C. M. KORNBLUTH :
LA SAISON DU SERPENT DE MER
La grande question que doit commencer par se poser tout bon envahisseur est de savoir comment demeurer inaperçu le plus longtemps possible. On connaît la méthode du Cheval de Troie. Mais elle ne paraît guère applicable en une époque aussi rationaliste que la nôtre et en un monde où, les média aidant, tout se sait immédiatement. Comment se débarrasser des média ?
UNE chaleur accablante régnait dans les bureaux de notre agence de presse la World Wireless à Omaha. Notre siège de New York ne cessait de me harceler pour réclamer de la copie. Mais où trouver de la copie en plein été, par un après-midi étouffant ? Il y avait à peine une heure, je leur avais transmis un compte rendu sur le base-ball régional et je n’avais vraiment rien d’autre. En été, il ne se produit jamais rien et la seule ressource des journalistes est le base-ball. Pendant la canicule, les hommes politiques se réfugient au fond des forêts du Maine pour pêcher et prendre des cuites mémorables, les cambrioleurs sont trop épuisés par la chaleur pour cambrioler et les épouses ont tout le temps de réfléchir et de se rendre compte que l’assassinat n’est pas le meilleur moyen pour se débarrasser de leurs maris.
J’étais en train de parcourir quelques circulaires. Un feuillet polycopié, assez défraîchi, disait : « Saviez-vous que, de l’Atlantique au Pacifique, les physiothérapeutes éminents recommandent l’usage de la citronnade en été, comme boisson hygiénique et désaltérante ? La Fédération des producteurs de citrons révèle qu’une récente enquête menée auprès de 2 500 physiothérapeutes, dans 57 villes de plus de 25 000 habitants, a prouvé que plus de 87 % d’entre eux consomment de la citronnade au moins une fois par jour entre juin et septembre et que 72 % ne se contentent pas de simplement consommer cette boisson délicieuse et excellente pour la santé, mais la prescrivent à… »
Le télétype du circuit de New York éjecta un nouveau message : 3 960 M-HM. Envoyer informations TT Urg. Ny.
Une fois de plus, New York me faisait savoir qu’il leur fallait immédiatement une bonne petite information, bien croustillante… « de toute urgence… » qu’ils disaient, ces messieurs du siège. Ils ne doutaient de rien.
Je m’installai au télétype communiquant avec l’Est et tapai : 96 Ny. Rien pour le moment. OM.
Le papier sur la citronnade était imbuvable ; je me remis à fouiller dans le tas. Les cours de vacances de l’Université de l’État sollicitaient le patronage du Gouverneur pour une conférence sur les buts et les moyens d’éducation secondaire pour les adultes. Le Collège d’Agriculture demandait d’informer les fermiers qu’en été il fallait protéger les cochons à peau blanche contre les rayons directs du soleil. Le manager d’un boxeur de cinquième catégorie envoyait le palmarès de son gars et des billets de presse pour son prochain combat aux Arènes d’Omaha. La Société des Pansements Schwartz et White nous adressait une superbe photo, grand format sur papier glacé, d’une blonde voluptueuse portant un costume de bain improvisé, fait de deux paquets de Pansements TOUTPRÊT S & W.
La prière d’insérer disait : « La capiteuse starlette Miff McCoy est prête à toute éventualité pendant son séjour à la mer. Ce n’est pas seulement un amour de petit costume de bain qu’elle porte – ce sont deux pansements TOUTPRÊT S & W pour tous usages. Ceux-ci sont fabriqués par la Société des Pansements Schwartz & White à Omaha. Si vous vous cassez une côte, en vous livrant à des exercices trop violents sur la plage, le costume de bain de Miff vous fournira immédiatement les bandages indispensables. »
Ouais ! Et le reste de la pile ne valait même pas ça. Je fourrai le tout dans le classeur « Circulaires » et, malgré la chaleur, me mis à me creuser les méninges.
Ma gymnastique mentale m’amena à la conclusion que je serais obligé de fabriquer une fausse nouvelle. Malheureusement la morte-saison actuelle n’avait pas encore vu naître de canard d’envergure – il n’avait pas encore été question de soucoupes volantes, de monstres dans les eaux de Floride, on n’avait pas encore parlé de bandits chloroformeurs terrorisant toute une ville. Si seulement il y avait déjà eu un canard de lancé, je m’y serais accroché et j’aurais inventé une « suite à… », mais étant donné la situation je me voyais déjà dans l’obligation de monter de toutes pièces une « première exclusivité », ce qui est bien plus difficile et comporte des risques bien plus grands.
Les soucoupes volantes ?… En toute décence je ne pouvais tout de même pas ressusciter cette vieille rengaine ; voilà des années que tout le monde, sauf quelques journalistes, les avait oubliées.
Depuis bien longtemps déjà on avait également fichu la paix à la Tortue Géante du lac Huron. Si je provoquais une panique de bandits chloroformeurs, toutes les vieilles filles voleraient à mon secours en venant déclarer, sous la foi du serment, que des bandits avaient essayé de pénétrer par effraction chez elles et qu’elles avaient nettement senti des relents de chloroforme… mais cette petite plaisanterie ne serait pas du goût des flics. D’étranges messages interplanétaires captés par le laboratoire de l’Université d’État ? Oui, ça pourrait faire l’affaire. J’introduisis une feuille de papier dans ma machine à écrire et m’y installai en jetant des regards furibonds au papier vierge et en maudissant la morte-saison.
