Philip K. DICK :
LE PÈRE TRUQUÉ

Jusqu’ici, on n’a vu que des invasions en masse, ou encore, comme dans Le tout et la partie, des administrations étrangères plaquées sur notre monde ignorant. C’est à une invasion de l’intérieur, plus subtile et en un sens beaucoup plus terrifiante, que nous invite à assister Philip K. Dick. Pour les amateurs de cinéma, relevons que cette nouvelle est à peu près contemporaine du roman de Jack Finney, The body snatchers, qui a inspiré le film fort malencontreusement baptisé L’Invasion des profanateurs de sépultures !

 

LE dîner est servi, annonça Mrs. Walton. Va chercher ton père et dis-lui de se laver les mains. Même remarque en ce qui te concerne, mon bonhomme. » Elle transporta un plat fumant jusqu’à la table de la cuisine soigneusement mise. « Tu le trouveras au garage. »

Charles hésita. Il n’avait que dix ans ; le problème avec lequel il était aux prises eût confondu un savant d’université.

« Je… commença-t-il d’une voix incertaine, avant de s’interrompre.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? » June Walton avait discerné le malaise perçant sous l’intonation de son fils, et son cœur maternel tressaillait d’une soudaine inquiétude. « Est-ce que ton père ne serait pas au garage ? Pour l’amour du ciel, il s’y trouvait il y a une minute, en train d’aiguiser le sécateur… j’espère qu’il n’est pas allé voir les Anderson, non ? Je lui ai dit que le dîner était pratiquement prêt !

— Il est au garage, déclara Charles.

— Eh bien ?

— Il… il parle tout seul.

— Tout seul ? Ma foi, cela ne lui arrive jamais. Je suppose que ça ne l’empêchera pas de venir ? Va lui dire. »

Charles resta immobile.

« Mais qu’est-ce que tu as ? Vas-y ! »

L’enfant prit une inspiration et se lança désespérément :

« Je ne sais pas lequel prévenir… Ils sont tous les deux pareils. »

De surprise, June Walton faillit laisser choir la casserole qu’elle tenait en main. « Si ça t’amuse… », entama-t-elle sévèrement.

À ce moment son mari entra dans la cuisine, en soufflant et en se frottant les mains.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il d’un air enjoué. Des côtelettes d’agneau… hum… » Il reniflait l’air.

« Des biftecks…, corrigea June.

« Ted, reprit-elle, que faisais-tu ? »

Ted Walton s’assit à table. « J’ai aiguisé le sécateur comme un rasoir. Avis aux amateurs qui voudront y toucher ! »

C’était un homme d’aspect agréable, portant la trentaine ; épais cheveux blonds, bras musclés, mains habiles, visage franc et regard vif.

« J’ai une de ces faims ! Sale journée, au bureau. Toujours, le vendredi… » Il se tourna vers Charles. « Assieds-toi et commençons. »

Mrs. Walton servit les légumes et se mit lentement sur son siège.

« Ted, fit-elle, as-tu quelque chose en tête ?

— En tête ? » Il la regarda, les paupières clignantes. « Mon Dieu, rien de particulier. Le traintrain habituel. Pourquoi cela ? »

Mal à l’aise, June dévisagea son fils. Celui-ci se tenait droit et rigide, les mains crispées, la figure dénuée d’expression et blanche comme de la craie. Il n’avait touché à rien. Il avait écarté sa chaise le plus possible de la place de son père. Ses lèvres bougeaient, sans émettre aucun son.

Elle se pencha doucement vers lui.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » murmura-t-elle.

La voix de Charles était à peine audible :

« L’autre… c’est l’autre qui est venu…

— Que veux-tu dire, mon chéri ? enchaîna June Walton à haute voix. Quel autre ? »

Ted sursauta. Une expression singulière traversa ses traits. Elle s’évanouit instantanément, mais le temps d’un éclair le visage familier de Ted Walton avait disparu, une lueur froide l’avait illuminé d’un éclat étranger, ses yeux s’étaient voilés d’une taie décolorée – il n’y avait plus eu qu’une masse de chair inerte et terne.

