Margaret SAINT-CLAIR :
LA MÉZON DE L’ORREURE
Peut-on exploiter les envahisseurs ? Ou encore, où des envahisseurs pourraient-ils le plus efficacement se cacher dans les stades préparatoires de l’invasion ? Dans une nouvelle, j’ai naguère suggéré que les jardins zoologiques, où l’on voit toutes sortes d’animaux improbables, feraient parfaitement l’affaire à condition de disposer de quelques complicités humaines.
Margaret Saint-Clair exploite ici une situation voisine.
LE teint de Dickson-Hawes avait viré au verdâtre. Il rabattit en hâte le volet qui donnait sur l’orifice. Mais ce fut d’un ton presque naturel qu’il dit : « J’ai bien peur que ce ne soit quelque peu intellectuel, Freeman. Cela me rappelle ce poème de Yeats… Quelle bête monstrueuse, son temps à nouveau venu, se traîne vers Bethléem pour y voir le jour ? Mais les gens qui fréquentent les galeries des horreurs en quête de distractions ne sont pas des intellectuels. Cela ne leur ferait pas le même effet qu’à moi. » Il gloussa nerveusement.
Le visage maussade de Freeman ne manifesta aucune émotion. « J’avais le sentiment que ce numéro était réussi, répondit-il, obstiné. Je n’aurais pas mis si longtemps à le mettre au point si je n’avais été persuadé d’éveiller votre intérêt. Je suis plus doué pour la recherche. J’aurais gagné beaucoup plus d’argent si j’avais travaillé à l’un des projets du gouvernement.
— Vous n’aviez guère le choix, n’est-ce pas ? répondit Dickson-Hawes d’un ton badin. Un passé politique constitue un handicap, à moins d’être prêt à affronter les risques de poursuite pour faux témoignage.
— Je suis aussi loyal que quiconque ! Au cours des dernières années, je ne désirais qu’une chose : gagner un peu d’argent. Mais j’ai toujours été poursuivi par la malchance.
— Hum… » Dickson-Hawes s’épongea discrètement le front. « Pour en revenir à votre petit numéro, je ne nie pas qu’il présente certains attraits. Cette idée d’un ventre monstrueux, seul au bord de la mer, qui s’enfle lentement et… » Il étouffa une sorte de toux dans les plis de son mouchoir. « Mais c’est vraiment trop poétique, je le crains. Je n’en ai pas l’emploi, mon vieux. »
Les deux hommes s’écartèrent de l’orifice masqué par le volet. « Alors, vous ne prendrez que ma Scène du Printemps ? dit Freeman.
— De tout ce que j’ai vu, oui. C’est assez horrible, mais pas trop. N’auriez-vous rien d’autre ? » La voix de Dickson-Hawes témoignait d’un certain empressement, mais à cet empressement se mêlaient d’autres nuances : une certaine répugnance peut-être, et la crainte d’éprouver de la terreur.
Freeman malaxait sa lèvre inférieure entre ses doigts. « Il y a bien le Puits, dit-il au bout d’un moment. Il demande encore quelques retouches, mais… je crois que vous pourriez y jeter un coup d’œil.
— J’en serais ravi ! dit chaleureusement Dickson-Hawes. Vous comprenez, je l’espère, que mon entreprise implique une importante mise de fonds.
— Sans doute. Vous avez vraiment réussi à réunir des capitaux ? À deux reprises, déjà, vous pensiez avoir intéressé de gros commanditaires. Mais chaque fois vous avez échoué. Je commençais à me décourager.
— Cette fois, c’est différent. L’argent est déjà à mon compte, sans parler des sommes que j’investis de ma propre poche. Nous avons l’intention de monter une chaîne de galeries des horreurs qui s’étendra d’une côte à l’autre. Elles trouveront leur place dans toutes les kermesses, parcs d’attractions et lieux de plaisir.
— Parfait. Eh bien, venez avec moi. »
Ils suivirent le couloir jusqu’à une autre porte. Freeman ouvrit la serrure. « À propos, dit-il, je vous serais reconnaissant de parler à voix basse. Une partie du mécanisme est… très sensible, très délicate.
— Bien entendu. C’est tout naturel. »
Ils entrèrent. À leur droite s’élevait une vieille maison de brique, pas tout à fait en ruine. Sur la gauche, un bouquet d’arbres noirâtres se découpait sur le ciel. Juste devant eux se dressait la margelle d’un vieux puits de pierre envahi par la mousse. Tout autour, le sol était luisant d’humidité.