Mais j’obtins un sursis – le télétype de la Western Union sonna sous mon nez et une ampoule d’un jaune bilieux s’alluma. Je tapai : WW Prêt Envoyez et la machine se mit à débiter une bande jaune, gommée, sur laquelle je lus : « Wu CO62. – DPR payable destinataire. – Fort Hicks, Arkansas, 22 août 10 h 50. – Commissaire police municipale Crawles décédé circonstances mystérieuses partie de pêche monts Ozarks près hameau Rush City aujourd’hui stop Rushiens téléphonent à Hicksiens « Mort brûlé par dômes luisants apparus huitaine de « jours » stop corps transporté par jeep à Fort Hicks stop interrogé agent police Allenby de Rush City qui déclare « Sept dômes luisants en verre chacun taille « maison » dans clairière quinze cents mètres sud hameau » stop Rushiens indemnes n’ont vu personne stop Crawles mis en garde voulut toucher dôme « mort brûlures » stop secrétariat notez communication téléphonique urgente un dollar quatre-vingt-cinq stop dois-je suivre information. – Benson fin. – Répétons partie de pêche Rushiens Hicksiens huitaine de jours jeep taille maison 1.85 425 P fin. »
C’était exactement ce qu’il me fallait. J’accusai réception du message et rédigeai mon papier en vitesse. M’installant au télétype, direction New York, je me mis à le transmettre avant de recevoir un nouveau message exaspérant du siège.
Presque aussitôt le télétype du circuit des informations se mit en branle, relayant mon papier : « WW 72 (première exclusivité). – Fort Hicks, Arkansas, 22 août. – WW. – Mort mystérieuse a frappé aujourd’hui un officier de police dans un petit hameau des monts Ozarks. Pinkey Crawles commissaire de la police municipale de Fort Hicks Arkansas est mort de brûlures pendant qu’il était à la pêche près du petit village Rush City. Les habitants terrorisés de Rush City attribuent cette tragédie à ce qu’ils appellent les « dômes luisants ». Déclarent que lesdits dômes apparurent dans une clairière quinze cents mètres sud de leur village la semaine dernière. Ces objets mystérieux sont au nombre de sept, chacun de la dimension d’une maison. Rushiens n’osent pas s’en approcher et avaient mis en garde le commissaire Crawles en visite dans le village. Crawles n’écouta pas leurs avertissements. P. C. Allenby agent de police de Rush City témoin oculaire de la tragédie déclare : « Il n’y a pas grand-chose à dire. » Le commissaire Crawles s’est « simplement approché d’un de ces dômes et y a posé sa main. Je fus ébloui par un éclair violent et en retrouvant la vue constatai que Crawles était brûlé à mort. » L’agent Allenby ramène le corps du commissaire Crawles à Fort Hicks. 602 P 220 M. »
Je me dis avec satisfaction que cette histoire occuperait New York pendant un bout de temps. Je me souvins du « Secrétariat » de Benson et demandai Fort Hicks au téléphone, appel interurbain personnel. La standardiste d’Omaha demanda les renseignements de Fort Hicks, uniquement pour s’entendre dire qu’un tel service n’y existait pas. La standardiste de Fort Hicks demanda à qui nous désirions parler. Celle d’Omaha avoua finalement que nous aimerions avoir Mr. Edwin C. Benson au bout du fil. Sa collègue de Fort Hicks répéta le nom à haute voix, puis décida que si Ed n’était pas encore rentré dîner, il devait probablement être au poste de police. Elle nous mit en communication avec celui-ci et enfin je réussis à parler à Benson. Il avait une voix agréable, son accent du terroir de l’Arkansas n’était pas très prononcé. Je lui passai gentiment de la pommade en lui disant qu’il nous avait envoyé une nouvelle sensationnelle, que je le félicitais de son travail consciencieux et tout le reste. Généralement nos correspondants de la brousse ne manquaient pas de se rengorger en entendant ce genre de sornettes, mais il les accepta assez sèchement et avec réserve, ce qui était pour le moins étrange. Aussi lui demandai-je d’où il était. « De Fort Hicks, me répondit-il, mais j’ai beaucoup roulé ma bosse. J’ai été chroniqueur judiciaire à Little Rock. »
Je faillis éclater de rire en l’entendant, mais mon rire se résorba alors qu’il poursuivait :
« J’ai également été rédacteur de l’Associated Press à La Nouvelle-Orléans, j’y suis même passé chef de bureau, mais je n’aimais pas le travail d’agence de presse. Je trouvai du boulot au secrétariat de la Chicago Tribune, mais cela ne dura pas longtemps – ils me détachèrent à Washington pour y prendre la direction de leur bureau là-bas. Puis je passai au New York Times. Ils me bombardèrent correspondant de guerre et je fus blessé… retour à Fort Hicks. À présent j’écris pour des magazines. Aimeriez-vous que je suive cette affaire de Rush City ?
— Certainement, lui dis-je, contrit. Mettez-y toute la sauce, je vous laisse juge. Croyez-vous que c’est un canard ?
— Je viens de voir la dépouille mortelle de Pink chez l’entrepreneur de pompes funèbres et je me suis entretenu avec l’agent Allenby de Rush City. Pink est bien mort des suites de brûlures et Allenby n’a pas inventé cette histoire. Il se peut que quelqu’un d’autre l’ait fait – Allenby est un « demeuré » – mais pour autant que je sache il s’agit d’une nouvelle authentique. Je continuerai à vous tenir au courant. N’oubliez pas de me faire rembourser ce coup de téléphone de 1,85, je compte sur vous. »
Je l’assurai que je ne l’oublierais pas et raccrochai. Mr. Edwin C. Benson m’avait donné un choc. Je me demandai si c’était la gravité de sa blessure qui l’avait obligé d’abandonner une brillante carrière de journaliste pour aller s’enterrer dans un trou des Monts Ozarks.
