Poul ANDERSON :
LES ARRIÉRÉS
Une espèce étrangère qui envoie sur Terre une ambassade est nécessairement plus avancée que la nôtre. Elle détient nécessairement une foule de connaissances susceptibles de faire rêver nos plus grands savants aussi bien que l’homme de la rue. Et il n’est guère facile à l’espèce humaine de se voir cantonnée dans le rôle des arriérés. Même s’il lui faut se rendre à l’évidence…
ÉTANT enfant, il voulait être pilote de fusée – et quel enfant ne l’eût désiré à cette époque ? – mais il sut rapidement qu’il ne possédait pas les aptitudes requises. Par la suite, il opta pour la psychologie et passa même une licence avec mention. Puis, une chose en amenant une autre, Joe Husting se spécialisa dans l’abus de confiance. Ce n’était pas un métier désagréable : il y trouvait de l’excitation et de la variété lorsqu’il écumait New York, avant d’aller dilapider les résultats d’un beau coup en Floride, à Groenland Plage ou à Luna City.
Pour le moment, le bar ne contenait guère de pigeons possibles. Cependant il traînaillait sur sa bière et ne se sentait pas du tout pressé. Le printemps venait d’apparaître. La porte ouverte accueillait une douce brise, la pièce allongée était fraîche et sombre, quelques autres clients flânaient devant leurs consommations, et la TV marchait en sourdine. Paresseusement, à travers la fumée de sa cigarette, Joe Husting regardait le programme.
Les Galactiques, bien sûr. Leur astronef géant étincelait sur un fond de champs bruns, à cent milles de là. Vue plongeante… maintenant vue rapprochée, à travers le cordon de gardes des Nations Unies, puis à nouveau sur les milliers de curieux. Le speaker racontait qu’en ce moment le commandant de l’astronef était en conférence avec le Secrétaire général, et que les membres de l’équipage étaient en permission sur Terre. « Mesdames et Messieurs, ils sont amicaux. Je répète, purement amicaux. Ils ne feront aucun mal. Ils ont déjà échangé leur cargaison d’uranium 235 contre quelques milliards de nos dollars, et ils ont l’intention de dépenser ces dollars comme le ferait n’importe quel touriste amical. Cependant, le Secrétariat de l’O.N.U. et le Président des États-Unis nous demandent de nous souvenir que ces gens viennent des étoiles. Ils sont civilisés depuis un million d’années. Ils ont des moyens que nous n’imaginons même pas. Quiconque ferait du mal à un Galactique, détruirait par la même occasion la plus grande… »
Husting laissa errer son esprit. Un grand événement, ça oui, peut-être le plus grand événement de toute l’Histoire. La Terre devenue une planète membre de la Fédération galactique ! Toutes les étoiles à notre disposition ! Il était heureux de vivre, en cette année où tout pouvait se produire… Hum. Tout d’abord, on pouvait faire fixer des cailloux en toc dans des montures fantaisie, et les bazarder comme véritables pierres de feu sacrées Tardéniennes, mais ce n’était qu’un commencement…
Il se rendit compte que le crissement sourd des électrocars et le martèlement des chaussures s’intensifiaient dans la rue. Un véritable rugissement d’excitation s’éleva à quelques centaines de mètre de là. Que diable… ? Il abandonna sa bière, rejoignit tranquillement la porte et regarda. Un type mal vêtu se précipitait vers la foule. Husting l’attrapa par un revers. « Qu’est-ce qu’il se passe, vieux ?
— Tu n’as pas entendu ? Des Galactiques. Une demi-douzaine. Ils ont atterri dans une rue par là-bas – ils ont une espèce de ceinture volante –, ils sont allés chez Macy’s et ont acheté pour un million de dollars de marchandises ! Maintenant ils s’amènent par ici. Laisse-moi y aller ! »
Husting resta tranquille un moment, tirant sur sa cigarette ; il sentait un frisson courir le long de son échine. Des promeneurs venant des étoiles, une civilisation vieille d’un million d’années, et qui englobait toute la Voie lactée ! S’il pouvait voir réellement les Grands, ou peut-être même leur parler… ce serait un sacré truc à raconter à ses petits-enfants – s’il en avait un jour.