Dickson-Hawes émit un reniflement approbateur. « Je dois dire que vous avez merveilleusement soigné les détails. On se croirait vraiment dans un décor naturel. Cela sent même la grenouille et l’humidité.
— Merci, répondit Freeman avec un petit sourire acide.
— Qu’advient-il ensuite ?
— Plongez votre regard à l’intérieur du puits. »
Disckson-Hawes s’approcha de la margelle d’une démarche quelque peu incertaine. Il se pencha sur le rebord. Du fond du puits lui parvint un gargouillement et le bruit d’éclaboussements.
Dickson-Hawes recula précipitamment. Maintenant, son visage n’était plus tout à fait verdâtre ; il était blême. « Grand dieu ! Quel monstre ! souffla-t-il. Comment avez-vous fait ?
— C’est un mouvement d’horlogerie, répondit Freeman. Une fois remonté, il peut se tortiller pendant trente-six heures. L’eau m’interdit d’utiliser des batteries. Cette lueur verdâtre dans les yeux est obtenue à l’aide de prismes. Quant à la fourrure, c’est la même que celle que l’on trouve dans les manteaux de qualité, mais en plus long. Je crois que cela s’appelle du plasti-vison.
— Que se passerait-il si je demeurais penché sur la margelle ? Ou si je lui jetais des cailloux ?
Il vous sauterait à la figure. »
Dickson-Hawes parut déçu. « Rien d’autre ?
— Le ciel s’assombrirait et des bruits sortiraient de la maison. N’est-ce pas suffisant ? »
Dickson-Hawes toussota. « Il faudrait corser un peu la chose. Placer une balustrade électrifiée autour de la margelle et rendre les abords du puits glissants, de façon à contraindre les clients à s’appuyer à la balustrade. Installer des souffleries pour retrousser les robes des filles. Et, bien entendu, diminuer considérablement l’éclairage pour permettre aux couples de se bécoter lorsque les filles prendront peur. Mais c’est un joli petit numéro, Freeman, très joli, vraiment. Je suis presque sûr de pouvoir l’employer. Oui, je pense que votre Puits figurera dignement dans nos galeries des horreurs. »
La voix de Dickson-Hawes s’était élevée en prononçant les derniers mots. On entendit l’eau rejaillir au fond du puits. Freeman paraissait inquiet.
« Je vous avais recommandé de parler à voix basse, dit-il. Les cloisons sont très minces. Lorsque vous parlez fort, on vous entend de partout. Ce n’est pas très sain pour… les mécanismes.
— Désolé.
— J’aimerais que la chose ne se reproduise pas… Cela dit, je ne pense pas qu’il soit très indiqué pour les clients de se bécoter à l’intérieur. L’endroit est mal choisi pour cela. S’ils en ont envie, qu’ils le fassent ailleurs, dans le corridor par exemple.
— Mon vieux, vous n’avez pas idée de ce que peuvent faire les gens dans les recoins obscurs d’une galerie des horreurs. L’ambiance semble les émoustiller. Mais vous avez peut-être raison. Cela pourrait détruire l’illusion que de leur permettre de se livrer à leurs petits ébats. Nous ferons notre possible pour que ça se passe à l’extérieur.
— Très bien. Combien m’offrez-vous pour ce numéro ?
— Notre conseiller juridique se chargera de discuter ces détails », répondit Dickson-Hawes. Il lança à l’adresse de Freeman un sourire chargé d’une cordialité étudiée. « Je vous assure qu’il mettra sur pied un contrat satisfaisant. Je ne puis prendre de décision avant d’avoir étudié la question des brevets et des licences de construction.
— Je ne pense pas que mon Puits puisse faire l’objet d’un brevet, dit Freeman. Il y a des détails de la machinerie que je suis le seul à comprendre. Je devrai installer moi-même chaque numéro dans votre chaîne de galeries des horreurs. Il faudrait prévoir dans le contrat une clause fixant le taux de mes indemnités journalières et de mes frais de transport.
— Je suis certain que nous aboutirons à un accord avantageux pour les deux parties.