Puis, je reçus un coup de téléphone du Grand Manitou, président du conseil d’administration de World Wireless. Comme tout président du conseil d’administration qui se respecte, il profitait de la morte-saison pour pêcher au Canada. Il avait capté quelques émissions de la radio transmettant ma première exclusivité sur les événements de Rush City. La remorque de sa caravane était munie d’un téléphone mobile et ce ne fut pour lui que l’affaire de quelques instants d’appeler Omaha et de bouleverser complètement la liste des congés, que j’avais établie avec tant de soin, et le roulement des équipes de nuit. Il désirait que je me rende à Rush City pour m’occuper personnellement de cette information. J’acquiesçai dûment et commençai à rallier le reste du personnel. Mon rédacteur de nuit fut dessoûlé par sa femme et déposé au bureau dans un état passable. Je réussis à joindre un de mes télégraphistes dans la station estivale où il passait ses vacances et le persuadai de rejoindre son poste. Je téléphonai à une compagnie d’aéro-taxis pour leur demander de m’envoyer un taxi de longue distance sur le toit de l’immeuble dans une heure. J’exigeai leur meilleur pilote et leur dis de le munir de cartes de l’Arkansas.
Sur ces entrefaites, deux dépêches « suite à dômes » arrivèrent de Benson et furent immédiatement retransmises. Je m’occupai de la mise en page de deux articles. Le second comportait un papier d’une autre agence sur les dômes – une resucée de notre information – mais elle ne manquerait pas d’avoir ses hommes à elle sur place. Je donnai mes instructions au rédacteur de nuit et montai sur le toit pour prendre mon aéro-taxi.
Le pilote décolla en plein milieu d’un orage en formation. Nous fûmes obligés de monter au-dessus et lorsqu’il nous fut possible de redescendre à une altitude permettant le pilotage par visibilité, nous avions perdu notre route. Pendant la plus grande partie de la nuit nous volâmes en cercle, jusqu’au moment où le pilote aperçut enfin le feu d’une balise portée sur ses cartes. Il était trois heures trente. Nous nous posâmes à Fort Hicks à l’aube, en nous regardant en chiens de faïence.
Le gardien de l’aérodrome de Fort Hicks m’indiqua la demeure de Benson et je m’y rendis à pied. C’était une petite maison préfabriquée, peinte en blanc. Une femme calme, entre deux âges, me fit entrer. C’était la sœur de Benson, Mrs. McHenry, une veuve. Elle m’apporta du café et me raconta qu’elle avait veillé toute la nuit, attendant le retour d’Edwin qui était parti à Rush City vers huit heures du soir. Étant donné qu’en voiture on ne mettait pas plus de deux heures pour aller à Rush City, elle était inquiète. J’essayai de la faire parler de son frère, mais elle se contenta de dire que c’était lui le plus intelligent et le boute-en-train de la famille. Elle refusa de s’étendre sur son travail comme correspondant de guerre. Elle me montra ce qu’il écrivait pour les hebdos… des nouvelles d’amour pour des magazines à diffusion nationale. Il semblait en vendre une tous les deux mois environ.
Notre conversation languissait lorsque son frère entra. Je me rendis immédiatement compte de ce qui avait brisé sa carrière de journaliste. Il était aveugle. Une longue cicatrice brune, plissée, allait de sa tempe gauche vers la nuque, en passant par-dessus l’oreille. Cela mis à part, c’était un type au physique agréable. Il devait avoir dans les quarante-cinq ans.
« Qui est là, Véra ? demanda-t-il.
— C’est Mr. Williams, le monsieur qui t’a téléphoné d’Omaha aujourd’hui… je veux dire hier.
— Très heureux de faire votre connaissance, Williams. ».
Ayant entendu, je suppose, grincer le fauteuil alors que je me penchais en avant pour me lever, il ajouta :
« Ne vous dérangez pas, je vous en prie.
— Tu t’es bien attardé, Edwin, dit sa sœur avec soulagement, mais d’une voix où perçait un léger reproche.
— Ce jeune chenapan, Howie – mon chauffeur cette nuit –, ajouta-t-il pour éclairer ma lanterne, s’est égaré à l’aller et au retour, et puis j’ai passé plus de temps à Rush City que je ne pensais. »
Il s’installa en face de moi.
« Williams, il y a certaines divergences d’opinions au sujet de ces dômes luisants. Les gens de Rush City jurent leurs grands dieux qu’ils existent et moi je prétends qu’ils n’existent pas. »
Sa sœur lui apporta une tasse de café.
