Terry CARR :
LES COULEURS DE LA PEUR

L’invasion peut se poursuivre jusqu’à l’encerclement du dernier refuge. Et le mystère impénétrable des étrangers peut amener les humains survivants à sombrer dans le mysticisme tant la tentation est forte de prêter au vainqueur des vertus particulières. Ne serait-ce que pour rendre supportable la défaite !

 

LES couleurs explosaient dans le ciel comme des rêves. Il y en avait tout autour de nous, au-dessus de nos têtes, au-dessus de la ville et de la plaine en contrebas. Nous n’entendions aucun bruit à cause de nos écrans protecteurs, mais ces explosions de jaune, de pourpre et de bleu et leurs traînées retombant dans l’air de la nuit… on ne pouvait les regarder sans les entendre en soi.

Le son des couleurs qui explosent est un cri de terreur.

« Cinq nuits d’affilée, dit Karl. Je ne comprends pas. »

Il était assis au fond de la chambre, du côté opposé au mur sur lequel nous observions le ciel ; il disait ne pas supporter d’être plus près. L’appartement de Karl était encore plus petit que le nôtre et il n’était pas habitué à la taille des hologrammes projetés sur notre mur.

« Ils essaient de pénétrer, fit Jean. Ça fait des mois et des mois qu’ils essaient. C’est pathétique.

— Ces salauds ! fit Karl. Salauds ! »

Je déplaçai ma chaise afin de pouvoir le voir par-dessus mon épaule. Karl était petit et mince et son visage anguleux s’éclairait de reflets verts et or lorsque les couleurs-fantômes explosaient dans la pénombre de la pièce ; il ressemblait à un arlequin.

« Si tu traitais un Threnn de salaud, je me demande s’il comprendrait de quoi tu parles, fis-je. En supposant que tu arrives à parler à l’un d’eux. »

Jean était en train de rassembler la vaisselle du dîner dans le collecteur ; un léger chuintement se fit entendre et le tout fut aspiré. Jean était brune et débordante d’énergie, mais son visage de gamin était tendu et anxieux à présent. « Quelle importance, s’ils comprennent ou non ce qu’ils sont, fit-elle avec véhémence. Tu peux bien les appeler comme tu veux. »

Je commençai de dire quelque chose mais des explosions simultanées de couleurs détournèrent mon attention. La pièce fut éclairée presque comme en plein jour et mon regard se reporta sur le mur. Une, puis deux explosions se succédèrent sous mes yeux et leur éclat se dissipa dans les airs. Mes pensées changèrent de cours.

« On pourrait presque les trouver beaux, dis-je.

— Beaux ? » Jean s’interrompit, les yeux braqués sur moi.

« Visuellement seulement, dis-je. Mais depuis toujours il y a eu un rapport étroit entre la beauté et la douleur… »

Karl se récria : « Oh ! bon Dieu, Stephen, tu ne vas pas recommencer à philosopher. »

Il ne me regardait pas, et ne quittait pas le mur des yeux comme si un de ses sens était accaparé par ce qui se passait au-dehors et qu’il ne se servait que des quatre autres dans la pièce. Il était contracté sur son siège bien que s’efforçant d’être à l’aise. Pour se calmer il avait croisé les jambes, mais son pied s’agitait en petites saccades nerveuses.

« Ils ne sont pas beaux, fit Jean. Ni visuellement ni autrement.

— Les gens se mettent à philosopher pour ne pas avoir à réagir émotionnellement aux choses, fit Karl. Ça t’arrive constamment, Stephen. »

Les explosions des couleurs et des ombres tournaient autour de nous dans la chambre.

« Non, ce n’est pas une vue aussi intellectuelle que vous le pensez, dis-je ; si vous parvenez à dissocier les couleurs des Threnn de l’idée de mort, alors vous pouvez les trouver vraiment beaux. »

Dans la pénombre je vis les yeux de Karl s’écarquiller un peu ; il semblait ébloui ce soir par l’intensité des couleurs et bien que son regard immobile restât braqué sur le mur, il dit très posément : « Ils ne sont pas beaux, ils font du mal.