Cependant, il attendit que le bord extérieur de la foule l’atteignît, puis se fraya un chemin avec compétence et… sans scrupules. Il transpira quelques minutes avant de parvenir à la barrière.
Un champ de force invisible retenait les myriades new-yorkaises – sage précaution. Les foules les mieux intentionnées peuvent vous piétiner à mort.
C’étaient sept membres de l’équipage de l’astronef galactique. Ils étaient grands, puissants, aussi beaux qu’on pouvait l’imaginer : une race mélangée, cheveux sombres, lèvres pleines et fin nez aristocratique. En un million d’années, il était normal que toutes les races se fussent mêlées en une seule. Ils portaient des tuniques et des brodequins bleus étincelants, des ceintures métalliques arachnéennes, dans lesquelles brillaient des pointes lumineuses comme des étoiles – et des bijoux ! Ils avaient dû acheter tout ce que Macy’s pouvait offrir de plus voyant, et avaient accroché ces parures à leur cou musculeux et à leur poignet épais. De la loutre et de l’hermine alourdissaient leurs épaules, une petite fortune en fourrures. L’un d’eux comptait laborieusement l’argent qui lui restait… de quoi étouffer un éléphant. Les autres souriaient, affables, aux Terriens qui grouillaient autour d’eux.
Joe Husting arc-bouta son étroite carcasse contre la pression qui menaçait de l’aplatir sur le champ de force. Soudain, il passa sa langue sur ses lèvres desséchées et son cœur se mit à battre violemment. Serait-ce possible – est-ce que lui, l’insignifiant, pourrait adresser la parole aux dieux descendus des étoiles ?
Ailleurs, dans l’immense bâtisse, les politiciens, les spécialistes et les gens en vue bourdonnaient comme un essaim qu’on vient de déranger. Ils auraient dû être en train de conférer avec les envoyés de la Mission galactique. Le seul moyen d’étudier un cas sans précédent est de former des comités et de passer six mois à établir un calendrier de conférences. Mais le Secrétaire général des Nations Unies jouissait de certaines prérogatives et ce coup-là, il s’en était servi. Une conférence privée, face à face avec le Commandant Hurdgo, pouvait réaliser en une demi-heure plus que tous les Conseils de la Terre en un an.
Il se pencha et avança une boîte de cigares.
« Je ne sais pas si je dois, ajouta-t-il. Le tabac ne convient peut-être pas à votre métabolisme ?
— Mon quoi ? » demanda son visiteur en souriant.
C’était un grand homme, qui commençait à bedonner quelque peu, et à qui ses tempes argentées donnaient un air distingué. Dans le fond, que les Galactiques se rasent le menton et coupent leurs cheveux à la manière des Terriens civilisés, il n’y avait pas de quoi s’étonner. C’était bien la mode la plus pratique.
« Je veux dire… nous fumons cette plante, mais c’est peut-être un poison pour vous, dit Larson. Après tout, vous venez d’une autre planète.
— Oh ! non, ça colle, répondit Hurdgo. Les mêmes plantes croissent sur toutes les planètes semblables à la Terre, ainsi que les mêmes gens et les mêmes animaux. Pas beaucoup de différences. Merci. » Il prit un cigare et le roula entre ses doigts. « Il sent bon.
— C’est ça qui m’étonne le plus, vous savez. Nous ne nous attendions pas à ce que la même évolution se produise par tout l’univers. Pourquoi ?
— Oh ! c’est comme ça, c’est tout. » Le Commandant Hurdgo mordit son cigare et cracha le morceau sur le tapis. « Évidemment ce n’est pas le cas sur les planètes d’un type différent, mais sur toutes celles du type de la Terre, c’est la même chose.
— Mais pourquoi ? Je veux dire, quelle évolution… Ce ne peut pas être une coïncidence. »
Hurdgo haussa les épaules.
« Je n’en sais rien. Moi je ne suis qu’un homme de l’espace, aux idées pratiques. Le reste, je ne m’en suis jamais soucié. »
Il mit le cigare entre ses lèvres, en approcha le chaton d’une bague très ornée. De la fumée succéda à la brève, mais puissante étincelle.
« Voilà un… un ustensile très ingénieux », dit Larson.
L’humilité, c’était la seule règle à adopter pour un simple Terrien. La Terre était nouvelle venue dans le cosmos, il fallait bien l’admettre. « Un quoi ?