— Euh… sortons d’ici. Il fait trop humide pour causer. »
Ils retournèrent dans le couloir. Freeman ferma la porte à clef. « Avez-vous autre chose à me montrer ? » demanda Dickson-Hawes. Freeman détourna les yeux. « Non. »
« Voyons, mon vieux, pas de cachotteries. Je vous l’ai déjà dit, il y a de gros capitaux en jeu.
— Quel genre de chose voulez-vous ?
— De l’horrible, bien entendu. Mais un horrible pas aussi poétique que l’attraction qui se trouve derrière le volet. Là, c’est un peu trop. Je voudrais peut-être un peu plus d’action. Un numéro qui demande une plus grande participation de la part du client. Le Puits et la Scène du Printemps ont tous les deux un caractère plutôt statique.
— Euh… »
Ils suivirent le couloir. Freeman dit lentement : « Je travaille depuis quelque temps sur un projet. Il y a bien de l’action et le client y participe. Mais tout n’est pas au point. Je n’ai pas eu le temps d’y travailler assez.
— Eh bien, mon vieux, voyons cela quand même !
— Pas si fort ! Parlez à voix basse, sinon je ne peux vous mener à l’intérieur. » Freeman s’exprimait lui-même dans un murmure. « Voilà, nous y sommes. »
Ils venaient de s’arrêter devant une porte beaucoup plus massive que celle qui permettait d’accéder au Puits. Elle était munie sur son pourtour entier d’un large bourrelet de caoutchouc, et assujettie à sa partie supérieure comme à sa base par deux loquets cadenassés. Au sommet de la porte, trois ou quatre trous servaient apparemment à l’aération.
« Cette porte doit cacher une attraction palpitante, remarqua Dickson-Hawes.
— Oui. » Freeman tira un trousseau de clefs de sa poche, cherchant celle qui s’adaptait aux cadenas. Dickson-Hawes jeta autour de lui un regard connaisseur.
« Quelqu’un est venu écrire sur votre mur, observa-t-il. Pas fort en orthographe, le particulier ! »
Freeman leva la tête et ses yeux suivirent la direction indiquée par son compagnon. Sur le mur opposé à la porte, immédiatement au-dessous du plafond, quelqu’un avait écrit au moyen d’une encre noirâtre : MÉZON DE L’ORREURE.
Ces mots mal orthographiés produisirent sur Freeman un effet remarquable. Il laissa choir le trousseau de clefs qui tomba avec fracas sur le sol, et lorsqu’il se redressa après l’avoir ramassé, il avait les mains tremblantes.
« J’ai changé d’avis, dit-il en remettant le trousseau dans sa poche. Décidément la malchance me poursuit. »
Dickson-Hawes s’appuya le dos au mur.
« D’où tirez-vous vos idées, Freeman ?
— De toutes sortes de sources. Je lis beaucoup, je tire parti de ce qu’on me dit, de ce que je vois… Il y a aussi le hasard. » Les deux hommes parlaient à voix basse.
« Vos créations sont extraordinaires. Et vos réalisations mécaniques… Je n’arrive pas à comprendre comment vous parvenez à de tels résultats avec de simples machineries. »
Freeman eut un mince sourire. « J’ai toujours été très doué pour la mécanique. Et plus encore pour tout ce qui concerne la radio et les dispositifs de signalisation, les relais, les problèmes de communication. Je suis capable de communiquer avec n’importe quoi. J’ai débuté quand j’étais encore enfant. »
Un silence suivit cette profession de foi. Dickson-Hawes demeurait adossé au mur. Fin observateur, Freeman remarqua qu’un tic très léger faisait frémir périodiquement sa paupière gauche.
« Combien m’offrez-vous pour le Puits ? » dit enfin Freeman.
Dickson-Hawes ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt. Peut-être pensait-il que si un contrat verbal est aussi strict qu’un contrat écrit, il est difficile de prouver l’existence d’un contrat verbal conclu en l’absence de témoins.
« Cinq mille dollars comptant et une participation aux bénéfices, calculée sur le chiffre des entrées pendant les trois premières années. »
Suivit un silence encore plus long. Le visage de Freeman se détendit à l’énoncé d’une somme définie. « Dans quel état sont vos nerfs ? J’ai tellement besoin d’argent. »
Le visage de l’autre s’était figé. On eût dit que Freeman l’avait touché en un point vulnérable.