— C’est vrai, fit Jean. Ils transforment les gens en absurdes tableaux de néon puis ils les emmènent dans la ville pour les faire exploser devant nous. Ce sont des monstres.

— Oui, bien sûr », fis-je, m’ôtant de la tête l’idée de la beauté. Je tendis la main vers Jean et elle vint s’asseoir sur le fauteuil à côté de moi.

« On pourrait regarder autre chose, fis-je.

— Qu’est-ce qu’il y a d’autre à regarder ? demanda-t-elle.

— La station de Londres émet encore ; il y a peut-être encore quelqu’un là-bas. »

Jean secoua la tête : « Non, ce n’est que la station… automatique. Ça fait des mois qu’il n’y a plus personne de vivant là-bas. »

Du fond de la chambre Karl dit : « Pourquoi ne pas voir ce que donnent les caméras placées hors des murs ? Il y a peut-être quelque chose de plus intéressant plus près du sol.

— Avons-nous vraiment envie de voir ce qui se passe au-dehors ? » demandai-je. Les couleurs continuaient d’exploser dans l’épaisseur du mur, et dans la pénombre nos visages s’illuminaient étrangement.

« J’espère qu’il n’y a personne là-bas dehors, fit Jean. Stephen, passons sur l’enceinte extérieure pour voir si tout va bien. »

Je pressai quelques boutons sur l’accoudoir de mon fauteuil et le mur se changea en une plaine désertique s’étendant dans la nuit. Il n’y avait pratiquement aucun relief et rien à voir sinon quelques outils abandonnés que quelqu’un avait dû lâcher quand les Threnn l’avait pris et que personne n’avait eu le courage d’essayer de rapporter. À part ça il n’y avait que de la rocaille et de la poussière, et des ombres éclaboussant le sol de taches de couleur.

« Je ne vois personne, fit Jean. Et toi, Stephen ? Karl ?

— Non, il n’y a personne, dis-je.

— Passe voir sur une autre caméra », dit Karl. Je poussai d’autres boutons et le mur se changea en une région montagneuse, au nord. Il y avait là de véritables ombres noires contrastant avec les couleurs dans le ciel car la plupart des Threnn et des autres lumières – victimes immolées qui n’avaient presque plus rien d’humain – demeuraient au-dessus de la plaine ; ils arrivaient de la plaine tous les soirs, comme une aube factice, après la tombée de la nuit. Je plongeai mon regard dans l’obscurité, et pour la première fois je ressentis la froide morsure de la vraie peur ; et je reconnus ce qu’elle était en fait : une peur enfantine du noir. Lorsqu’on a peur de l’obscurité c’est parce qu’on imagine que les choses peuvent vous grimper dessus sans être vues ; pourtant les lumières ne peuvent pas se cacher dans l’obscurité. Toujours est-il que la peur n’est pas une chose rationnelle.

 

Nous connaissions Karl depuis quelques mois seulement. Il travaillait avec Jean dans son laboratoire d’électronique. Il ne s’était fait aucun ami là-bas – beaucoup d’entre nous étaient devenus moins sociables à présent, repliés comme nous l’étions sur notre peur – mais Jean avec son infatigable énergie avait réussi à le faire sortir de sa coquille, et nous étions tous devenus amis. Karl jouait bien aux échecs. Il venait dîner une ou deux fois par semaine et nous bavardions de tout et de rien ; mais généralement nous en revenions à parler des Threnn.