— Votre anneau. Ce briquet.
— Oh ! ça. Oui. Il y a un petit machin à énergie atomique dedans. »
Hurdgo eut un geste magnanime.
« Nous vous enverrons des types pour vous montrer comment fabriquer tous nos trucs. On vous prêtera des machines jusqu’à ce que vos usines soient prêtes. On vous mettra à la page.
— C’est… vous êtes incroyablement généreux, dit Larson, heureux mais un peu incrédule.
— Bah, pour nous ce n’est pas grand-chose, et une fois que vous serez installés, nous pourrons faire du commerce avec vous. Plus il y a de planètes, mieux ça vaut, pour nous.
— Mais… excusez ces questions, monsieur, mais j’ai de lourdes responsabilités. Il faudrait nous indiquer les conditions légales pour appartenir à la Fédération galactique. Nous ne connaissons rien de vos lois, de vos coutumes, de vos…
— Pas grand-chose à vous apprendre, dit Hurdgo. Chaque planète peut très bien se protéger elle-même. Comment pensez-vous que nous puissions faire la police sur cinquante millions de planètes comme la vôtre ? Si vous avez des problèmes, vous pouvez les exposer au… heu… je ne sais pas comment vous appelleriez ça dans votre langue : un groupe d’experts, avec un ordinateur qui règle toutes ces questions. Ils vous font payer, bien sûr… pas un impôt galactique, simplement vous payez pour le service rendu, et le profit sert à financer des services gratuits, comme cette Mission que je dirige.
— Je vois, opina Larson. Un Conseil de Coordination.
— Oui. Quelque chose comme ça. »
Le Secrétaire général secoua la tête avec perplexité. Il s’était quelquefois demandé ce que deviendrait la civilisation dans un million d’années. Maintenant qu’il avait la réponse, il était frappé de stupeur. Dans une ultime simplicité, les Surhommes dédaignaient l’appareillage encombrant d’un Gouvernement interstellaire, libérés de toute contrainte à l’exception des règles de moralité du Surhomme, libres de cogiter leurs vastes pensées entre les étoiles.
Hurdgo regarda par la fenêtre les tours arrogantes de New York.
« La plus grande ville que j’aie jamais vue, remarqua-t-il, et pourtant j’ai visité un tas de planètes. Je ne vois pas comment vous pouvez la diriger. Cela doit être compliqué.
— C’est compliqué, en effet », sourit Larson avec une grimace.
Évidemment, les Galactiques avaient dépassé depuis longtemps le stade où une telle fourmilière humaine était nécessaire. Ils devaient avoir oublié l’art d’en diriger une, tout comme les compatriotes de Larson avaient oublié l’art de tailler le silex.
« Bon. Parlons encore affaires. » Hurdgo suçota son cigare et claqua les lèvres. « Voilà comment ça se passe. Il y a bien longtemps, nous avons trouvé que nous ne pouvions pas laisser les nouvelles planètes s’élancer à la conquête de l’espace sans prévenir qui que ce soit. Trop dangereux. Nous avons donc placé des détecteurs dans toute la Galaxie. Quand ces derniers repèrent des… comment appelez-vous ça ? – des vibrations, ils alertent le… heu… Conseil de Coordination, qui envoie un astronef chargé de contacter la nouvelle race et de lui expliquer la musique…
— Ah ! vraiment ? C’est ce que j’avais cru deviner. Nous venons d’inventer un moteur plus rapide que la lumière… très primitif évidemment comparé au vôtre. On était en train de l’expérimenter lorsque…
— C’est ça. Moi et mes gars, nous sommes donc chargés de vous examiner pour voir si tout va bien. Nous ne voulons pas de peuples guerriers susceptibles de se déchaîner, vous comprenez. Trop dangereux.
— Je vous assure…
— Oui, oui, mon vieux, c’est O.K. Vous avez une bonne organisation mondiale, efficace et puissante, et notre ordinateur nous apprend que vous ne faites plus la guerre. » Hurdgo fronça les sourcils. « Pourtant je dois admettre que vous avez quelques habitudes étranges. En réalité, je ne comprends pas tout ce que vous faites… vous paraissez avoir de drôles d’idées, contrairement à toutes les autres planètes. Mais ça ne fait rien. À chacun ses manières. Votre bulletin de santé est au poil.