Puis à nouveau, ce fut le bureaucrate placide soupant en famille à la fin de sa journée de labeur. Il riait, mangeait et se versait à boire en parlant de choses et d’autres comme tous les soirs…

Mais ce soir-là, il y avait quelque chose d’anormal, quelque chose de terrible.

Les mains de Charles se mirent à trembler. Il répéta : « L’autre », dans un murmure sourd, puis, se levant brusquement, quitta la table et se terra dans un coin. « Va-t’en ! hurla-t-il. Va-t’en !

— Hein ? gronda dangereusement Ted. Qu’est-ce qui te prend ? » Il indiqua la place vide. « Tu vas me faire le plaisir de revenir à table. Ta mère n’a pas fait à manger pour des prunes. »

Charles tourna le dos et s’enfuit hors de la cuisine. On l’entendit monter les escaliers en courant jusqu’à sa chambre.

« Mais que diable… ? » s’exclama June Walton, bouche bée.

Ted continua de manger d’un air furieux.

« Ce gamin veut une leçon, il l’aura, grinça-t-il. Nous aurons une petite conversation lui et moi, après le dîner… »

 

Charles s’accroupit sur le palier, aux aguets. Dans l’escalier, montait le père truqué. Toujours plus près, toujours plus près…

« Charles ! Charles ! prononçait le père truqué. Tu es là-haut ? »

Charles courut sans bruit jusqu’à sa chambre et en referma la porte, le cœur battant.

Le père truqué atteignait le palier. Dans une seconde – Charles se rua à la fenêtre, fou de terreur. Les pas s’arrêtèrent, « il » tritura le bouton.

Charles leva la vitre et enjamba la fenêtre. La plate-bande un étage plus bas le reçut ; il chancela en suffoquant, puis bondit sur ses pieds et courut droit devant lui, loin de la lumière de la fenêtre, tache jaune diminuant dans les ténèbres… Et il atteignit le garage, masse plus sombre contre le ciel.

Il reprit haleine, sortit sa lampe de poche conservée sur lui, ouvrit précautionneusement la porte…

Personne. Rien que la voiture à sa place. À gauche, l’établi de son père. Marteaux et scies au mur. Dans un coin, tondeuse à gazon, râteau, pelle et houe. Un bidon d’essence. Par terre, une grande tache d’huile et des touffes de mauvaises herbes graisseuses et noires dans le feu mouvant de la lampe de poche.

Derrière la porte, il y avait un tonneau rempli de débris. Au sommet, des piles de vieux journaux détrempés. Une forte odeur de moisi en émana quand Charles commença à les ôter. Des araignées tombèrent sur le sol où elles s’éparpillèrent ; il les écrasa du pied. Puis il regarda.

La vision le fit hurler. Il sauta en arrière. La lampe lui échappa et tomba, plongeant le garage dans les ténèbres. Il se força à s’agenouiller et, pendant d’horribles secondes, la chercha à tâtons parmi les araignées et les herbes huileuses. Quand il l’eut trouvée, il réussit à en diriger de nouveau convenablement le rayon vers le fond du tonneau, le fond qu’il avait mis au jour en écartant les piles de journaux.

Là, parmi les feuilles mortes, les boîtes de carton et les vieux rideaux du grenier… Cela ne ressemblait plus que très peu à son père – mais assez pour qu’il le reconnût. Il eut une nausée et ferma les yeux, puis il regarda encore. Au fond du tonneau, se trouvaient les restes de son père – de son vrai père. Les bouts que le père truqué n’avait pas utilisés. Les bouts qu’il avait mis au rebut.

Il prit le râteau et le passa dessus. C’était sec. Cela craquait et s’émiettait au contact de l’instrument. C’était comme une peau de serpent après la mue, écailleuse, rigide et tombant en poussière au toucher. Une peau vide. Les organes internes n’étaient plus là – la part importante. Rien ne restait que cette peau fragile comme du verre, en un petit tas au milieu des détritus. Tout ce qu’avait laissé le père truqué. Il avait « mangé » le reste. Pris la substance de son père – et sa place.

