Murray LEINSTER :
LA PUISSANCE
On a vu que nos visiteurs pouvaient avoir laissé des traces dans le passé très ancien de notre planète ou de son satellite. Des journalistes peu rigoureux ont même emprunté ce thème à la science-fiction et prétendu fonder une « archéologie extraterrestre » selon laquelle des visiteurs seraient à l’origine des premières civilisations humaines. Ce sont les harmoniques de ce thème que l’on va retrouver dans presque toutes les nouvelles qui suivent.
Mémorandum du professeur Charles, département de latin, université de Haverford, au professeur McFarland, de la même faculté :
Cher professeur McFarland,
Dans un récent envoi de documents latins en provenance de l’étranger, nous en avons découvert trois qui paraissent reliés. Notre intérêt est surtout d’ordre linguistique, mais le contenu de ces textes semble relever de votre domaine. Je vous les communique, en joignant une traduction libre. Nous ferez-vous connaître votre réaction ?
Charles.
À Johannus Hartmannus, licencié de Philosophie, résidant dans la maison du bijoutier Grote, Traverse de la Toison Teinte, Leyde, Pays-Bas :
Ami Johannus,
J’écris ces lignes à l’auberge de la Tête de Goth, à Padoue, le second jour après la Saint-Michel, anno domini 1482. J’écris en toute hâte, car un estimable Hollandais s’apprête à regagner son pays et a bien voulu se charger de mon courrier. C’est un aimable rustre, mais il est totalement ignorant. Ne lui parle pas des mystères. Il ne sait rien. Moins que rien. Remercie-le, offre-lui à boire, et dis-lui que je suis un estimable et pieux étudiant. Cela fait, oublie-le.
Demain, je quitte Padoue afin de réaliser toutes mes espérances, et les tiennes. Cette fois, c’est une certitude. Je suis venu ici pour acheter des parfums et de la mandragore, ainsi que tout le nécessaire pour une Œuvre de toute prime importance, que je compte réaliser dans cinq nuits d’ici au sommet d’une certaine colline proche du village de Montevecchio. J’ai découvert un Mot et un Nom au pouvoir incalculable, et qui dans ce lieu que je connais doivent m’ouvrir à la connaissance de tous les mystères. Lorsque tu liras ceci, je serai en possession de pouvoirs qu’Hermès Trismégiste ne fit qu’entrevoir, et dont le Grand Albert ne parlait que par ouï-dire. Il m’est arrivé d’être trompé, mais cette fois, je suis certain. J’ai vu des preuves !
Je tremble d’agitation en écrivant ces mots. Je serai bref. J’ai découvert ces preuves, ainsi que le Mot et le Nom, au village de Montevecchio. J’y étais arrivé à la tombée de la nuit, de fort piètre humeur car je venais de perdre un mois à chercher un lettré dont j’avais entendu dire le plus grand bien.
J’avais fini par le trouver – mais ce n’était qu’un stupide antiquaire sans la moindre connaissance des mystères ! Cheminant à dos de cheval, j’arrivai donc à Montevecchio, où l’on me parla d’un homme qui s’y mourait car il avait fait des miracles. Il était arrivé au village à pied, pas plus tard que la veille. Bien que parlant comme un paysan, il était couvert de riches vêtements. Au début, il était humble et effacé, mais lorsqu’il paya sa viande et son vin avec une pièce d’or, les villageois le flattèrent bassement et lui demandèrent l’aumône. Il leur jeta une poignée de pièces d’or ; lorsque la nouvelle se répandit, le village entier devint fou d’avidité. Ils l’importunèrent de leurs cris et de leurs supplications, s’enhardissant d’autant plus qu’il s’efforçait de les satisfaire. Pris de peur, il aurait, dit-on, tenté de s’enfuir, mais ils s’agrippèrent à ses vêtements, hurlant de plus belle pour tenter de l’émouvoir, lorsque, soudain, sa riche parure disparut comme par enchantement pour laisser la place à un paysan aussi misérablement vêtu qu’eux, tandis que la bourse où il puisait les pièces d’or se changeait en un sac de toile grossière empli de cendres.
Tous ces événements avaient pris place la veille de mon arrivée, et l’homme vivait toujours, quoique en grand danger de mort, car les villageois avaient crié à la sorcellerie et s’étaient jetés sur lui à coups de fléau et de pierre, avant de le traîner devant le prêtre du village afin qu’il l’exorcise.
Je vis l’homme, Johannus, et pus lui parler en me faisant passer auprès du prêtre pour un pieux étudiant des pièges que Satan tend aux hommes. Il avait tant d’os brisés et de plaies que c’est à peine s’il respirait encore. Il était natif de la région, et rien auparavant ne le distinguait des autres âmes qui la peuplent. En échange de mon intercession auprès du prêtre pour que ce dernier l’absolve avant qu’il ne meure, l’homme me raconta tout. Et il avait beaucoup à dire !
Au sommet de cette même colline où j’accomplirai l’Œuvre au soir du cinquième jour, il s’était endormi en plein midi. Alors, une Puissance apparut et lui proposa de l’instruire dans les mystères. Ignorant et stupide comme il l’était, le paysan demanda des richesses à la place. La Puissance lui donna alors de riches vêtements et une bourse qui – dit la Puissance – ne désemplirait pas tant qu’elle n’entrerait pas en contact avec un certain métal qui détruit toute chose participant du mystère. La Puissance l’avertit également que cela était un paiement, afin qu’il lui envoie un homme lettré pour apprendre ce qu’il avait proposé au paysan, car Elle voyait bien que les paysans n’ont point d’entendement. Je promis donc au paysan d’aller saluer la Puissance et de faire selon ses désirs, et il me dit le Mot et le Nom par lesquels l’invoquer, et m’indiqua aussi le Lieu, tout en me suppliant d’intercéder en sa faveur auprès du prêtre.