— Admettons… » Larson parla très lentement. « Admettons que nous n’ayons pas été… approuvés – qu’est-ce qui se serait produit ? Vous nous auriez réformés ?
— Réformés ? Hein ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous aurions envoyé un astronef de Police et réduit en poussière toutes les planètes de ce système. Nous ne pouvons pas laisser vivre des gens qui pourraient provoquer une guerre. »
Une sueur se forma sous les bras de Larson et lui dégringola le long des côtes. Il se sentit la gorge sèche, Des planètes entières…
Mais en un million d’années, on apprenait évidemment à raisonner sub specie æternitatis. Cinq milliards de Terriens auraient pu éliminer cinquante milliards de Galactiques avant d’être mis au pas. Ce n’était pas à lui de juger les Surhommes.
« Hé ! salut. »
Husting dut crier pour se faire entendre au-dessus du vacarme. Mais le plus rapproché des Galactiques l’aperçut et sourit.
« Salut », fit-il.
Incroyable ! Il avait répondu à Joe Husting comme à un ami. Pourquoi donc ? Peut-être l’aplomb de Joe lui avait-il plu. Ou peut-être personne n’avait-il osé parler le premier aux Galactiques.
Husting maudit sa langue d’avoir perdu sa volubilité coutumière :
« Heu… ça vous plaît, le pays ?
— Oui alors ! C’est la plus grande ville que je connaisse ! Et, par draxna, regarde ce que j’ai dégoté ! » Le Spacien souleva un collier de verre rutilant. « Ils vont en faire une bobine, quand je leur montrerai ça à la maison ! »
Quelqu’un poussa Husting contre la barrière ; il en eut le souffle coupé. Il haleta, essayant de se dégager.
« Hé ! coupe le courant. Le pauvre type est coincé. »
Un des Galactiques pressa un cabochon de sa ceinture. Doucement, mais inexorablement, le champ s’élargit, repoussant la foule… et Husting se retrouva à l’intérieur avec les sept visiteurs des étoiles.
« Ça va, vieux ? »
Des mains prévenantes le remirent sur pied.
« Je… oui, merci. Merci, ça va maintenant ! » Husting se redressa et sourit aux visages anxieux qui entouraient leur cercle. « Merci, les gars !
— Content d’avoir pu te rendre service. Je m’appelle Gilgrath. Appelle-moi Gil. » Des doigts puissants agrippèrent l’épaule de Joe Husting. « Et je te présente Bronni, Col et Jordo, et… »
Husting chuchota, un peu trop bas :
« Heureux de vous connaître. Je m’appelle Joe.
— Mais alors, ça marche, dit Gil avec enthousiasme. Je me demandais ce qui n’allait pas avec vous autres !
— Ce qui n’allait pas ? »
Hébété, Hasting secoua la tête, se demandant s’ils regardaient dans son cerveau, et s’ils lisaient en lui des pensées dont lui-même n’avait pas connaissance. De vagues souvenirs lui revinrent, par exemple celui d’Anubis aux yeux graves pesant le cœur d’un homme.
« Tu sais bien, dit Gil. Vous vous tenez tous à l’écart
— Oui, ajouta Bronni. Dans toutes les autres planètes que nous avons visitées, tout le monde s’approchait, disait bonjour, nous payait à boire et…
— Et les parties que nous avons faites, lui rappela Jordo.
— Oui. Tu te souviens de cette bamboula sur Alphaz ?
— Et ces filles ? fit Col en roulant des yeux avides.
— Vous avez un tas de jolies filles ici à New York, se plaignit Gil. Mais nous avons l’ordre de n’offenser personne. Dis donc, est-ce que je peux saluer une de ces mignonnes ? »
Husting était incapable de former la moindre pensée ; le réflexe de nombreuses années de pratique répondit pour lui, rapidement :
« Vous vous trompez. Nous avons simplement peur de vous parler. Nous pensions que vous ne vouliez peut-être pas être embêtés.
— Et nous, nous pensions que… ha ! ha ! » Gil se frappa la cuisse en éclatant de rire. « Ça c’est fort ! Ils ne veulent pas nous embêter et nous ne voulons pas les embêter !
