, reine, Faria, vieil abbé que l’on croit fou mais qui ne l’est pas, Haydée, esclave quoique fille de pacha, Luigi Vampa, bandit, Milady, intrigante, Danglars, commis aux écritures, crapule doublée d’un salaud — mais pour l’heure ceux-là sont quelque part entre la plume et l’esprit, Milady est encore chaste, et Danglars un honnête homme. Depuis six jours, Dumas triomphe au théâtre avec Antony, qui de son propre aveu n’est ni un drame ni une tragédie mais une scène d’amour, de jalousie et de colère, en cinq actes et en prose (c’est que pour les vers il n’a pas le génie de l’autre, celui qui fit le petit scandale d’Hernani). Donc il est là, aux Vendanges de Bourgogne, l’auteur d’Antony, le visage émacié de 1832 qui n’est pas celui, rond et replet, de la postérité, la moustache fine, taillée, les cheveux crépus (on sait qu’il descendait d’un nègre, comme on disait alors, un nègre de Saint-Domingue, civilisé, qui n’avait pas d’os lui traversant le nez, pas plus en tout cas qu’il n’avait chez lui de marmite pour ébouillanter les Blancs, un bon nègre donc, mais un nègre tout de même, lippu comme un nègre, à la peau de suie comme Haydée, au nez large, écrasé, aux cheveux crépus, à la bite épaisse et mordorée, et on sait que de cette ascendance on se gaussait dans les salons — à ses risques et périls, du moins si l’on en croit l’histoire, mille fois racontée, de ce dîner au cours duquel un blanc-bec lui rappelant ses origines crut pouvoir mettre les rieurs de son côté : « Mais au fait, cher maître, vous devez vous y connaître, en nègres, avec tout ce sang noir qui coule dans vos veines », et Dumas, cinglant : « Vous ne croyez pas si bien dire : mon père était un mulâtre, mon grand-père un nègre, mon arrière-grand-père un singe. Vous voyez, monsieur, ma famille commence là où la vôtre finit »). Ce mulâtre de père n’était pas n’importe quel mulâtre : il avait servi la République, la ceinture tricolore de général en chef autour de la taille, diable noir sur son cheval cambré tel qu’on peut le voir sur le tableau de Pichat, en grande tenue de bataille, beau comme un Murat ; quant au fils, quoiqu’il ne fût pas l’un des dix-neuf acquittés, il avait fait son plus beau drame en Juillet, et à ce titre il méritait le haut bout de la table d’honneur. On le mit à côté de Raspail, chimiste, médecin, carbonaro, qui avait refusé la croix de Juillet : pensez, mademoiselle, faire tomber le roi de France pour être décoré par celui des Français !

Entre les cheveux crépus du quarteron sublime et ceux un peu dégarnis de Raspail, il y a la tignasse blonde d’un jeune homme dont Évariste plus tard va croiser le chemin, là où se croisant les chemins se séparent à jamais. Ce jeune homme a pour nom Pescheux d’Herbinville, il fait partie des dix-neuf acquittés, il a vingt-deux ans, déjà de belles études derrière lui — on parle de droit et de Saint-Cyr ; il est soigné de sa personne, délicat dans ses manières — on a trouvé chez lui, dira Dumas, des cartouches enjolivées de faveurs roses, enveloppées dans du papier de soie. Et puis il y a aussi, à ce banquet, les frères Cavaignac, Godefroy et Eugène, Achille Roche, Blanqui, l’insurgé permanent, Lamarque, Guinard, Trélat, Sambuc, Arago, Francfort, Audry, Duchâtelet, cent cinquante autres qu’il me faudrait nommer, mais les plats vont refroidir et les convives ont faim.

Évariste aussi : de renommée. Or il est au fond de la salle, loin de la table d’honneur, en charmante compagnie, sûrement, mais en compagnie de ceux dont on ne connaît pas le nom ; on connaît peu le sien : c’est un simple comparse, un second couteau. Et c’est par la grâce d’un couteau que de lèvres en lèvres son nom résonnera bientôt jusqu’aux appartements du roi, aux Tuileries, où peut-être Marie-Amélie de ses lèvres charnues fait reluire son sceptre cependant qu’on s’apprête à outrager sa couronne. Ce couteau est un poignard, Évariste l’a acheté pour quatorze francs chez Mme Henry, coutelière, dont le nom ne nous dit rien de plus que celui de M. Badin, coutelier, qui pour quarante sous quarante ans plus tôt avait vendu à une jeune Normande de quoi frapper un vieux fou. Il s’en sert pour découper les victuailles dont regorge la table : volailles, chevreuils, cochons de lait rôtis, fricassées de poulets, lièvres, dindons — les amis du peuple, les vrais.

On ripaille, on festoie, dans les vapeurs de vin et de champagne on porte des toasts : Raspail à la breloque qu’il a refusée, Arago au soleil de Juillet, Dumas à la plume et au pinceau, au fusil, à l’épée. On applaudit. On boit. Et puis, à quinze ou vingt couverts de la table d’honneur, un jeune homme lève son verre « à Louis-Philippe ». Il y a ceux qui entendent et il y a ceux qui voient : les premiers le conspuent, les seconds applaudissent ; les premiers n’ont pas vu le poignard dans la main du jeune homme, ouvert, brandi comme une épée de Damoclès au-dessus du verre dans quoi le vin tangue, ondoie, miroite sur l’acier poli de la lame : aux oreilles, ce toast est un hommage ; à la vue, c’est une menace, une provocation à un attentat contre la vie et la personne du roi des Français (et pour cela dès potron-minet des hommes sans manières viendront quérir le jeune homme chez lui, et sans manières mais dépositaires de l’autorité légitime l’enverront valdinguer au fond d’une boîte sans trou, sans lumière, sans espoir, un panier à salade qui l’emmènera sur l’île de la Cité, jusqu’à la Conciergerie, un hôtel sans charme et sans étoile et qui pourtant ne désemplit pas). Le regard torve, un sourire frondeur à la commissure des lèvres, le jeune homme voit peut-être, à l’autre bout de la salle, un homme s’esquivant par la fenêtre pour esquiver les ennuis. Cet homme a les cheveux crépus.