« L’agent Allenby m’a emmené sur place, en compagnie de quelques autres dignes citoyens de Rush City. Ils m’ont décrit exactement ces dômes. Sept hémisphères, d’une matière ressemblant à du verre, posés dans une grande clairière, s’y dressant comme des maisons et réfléchissant la lueur des phares. Mais ces dômes ne se trouvaient pas dans cette clairière, en tout cas pas pour moi, ni du reste pour aucun autre aveugle. Lorsque je me trouve devant une maison ou n’importe quel autre obstacle d’une telle dimension, je m’en rends parfaitement compte. Je ressens une légère tension sur la peau de mon visage. C’est inconscient, mais le mécanisme de ce phénomène est parfaitement clair. Les aveugles – parce que cela leur est indispensable – perçoivent une image aurale du monde. Nous entendons un léger sifflement de l’air qui signifie pour nous que nous sommes au coin d’un immeuble. Nous sentons des courants d’air turbulents qui nous disent que nous approchons d’une rue à circulation intense. Certains d’entre nous sont capables de faire un parcours parsemé d’obstacles, sans jamais se heurter contre aucun de ceux-ci. Je n’en suis pas encore là, peut-être parce que ma cécité n’est pas aussi ancienne que la leur, mais, que diable ! je sais parfaitement déceler devant moi sept objets ayant chacun la dimension d’une maison. Et il n’y avait certainement rien de pareil dans cette clairière près de Rush City.
— Eh bien, dis-je en haussant les épaules, voici la fin d’un bel exemple de journalisme de morte-saison. Quel genre de farce les habitants de Rush City sont-ils en train de nous jouer et pourquoi ?
— Il ne s’agit pas d’une farce. Mon chauffeur a également vu ces dômes, et n’oubliez pas feu le commissaire de police. Pink non seulement les avait vus, mais les avait touchés. Tout ce que je puis dire, c’est que les gens les voient et que moi je ne les sens pas. S’ils existent, ils ont une existence qui ne saurait être comparée à rien de ce que j’ai rencontré jusqu’à présent.
— Je vais y aller moi-même, décidai-je.
— Je crois que ce serait la meilleure solution, dit Benson. Je ne sais que penser. Vous n’avez qu’à prendre ma voiture. »
Il m’indiqua la route à suivre et je lui résumai le genre d’informations que nous désirions avoir. Il nous fallait le verdict du coroner, qui devait se prononcer aujourd’hui sur les causes de la mort du commissaire de police ; le récit d’un témoin oculaire – son chauffeur était l’homme tout trouvé pour ça – un peu de couleur locale sur la région et quelques déclarations de personnalités officielles.
Je pris sa voiture et arrivai à Rush City deux heures plus tard. C’était une petite agglomération. Quelques maisonnettes en bois, construites dans la forêt de pins qui couvre toute cette région accidentée des Ozarks. Il y avait une épicerie-buvette, possédant l’unique téléphone de l’endroit. Je me dis que ce téléphone ne tarderait pas à être réquisitionné par les agences de presse et quelques journalistes entreprenants. Lorsque j’entrai, je vis un milicien de la police d’État, revêtu d’un uniforme élégant, qui s’appuyait contre le comptoir de vente de tabac parsemé de chiures de mouches.
« Je suis Sam Williams du World Wireless, lui dis-je. Voulez-vous m’accompagner ? J’aimerais aller jeter un coup d’œil sur ces dômes.
— C’est bien votre agence qui a lancé cette histoire en première exclusivité ? me demanda-t-il en me regardant d’une façon qui m’intrigua.
— Oui, c’est bien nous. Notre correspondant de Fort Hicks nous avait télégraphié la nouvelle. »
Le téléphone sonna et le milicien décrocha le récepteur. Il avait dû demander la communication avec les bureaux du Gouverneur.
« Non, monsieur, dit-il dans l’appareil. Non, monsieur. Ils ne veulent pas démordre de leur histoire, tous autant qu’ils sont, mais je n’ai rien vu. Je veux dire qu’on ne les voit plus. Cependant ils jurent qu’ils ont réellement été dans cette clairière, mais maintenant il n’y a plus rien. »
Après avoir répété plusieurs fois : « Non, monsieur », il raccrocha.
« Quand cela s’est-il produit ? demandai-je.
— Il y a environ une demi-heure. Je viens de revenir de la clairière, à bicyclette, pour faire mon rapport. »
Le téléphone sonna de nouveau et je m’en emparai. C’était Benson qui désirait me parler. Je lui demandai de téléphoner une information de dernière heure à Omaha au sujet de la disparition des dômes et puis partis à la recherche de l’agent de police Allenby. C’était un policier d’opérette, avec un insigne nickelé et un revolver à six coups. Il grimpa gaiement dans ma voiture et me dirigea jusqu’à la clairière.
Le piétinement de nombreux curieux avait tracé un sentier entre Rush City et cette clairière, mais au bout de celui-ci une déception nous attendait. Seuls quelques gamins se tenaient prudemment à l’orée de la forêt et racontaient des histoires tout à fait contradictoires au sujet de la disparition des dômes. Je rédigeai hâtivement un papier d’après les versions les plus rocambolesques et je me souviens d’y avoir parlé d’éclairs bleus et d’une odeur de soufre brûlé. Ce fut tout.
Je ramenai Allenby à Rush City. Un groupe mobile de la télévision arriva. J’attendis qu’un type de l’Associated Press ait fini de téléphoner son papier puis, m’emparant de l’instrument, je dictai le mien directement à Omaha. La petite agglomération commençait à grouiller de journalistes et de techniciens des agences concurrentes, des grands quotidiens, des réseaux de radio et de télévision, des actualités cinématographiques. « Que grand bien leur fasse ! l’histoire est terminée », me dis-je. Je pris un café au restaurant de l’épicerie, composé de deux tables dans un coin, et retournai à Fort Hicks.