Le prêtre me montra une unique pièce d’or qui restait de ce que le paysan avait distribué. Elle était de l’époque d’Antonin le Pieux, mais neuve et brillante comme si elle venait d’être frappée. Le prêtre, toutefois, la posa sur le crucifix qu’il porte à une chaînette de fer autour de la ceinture. Elle disparut instantanément, ne laissant subsister qu’un fragment de charbon ardent qui refroidit pour devenir une pincée de cendre.
Oui, Johannus, voilà ce que j’ai vu ! Je m’empressai donc de gagner Padoue, pour y acheter des parfums, de la mandragore et les autres ingrédients nécessaires à l’Œuvre par laquelle je rendrai honneur à la Puissance que je vais invoquer au soir de cinquième jour. Elle avait offert la sagesse au paysan, quand celui-ci ne désirait que de l’or. Mais je désire la sagesse plus que l’or, et je suis sans nul doute instruit de ce qui relève des Mystères et des Puissances ! Je ne vois nul autre que toi qui puisse me surpasser dans la science véridique des choses secrètes. Et lorsque tu liras ceci, mon Johannus, nul, même toi, ne me surpassera plus ! Il se peut d’ailleurs que la connaissance qui sera mienne me permette de me transporter dans ton grenier, pour t’informer de vive voix, avant même que ne te parvienne cette lettre, du résultat de ce hasard providentiel qui me fait trembler d’agitation chaque fois que j’y pense.
Ton ami Carolus,
à l’auberge de la Tête de Goth, Padoue.
…… sans doute heureux que l’occasion se présente de t’envoyer une seconde missive par l’intermédiaire d’un mercenaire estropié qui s’en retourne soigner ses blessures au soleil. Je lui ai donné une pièce d’or et lui ai promis que tu lui en donnerais une autre à réception de ce message. Libre à toi de respecter ou non cet engagement, mais le petit morceau de parchemin portant d’étranges symboles, que je te joins, vaut bien une pièce d’or, crois-moi.
Je te résume les événements de ces derniers jours :
Je suis en communication quotidienne avec la Puissance dont je t’avais parlé, et apprends tous les jours de grands mystères.
Je réalise d’ores et déjà des merveilles telles que nul homme n’en a accomplies avant moi, et cela grâce à certains sceaux et talismans que la Puissance prépare à mon intention.
La Puissance se refuse résolument à me révéler les Noms ou les incantations qui me permettraient de préparer moi-même ces sceaux. Au lieu de cela, Elle m’instruit de diverses matières sans rapport avec l’accomplissement de miracles, à mon amère impatience, que je parviens toutefois à dissimuler.
— Un petit parchemin est joint à ce pli. Rends-toi dans un endroit désert, déchire-le et jette les morceaux sur le sol. Instantanément, tu verras apparaître tout autour de toi un jardin avec des fruits merveilleux, des statues et un pavillon. Tu pourras user de ce jardin à ta convenance, sauf à veiller qu’aucune personne, toi-même compris, n’y pénètre avec une épée, un poignard, ou un quelconque objet en fer, aussi petit qu’il puisse être ; sinon, ledit jardin disparaîtra immédiatement et à jamais.
Tu pourras le vérifier quand il te plaira. Pour le reste, je suis comme une personne qui tremble à la porte même du paradis, sans pouvoir aller plus loin que l’antichambre par le fait que la Puissance se refuse à me révéler la véritable essence du Mystère, ne me donnant que des miettes – qui sont toutefois des merveilles plus grandes que tout ce qui a pu être réalisé auparavant. Par exemple, le parchemin que je t’envoie. J’ai essayé cet art à maintes reprises. Je possède nombre de sceaux de cette sorte, préparés par la Puissance sur ma demande. Pourtant, lorsque j’ai secrètement copié sur d’autres parchemins ces mêmes symboles, avec la plus grande minutie dans le détail, ils se sont révélés sans aucune valeur. Sans doute faut-il prononcer sur eux des mots et des formules, ou plutôt – c’est ce que je crois probable – disposer d’un sceau plus puissant qui leur confère ses propriétés. Je commence à projeter un plan – un plan très hardi – pour obtenir ce sceau.
Tu voudras sans doute que je te rende compte de l’Œuvre et de son résultat. De Padoue, je regagnai donc Montevecchio ; il me fallut trois jours pour y parvenir. Le paysan qui avait fait des miracles était mort, car les villageois, dont la peur n’avait fait que s’accroître, lui avaient fait sauter la cervelle à coups de marteau. C’était pour moi une bonne nouvelle, car je craignais qu’il ne divulgue à d’autres le Mot et le Nom qu’il m’avait révélés. J’allai voir le prêtre et lui dis que j’avais à Padoue pris l’avis de hautes autorités, et que l’on m’avait spécialement chargé de trouver et d’exorciser l’esprit immonde qui avait enseigné ces merveilles au paysan.
Le lendemain – aidé par le prêtre lui-même ! –, je portai sur la colline les parfums, les cierges de cire et d’autres objets nécessaires à l’invocation. Bien que le prêtre tremblât de tout son corps, il serait resté si je ne l’avais renvoyé. Lorsque la nuit fut tombée, je traçai le cercle magique et le pentacle, avec tous les signes à leur due place. Dès que la lune, qui en était à son premier quart, se leva, j’allumai les cierges de cire fine et commençai l’Œuvre. Comme tu le sais, j’ai en mon temps essuyé nombre d’échecs, mais cette fois, j’avais pleine confiance en ma réussite. Lorsque le moment fut venu d’invoquer le Mot et le Nom, je les proférai tous deux d’une voix forte, à trois reprises, et attendis.