Karl était obsédé par eux ; il se tourmentait et se lançait constamment dans des théories. Il mettait en avant le fait que Moscou avait été parmi les premières grandes villes à succomber aux Threnn, et ne cessait d’évoquer les expériences de parapsychologie conduites par les Russes depuis le siècle précédent. Il disait : « Ils n’ont jamais eu assez de discipline scientifique dans leurs travaux. Ils ne s’intéressaient qu’à faire de nouvelles découvertes : télépathie, augmentation de l’énergie psychique. Du travail bâclé tout ça ; ils n’ont jamais été soigneux ; et voyez ce qui est arrivé. »

Je n’étais convaincu de rien quant aux origines des Threnn ; je n’étais même pas sûr qu’ils fussent des êtres vivants comme tout le monde le croyait. Quand ces lumières s’étaient mises à attaquer nos villes, fondant sur les gens pour les capturer et les transformer en boules de lumière à leur image, nous crûmes à une nouvelle et étrange forme de vie venue s’emparer de notre monde. Mais nous ne savions en fait que très peu de chose sur cet ennemi et les suppositions hasardeuses allaient bon train.

Les esprits mystiques virent d’abord les Threnn comme étant des anges de Dieu ou d’un niveau d’être supérieur, venus nous délivrer des tourments de notre monde de souffrance. Mais cet espoir se mua vite en terreur lorsqu’un nombre croissant de gens fut pris et dévoré vivant par des boules de lumière aveuglante et sans substance. Bientôt les esprits crédules dirent que ces créatures étaient des suppôts de Satan ; les rites d’exorcisme se multiplièrent et partout des assemblées priaient pour la délivrance. À certains endroits, on offrit même des sacrifices humains aux Threnn.

Tout cela en vain. Des prêtres furent surpris en pleine homélie ; Églises et sectes furent absorbées en masse.

Les bombes, les balles, les lasers, les gaz, on essaya tout ; et rien de tout cela n’affecta un tant soit peu les Threnn. Quand enfin nous découvrîmes que les fréquences vibratoires parvenaient à les chasser, nos villes étaient déjà à moitié détruites. Nous installâmes rapidement des réseaux vibratoires autour d’elles mais nous nous aperçûmes que les Threnn arrivaient à se faufiler à travers la moindre brèche de ces écrans. Nous travaillâmes frénétiquement pour les améliorer alors qu’augmentait sans cesse le nombre des disparus. Des villes entières furent vidées de toute vie humaine ; les vives couleurs des Threnn envahissaient ville après ville et n’en repartaient qu’une fois que les rues et les bâtiments étaient déserts et silencieux comme la mort.

Mais nous bâtîmes une autre ville, une dernière cité pour assurer la défense de l’humanité, adossée aux terrifiantes Rocheuses et protégée par un impénétrable réseau d’écrans. Et ceux d’entre nous qui le purent vinrent là. Nous habitions dans des appartements construits à la hâte, pas plus grands que des cellules de prison – mais enfin nous étions en sécurité et nous nous en félicitions.

 

« Je crois que je ne vois rien là non plus, fit Karl, le regard plongé dans l’obscurité de l’holomur. Mais même s’il y avait quelqu’un là dehors, il serait dans l’ombre. Vous voyez quelqu’un ? »

— Non, fit Jean, observant l’obscurité avec appréhension.

— Changeons encore », dis-je et je pressai les boutons.

À l’extérieur, nous vîmes les replats des parois de la montagne qui s’élevaient comme des marches géantes. La ville était adossée tout contre le versant ouest des montagnes qui se découpaient au-dessus de nous. Il faisait très sombre là-bas et apparemment aucune couleur vive ne dérivait derrière la ville. Je dus attendre que mes yeux s’habituent à l’obscurité pour discerner les détails des hautes parois et du chemin qui montait aux niveaux supérieurs et que personne ne pratiquait une fois la nuit tombée.

Le silence régnait, chacun de nous épiant l’obscurité.

« Il y a quelqu’un là-bas, fit Karl. Là… près des marches. » Peut-être le montrait-il du doigt mais il faisait aussi sombre dedans que dehors.

J’explorai des yeux les ténèbres autour du chemin. Il était difficile de voir quoi que ce soit, mais soudain un mouvement attira mon attention : un homme se trouvait là, tapi dans l’escalier, à mi-hauteur du premier palier.