Benson interviewait inlassablement par téléphone et bombardait Omaha de copie. Je lui dis qu’il pouvait commencer à y mettre un frein, le remerciant du bon boulot qu’il avait fait, lui payai l’essence consommée et les 1,85 de téléphone qu’il m’avait réclamés, pris congé de lui et retrouvai mon aéro-taxi au champ d’aviation. La note pour l’attente était assez salée.
Pendant le trajet de retour, j’écoutai la radio et n’éprouvai pas la moindre surprise. Après le baseball, les dômes luisants étaient la sensation du jour. On en avait vu dans douze États. Certains d’entre eux vibraient et émettaient des bruits étranges. Un autre était transparent et on pouvait distinguer à l’intérieur des hommes et des femmes de très grande taille. Je captai une émission matinale destinée aux ménagères et le meneur de jeu ne cessait de faire des bons mots au sujet des dômes. Ces dames de l’audience en éclataient de rire.
Nous fîmes escale à Little Rock pour faire le plein d’essence et j’en profitai pour acheter deux journaux du soir. Tous deux étalaient l’histoire des dômes sur huit colonnes avec titres en manchette. L’un reprenait les exclusivités du World Wireless et passait déjà mon papier sur la disparition des engins mystérieux. L’autre, qui n’était pas de nos clients, réussissait pratiquement à nous damer le pion, grâce aux dépêches d’autres agences et à un « correspondant spécial » – en l’occurrence probablement quelques coups de téléphone à l’épicerie-buvette de Rush City. Dans les deux on voyait des dessins humoristiques sur le thème des dômes luisants, hâtivement exécutés et collés en première page à la dernière minute. Le journal antigouvernemental représentait le Président étendant prudemment un doigt pour toucher le dôme du Capitole, reproduit sous forme d’un dôme brillant, et la légende disait : « Dôme luisant de l’immunité du Congrès contre une dictature du fonctionnarisme. » Un petit couple, portant l’étiquette « Mr. et Mrs. Citoyens-honnêtes-et-respectables-des-États-Unis-d’Amérique », figurait dans un coin du dessin et l’homme disait : « Attention, Monsieur le Président ! Souvenez-vous de ce qui est arrivé à Pinkey Crawles ! »
L’autre, gouvernemental, reproduisait un dôme luisant à l’effigie du Président. Un groupe de petits hommes obèses portant jaquette, avec des cravates en ficelle et des chapeaux à larges bords, étiquetés : « Trublions du Congrès » rampaient sur le dôme, les mains tendues en avant comme s’ils cherchaient à étrangler le Président. La légende disait : « Qui sera mis à mal ? »
Nous nous posâmes à Omaha et je rentrai au bureau. C’était le grand boom. Nos clients avalaient avec ravissement notre copie sur les dômes et nous inondaient de câbles en redemandant. Je fis une incursion à la morgue pour exhumer les dossiers du Disque Volant, de la Tortue du lac Huron et du Vampire de Bayou, ainsi que quelques autres encore plus rassis. J’étalai les vieilles coupures sur mon bureau et essayai de les classer pour en tirer une sorte d’arrière-plan à l’histoire des dômes luisants. Je pris la dernière dépêche arrivée par le télétype de la Western Union. Notre correspondant d’Owosso, Michigan, nous relatait comment une certaine Miss Lettie Overholtzer, âgée de soixante et un ans, avait vu un dôme luisant dans sa propre cuisine vers minuit. Ce dôme s’était gonflé comme une bulle de savon, devenant aussi grand que le réfrigérateur, puis avait disparu.
J’allai trouver le secrétaire de rédaction et lui dis :
« Freinons les papiers du genre Lettie Overholtzer. On peut y faire allusion en passant, mais je ne veux pas qu’on en fasse une information de premier plan. Ces dômes pourraient revenir et nous ne pourrions plus en jouer, car nous aurions épuisé la crédulité du public. »
Il parut légèrement surpris.
« Insinuez-vous qu’il y avait réellement quelque chose à Rush City ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien. C’est très possible. Personnellement je n’ai rien vu et le seul homme en qui je puisse avoir confiance dans la région n’arrive pas à se décider pour ou contre. N’importe, mettez-y un frein pour autant que nos clients nous le permettront. »
Je rentrai chez moi pour dormir un peu. En revenant au bureau, je découvris que, tout compte fait, nos clients ne nous avaient pas permis de donner ce coup de frein. Dans les autres agences de presse non plus, personne ne paraissait croire qu’il y ait eu quoi que ce soit d’extraordinaire à Rush City, mais malgré cela elles aussi s’en donnaient à cœur joie en lançant des informations sensationnelles du genre de celle de Lettie Overholtzer, envoyant par bélinogrammes des cartes et croquis des lieux où la présence des dômes avait été signalée, ainsi qu’en diffusant des statistiques sur le nombre des engins luisants qui avaient été aperçus.
Nous fûmes donc obligés de suivre le mouvement. Notre bureau de Washington harcela le Pentagone et les ministères compétents pour obtenir des déclarations officielles. Il y eut une course épique entre une Commission d’enquête de la marine et une autre de l’aviation, à celle qui arriverait la première à Rush City. Ensuite il y eut la course à celle qui réussirait la première à publier son rapport. L’aviation la remporta haut la main. Avant la fin de la semaine, des « Dômelets » firent leur apparition sur le marché. C’étaient des coiffures d’enfants – des casquettes brillantes en forme de dôme en matière plastique transparente. Nous ne pouvions que continuer dans la voie où nous nous étions engagés. La nouvelle avait été lancée par moi, mais elle avait pris le mors aux dents et elle mit longtemps à se calmer.