Un bruit au dehors.

Il jeta le râteau et se précipita vers la porte. Le père truqué marchait dans l’allée, en direction du garage. Ses chaussures heurtaient le gravier ; il avançait à une allure incertaine.

« Charles ! appela la voix avec colère. Tu es là ? Attends un peu que je te trouve ! »

La silhouette de sa mère se détachait sur le porche éclairé de la maison.

« Ted, ne lui fais pas de mal. C’est quelque chose qui l’a bouleversé.

— Je ne vais pas lui faire de mal », grinça le père truqué. Il s’arrêta pour allumer son briquet. « Je te l’ai dit, nous aurons simplement un petit entretien tous les deux. Il a besoin d’apprendre les bonnes manières… »

Charles se glissa hors du garage. Son ombre mouvante passa un instant dans le champ de la lueur du briquet. Avec un grondement, le père truqué se porta en avant.

« Viens ici ! »

Charles partit en courant. Il connaissait mieux le terrain que « l’autre » ; « il » en savait beaucoup, « il » avait acquis des informations nombreuses en absorbant la substance de son père, mais Charles, lui, le connaissait comme personne. Il atteignit la clôture, la passa, aboutit chez les voisins, traversa leur jardin, contourna leur maison et déboucha dans la rue.

Tapi dans l’ombre, il écouta, retenant sa respiration. Le père truqué ne l’avait pas suivi. Peut-être était-il sorti de leur jardin et venait-il par le trottoir ? Il ne fallait pas rester sur place s’il voulait lui échapper. Il regarda à droite et à gauche, s’assurant qu’« il » ne le guettait pas, puis repartit au pas de course.

 

« Qu’est-ce que tu veux ? » demanda avec agressivité Tony Peretti.

Tony avait quatorze ans. Il était trapu et musclé. Les gosses du voisinage le craignaient.

« Il faut que tu m’aides », balbutia Charles.

Tony leva la tête avec ennui de son livre. À voix étouffée, entrecoupée, Charles lui raconta ce qui s’était passé.

« Tu veux blaguer ?

— Non ! Non ! Je te jure ! Viens voir, je te montrerai…

— Ouais, c’est ça… »

Tony décrocha sa carabine et le suivit nonchalamment. Ils ne parlèrent pas en chemin. L’esprit hébété de Charles était un trou noir.

Ils s’introduisirent par-derrière dans le jardin. Tout était silencieux. La porte de la maison était fermée.

Ils glissèrent un œil par la fenêtre du salon. Mrs. Walton cousait, l’air absent et troublé. En face d’elle, se tenait le père truqué. Dans le fauteuil du père de Charles, un journal à la main. Avec l’attitude exacte de son modèle. « Il » avait acquis beaucoup de renseignements.

« C’est lui, quoi ! Tu me fais marcher ! » prononça Tony.

Charles l’emmena au garage. Tony plongea dans la poubelle et empoigna la dépouille écailleuse et sèche. Il la tint à bout de bras, et elle se déroula comme du parchemin jusqu’à révéler l’entière silhouette du père de Charles. Elle était mince, ambrée, presque transparente.

« C’est l’autre qui a pris tout le reste ! » sanglota Charles.

Tony, blême, rejeta la chose dans la poubelle.

« Tu dis que tu les as vus tous les deux ensemble ?

— En train de parler. Tout pareils. Je me suis sauvé à la maison. Et puis « il » l’a tué, il s’est rempli de lui et il est venu en faisant semblant d’être lui… » Charles hoqueta, à bout.

Tony réfléchit.

« Ça me dit quelque chose, fit-il soudain. Il faut qu’on opère intelligemment. Tu n’as pas peur ?

— Non, réussit à murmurer Charles.

— Il faut qu’on le tue. » Tony éleva sa carabine. « Peut-être que ce n’est pas assez puissant pour lui. Mais viens. »

Ils sortirent et regagnèrent leur poste à la fenêtre du salon. Mrs. Walton s’était mise debout et parlait anxieusement. Le père truqué avait jeté son journal. Ils discutaient. Le bruit des voix filtrait.