« L’état de mes nerfs est excellent, je suppose, répondit-il d’une voix soigneusement contrôlée. J’ai vu pas mal de choses pendant la guerre. »
La cupidité, mêlée à une autre émotion non identifiée, vint se refléter dans les prunelles de Freeman. Il ressortit son trousseau de clefs. « Écoutez, il ne faut pas faire le moindre bruit. Pas de cris ou autres manifestations de ce genre, quelle que soit la scène à laquelle vous assisterez. La machinerie est d’une extrême délicatesse. Il y a des tas d’imperfections que je n’ai pas encore eu le temps d’éliminer. Plus tard, le numéro se présentera sous un jour beaucoup moins hallucinant. Je conserverai l’idée de base qui sera tout aussi passionnante, mais j’adoucirai le ton général.
— Je comprends. »
Freeman le regarda en fronçant les sourcils. « Surtout pas de bruit, recommanda-t-il une nouvelle fois. Souvenez-vous que rien de ce que vous allez voir n’est réel. » Il introduisit une clef dans le premier des cadenas qui assuraient la fermeture de la porte massive.
Le second cadenas était un peu dur et résista quelque temps avant que Freeman pût en venir à bout. Il réussit enfin à ouvrir la porte. Les deux nommes la franchirent. Et ils se retrouvèrent en plein air.
Il n’y a pas d’autre moyen de décrire la scène : ils se trouvaient en plein air. Si l’illusion était convaincante dans le Puits, ici elle était parfaite. Ils se tenaient sur une sorte d’îlot de sécurité au bord d’une autoroute à huit pistes sur laquelle déferlait un flot incessant de voitures. C’était le moment du jour où, bien que la visibilité soit meilleure qu’à midi, certains conducteurs nerveux allument leurs feux de position. Outre les deux hommes, l’îlot de sécurité était occupé par une limousine flambant neuve, de couleur aubergine.
Dickson-Hawes tourna vers son compagnon un visage ahuri.
« Freeman, murmura-t-il, vous avez fabriqué tout cela ? »
Pour la première fois, Freeman sourit. « Pas mal, hein ? » répondit-il dans un souffle. Il ouvrit la portière de la voiture et se glissa derrière le volant. « Montez. Nous allons faire un tour. Et souvenez-vous : pas de bruit. »
L’autre obéit. Freeman mit le moteur en route – un moteur très silencieux – et observa la route, guettant le moment propice pour quitter le bas-côté et s’y élancer à son tour. Profitant d’une trouée dans le flot de véhicules, il appuya sur l’accélérateur. Le paysage commença à se déplacer de chaque côté des deux hommes.
Certaines voitures les doublaient. Ils en dépassaient d’autres. Dickson-Hawes cherchait des yeux le compteur de vitesse et n’en trouvait pas trace. Un garage, un panneau-réclame, une station-service défilèrent sur la droite. Le garage portait un écriteau : RÉPARATION DE PNEUS. La station-service était équipée de pompes coniques. Les tomates sur le panneau-réclame étaient écarlates et vertes.
Dickson-Hawes respirait à petits coups. « Freeman… où sommes-nous ? »
Une fois de plus, son compagnon sourit. « Vous éprouvez l’impression que j’ai voulu donner, répliqua-t-il dans un murmure satisfait. Au début, le client se croit sur une autoroute ordinaire avec des automobilistes ordinaires se hâtant vers leur repas du soir. Puis il commence à remarquer toute une série de différences subtiles. Tout est légèrement désaxé, ce qui ajoute à la sensation de malaise.
— Sans doute, mais… Quel est le but de tout ceci ? Qu’essayons-nous de faire ?
— De rentrer chez nous pour le repas du soir, comme les autres.
— À quel moment commence la… euh… difficulté ?
— Voyez-vous cette voiture sur la piste extérieure ? » Les deux hommes conversaient toujours à voix basse. « La noire, profilée en obus, toute petite et qui marche comme l’éclair ?
— Oui.
— Ne la quittez pas des yeux. »
La voiture noire allait, effectivement, à un train d’enfer. Elle rejoignit une limousine bleue, la distança légèrement et commença à se rabattre sur elle. La limousine bleue tenta de distancer la voiture noire, mais sans succès. Pourtant, s’il voulait éviter l’accident, le conducteur devait reprendre la tête.
Pendant un certain temps, les deux voitures foncèrent de front. La voiture noire accéléra légèrement en serrant sa voisine plus agressivement que jamais. Soudain, elle obliqua brusquement devant la limousine et s’arrêta.