Le sommet de cette colline est parsemé de grosses pierres grisâtres. Lorsque j’eus invoqué le Nom la troisième fois, l’une de celles-ci frémit, et disparut. J’entendis alors une voix dire sèchement :
« Ah ! Voilà donc la raison de cette puanteur ! C’est mon messager qui t’a envoyé ? »
L’endroit où la pierre avait disparu, était recouvert d’une ombre, et je ne pouvais voir clairement. Je m’inclinai très bas dans cette direction :
« Ô très grande Puissance, dis-je d’une voix tremblante d’émotion, un paysan qui faisait des miracles m’a dit que Vous désiriez parler à un homme érudit. Comparé à Votre magnanime Grandeur, je ne suis certes qu’un ignorant, mais j’ai consacré ma vie entière à l’étude des mystères. Je suis donc venu Vous offrir mon adoration ou tout autre accord que Vous pourriez désirer en échange de la sagesse. »
L’ombre bougea et la Puissance s’avança vers moi. Son apparence était celle d’une créature dont la taille ne dépassait pas une aune et demie, et je pus voir à la faveur de la lune que son expression était empreinte d’une impatience sardonique. Une fumée odorante semblait l’accompagner dans ses mouvements, entourant sa silhouette d’une nuée imprécise.
« Je pense, dit la voix sèche, que tu es aussi bête que le paysan auquel j’ai parlé. Selon toi, qui suis-je ?
— Un prince de la race céleste, Votre Grandeur », répondis-je d’une voix mal assurée.
Après une pause, la Puissance dit d’une voix qui me parut lasse :
« Ah ! les hommes ! Ces idiots indécrottables ! Homme, je suis simplement le dernier d’un groupe d’êtres de mon espèce dont la flotte était venue d’une lointaine étoile. Le cœur de votre petite planète est fait de ce métal maudit qui est fatal à nos instruments. Quelques-uns de nos vaisseaux s’en approchèrent trop. D’autres, venus les aider, partagèrent leur sort. Il y a de longues, longues années, nous sommes venus du ciel et n’avons jamais pu repartir. Et maintenant, il ne reste que moi. »
Il était bien entendu absurde de dire que le monde était une planète. Comme Ptolémée l’a expliqué, il y a plus de mille ans, les planètes vagabondent parmi les étoiles, en suivant leurs cycles et épicycles. Je compris immédiatement qu’il voulait me mettre à l’épreuve. M’enhardissant, je dis :
« Seigneur, je n’ai pas peur. Il est inutile de chercher à me tromper. Comme si je ne connaissais pas ceux qui ont été expulsés des Cieux pour leur rébellion ! Dois-je écrire le nom de votre chef ?
— Quoi ? » fit-il, tout comme un vieillard dur d’oreille. En souriant, je traçai dans la poussière le vrai nom de Celui que le vulgaire nomme Lucifer. Regardant ce que j’avais écrit, il s’exclama :
« Peuh ! Cela ne veut rien dire ! Encore vos légendes. Écoute-moi bien, homme. Je vais bientôt mourir. Je me suis caché de ta race et de son maudit métal pendant plus d’années que tu ne saurais croire. J’ai observé les hommes, et je les ai méprisés. Mais… ma vie est à son terme. Et il n’est pas bon que le savoir disparaisse. Mon désir est de communiquer à l’homme la science qui autrement mourrait avec moi. Cela ne nuira en rien à ma propre race, et pourra au fil des siècles donner aux hommes un semblant de civilisation. »
Brûlant d’ardeur et d’impatience, je m’inclinai à ses pieds.
« O très puissant, dis-je d’une voix joyeuse. Vous pouvez me faire confiance. Je garderai jalousement vos secrets. Pas une seule bribe n’en sera divulguée ! »
Sa voix redevint sèche et contrariée :
« Je désire que ce savoir soit répandu afin que tous puissent y avoir accès. Mais… » Il émit alors un son que je ne compris pas, mais dont le ton me parut sardonique. « Ce que j’ai à dire pourra servir, même si c’est déformé. Et je ne crois pas que tu garderas jalousement des secrets. As-tu une plume et du parchemin ?
— Non, Seigneur.
— Tu reviendras, alors, prêt à écrire ce que je te dirai. »
Il ne s’en alla pas, toutefois, et m’examina longuement. Il me posa des questions, auxquelles je m’empressai de répondre de mon mieux. Son discours ressemblait curieusement à celui d’un solitaire s’attardant trop sur le passé, mais je ne tardai pas à me rendre compte qu’il parlait en symboles, en allégories dont ici et là la vérité émergeait. Comme un homme se plongeant dans ses souvenirs, il me parla de la patrie de sa race, qui se trouvait, dit-il, sur une planète tellement éloignée que parler de lieues ou même d’étendue des continents ne sauraient donner une idée de la distance à laquelle elle se trouvait. Il me parla des villes que ses compatriotes habitaient – et ici, bien sûr, je comprenais parfaitement ce qu’il voulait exprimer – et aussi de grandes flottes d’objets volants reliant ces belles villes à d’autres de leur sorte, et d’une musique se trouvant dans l’air même, de sorte que toute personne, en n’importe quel endroit de la planète, pouvait écouter à volonté de douces musiques ou de sages discours. Il n’y avait point là de métaphore, car chacun connaît les doux sons emplissant perpétuellement les cieux. Il ajouta toutefois immédiatement une métaphore, en me faisant observer avec un sourire que cette musique n’était pas créée par un mystère, mais par des ondes pareilles à celle de la lumière, mais plus longues. Ce qui était de toute évidence une énigme, car la lumière est un fluide impalpable qui ne saurait avoir de longueur, et encore moins des ondes !