Les championnats du monde de base-ball, les plus intéressants depuis des années, réussirent finalement à tuer les dômes luisants. À la suite d’un accord tacite entre les agences de presse, nous cessâmes simplement de lancer une dépêche chaque fois que quelque femme hystérique croyait avoir vu un engin luisant ou brûlait simplement d’avoir envie de voir son nom figurer dans, la presse. Et naturellement, lorsqu’il n’y eut plus de publicité gratuite, les gens cessèrent de voir des dômes l’équipe de Brooklyn gagna le championnat de base-ball, la tension internationale monta au fur et à mesure que le thermomètre tombait, les cambrioleurs se remirent à cambrioler, et une chemise épaisse étiquetée « Dômes luisants » échoua au « cimetière ». Les dômes luisants étaient entrés dans l’Histoire et bientôt de très sérieux étudiants en psychologie ne manqueraient pas de venir nous enquiquiner pour nous demander de leur prêter ce dossier.
Le seul résultat tangible de cette affaire, me dis-je, était que nous avions réussi à passer un nouvel été sans trop faire chômer nos câbles et que je m’étais mis à correspondre occasionnellement avec Ed. Benson.
L’année étrange et harassante d’un journaliste continuait. Le base-ball céda la place au football. Une élection partielle nous maintint en forme. Noël approchait avec ses contes appropriés et ses histoires et anecdotes rituelles que les journaux consomment en quantité à cette époque. Noël passa et nous nous rabattîmes sur les histoires marrantes de gueules de bois du réveillon du Nouvel An et passâmes en revue les grands événements de l’année. Le Jour de l’An, ce fut une course mémorable pour couvrir les cent trois tournois de boules de la région. Des chutes record de neige dans les Grandes Plaines et les Montagnes Rocheuses. Les inondations printanières dans l’Ohio et dans la vallée de la rivière Columbia. Vingt et un délicieux menus de carême et la Semaine Sainte à travers le monde. De nouveau le base-ball, la Journée des Mères, la Journée des Pères, le Derby, les Grands Prix de Preakness et de Belmont.
Ce fut à peu près vers cette époque que je reçus une lettre déconcertante de Benson. Ce ne fut pas son sujet qui m’inquiéta, mais je me dis qu’aucun homme sain d’esprit n’écrirait de telles inepties. Il me semblait que Benson perdait les pédales. Il me disait simplement qu’il s’attendait à une reprise de la farce des dômes luisants. Il déclarait qu’« ils » avaient probablement trouvé « leur » essai concluant et qu’« ils » continueraient selon leurs plans. Je lui répondis avec une certaine réserve, ce qui parut l’amuser follement.
Il m’écrivit : Je ne me hasarderais pas à faire de tels pronostics si j’avais la moindre chose à y perdre, mais vous connaissez ma situation. Ce sont simplement des prévisions intelligentes, basées sur une étude de la politique et des fables d’Ésope. Si l’événement se produit, vous éprouverez certainement un peu plus de difficultés pour le faire gober à vos lecteurs, n’est-ce pas ?
Je me dis qu’il se fichait de moi, mais je n’en étais pas du tout certain. C’est très mauvais signe lorsque quelqu’un se met à parler d’« eux » et de ce qu’« ils » font ou pensent faire. Mais que Benson l’eût deviné ou non, un événement très semblable à l’épisode des dômes luisants se produisit vers la fin du mois de juillet, pendant une vague de chaleur tropicale.
Cette fois-ci, il s’agissait de grandes sphères roulant dans la campagne. Elles furent aperçues dans l’Arkansas central par une congrégation de Baptistes réunis dans la prairie pour prier le Seigneur de leur envoyer la pluie. Quelque quatre-vingts Baptistes jurèrent sur la Bible avoir vu de grandes sphères noires, d’une hauteur de trois mètres environ, rouler sur l’herbe. L’une de ces sphères était passée à cinq mètres seulement d’un des hommes. Ses compagnons s’étaient enfuis dès qu’ils eurent réalisé que ce n’était pas un mirage.
Ce ne fut pas le World Wireless qui lança cette information en première exclusivité, mais aussitôt que nous eûmes reçu le tuyau, nous nous y attelâmes. Étant maintenant l’autorité reconnue des informations sensationnelles de morte-saison dans la Division centrale du World Wireless, je partis pour le Kansas.
Tout s’y était passé d’une façon très semblable à ce qui s’était produit l’année d’avant dans les Monts Ozarks. Les Baptistes croyaient réellement avoir vu ces sphères – tous, sauf un. Cette exception était un vieux monsieur vénérable portant une barbe de patriarche. Il avait été le seul homme à ne pas s’enfuir et pourtant c’était lui qui s’était trouvé le plus près de ces sphères. Il était aveugle. Il me déclara, avec beaucoup de chaleur, qu’aveugle ou pas il s’en serait certainement aperçu si de grandes sphères avaient roulé à cinq mètres de lui, ou même à vingt-cinq.
Le vieux Mr. Emerson ne parla ni de courants d’air, ni de turbulence, comme l’avait fait Benson. Son raisonnement était beaucoup plus profond. Il développait la théorie suivante : le Seigneur lui avait ôté la vue et en compensation lui avait donné un autre sens, remplaçant celle-ci en cas de nécessité.