On entendit le hurlement frénétique des freins de la limousine. Lorsqu’elle s’immobilisa, son aile gauche touchait presque la voiture en forme d’obus. Les carrosseries étaient si proches que l’occupant de la limousine ne pouvait ouvrir sa portière.
Freeman avait ralenti, sans doute pour permettre à Dickson-Hawes de ne rien perdre du spectacle.
Pendant quelques instants, rien ne se produisit. Mais l’attente ne dura guère. Soudain, deux – était-ce plutôt trois ? – longs bras, extrêmement minces, surgirent de la voiture noire et se mirent à palper la glace de portière de la limousine. Celle-ci fut bientôt abaissée, de force. Les bras s’introduisirent dans la voiture.
De cette dernière s’éleva bientôt une explosion de cris perçants, pareils aux clameurs affolées d’une volaille sur le point d’être décapitée. Les cris ne s’étaient pas encore éteints quand les bras ressortirent avec un…
La lumière régnant sur la scène ne dissimulait rien. Les trois bras interminables ramenaient un bras humain arraché du tronc.
Ils jetèrent leur butin à l’intérieur de la voiture noire, avant de reprendre leur exploration.
Cette fois, le teint de Dickson-Hawes n’avait tourné ni au vert ni au blême, mais au gris moucheté. Ses lèvres s’étaient arrondies autour de ses dents, formant une ellipse oblongue. Il était parfaitement évident que, s’il ne criait pas, c’est que sa gorge nouée ne laissait filtrer aucun son…
Freeman jeta un regard rapide à son passager. Son attention se concentrait sur son rétroviseur. Un pli d’anxiété ridait son front.
Les cris provenant de la limousine s’étaient tus. Au moment où Freeman parvint à la hauteur des deux voitures arrêtées, Dickson-Hawes se couvrit le visage de ses mains. Puis, quand elles furent dépassées, il demanda dans un chuchotement entrecoupé : « Y en a-t-il d’autres ? Je veux dire, des voitures noires ?
— Oui. L’une d’elles s’approche de nous en ce moment. »
La tête de Dickson-Hawes pivota vers l’arrière. Une seconde voiture noire fonçait vers eux parmi le flot des véhicules. Cependant, elle était encore à bonne distance.
Dickson-Hawes se passa la langue sur les lèvres.
« Est-ce nous qu’elle poursuit ?
— Je le pense.
— Mais pourquoi ? Pourquoi… nous ?
— Cela fait partie du jeu. Sinon, où serait l’horreur ? Tenez bon. Je vais essayer de la semer. »
Freeman appuya sur l’accélérateur. La limousine aubergine bondit en avant. C’était une voiture très rapide et Freeman était de toute évidence un conducteur expert, doté de nerfs d’acier. Ils se glissaient parmi les voitures, profitant de la moindre place libre, frôlant les ailes des autres véhicules, zigzaguant follement d’une piste à l’autre, navette tissant des arabesques de vitesse et d’évasion.
Mais la voiture noire gagnait du terrain. Aucune acrobatie. La trajectoire rigoureuse d’une balle de fusil. Et pourtant, elle était plus proche d’instant en instant.
Dickson-Hawes poussa une sorte de gémissement.
« Pas de bruit ! souffla furieusement Freeman. Rien de tel pour les amener sur nous. En avant ! »
Il écrasa l’accélérateur au plancher. La voiture bondit et fit un crochet. Du phare de la voiture à leur gauche, s’échappa un tintement de verre brisé, raboté au passage par la limousine. Dickson-Hawes gémit mais s’aperçut qu’ils avaient gagné plusieurs longueurs. Momentanément, la voiture noire avait perdu du terrain.
Ils brûlèrent successivement deux feux rouges. Le bolide noir en fit autant. Déjà, il les rattrapait. Plus près, toujours plus près. Plus vite, toujours plus vite.
Dickson-Hawes s’était affaissé sur son siège, la tête inclinée sur la poitrine. Le bolide noir apparut à leur hauteur, prêt à se rabattre.
Freeman poussa un rugissement. Délibérément, il coupa la route aux poursuivants. L’espace d’une seconde, le bolide céda du terrain.
« Bande de salauds ! » grommela farouchement Freeman.