Une fois que je l’eus repéré, je fus surpris de constater à quel point je le voyais bien. Il était jeune, c’était peut-être même un adolescent. Son regard était tourné vers les lumières dans le ciel au-dessus de la ville et l’expression de son visage était si ouverte, si ingénue qu’il aurait pu avoir des années de plus tout en ayant l’air aussi jeune. Ce n’était même pas vraiment de la peur bien qu’on en discernât encore les traces. Il avait été en proie à la terreur tout récemment, mais il avait dépassé ce stade à présent. Les yeux fixés sur les couleurs dans le ciel nocturne, il semblait avoir abandonné la lutte. Je pensai : Il attend.

Karl quitta son siège et, passant devant moi, alla directement à l’holomur. Il regarda de près l’homme ou l’adolescent, et dit : « Pourquoi ne s’enfuit-il pas ?

— Que fait-il donc là ? dit Jean. Il devrait être à l’intérieur. Pourquoi les gens continuent-ils de sortir ?

— Je ne pense pas qu’il ait peur, fis-je. Regardez-le. »

L’adolescent, ou l’homme, ne bougeait pas. Il était tapi là dans l’escalier, caché seulement par l’obscurité.

Tous, nous regardions cette expression ouverte qu’il avait et, peu à peu, son visage nous apparut plus nettement, s’éclairant d’un reflet doré. Ce n’est que très tardivement, me sembla-t-il, que je réalisai qu’une lumière venait vers lui de quelque part derrière nous. Je sursautai et faillis me retourner ; mais nous étions à l’intérieur et ceci n’était qu’une image du dehors et rien de plus.

« Oh ! non, s’exclama Jean. Oh ! non, Stephen, tu vois ? Il y a une lumière, c’est un Threnn…

— Je sais, je le vois. Passons à autre chose.

— Autre chose ? Non, tu n’as pas le droit !

— Tu veux vraiment voir ça ? fis-je.

— Laisse, fit Karl. Je n’ai encore jamais vu ça de près. »

L’adolescent – c’était bien un adolescent, nous le voyions désormais – ne bougea pas en voyant la lumière venir sur lui. Il ne bougea pas du tout. Il attendait simplement.

Puis le Threnn fut sur lui, globe éblouissant de lumière dorée qui sembla tomber d’en haut instantanément. La lumière faisait le quart de la taille du garçon, mais quand elle le toucha elle se mit à grossir, elle s’immobilisa autour de sa tête, puis lui entoura le torse, descendit vers les jambes et finalement lui enveloppa tout le corps. Pendant un court moment encore, nous le vîmes à l’intérieur ; il avait l’air follement surpris et ouvrait la bouche comme pour rire et peut-être riait-il mais nous ne pouvions rien entendre. Puis la lumière l’enveloppa entièrement et il sembla se fondre en elle.

Il était devenu lumière et rien d’autre : un globe géant de lumière inhumaine qui s’éleva dans les airs et disparut dans les hauteurs, ne laissant que des ombres errantes derrière lui.

 

« Je n’y comprends rien, dit Karl. Il n’a même pas eu peur. » Il posa son café, la main encore tremblante. Jean avait rallumé toutes les lampes dans la chambre et la lumière était presque aveuglante. Le mur était éteint, le rideau tiré devant.

« Il était complètement fou, s’écria Jean. Vous vous rappelez son visage, l’air qu’il avait ? Complètement… Il ne s’est pas rendu compte de ce qui lui arrivait.