Il parla ensuite de la traversée du grand vide de l’empyrée, ce qui de nouveau n’est pas clair, car il suffit de lever la tête pour voir que les cieux sont emplis d’innombrables étoiles, et il parla de nombreux soleils et d’autres mondes, dont certains sont de glace, et d’autres de rocher nu. Affirmations d’une évidente obscurité. Il dit aussi qu’aux abords de ce monde qui est le nôtre, ils commirent une faute, mais il en parla comme s’il s’agissait de mathématiques, et non de rébellion contre la loi divine ; le résultat fut qu’ils s’approchèrent trop de la Terre, comme Icare l’avait fait du Soleil. Il se remit alors à user de métaphores, car il parla de machines, qui comme nous le savons sont des instruments destinés à projeter des pierres contre des murs, ou, dans un sens plus large, pour moudre du grain ou pomper de l’eau. Toujours est-il qu’il parla de machines s’échauffant à cause du métal maudit contenu dans le cœur de la Terre, et à leur incapacité à résister à l’attraction de la Terre – encore une métaphore ! –, puis décrivit leur descente hurlante. Il est évident qu’il s’agit là du récit métaphorique de l’expulsion des Rebelles hors du paradis, ce qui confirme qu’il est effectivement un de ces Rebelles.
Lorsqu’il s’interrompit, je le priai humblement de me montrer un mystère, et aussi d’avoir la gracieuseté de me donner protection pour le cas où ma conversation avec lui serait connue.
« Qu’est-il arrivé à mon messager ? » me demanda alors la Puissance.
Je le lui dis, et il m’écouta sans rien manifester. Je pris soin de tout lui décrire en détail, car il était évident qu’il le savait – comme tout le reste – par le pouvoir de ses mystères, et que sa question avait pour but de me mettre à l’épreuve. En fait, j’avais la certitude que l’envoi du messager, et tout ce qui s’était déroulé par la suite, avait pour unique but d’amener le lettré versé dans les mystères que je suis, à venir lui parler en ce lieu.
« Les hommes !, » cracha-t-il finalement, avec amertume et dégoût. Puis, il ajouta avec froideur : « Non, je ne peux pas te protéger. Mon espèce est sans protection sur cette terre. Si tu veux apprendre ce que je peux t’enseigner, tu dois être prêt à risquer la fureur de tes compatriotes. »
Brusquement, il prit un parchemin et y inscrivit quelque chose, puis il y pressa un objet qu’il portait au côté, et le jeta par terre.
« Si des hommes t’attaquent, dit-il avec mépris, déchire ce parchemin et jette-le dans leur direction. Si tu n’as pas de métal maudit sur toi, cela les distraira sans doute le temps que tu t’enfuies. Mais un simple poignard, et cela ne servira plus à rien ! »
Sur ce, il s’éloigna, et disparut. Je restai longtemps sans bouger, frissonnant, avant de me souvenir de la formule d’Apollonius de Tyane pour chasser les esprits malins. Je me risquai hors du cercle magique. Il ne m’arriva rien de mal. J’allai ramasser le parchemin et l’examinai à la lumière de la Lune. Les symboles qu’il portait, étaient dénués de signification, même pour un homme ayant étudié tout ce que l’on connaît des mystères. Je regagnai le village, plongé dans mes pensées.
Je t’ai relaté tout ceci en détail, et tu auras remarqué que cette Puissance ne parlait pas sur le ton d’orgueil ou de menace dont tous les auteurs font mention au sujet des mystères et des Œuvres. Il est souvent dit que l’adepte doit faire preuve d’une grande fermeté afin de ne pas être intimidé par la Puissance qu’il a invoquée. Et pourtant, cette Puissance parlait avec lassitude et ironie, comme un homme qui sent la mort approcher. Il avait d’ailleurs parlé de sa mort. Ce qui était bien entendu une autre épreuve : les Puissances et Princes des Ténèbres ne sont-ils pas immortels ? Il poursuivait je ne sais quel dessein, qu’il n’était pas de sa volonté de me révéler. Je devais donc faire preuve de la plus grande prudence si je voulais tirer parti de cette occasion sans pareille.
Revenu au village, je racontai au prêtre que j’avais affronté un esprit immonde, qui m’avait supplié de ne pas l’exorciser, en me promettant de révéler la cachette de certains trésors qui avaient jadis appartenu à l’Église ; il ne pouvait ni les toucher, ni révéler où ils se trouvaient à des hommes mauvais, mais consentait à me décrire ce lieu.
Je me procurai du parchemin, une plume et de l’encre, et remontai sur la colline le lendemain. Il n’y avait personne ; m’assurant que je n’étais pas observé, et après avoir déposé ma dague à quelque distance, je déchirai le parchemin et jetai les morceaux sur le sol.
Aussitôt, apparut un trésor d’or et de pierreries propre à rendre quiconque fou de convoitise. Il y avait des sacs, des boîtes, des coffres, emplis à craquer d’or et de joyaux qui se répandaient sur le sol. Des pierres merveilleusement taillées étincelaient dans la lumière du couchant, des bagues et des colliers ornés de brillants, des monceaux de pièces d’or antiques de toutes provenances…
Même moi, je faillis en perdre la raison, Johannus ! Je bondis en avant comme pour plonger mes mains dans tout cet or ; haletant, j’emplis mes poches de perles et de rubis, bourrai ma sacoche d’or et de diamants, en riant comme un simple d’esprit. Je me vautrai dans ces trésors, jetant des poignées de pièces en l’air pour que cette pluie d’or retombe sur moi. Je riais et chantais comme un homme qui délire.
J’entendis un bruit. Craignant pour le trésor, je courus reprendre ma dague, prêt à défendre mes richesses en me battant à mort.
Une voix sèche dit alors : « Je vois en effet que les richesses n’ont aucun attrait pour toi ! »
C’était un cruel sarcasme. La Puissance était là et m’observait. Je la voyais clairement, cette fois, et pourtant pas très clairement, car une nuée brumeuse restait attachée à son corps. Comme je l’ai dit, sa taille était d’une aune et demie, et sur son front Elle portait des protubérances qui n’étaient point sans ressembler à des cornes, n’était qu’elles avaient un renflement à leur extrémité. Sa tête était fort grande et… mais à quoi bon tenter de la décrire, puisqu’Elle pouvait sûrement prendre à volonté mille formes différentes.