— Que je sois rixt ! beugla Col. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Mais alors, dans ce cas-là…, commença Jordo.
— Attendez, attendez ! » Husting agita les bras. C’était encore l’habitude qui le guidait. « Mettons-nous d’accord. Vous voulez « faire » la ville, non ?
— Bien sûr ! fit Col. On se sent plutôt seuls dans l’espace.
— Bon, écoutez, se mit à babiller Husting, vous n’arriverez jamais à vous débarrasser de cette foule et des reporters… (l’éclair d’un flash, le dix ou douzième depuis quelques instants, l’éblouit à nouveau) vous ne pourrez jamais vous amuser tant qu’on saura que vous êtes Galactiques.
— Mais sur Alphaz…, protesta Bronni.
— Ici, ce n’est pas Alphaz. J’ai une idée. Écoutez-moi. » Sept têtes brunes se penchèrent pour écouter son murmure empressé. « Pouvez-vous nous sortir d’ici ? Nous rendre invisibles et nous faire envoler, ou quelque chose comme ça ?
— Bien sûr, dit Gil. Eh… mais comment le sais-tu ?
— Ne t’en fais pas pour ça. Bon. Nous allons aller jusqu’à mon appartement, nous enverrons chercher des vêtements de Terriens pour vous, et… »
John Joseph O’Reilly, cardinal archevêque de New York, avait des amis dans les plus hautes sphères aussi bien que dans la pègre. Il n’éprouva aucun scrupule à faire agir des relations pour arranger une rencontre avec le Chapelain du vaisseau spatial. Ce qu’il apprendrait serait sans doute d’une importance vitale pour la foi. Le prêtre venu des étoiles arriva, invisible afin d’échapper aux curieux, et fut reçu dans le living-room.
De nouveau visible, Thyrkna se révéla être un personnage costaud, aux cheveux blancs, vêtu de l’uniforme traditionnel à jupe bleue. Il sourit et serra la main du Cardinal d’une manière tout à fait ordinaire. Au moins, pensa O’Reilly, ces Galactiques ont éliminé, en un million d’années, tout orgueil présomptueux.
« C’est pour moi un honneur de vous rencontrer, dit-il.
— Merci », acquiesça Thyrkna. Il examina la pièce. « C’est gentil chez vous.
— Veuillez donc vous asseoir. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?
— Mais bien sûr. ».
O’Reilly sortit des verres et un carafon. Quoique modeste, le Cardinal se piquait d’être un connaisseur, et avait soigneusement choisi le porto. Il dégusta la gorgée rituelle. S’il y avait des saints, le saint de deuxième catégorie qui s’occupait de ces contingences avait très bien fait les choses ; ce porto était splendide. Il emplit le verre de son hôte, puis le sien.
Il sourit :
« Bienvenue sur Terre.
— Merci. » Le Galactique lampa son verre en une gorgée. « Aaah ! Ça fait du bien ! »
Le Cardinal frémit, mais versa encore du porto. On ne pouvait demander à une autre civilisation d’avoir les mêmes goûts. Les Chinois aimaient les œufs pourris et détestaient le fromage…
Il s’assit et croisa les jambes.
« Je ne sais quel titre vous donner, fit-il modestement.
— Titre ? Qu’est-ce que c’est ?
— Je veux dire, comment vous appellent vos ouailles ?
— Mes ouailles ? Oh ! vous voulez dire les gars à bord ? Simplement Thyrkna. Ça me suffit. »
Le visiteur finit son deuxième verre, et éructa. Bon, un Esquimau cultivé en ferait autant.
« Je crois qu’on a eu quelques difficultés à vous faire parvenir mon invitation, dit O’Reilly. Apparemment, vous ne saviez pas ce que signifie notre mot chapelain.
— Nous ne connaissons pas tous les mots de votre dialecte, admit Thyrkna. Voilà comment nous procédons. Quand nous approchons d’une nouvelle planète, nous écoutons sa radio, vous comprenez ?
— Oui. Du moins ce qui en parvient jusqu’à l’ionosphère. »
Thyrkna clignota des yeux.