« Vous n’avez qu’à me mettre à l’épreuve, mon fils, pipa-t-il furieusement. Venez vous mettre là, attendez un instant et passez votre main devant mon visage. Vous aurez beau essayer d’éviter le moindre son qui puisse vous trahir, je vous dirai le moment exact où votre main sera en face de moi. »
Et il le réussit… trois fois de suite ! Puis il m’emmena dans la grand-rue de sa petite ville. Plusieurs camions étaient arrêtés près du silo à grains. Il me gratifia du spectacle de trouver son chemin autour et entre ces camions sans jamais en toucher un.
Cette démonstration et celle de Benson paraissaient prouver que quelles que puissent être ces sphères, elles avaient un certain rapport avec les dômes. Je lançai un papier très documenté sur la position prise par les aveugles et rentrai à Omaha pour découvrir que celui-ci avait bien été transmis, mais que New York l’avait escamoté.
Nous fîmes de notre mieux pour donner aux sphères noires la publicité habituelle, mais cela ne dura pas. Les caricaturistes politiques s’en fatiguèrent plus rapidement que des dômes et moins de vieilles filles prétendirent en avoir vu. Le public ridiculisa toute cette affaire. On parla d’un coup monté par les journaux et quelques publications se targuant d’intellectualité publièrent des articles sur « l’irresponsabilité de la presse ». Seuls les chansonniers de la radio tentèrent, comme d’habitude, d’exploiter à fond cette nouvelle, mais furent déconcertés de constater que leur pourcentage d’auditeurs tombait. Une note de service inter-réseaux fut lancée pour mettre fin aux gags sur les sphères. Le public en avait plein le dos.
Mais Benson m’écrivit : Cette affaire est absolument normale. Créer des miracles de temps en temps est, je l’avoue, un exercice fort amusant, mais qui ne saurait durer éternellement. Ceci, plus le cynisme invétéré des Américains envers toutes les sources d’informations, a fait que les sphères noires n’ont pas été saluées par le public avec le même enthousiasme naïf qui avait accueilli les dômes luisants. Néanmoins je prédis – et je vous saurais gré de noter que jusqu’à présent mes prédictions se sont réalisées à 100 % – que nous verrons l’été prochain un nouveau mystère comparable aux dômes luisants et aux sphères noires. Je prédis en outre que ce nouveau phénomène ne pourra être perçu d’aucun aveugle qui pourrait se trouver dans les environs immédiats.
Naturellement, s’il se trompait, cela ne ferait que réduire sa moyenne de 50 %. Je réussis à passer l’année sans trop de mal – cette même ronde interminable de travail que je savais pouvoir faire en dormant. Des membres de mon personnel furent atteints d’ulcères à l’estomac ; d’autres membres de mon personnel se sentirent fatigués et furent fichus à la porte ; des procès en diffamation furent entamés et réglés à l’amiable ; un des types de la rédaction réussit à décrocher une Bourse Nieman, pour études journalistiques, et partit pour l’université Harvard ; un de nos télégraphistes se fit écraser la main droite par une portière de voiture et voulut se suicider en se jetant du haut d’un pont, mais survécut, malgré sa colonne vertébrale cassée.
Le nouvel événement se produisit au milieu du mois d’août, lorsque pendant seize jours d’affilée, la météorologie prédit, sans se tromper : « Beau temps, température en hausse. » Cet événement, cette fois, n’était pas de ceux où le sens d’un aveugle pouvait prouver quoi que ce soit, mais il portait ce que j’appelais dès lors : « leur » marque d’origine.
À cause de la chaleur torride, les participants d’un cours de vacances de notre Université de l’État se réunissaient en plein air. Douze futurs instituteurs témoignèrent qu’une série de puits parfaitement circulaires s’étaient brusquement ouverts dans l’herbe, sous leurs pieds. Ils témoignèrent également que leur professeur disparut dans un de ces puits en poussant un hurlement à vous fendre l’âme. Ils témoignèrent en outre que ces puits restèrent ouverts pendant quelque trente secondes et se refermèrent subitement, sans laisser la moindre trace. L’herbe d’été, brûlée par le soleil, était revenue en place, les puits avaient disparu et le professeur également.
J’interviewai chacun d’entre eux. Ce n’étaient pas des rustres, mais des hommes et des femmes adultes, possédant tous leur licence et préparant leur doctorat pendant les vacances d’été. Leurs histoires concordaient parfaitement, ce qui ne m’étonna nullement de la part de personnes instruites et intelligentes.
Toutefois la police ne s’attendait pas à une telle concordance entre les différents témoignages. Cela changeait les policiers de leurs clients habituels généralement d’une intelligence en dessous de la moyenne et ils trouvèrent ça louche. Ils arrêtèrent les douze personnes sous une inculpation quelconque d’ordre technique – je crois que ce fut pour « avoir fait obstruction à des agents de police dans l’exercice de leurs fonctions » – et allaient les passer à tabac selon toutes les règles de l’art, lorsqu’un avocat se présenta avec douze commandements d’habeas corpus. Les flics soupçonnaient tacitement ces futurs instituteurs de s’être entendus pour assassiner leur professeur, mais personne n’a jamais été capable de trouver le motif qui les aurait poussés à faire une chose pareille.
La réaction du public dans cette affaire fut calquée sur celle des flics. Les journaux – qui avaient fait tout un plat de l’histoire des dômes luisants et qui avaient moins insisté sur celle des sphères noires – furent d’une prudence extrême. Néanmoins, quelques-uns risquèrent le plongeon et placardèrent l’histoire des puits avec tout le tam-tam voulu. Cela n’augmenta pas leur tirage. Les gens déclaraient que la presse insultait leur intelligence et qu’en outre, ils en avaient soupé des miracles.