Je sentis alors la terreur me gagner, car je n’avais ni Cercle, ni Pentacle pour me protéger. Mais la Puissance ne fit aucun geste menaçant.
« Ils sont réels, tous ces trésors, dit-Elle sèchement. Ils ont la couleur, le poids et le toucher de la substance. Mais ta dague suffira à les détruire tous. »
Didyas de Corinthe a dit que les trésors des mystères doivent être fixés grâce à une Opération particulière afin d’acquérir une véritable permanence en se libérant du pouvoir de Ceux qui les ont apportés. Ces derniers peuvent les retransformer en feuilles mortes ou autres déchets s’ils ne sont pas fixés.
« Touche-les avec ta dague », me dit la Puissance.
Couvert de sueur froide, j’obéis. Dès que le fer de la lame toucha le tas d’or, il y eût comme un mouvement, tandis qu’une soudaine flambée de chaleur m’entourait. Et tout le trésor, jusqu’à la moindre petite perle d’ornement, disparut sous mes yeux. Le morceau de parchemin réapparut, tout fumant, puis se réduisit en cendre. Ma dague me brûlait les doigts tellement elle était chaude.
« Eh oui, dit la Puissance, le champ de force a une grande énergie. Lorsque le fer absorbe celle-ci, cela produit de la chaleur. » Il me regarda alors avec une certaine aménité, et ajouta : « Je vois que tu as amené du parchemin et une plume, et au moins, tu ne t’es pas servi du sceau pour étonner tes compères. Tu as également eu assez de bon sens pour ne pas recommencer avec tes parfums puants. Peut-être possèdes-tu un grain de sagesse, après tout. Je ferai donc preuve d’indulgence à ton égard. Assieds-toi, prends le parchemin et la plume… Attends un moment ! Autant se mettre à l’aise. Rengaine ton poignard, ou mieux encore, rejette-le. »
Je le rengainai et le cachai dans mon sein. Il parut se plonger dans ses pensées, et toucha quelque chose à son côté ; instantanément, un luxueux pavillon apparut autour de nous, avec de profonds coussins et une fontaine mélodieuse.
« Prends place, dit la Puissance. Un homme pour lequel je m’étais pris d’amitié m’a appris que vous aimiez ce genre de choses. Il avait été blessé et dépouillé par des brigands, de sorte qu’il n’avait plus une bribe du métal maudit sur sa personne. Je pus donc l’aider. Il m’apprit la langue dont les hommes se servent en ces jours. Il n’en persista pas moins à me prendre pour un esprit malin, et essaya courageusement de me haïr. »
Je tremblai d’émoi à cause du trésor perdu. Je te le dis, Johannus, aucun roi ne posséda oncques de telles richesses ! Mon âme même se languissait de ce trésor ! Les pièces d’or à elles seules auraient suffi à emplir ton grenier d’un bout à l’autre, et en auraient fait céder le plancher, et les joyaux n’auraient pas tenu dans une double barrique. Ah ! mon Johannus ! Ce trésor !
« Ce que tu vas écrire, dit la Puissance, te paraîtra d’abord dénué de sens. Je commencerai par les faits et les théories, dont il est plus facile de se souvenir. Ensuite seulement, je passerai aux applications. Les hommes posséderont alors le début de ce qui peut exister de civilisation en présence du métal maudit.
— Toute-puissante Grâce, le suppliai-je abjectement, me donnerez-vous un autre sceau de trésor ?
— Écris ! » m’ordonna la Puissance.
J’écrivis. Et, Johannus, je ne saurais te dire ce que je couchai sur le parchemin. Il me dicta des mots, mais ils étaient en un chiffre tellement abstrus que j’eus beau les relire maintes fois, je ne pus leur trouver de signification. Écoute cela, et essaie d’y trouver quelque sage conseil pour réaliser des mystères : « La civilisation de ma race est fondée sur l’utilisation de champs de force qui possèdent toutes les propriétés essentielles de la substance. La pierre d’aimant est entourée d’un champ de force invisible et impalpable, tandis que les champs dont nous nous servons pour nos habitations, outils, véhicules et même machines sont perçus par les sens et se comportent physiquement comme des solides. Qui plus est, nous savons produire ces champs sous une forme latente, et les fixer à des objets organiques en tant que champs permanents ne nécessitant aucune énergie pour se perpétuer, de même que les champs magnétiques n’ont besoin d’aucun apport d’énergie. Nos champs peuvent également être projetés sous la forme de solides tridimensionnels pouvant assumer toute forme désirée, et possèdent toutes les propriétés de la substance, sauf toutefois l’affinité chimique. »
Johannus ! N’est-il pas incroyable qu’au sujet des mystères, l’on puisse aligner des mots dont rien ne laisserait deviner la véritable signification mystique ? J’écris et j’écris, dans le vain espoir qu’un jour la Puissance me donnera la clef, et mon esprit a le vertige devant la quasi-impossibilité d’extraire de ce chiffre secret des indications utilisables pour l’Œuvre ! Je te donne un autre exemple : « Lorsqu’un générateur de champs de force aura été construit comme indiqué ci-dessus, l’on s’apercevra que les champs de pulsations qui constituent la conscience sont des instruments de contrôle parfaitement adéquats. Il suffit de visualiser l’objet désiré et d’ouvrir la commande auxiliaire du générateur ; ce dernier modèlera son produit sur les pulsations du champ de la conscience… »
Le premier jour, la Puissance parla des heures durant, et j’écrivis jusqu’à en avoir mal au poignet. De temps en temps, je lui relisais ce que j’avais noté, ce qui me donnait un moment de répit. Il écoutait, apparemment satisfait.