— Que veulent-ils donc de nous ? fit Karl. Nous ne sommes bientôt plus qu’une poignée. Pour l’amour du Ciel, il y a cent ans nous étions trop nombreux, et le monde était surpeuplé. Aujourd’hui nous sommes la seule ville encore en vie sur terre. »

Je pensai à San Francisco, à Moscou, à Johannesburg, à New York, à Tokyo… et à Rome. Rome avait été une des premières à succomber, et je me rappelais la scène sur la place Saint-Pierre quand cent mille âmes avaient été enveloppées par les lumières, avaient fondu dans les couleurs et s’étaient évanouies dans le ciel… par vingtaines, par centaines à la fois, jusqu’à ce que la place ait été complètement déserte. Pendant trois semaines après cela, nous avions capté l’émetteur de Rome et regardé cette image vide, espérant découvrir un signe de vie… mais il n’y en avait eu aucun, rien sinon l’obscurité déserte devant l’antique basilique. L’absence même des couleurs des Threnn nous faisait comprendre que la ville était déserte : ils ne cherchaient même pas les survivants. Finalement l’émetteur était tombé en panne et il n’y eut plus rien à voir.

Toutes étaient tombées de cette façon, les cités, les villes, les bases militaires impuissantes et frustrées. Seule notre ville bâtie à même le flanc des Rocheuses – cité nouvelle et imprenable construite en fonction de la défense et utilisant toute notre technologie moderne – seule notre ville était encore en vie. Nos écrans tenaient bon ; les Threnn ne pouvaient plus nous atteindre.

Mais certains d’entre nous allaient à eux, sortaient et se faisaient prendre.

En buvant mon café, je repensai aux lumières qui avaient emporté l’adolescent ; il m’était arrivé de les trouver belles, mais d’en voir une consumer quelqu’un comme ça…

« Au début, ça ressemblait à une auréole, dis-je. Vous vous rappelez ? Quand la lumière a commencé de descendre sur sa tête. »

— Jean eut un frisson : « Stephen, arrête…

— Excuse-moi, ça m’avait frappé…

— Une auréole, mon Dieu ! s’exclama Karl. Il ne s’agissait pas d’un ange venu chercher ce garçon pour l’emmener dans les cieux… c’était un Threnn. Tu as vu ce qui est arrivé à ce garçon ?

— Oui, je l’ai vu. Il est mort. Mais tu sais, il n’a pas eu l’air de souffrir ni d’avoir peur et c’est le cas pour beaucoup d’entre eux. »

Les yeux de Karl me foudroyèrent avec une telle intensité que je frémis. « Alors ils sont fous ; ce sont des détraqués suicidaires, Stephen, voilà tout. Pourquoi iraient-ils dehors, sinon ? »

Son regard allait de moi à Jean et je compris qu’il voulait qu’on lui réponde, qu’on lui réponde quelque chose.

« Ils sont fous, bien sûr », dis-je. Je me levai pour ramener l’éclairage à sa douce intensité habituelle, redonnant à la pièce un air sécurisant et paisible, et Jean s’affaira nerveusement, compostant une commande de dessert tranquillisant. Mais Karl resta assis là où il était, fixant en silence l’holomur caché par le rideau.

 

Plus tard, après que Karl fut rentré chez lui, silencieux et visiblement ébranlé, je dis à Jean : « Ce n’est peut-être pas très bon pour nous qu’il vienne si souvent. Il faut toujours qu’il regarde les hologrammes et ça le rend malade. Ce soir, il avait l’air plus abattu que jamais. Et à toi non plus ça ne fait pas de bien d’être avec lui quand il est comme ça. »

Elle me regarda, étonnée : « Ça ne me fait pas de bien ? mais qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tu attrapes sa peur, fis-je. Regarde-toi, tu trembles encore comme une feuille. »

Elle soupira et essaya ostensiblement de se relaxer. « Ce n’est pas à cause de Karl », dit-elle. J’acquiesçai : « Mais il n’arrange rien, pas vrai ?

— Stephen, il a peur, comme tout le monde ! Regarde-nous, un petit millier de personnes s’efforçant à grand peine de rester en vie dans une ville qui est une vraie prison ! C’est la fin du monde et tu penses qu’il ne devrait pas avoir peur ?