Les quelques journaux qui avaient osé mettre les puits en vedette en prirent pour leur grade dans des éditoriaux très dignes de leurs concurrents qui considéraient cette histoire de puits comme une vaste fumisterie.
Le World Wireless lança immédiatement une circulaire à tous ses correspondants : « Ne parlez plus des puits. Lettres de lecteurs à faire parvenir au bureau régional, si une nouvelle apparition de puits se produisait dans votre district »
Nous reçûmes en tout et pour tout une dizaine de lettres, émanant pour la plupart d’étudiantes en journalisme faisant fonction de correspondants pendant les vacances. Elles allèrent toutes au panier. Les vieux du métier s’étaient mis à la page et ne se donnaient même pas la peine de nous envoyer un « papier » lorsque le plus grand soûlographe de la ville ou la vieille fille du village soutenaient mordicus qu’ils avaient vu un puits s’ouvrir dans la Grand-Rue, juste en face du drugstore. Ils savaient que ce n’était probablement pas vrai et que du reste tout le monde s’en fichait éperdument.
J’écrivis à Benson pour lui expliquer comment se présentait toute cette affaire et lui demandai humblement quelles étaient ses prévisions pour l’été prochain. Visiblement amusé au plus haut degré, il me répondit qu’il y aurait encore au moins un phénomène estival semblable aux trois derniers, peut-être même deux, mais que par la suite il n’y en aurait plus.
Il est facile maintenant de reconstruire l’enchaînement et le pourquoi des faits mais de quel prix avons-nous payé cette possibilité !
N’importe quel gamin pourrait murmurer, en parlant de Benson :
« Quel bougre d’idiot ! N’importe qui, même ayant moins de cervelle qu’une mouche, aurait pu se rendre compte qu’ils n’allaient pas continuer pendant deux ans. »
Il y a un type qui me l’a murmuré l’autre jour, lorsque je lui ai raconté cette histoire. Et je lui ai répondu en chuchotant que, loin d’être un bougre d’idiot, Benson avait été la seule personne sur cette terre qui avait su établir par la logique la raison d’être de ces phénomènes espacés et sa conclusion inévitable et mathématique.
Une nouvelle année s’écoula. J’engraissai de trois livres ; je buvais trop ; j’engueulais continuellement mon personnel et je réussis à obtenir une très belle augmentation. En pleine fête de Noël, au bureau, un télégraphiste me lança un direct du droit et je le flanquai aussitôt à la porte. Ma femme et mes gosses n’étaient pas revenus en avril, époque où je les attendais. Je téléphonai en Floride et elle me bredouilla une excuse quelconque, prétextant avoir manqué l’avion. Après plusieurs autres avions manqués et de nombreux coups de téléphone, elle me déclara enfin qu’elle n’avait pas l’intention de revenir. Je m’en fichais complètement. Je sentais que la prochaine saison du serpent de mer – dômes, sphères et trous – aurait plus d’importance que de savoir si nous resterions ou non mari et femme. En juillet, alors que la permanence au bureau était assurée par un nouvel employé, une dépêche arriva de Hood River, Oregon. Notre correspondant local signalait l’apparition de plus d’une centaine de « capsules vertes » d’environ cinquante mètres de longueur, dans la campagne environnante. Notre nouvel employé avait tout de même un peu de méfier et se souvint de l’ordre de freiner les canards de morte saison. Il ne transmit pas l’information mais la laissa sur mon bureau, pour que je m’amuse le lendemain matin. Je suppose que dans chacune des salles de rédaction des autres agences de presse de la région, la même chose avait dû se produire. Après avoir lu la dépêche des « capsules vertes » j’essayai de téléphoner à Portland, mais ne réussis pas à obtenir la communication. Puis mon téléphone sonna et un de nos correspondants de Seattle se mit à hurler quelque chose à l’autre bout du fil, mais la communication fut coupée.
Je haussai les épaules et téléphonai à Benson à Fort Hicks. Il était au poste de police et me demanda :
« Alors, ça y est ?
— Ça y est », lui répondis-je.
Je lui lus la dépêche de Hood River et lui parlai de la communication interrompue avec Seattle.
« Tiens, tiens ! dit-il, pensivement. Ainsi j’ai vu clair.
— Vous avez vu clair en quoi ?
— J’ai vu clair au sujet des envahisseurs. J’ignore qui ils sont – mais c’est la répétition de la fable du gosse qui criait « Au loup !… » Les loups viennent de se matérialiser… »
La communication fut brusquement coupée.
Il avait parfaitement raison.
Les habitants de la Terre étaient les agneaux.
Nous, les journalistes – de la radio, de la télévision et des agences de presse – étions le gosse qui aurait dû être prêt à donner l’alarme.
Mais les loups astucieux nous avaient amenés à donner l’alarme tellement de fois que les villageois en étaient fatigués et ne se dérangèrent plus lorsque le péril devint réel.
Et les loups qui étaient en train de se frayer une route de sang et de feu à travers les Monts Ozarks, sans rencontrer la moindre résistance… les loups étaient les Martiens sous le joug et le fouet desquels nous traînons désormais une existence misérable.
The Silly Season.
© C. M. Kornbluth, 1950.
© Éditions Opta, pour la traduction.