« Seigneur ! dis-je d’une voix que l’émotion étranglait. Puissant Seigneur ! Votre Grâce magnanime ! Ces mystères que vous me faites écrire, ils dépassent ma compréhension ! »
Sa réponse fut empreinte de mépris :
« Écris ! Quelqu’un y comprendra quelque chose. Je donnerai des explications au fur et à mesure, finalement, même toi, tu comprendras le début. » Il ajouta : « Je vois que tu commences à te lasser. Tu désires un jouet. Soit ! Je te ferai un sceau qui produira de nouveau ce trésor qui avait paru t’amuser. J’y ajouterai un sceau qui te fera un bateau muni d’un moteur tirant son énergie de la mer, qui te permettra d’aller où tu désires sans avoir à te soucier des vents ni de la marée. Et je t’en ferai d’autres, afin que tu puisses créer un palais où et quand il te plaira, ainsi que de délicieux jardins… »
Et il a tenu toutes ses promesses, Johannus ! On dirait que ça l’amuse d’écrire sur des bouts de parchemin, puis de penser, avant de les presser contre son côté et de les poser sur le sol pour que je les prenne. Il m’a expliqué sur un ton amusé que le miracle contenu dans le sceau est complet, quoique latent, et qu’il est libéré lorsque l’on déchire le parchemin, mais absorbé et détruit par le métal nommé fer. C’est ainsi qu’il parle par énigmes, mais il lui arrive aussi de plaisanter !
C’est curieux, si l’on y réfléchit, mais peu à peu j’en suis venu à accepter cette Puissance comme une personne, ce qui est en désaccord avec toutes les lois des mystères. Je sens qu’il est solitaire. Il semble prendre plaisir à parler avec moi. Et pourtant, il est une Puissance, un des Rebelles qui ont été expulsés des cieux pour être précipités ici-bas ! De cela, il ne parle qu’en termes vagues et métaphoriques, comme s’il était venu d’un autre monde semblable au monde, quoique beaucoup plus grand. Il parle de lui-même comme d’un voyageur de l’espace, et de sa race avec affection ; lorsqu’il fait mention des cieux – tout du moins de la ville dont il vient, car il doit y avoir un grand nombre de villes là-haut – c’est avec une étrange tendresse empreinte de fierté. N’était-ce ses pouvoirs, qui sont de la nature des mystères, je finirais par croire qu’il est un membre solitaire d’une race étrangère exilée à jamais dans un lieu inconnu, qui s’est pris d’amitié pour un homme à cause de sa solitude. Mais que pourrait-il être d’autre qu’une Puissance ? Et comment pourrait-il exister un autre monde ?
Cette étrange conversation se poursuit maintenant depuis plus de dix jours. J’ai noirci je ne sais combien de feuilles de parchemin. Ce sont toujours les mêmes métaphores, notamment « champ de force », qui n’a aucune signification littérale. Des termes tels que « bobine », « primaire » et « secondaire », reviennent eux aussi souvent, dans un contexte où il est question de fils de cuivre. Il y a des descriptions extrêmement précises, comme s’il s’agissait de faits réels, de plaques de métaux différents qui doivent être placées dans de l’acide, ou encore de plaques de même métal qui doivent être séparées par des espaces d’air ou de cire d’une épaisseur précise, les plaques elles-mêmes ayant une superficie donnée ! Il donne également une explication de la manière dont il vit : « Étant accoutumé à une atmosphère bien plus dense que celle de la Terre, je suis obligé de créer autour de moi un champ de force maintenant une densité atmosphérique proche de celle de ma planète natale. En fait, ce champ est parfaitement transparent, mais comme il est en constant mouvement afin de renouveler l’air que je respire, cela donne des contours flous à ma silhouette. Ce champ est entretenu par un générateur que je porte au côté, lequel fournit également l’énergie nécessaire aux autres phénomènes de champs dont la réalisation me paraît appropriée. » Ah ! Johannus ! Je ne saurai te dire mon impatience. Si je n’entrevoyais le jour où il me donnera la clef de son discours métaphorique, de sorte que je puisse en extraire les Mots et les Noms propres à réaliser ces miracles, je deviendrais fou de désespoir.
Il est pourtant d’une grande bienveillance à mon égard. Il m’a donné tous les sceaux que je lui ai demandés, et je les ai maintes fois essayés. Le sceau qui crée un délicieux jardin n’en est qu’un entre bien d’autres. Il dit qu’il veut donner à l’homme les connaissances qu’il possède, et là-dessus, il me prie de noter des énigmes indéchiffrables, comme : « Le groupe propulseur d’un vaisseau pouvant dépasser la vitesse de la lumière est une simple adaptation du générateur ordinaire déjà décrit, dont on a modifié les constantes de sorte qu’il ne peut fonctionner dans l’espace normal et doit créer un espace artificiel sous forme d’une tension. Ou encore (je choisis au hasard, Johannus) : « Ce métal maudit, le fer, doit être éliminé non seulement de tous les circuits, mais des environs de tout appareil utilisant des oscillations à haute fréquence, car il absorbe leur énergie et entrave leur fonctionnement… »
Je tremble d’envie, comme un homme qui se trouve à la porte du paradis, mais ne peut y pénétrer faute d’en avoir la clef. « Vitesse de la lumière ! » Même en admettant que ce soit une métaphore, qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Autant parler de la vitesse du froid ou de celle du granit ! Tous les jours, je le supplie de me fournir la clef de son langage. En vain. Et pourtant, dans les seuls sceaux qu’il veut bien préparer à mon intention, réside un pouvoir comme nul homme n’en a jamais connu !