— Non, ce n’est pas cela, fis-je. Bien sûr, tu as peur ; moi aussi. Mais nous devons garder le sens de la mesure…

— De la mesure ? Oh ! Seigneur, parfois je me dis que c’est toi qui es fou ! » Elle se dirigea à grands pas vers le canapé-lit et se mit à l’ouvrir pour la nuit avec une ardeur rageuse. Elle se retourna vers moi et me dit : « Tu sais, je ne crois pas que tu aies peur d’eux du tout, toi. Doux Jésus ! tu les trouves beaux. » Elle rit doucement, puis frissonna. « Beaux. Oh ! ils sont si mignons que ça te donne envie de les embrasser, pas vrai ? »

Plantée devant moi, elle me dévisageait de ses yeux sombres où brillait la colère. Mais de nous deux c’était moi le plus rationnel, alors je m’assis à la table et attendis que sa colère s’apaise. Une ou deux fois, elle ouvrit la bouche pour m’invectiver à nouveau, mais elle se ravisa. Puis au bout de quelques minutes, elle s’assit sur le lit et se mit à trembler.

J’allai près d’elle, la pris par les épaules en silence jusqu’à ce que je la sente se calmer. Je l’embrassai dans le cou et lui dis : « Toi aussi je te trouve mignonne, tu sais.

— Ne plaisante pas avec ça, fit-elle doucement, et ne jette pas la faute sur ce pauvre Karl si j’ai peur. Ces créatures me terrifient, qu’il soit là ou non.

— D’accord, fis-je, d’accord. »

 

Pourtant nous regardâmes l’holomur tous seuls le soir suivant. Je ne voulais pas le regarder, j’aurais aimé lire un livre, ou regarder un film enregistré, ou jouer aux échecs jusqu’à minuit. Je voulais repousser les Threnn de mes pensées, prendre un peu de distance afin de maîtriser ma propre angoisse. Ce fut Jean qui alluma l’holomur et s’assit nerveusement devant. Ainsi donc nous le regardâmes.

C’était la même chose que le soir précédent, la même chose que toutes nos soirées désormais. Dans le ciel, les lumières dérivaient, jetant des éclairs de couleur bleue, pourpre et or. Certaines étaient d’un blanc parfait qui aveuglait. En dessous, la plaine autour de la ville était déserte et hantée par les ombres.

« Jean, c’est vraiment morbide », fis-je, mais elle se contenta de hausser les épaules.

Elle changea d’image et la pièce fut inondée d’une lumière verte au moment même où un homme-Threnn explosait sous nos yeux. Il me fallut un moment pour accommoder, et dans ma tête j’entendis s’évanouir le cri de cette créature. Je souhaitai un instant pouvoir l’entendre plus nettement et cette pensée m’effraya. Quand je fus capable enfin de distinguer ce que montrait l’hologramme, je m’aperçus qu’il s’agissait de la vue ouest : le rempart des montagnes et les escaliers qui menaient aux niveaux supérieurs. Après cette dernière explosion de lumière, l’obscurité se fit sur l’image et dans notre chambre.

Le téléphone sonna.

Le bruit parut si fort dans le silence de la chambre qu’on eût dit une autre explosion venue d’un endroit inattendu. Je sursautai, le cœur battant, puis je vis Jean enfoncer le bouton à côté d’elle et dire : « Allô ! »

La voix de Karl sortit du haut-parleur au-dessus de nous.

« Jean, je vais y aller.

— Karl, c’est toi ? » Le son des voix était aigre dans l’obscurité. Un rayonnement rouge et or explosa quelque part dans le ciel, se reflétant en couleurs douces sur l’escalier.

« Oui, c’est Karl. Je vais aller dehors.

Dehors, où ça ? fit Jean.

En dehors de la ville. Je vais sortir de la ville et je voulais que vous le sachiez. »

Je bondis : « Karl, Karl, c’est Stephen. Écoute-moi…

— Je voulais vous dire ça, fit Karl. Et je veux vous dire encore une chose. »

Jean hurla : « Karl, non, ne fais… »

J’entendis le déclic du téléphone.