« Eh ? Je ne connais pas tous les détails… il faudrait que vous voyiez un de nos tech… techniciens. N’importe comment, nous avons un appareil qui analyse les différents langages, en quelques heures. Puis cet appareil nous endort et nous apprend les langues. Quand nous nous réveillons, nous sommes prêts à descendre et à parler. »
Le Cardinal rit.
« Excusez-moi. Franchement, je me demandais pourquoi les gens de votre civilisation si incroyablement évoluée utilisaient nos pires dialectes des rues. Maintenant je comprends. J’ai bien peur que nos programmes ne soient pas d’un niveau très relevé. Ils sont conçus pour les goûts de la masse, le plus petit commun multiple… si vous me passez ces métaphores. Évidemment, vous… mais je puis vous assurer que nous ne sommes pas tous aussi vulgaires. Nous plaçons de grands espoirs dans l’avenir. Votre éducateur électronique, par exemple… ce qu’il pourrait faire pour élever le niveau culturel de l’homme de la rue dépasse l’imagination. »
Thyrkna avait l’air quelque peu abasourdi :
« Je n’ai jamais rencontré de gens comme vous autres, Terriens. Vous n’êtes jamais essoufflés ? »
O’Reilly crut sentir la réprimande. Chez les Grands Galactiques, un silence devait avoir autant de valeur qu’une centaine de mots ; il y avait une dignité d’un million d’années derrière eux.
« Je vous demande pardon, dit-il.
— Oh ! ce n’est rien. Je suppose qu’un tas de nos usages doivent vous sembler aussi drôles à vous. »
Thyrkna saisit la bouteille et se servit un autre verre.
« Je vous ai invité ici pour… il y a de nombreuses choses merveilleuses que vous pouvez me dire, mais j’aimerais surtout vous poser des questions d’ordre religieux.
— Bien sûr, allez-y, fit Thyrkna aimablement.
— Mon Église spécule depuis très longtemps à ce sujet. Le fait que vous êtes humains, vous aussi, quoique plus avancés que nous, est une confirmation miraculeuse de la volonté de Dieu. Mais j’aimerais connaître la forme précise de votre croyance en Lui ?
— Que voulez-vous dire ? » Thyrkna parut déconcerté. « Je suis… heu… quartier-maître. Une partie de mon travail, c’est de tuer les lapins… nous ne pouvons pas nous permettre de loger du bétail à bord. Je nourris les dieux, c’est tout.
— Les dieux ! »
Le verre du Cardinal s’émietta sur le sol.
« Au fait, quels sont les noms de vos dieux ? » s’enquit Thyrkna. « Ce serait une bonne idée de leur tuer une vache ou deux pendant que nous sommes sur leur planète. Mieux vaut s’attirer leurs bonnes grâces.
— Mais… vous… des païens… » Thyrkna regarda la pendule.
« Dites-moi, vous avez la TV ? C’est presque l’heure de La Vie secrète de John. Vous avez quelques très bons programmes sur cette planète. »
Aux premières lueurs de l’aube, Joe Husting ouvrit un œil vitreux et le regretta aussitôt. L’appartement ressemblait à un chantier. Qu’est-ce qu’il s’était donc passé ?
Ah ! oui… ces filles qu’ils avaient ramassées… mais est-ce qu’ils avaient réellement vidé tous ces cadavres de bouteilles gisant sur le parquet ?
Il grogna et se tint la tête pour l’empêcher d’éclater. Pourquoi avait-il mélangé whisky et bière ?
Un tonnerre transperça ses tympans. Se tournant sur le sofa, il vit Gil émerger de la chambre. Le Spacien se tambourinait la poitrine en chantant un air appris durant la nuit : Oh ! Roly Poly…
« Arrête, veux-tu ? grogna Husting.
— Hein ? Vieux, t’as eu ton compte, j’ai l’impression. » Gil claqua de la langue avec sympathie. « Un instant. » Il prit un flacon dans sa ceinture. « Prends quelques gouttes de ça. Ça va te retaper. »
Husting réussit à l’avaler ; pendant quelques instants, il se crut transformé en un gigantesque incendie et en roue de loterie, puis…
… Il se sentit de nouveau lui-même. Comme s’il venait de dormir dix heures après une semaine sans une goutte d’alcool.
Gil retourna à la chambre et commença à houspiller ses compagnons pour les réveiller. Husting s’assit près de la fenêtre, réfléchissant à toute vitesse. Cette cure pour gueule de bois valait cent millions s’il pouvait en avoir les droits exclusifs.