Comme si cela ne suffisait pas, cette Puissance me parle comme si elle était d’une solitude absolue : le dernier représentant ici-bas d’une race étrangère ; et il semble prendre un étrange plaisir, mêlé de camaraderie, au simple fait de me parler. Lorsque je le supplie de me révéler un Mot ou un Nom qui me donnerait l’incomparable pouvoir qu’il distribue parcimonieusement dans ses sceaux, cela l’amuse et il me traite d’idiot, mais sans méchanceté, et recommence à parler par métaphores où il est question de forces de la nature et de champs de force ; pour finir, il me donne un sceau qui me permettrait de créer, si j’en faisais usage, un palais dont les murs seraient d’or, et les piliers, d’émeraude ! Puis il s’amuse à me rappeler qu’un unique pillard armé d’une hache ou d’une houe en fer suffirait à tout réduire à néant !
Ah ! je me sens basculer dans la folie, Johannus ! Mais il est certain qu’il peut prodiguer une sagesse indicible. Petit à petit, sans oublier la prudence, j’en suis venu à agir comme si nous étions amis – de races différentes, certes, et lui étant infiniment plus sage que moi, mais amis, et non prince et sujet, je n’oublie pas toutefois les mises en garde des auteurs faisant autorité, conseillant de toujours faire preuve de méfiance envers les Puissances invoquées de la sorte.
J’ai formé un plan. Il est dangereux, je le sais bien, mais je suis au désespoir. Rester tout tremblant au seuil d’une sagesse et d’un pouvoir dont nul n’a jamais rêvé, et s’en voir refuser l’accès…
Le mercenaire qui doit te porter ces lignes part demain. Il est estropié, et il lui faudra sans doute des mois pour couvrir la route. Bien avant que tu ne reçoives ceci, les jeux seront faits. Je sais que tu me veux du bien.
Y eut-il jamais étudiant des mystères dans une situation aussi détestable, le savoir à portée de la main et pourtant lui échappant toujours ?
Ton ami Carolus.
(Écrit dans l’exécrable auberge de Montevecchio.)
Johannus ! Un courrier part pour Gand à l’attention de notre bon seigneur de Brabant, et j’ai l’occasion de lui confier ce message. Je crois vraiment que je deviens fou, Johannus ! J’ai un pouvoir comme nul homme n’en a jamais possédé auparavant, et pourtant je suis rongé d’amertume. Écoute plutôt !
Trois semaines durant, je me rendis quotidiennement au sommet de la colline proche de Montevecchio pour y écrire sous la dictée le discours fait d’énigmes dont je t’ai parlé. J’avais davantage de sceaux que je n’en pouvais désirer, mais pas un seul mot de Pouvoir, pas un seul verbe d’Autorité. La Puissance devint moqueuse, mais il y avait de la tristesse dans son ironie. Elle affirmait avec insistance que ses mots n’avaient pas besoin de clef pour être compris, et qu’il suffisait de les lire. À force d’être remaniées, certaines de ses phrases n’étaient plus que des instructions pour unir de façon purement mécanique des morceaux de métal. Et il me fit suivre ces instructions. Mais il n’y avait ni Mot ni Nom – rien que des bouts de métal disposés avec art. Et comment le métal inanimé, auquel nul Mot, nul Nom n’a conféré de puissance, pourrait-il réaliser des miracles ?
Finalement, j’acquis la conviction qu’il ne me révélerait jamais la sagesse promise. J’en étais venu à une telle familiarité avec cette Puissance que la rébellion m’était devenue possible, et que j’osai même croire en une chance de succès. Comme je l’ai déjà décrit, sa forme était entourée d’une sorte de brume imprécise, qu’il produisait grâce à un sceau qu’il portait au côté et nommait un « générateur ». Si jamais cette brume était détruite, il ne pourrait continuer à vivre – c’est du moins ce qu’il m’avait dit. C’était pour cette raison qu’il n’osait, personnellement, toucher aucun objet en fer. Et c’était là la base de mon plan.
Je feignis de tomber malade, et dis que j’allais me reposer dans une hutte à toit de chaume, qui était inhabitée et se trouvait au pied de la colline où la Puissance résidait. Il n’y avait certainement pas même un clou en fer dans une habitation aussi primitive. S’il éprouvait réellement pour moi l’affection dont il protestait, il ne m’en voudrait pas de cette absence due à la maladie. Et si son amitié était réellement grande, il pourrait même m’y visiter. J’y serais seul, dans l’espérance de pouvoir compter sur lui dans l’adversité.
Curieux, n’est-ce pas, qu’un homme puisse tenir ce langage à une Puissance ! Mais cela faisait trois semaines que nous nous voyions tous les jours. Je restai allongé dans la hutte, gémissant sur ma couche. Le second jour, il vint. Affectant une grande joie, je m’empressai d’allumer un feu dans la cheminée rudimentaire. Il prit cela pour une marque d’honneur, alors qu’en fait, c’était un signal. Tandis qu’il me parlait avec douceur, me croyant malade, un cri retentit devant la hutte. C’était le prêtre du village, un homme simple mais courageux à sa façon. En voyant la fumée, qui était le signal convenu, il était arrivé sans se faire voir et avait ceint la hutte d’une chaîne de fer entourée de chiffons pour étouffer le bruit. Ensuite, il apparut à la porte, brandissant son crucifix et chantant des exorcismes. Oui, un homme bien courageux, ce prêtre, car je lui avais décrit la Puissance comme un esprit particulièrement immonde.
La Puissance se tourna vers moi, et je brandis ma dague.
« Je tiens le métal maudit ! lui criai-je. Et un cercle de fer entoure la maison ! Dis-moi, vite, les Mots et les Noms grâce auxquels les sceaux opèrent ! Donne-moi le secret des énigmes que tu m’as fait écrire ! Si tu fais cela, je tuerai ce prêtre et ôterai la chaîne de fer, et tu pourras sortir d’ici indemne. Mais fais vite, sinon… »
La Puissance jeta un sceau sur le sol. Lorsque le parchemin toucha terre, il y eut une sorte de bourgeonnement brumeux, comme si quelque chose d’épouvantable avait commencé à se former. Puis, le parchemin émit de la fumée et se transforma en cendre – et la Puissance comprit que j’avais dit vrai.