La voiture noire les doubla comme une lanière de fouet. La limousine fit un rapide crochet. Les chapeaux de roues grincèrent sur les bandes latérales en ciment. La voiture aubergine oscilla comme un homme ivre. Les freins crissèrent. Dickson-Hawes, qui avait ouvert les yeux involontairement en prévision du choc, s’aperçut qu’ils s’étaient garés sur un îlot de sécurité : sûrement celui d’où ils avaient pris le départ.
Le bolide noir poursuivit sa route rugissante.
« Je les hais, dit Freeman avec une grimace. Ces ordures de Vooms. Si je pouvais… Mais peu importe. Nous nous en sommes tirés. Sains et saufs. Nous sommes chez nous. »
Dickson-Hawes ne fit pas un mouvement. « C’est fini », dit Freeman. Il ouvrit la portière de la voiture et obligea son compagnon à sortir. Il dut le soutenir pour le conduire jusqu’à la porte par laquelle ils avaient pénétré sur l’autoroute. C’était toujours l’heure entre chien et loup où les conducteurs nerveux allument leurs feux de position.
Freeman fit passer Dickson-Hawes par la porte. Il la referma aussitôt et ajusta les cadenas sur les loquets. Ils se retrouvaient dans le couloir sur le mur duquel quelqu’un avait écrit MÉZON DE L’ORREURE.
Freeman poussa un profond soupir. « Eh bien, cela s’est passé beaucoup mieux que je n’aurais cru. J’avais peur que vous ne vous mettiez à pousser des hurlements. Je pensais bien que c’était votre genre. Mais je crois que le charme a opéré.
— Comment ?
— Je veux dire que la chance a l’air d’avoir enfin tourné. Que pensez-vous de ce numéro ? »
Dickson-Hawes avala péniblement sa salive, mais ne put répondre.
Freeman examina son visage. « Venez boire un verre dans mon bureau. Vous paraissez en avoir besoin. À ce moment-là, vous pourrez me dire ce que vous pensez de mon attraction. »
Le bureau se trouvait sur la façade de la maison. On y accédait par deux marches en contrebas.
Dickson-Hawes se laissa choir dans le fauteuil que Freeman lui avança. Il engloutit avidement le whisky de qualité douteuse que lui servait son hôte.
Après le second verre, il se trouva suffisamment remis de ses émotions pour demander : « Était-ce réel ou non, Freeman ?
— Bien sûr que non, se hâta de répondre l’autre.
— J’aurais juré le contraire, répondit Dickson-Hawes. Ce bras arraché… » Il frissonna.
« Une bonne imitation, répondit Freeman avec la même promptitude. Vous n’avez pas vu le sang, n’est-ce pas ? Naturellement. C’était un bras artificiel.
— Je l’espère bien. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment vous avez pu fabriquer tout ce que nous avons vu. On fait beaucoup de choses avec des appareils mécaniques, mais il y a tout de même des limites. Je boirais volontiers un autre verre. »
Freeman lui versa une nouvelle rasade. « Que pensez-vous de cette attraction ? »
La couleur revenait aux joues de Dickson-Hawes. « C’est l’expérience la plus horrible que j’aie jamais connue. »
Freeman sourit. « Excellent. Les gens adorent qu’on leur fasse peur. C’est pourquoi les scenic railways connaissent une telle faveur.
Pas à ce point, tout de même. J’imagine mal les gens se précipitant sur les scenic railways s’ils voyaient les wagonnets se fracasser tout autour d’eux et les cadavres joncher la piste. Il faudra que vous m’adoucissiez cela considérablement. Considérablement !
— Mais ça vous a plu malgré tout ?
— Dans l’ensemble, oui. C’est une idée unique. Mais il faudra l’édulcorer d’au moins 75 p. 100. »
Freeman fit la grimace. « C’est faisable. Mais j’attendrai une commande ferme de votre part avant de me livrer à une transformation aussi radicale.
— Hum.
— Il existe d’autres établissements qui seraient susceptibles de m’acheter cette attraction, vous savez, dit Freeman avec quelque agressivité. Jenkins, de l’Amalgamated, pourrait fort bien s’y intéresser. Ou encore Silberstein. »
Jenkins a levé le pied il y a deux mois avec six mille dollars appartenant à l’Amalgamated. Personne ne l’a revu depuis. Quant à Silberstein, on l’a trouvé errant dans les rues en proie à une sorte de délire. Vous ne le saviez pas ? Il se trouve maintenant dans une maison de santé. Je ne pense pas que vous ayez beaucoup de chances de leur vendre quoi que ce soit, ni à l’un ni à l’autre. »
Freeman soupira, mais ne fit aucune tentative pour mettre en doute l’authenticité de ces navrantes nouvelles. « J’attendrai une commande ferme de votre part avant d’entreprendre des modifications importantes, répéta-t-il d’un ton buté.