« Attends ! s’écria Jean, et de nouveau : Attends, Karl ! » Mais la ligne était coupée. Jean tritura les boutons, il y eut des déclics, puis le bourdonnement prolongé de la tonalité se fit entendre.

Je m’élançai vers la porte : « Je peux le rattraper avant qu’il ne sorte, fis-je. Je l’attacherai s’il le faut.

— Non », dit Jean. Elle montra l’holomur du doigt. « Il passe déjà la porte. »

Sur l’hologramme, je vis une tache de lumière blême alors que Karl franchissait la porte en se déplaçant avec aisance, avec un calme que je ne lui avais jamais vu. Il laissa la porte se rabattre derrière lui et s’enfonça dans l’obscurité.

« Il a appelé d’un poste qui se trouve près de l’enceinte, fis-je impuissant. Il ne voulait pas qu’on l’arrête. »

Karl se trouvait à présent sur une étendue de terrain découvert, se tenant à proximité de l’escalier où il serait en vue des hordes de Threnn qui peuplaient le ciel au-dessus de la ville et de la plaine à l’est. Déjà il me semblait voir la scène s’éclairer à l’approche des Threnn.

Karl était immobile, les bras étendus. Il souriait et ses yeux étaient dirigés vers les lumières convergentes dans le ciel.

Jean se leva d’un bond et courut vers l’holomur. Elle hurla : « Karl, non ! » et se mit à cogner sur l’écran à toute force comme si elle eût voulu passer au travers et ramener Karl.

Une lumière argentée descendit d’au-dessus de lui. Karl leva les yeux vers le Threnn ; nous distinguions son visage de plus en plus nettement au fur et à mesure que la créature se rapprochait ; il y avait des larmes sur son visage mais son expression reflétait simplement la joie. La créature descendit dans notre champ de vision et sembla atteindre Karl presque instantanément, s’attachant à lui, lui recouvrant la tête, les épaules, enflant. Karl rejeta la tête en arrière et se mit à rire alors que la lumière argentée l’enveloppait entièrement. L’éclat était insoutenable et Karl disparut à l’intérieur. Il devint lumière lui-même ; il ne fut plus qu’une boule d’argent palpitante puis il s’éleva rapidement dans le ciel et disparut.

Devant nous, l’escalier vide retomba peu à peu dans l’obscurité alors que Karl ou ce qu’avait été Karl s’éloignait. Finalement la scène fut à nouveau déserte et sans vie et les ombres redevinrent noires.

 

Jean était debout, appuyée contre l’holomur ; le seul bruit que j’entendais dans la pièce était celui de sa respiration rauque et irrégulière ; elle pleurait.

Je traversai la pièce tant bien que mal et éteignis l’hologramme ; la lumière revint dans la chambre. La tête me tournait ; j’avais du mal à saisir ce qui s’était passé tout en sachant trop bien ce qui venait d’arriver.

« Pas Karl, fit Jean doucement. Non. »

Je me dirigeai vers elle, voulant la prendre dans mes bras mais elle s’esquiva et se mit à tourner en rond dans la chambre, en proie à une grande agitation. « J’aurais pu croire ça de n’importe qui sauf de lui, dit-elle. Il avait peur d’eux, si peur ! » Elle eut un haut-le-corps.

Notre chambre me parut étonnamment normale après l’intensité du spectacle du dehors : des lumières douces dans un petit studio. Je lui dis : « Ça se passe comme ça parfois ; les gens qui ont le plus peur de quelque chose sont parfois ceux qui sont le plus attirés par elle. »

Et tout à coup, Jean explosa : « Arrête ça, arrête ! tu es tellement rationnel à propos de tout ! Ce n’est pas un puzzle pour intellectuel, c’est horrible. »

Elle me dévisagea furieusement puis se recroquevilla dans un fauteuil, essayant de se rouler en boule. « S’il te plaît, arrête ça », murmura-t-elle.

J’aurais bien voulu pouvoir.

 

Traduit par Bernard RAISON.

The colors of fear.