« Ah ! s’exclama-t-Elle sèchement, les hommes ! Et je croyais que celui-là était mon ami ! » Il porta la main à son côté. « Effectivement, j’aurais dû m’en apercevoir ! Je suis entouré de cercles de fer. Le moteur chauffe… »
Il me regarda. Je levai ma dague, refusant de me laisser intimider.
« Les Mots ! m’écriai-je. Les Noms ! Donne-moi des pouvoirs, et je tuerai ce prêtre !
— J’ai essayé de te donner la sagesse, dit la Puissance calmement. Et tu vas me poignarder avec ce métal maudit si je ne te dis pas des choses qui n’existent pas. Mais tu pourras t’épargner cette peine. Je ne saurais vivre longtemps dans un cercle de fer. Mon moteur va griller, et le champ de force disparaîtra. J’étoufferai dans cet air trop pauvre pour moi. Seras-tu satisfait, alors ? Faut-il également que tu me poignardes ? »
Je me levai de ma paillasse pour le menacer encore plus sauvagement. C’était de la pure folie, n’est-ce pas ? Mais j’étais fou, Johannus !
« Allons, patience, dit la Puissance. Je pourrais te tuer en cet instant même, avec moi ! Mais je te croyais mon ami. Je vais aller voir ton prêtre. Je préférerais mourir de sa main. Peut-être est-il simplement stupide. »
Il s’avança d’un pas décidé vers la porte. Lorsqu’il enjamba la chaîne de fer, je crus voir un filet de fumée, mais il toucha alors l’objet qu’il portait au côté. La brume qui entourait sa personne disparut comme par enchantement, et ses vêtements se soulevèrent un instant comme dans un souffle de vent. Il tituba, mais se reprit et toucha de nouveau ce qu’il portait au côté. La brume réapparut et son pas se raffermit. Il ne tenta pas de se détourner, mais avança droit vers le prêtre. Malgré l’état d’esprit qui était le mien, je vis qu’il marchait avec une amère dignité.
Les yeux du prêtre s’agrandirent d’épouvante. C’était la première fois qu’il voyait la Puissance, et la Puissance faisant une aune et demie, avec une très grosse tête et des antennes noueuses sur le front. Le prêtre comprit instantanément que ce n’était un homme d’aucune race connue, mais une Puissance, un des Rebelles qui avaient été expulsés du paradis.
J’entendis la Puissance parler au prêtre, avec une grande dignité. Je ne pus comprendre ce qu’il disait. J’étais fou de rage et de déception. Mais le prêtre resta ferme. Tandis que la Puissance allait vers lui, il s’avança également dans sa direction. Son visage exprimait l’épouvante, mais aussi la résolution. Il tendit le bras, tenant ferme le crucifix qu’il portait toujours à sa taille, au bout d’une chaîne de fer. Sans hésiter, il en toucha la Puissance, tout en entonnant In nomine Patri…
De la fumée commença à monter de l’endroit où la Puissance portait sur sa personne la machine dont Elle touchait les sceaux afin de leur conférer le pouvoir des mystères. Et ensuite…
Je fus aveuglé. Il y eut un monstrueux éclair de lumière bleue, comme lorsque la foudre tombe des cieux. Il fut suivi par une boule de feu d’un jaune aveuglant, d’où sortait une épaisse fumée noire. Le tout fut accompagné d’un terrifiant coup de tonnerre, qui oblitéra tous mes sens.
Lorsque je rouvris les yeux, il n’y avait plus que le prêtre ; très droit, le visage gris de peur, les sourcils roussis, il psalmodiait des hymnes d’une voix défaillante.
Je suis à Venise. Ma besace est pleine de sceaux grâce auxquels je puis faire des prodiges. Nul homme ne peut accomplir des miracles comparables aux miens. Mais je ne me sers pas de ce pouvoir. Nuit et jour, heure après heure, minute après minute, je travaille, essayant de trouver la clef qui me permettra de déchiffrer la sagesse que la Puissance possédait et désirait faire partager aux hommes. Ah ! mon bon Johannus ! Ces sceaux sont à moi, et je peux accomplir des miracles, mais lorsque je les aurai utilisés, ils ne seront plus et mon pouvoir se sera volatilisé. J’ai pu approcher de la sagesse comme aucun homme ne l’a fait avant moi, et tout cela n’est plus ! Tout cela n’est plus ! Mais je passerai des années, que dis-je, le restant de mes jours, à chercher la signification réelle dont parlait la Puissance ! Je suis le seul homme ici-bas qui ait conversé quotidiennement, pendant des semaines d’affilée, avec un Prince des Puissances des Ténèbres, et son amitié pour moi était telle qu’elle ne s’arrêta pas devant sa propre destruction. En vérité, ce qu’il m’a dicté doit être empli de sagesse ! Mais comment trouver des instructions pour l’accomplissement des mystères dans des métaphores telles que – je choisis un fragment au hasard – « des plaques de deux métaux différents, plongées dans de l’acide, génèrent une force pour laquelle les hommes n’ont pas encore de nom, et qui est pourtant à la base de la vraie civilisation ». Ma déception est telle que je me sens devenir fou, Johannus ! Pourquoi ne pouvait-il pas parler plus clairement ? Mais je m’acharnerai, et je découvrirai le secret…
Mémorandum du professeur McFarland, département de physique, université de Haverford, au professeur Charles, de la même faculté :
Cher professeur Charles, Ma réaction est : nom de D… ! Où est la suite ?
McFarland.
Traduit par Frank STRASCHITZ
The Power.
© Will F. Jenkins, 1971.
© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.