— Eh bien… » La peur et le whisky avaient privé Dickson-Hawes d’une partie de sa prudence habituelle. « Nous pourrions vous verser cinquante dollars par semaine pendant deux mois, le temps que vous fassiez les transformations, à titre d’avance sur vos pourcentages. Si le résultat final ne nous convenait pas, ces avances vous demeureraient acquises.
— C’est de l’escroquerie. Des apprentis mécaniciens gagnent davantage. Donnez-moi soixante-cinq dollars.
— J’ai horreur des marchandages. Soixante dollars et n’en parlons plus. »
Freeman haussa les épaules avec lassitude. « Écrivons cela noir sur blanc. Je vais rédiger une brève note sur les termes du contrat et vous pourrez la signer.
— Entendu. »
Freeman se pencha au-dessus du bureau et fouilla dans un tiroir. À un certain moment, il s’immobilisa et parut tendre l’oreille. Il ouvrit un autre tiroir.
« Je croyais avoir du papier… Oui, le voici. » Il alluma la lampe de bureau et commença à écrire.
Dickson-Hawes se renversa sur son fauteuil en buvant le whisky de Freeman. Il appuya sa tête contre le mur et se mit à fredonner Lili Marlène d’une voix bruyante et affreusement fausse.
La plume de Freeman courait sur le papier. « Voilà », dit-il enfin. Il souriait. « Oui. Je… »
On entendit un craquement explosif, un bruit de lattes et de fragments de plâtre qui s’effondrent. Freeman leva les yeux de son contrat non signé, juste à temps pour voir le dernier de ses clients – irrévocablement le dernier – disparaître entre les longs bras noirs des Vooms.
C’était la première fois qu’ils avaient crevé les cloisons pour s’emparer d’une victime, mais ces cloisons étaient bien minces et leur chasse infructueuse sur l’autoroute les avait excités bien plus que Freeman ne l’avait pensé. Il fallait bien qu’il y eût une première fois pour une entité quelle qu’elle soit, même lorsqu’il s’agissait d’un Voom.
Dix bonnes minutes s’écoulèrent. Les hurlements de Dickson-Hawes s’éteignirent. Le troisième épisode s’était terminé de façon aussi désastreuse que les deux autres. Il n’existait plus un seul directeur de parc d’attractions, sur tout le territoire des États-Unis, dont Freeman pût espérer tirer un cent en échange de sa galerie des horreurs. Il était coulé, fini, lessivé.
Freeman demeura assis devant son bureau, immobile. Tout le ressentiment suscité en lui par la malchance qui avait été son lot au cours de l’existence – les pourcentages impayés, les grands projets avortés, les escrocs de bas étage tels que Dickson-Hawes, les misérables victimes qui hurlaient lorsque les Vooms étaient à leurs trousses – tous ces griefs s’étaient conjugués pour former en lui une rage paralysante.
À la fin, il poussa un soupir tremblant. Il se dirigea vers la bibliothèque et en tira un volume dont il feuilleta quelques pages. Puis il prit un second livre, un troisième.
Il hocha la tête. Une lueur de folie vengeresse brilla dans ses yeux. Quelques modifications secondaires dans les circuits, et c’était tout. Il savait que les autres entités plus puissantes se trouvaient là. Il suffisait de modifier les relais de signalisation pour entrer en contact avec eux.
Freeman replaça le livre sur l’étagère. Il hésita un instant, puis marcha vers la porte. Il allait sans plus tarder entreprendre la modification des circuits. Et, en cours de travail, il échafauderait les plans d’une galerie des horreurs qu’il se proposait d’édifier avec l’aide des nouvelles entités.
L’entreprise serait dangereuse. Et après ? Onéreuse… Il trouverait bien de l’argent quelque part. Mais il allait leur régler leur compte. Il construirait pour ces sales bêtes une galerie des horreurs qui leur ferait regretter d’avoir jamais vu le jour :
Une galerie des horreurs pour Vooms.
Horrer howce.
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