Mais non, les Envoyés Techniciens allaient montrer aux Terriens comment la fabriquer, ainsi que les vaisseaux aériens géants, et les écrans invisibles, et tout le tremblement… Pourtant, il pourrait peut-être racheter aux Galactiques le peu qu’ils avaient sur eux et le bazarder à cent dollars la goutte, avant que la Grande Mission s’amène.
Bronni entra, plein de gaieté :
« Tu sais, Joe, t’es un gars bien. Je n’avais pas pris autant de bon temps depuis Alphaz. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, vieux ? Hein, vieux frère ? »
Il assénait de grandes claques entre les omoplates de Joe Husting.
« Je vais voir ce que je peux faire, dit le Terrien prudemment. Mais je suis très occupé, tu sais. J’ai quelques grosses affaires en vue.
— Je sais », fit Bronni. Il cligna de l’œil. « T’es assez fortiche. Comment diable as-tu pu te débarrasser de ce gorille dans la boîte de nuit ? Je croyais bien qu’il allait appeler les flics.
— Oh ! je lui ai graissé la patte ; dix dollars ; rien de bien difficile.
— Mince ! siffla Bronni avec admiration. Je n’ai jamais vu un gars manier les mots comme tu l’as fait hier ! »
Gil amena les autres Galactiques, et réclama son petit déjeuner. Husting les conduisit à l’ascenseur, puis dans la rue. Il ne parlait guère, ayant beaucoup à réfléchir. Ils étaient déjà installés devant un comptoir quand il dit enfin :
« Vous autres Spaciens vous devez être triés sur le volet pour naviguer. Il faut que vous soyez plus intelligents que la moyenne, non ?
— Ouais », fit Jordo.
Il fit un clin d’œil à la serveuse qui s’approchait.
« Un Spacien doit connaître un tas de trucs, dit Col. Les astronefs se dirigent pratiquement tout seuls, mais malgré tout on ne peut pas prendre des gourdes dans l’équipage.
— Je vois, murmura Husting. C’est bien ce que je pensais. »
Une formation universitaire facilite la compréhension, particulièrement à ceux qui ne sont pas aveuglés par les idées préconçues.
Soit l’exemple suivant : Newton avait découvert :
a) les trois lois du mouvement,
b) la loi de la gravitation,
c) le calcul différentiel,
d) les bases de la spectroscopie,
e) pas mal de choses sur l’acoustique, et
i) un tas d’autres choses, sans parler du temps qu’il avait consacré à une demi-douzaine de postes officiels et honorifiques. Un homme seul ! Et en tant que génie, il n’était pas tellement exceptionnel ; bien des Terriens doués avaient travaillé dans plusieurs domaines à la fois.
Et en outre… un intellect aussi développé n’était pas nécessaire. Les découvertes fondamentales, le feu, les outils, le langage, les vêtements et l’organisation sociale, avaient été faites par des hommes simiesques au cerveau brumeux. Simplement il s’était passé une longue période de temps entre chaque progrès.
En un million d’années, bien des choses pouvaient se produire. Newton avait créé la physique moderne en l’espace d’une vie. Cent hommes moins doués auraient pu en mille ans, lentement et péniblement, accomplir la même chose.
Le quotient intellectuel de l’humanité terrienne était d’environ 100. Ses plus grands génies faisaient peut-être 200 ; ses arriérés, aussi stupides que possible sans toutefois avoir besoin des soins des institutions spécialisées, descendaient à 60. Ce n’était qu’un caprice de la mutation qui avait rendu le Terrien si intelligent ; en fait il n’avait jamais eu vraiment besoin de toutes ses possibilités.
Bon. Maintenant si le quotient intellectuel moyen des Galactiques était de 75, et que celui de leurs génies s’élevât à, mettons, 150…
La serveuse poussa un cri et sauta en l’air. Bronni sourit sans vergogne quand elle se retourna pour l’affronter.
Joe Husting l’apaisa. Après le petit déjeuner, il emmena avec lui les émissaires galactiques.
Un quart d’heure après, il leur avait vendu le pont de Brooklyn.
Traduit par P. J. IZABELLE.
Backwardness.