« Bon Dieu ! criait le père truqué. Tu ne vas pas faire cette stupidité !

— Laisse-moi seulement téléphoner à l’hôpital.

— Il est à traîner dans la rue, rien d’autre.

— Jamais si tard. Et jamais il ne désobéit. Il était bouleversé, il avait peur de toi… » Elle le dévisagea. « Tu étais si bizarre. » Elle quitta la pièce.

« Je vais voir chez les voisins. »

Le père truqué surveilla son départ. Et alors quelque chose d’atroce se passa. Charles haleta et Tony eut un grognement de stupeur.

Aussitôt Mrs. Walton hors de la pièce, le père truqué s’était affaissé en arrière dans le fauteuil, le corps mou, la bouche grande ouverte, les yeux fixes et vides d’expression, et sa tête était tombée vers sa poitrine comme celle d’une poupée de chiffons.

Tony s’éloigna de la fenêtre.

« C’est comme si on avait coupé le contact. C’est ce que je pensais.

— Quoi donc ?

— Il est contrôlé de l’extérieur.

— Où ça ? fit Charles horrifié.

— Quelque part dans les parages. Il faut trouver où.

— Demandons à Bobby Daniels, continua Charles péniblement. Il retrouve tout.

— Le petit nègre ? D’accord, si tu le dis. On va chercher la chose qui l’a fabriqué et qui le fait marcher… »

 

« Cherchons autour du garage, déclara Tony au mince garçon noir accroupi près de lui dans l’ombre. C’est là que tout a commencé. »

Des fleurs poussaient aux abords du garage, et une aire plantée de bambous et parsemée de débris s’étendait derrière. La lune s’était levée et laissait suinter son jour froid.

Bobby acquiesça de toutes ses dents. Il avait une dizaine d’années, comme Charles.

Ils se mirent à l’œuvre. Bobby manœuvrait avec une inconcevable vélocité. Son petit corps étroit, tache vague perpétuellement en mouvement, se faufilait parmi les fleurs, contournait les quartiers de roc, rampait à la surface du sol ; ses mains expertes fouillaient dans les feuilles et les plantes, parcouraient les mauvaises herbes, suivaient les tiges. Aucun pouce de terrain ne restait inexploré.

Charles allait lentement. Il se sentait épuisé, le corps gourd, comme plongé dans un impossible cauchemar. Seule la terreur qui le tenaillait lui tenait lieu de force vitale.

« J’ai trouvé ! » s’écria enfin la petite voix aiguë de Bobby.

Ils l’entourèrent, les yeux fixés au sol éclairé par la lampe de Charles.

Bobby avait soulevé une énorme pierre. Dans la terre humide et pourrissante ainsi découverte, la lumière allumait des reflets métalliques sur une bête plate pareille un peu à une fourmi monstrueuse. Une bête rouge brique, le corps scindé en articulations, les pattes recourbées et interminables, qui creusait frénétiquement le sol sous elle. Sa queue acérée se démenait avec fureur tandis qu’elle s’enfonçait dans le tunnel qu’elle se pratiquait.

Tony courut au garage chercher le râteau. Il s’en servit pour immobiliser la bête par la queue.

« Vite. La carabine ! »

Bobby épaula et visa. Le premier coup sectionna la queue à demi. La bête se tordit et se contorsionna ; plusieurs de ses pattes se brisèrent. Elle avait quelque trente centimètres de longueur, telle un gigantesque mille-pattes. Elle cherchait désespérément à se frayer sa voie souterraine.

« Tire encore », ordonna Tony.

Sous le second coup de feu, la bête se cabra, siffla de rage, piétina sur place comme si le sable glissait sous elle. Sa tête s’agitait en tout sens ; elle la tordit pour venir mordre le râteau qui la plaquait au sol. Ses petits yeux noirs enfoncés et sinistres irradiaient la haine. Un moment, elle tenta en vain de lutter contre le râteau. Puis soudain, sans transition, elle fut secouée d’une convulsion frénétique qui fit sursauter et reculer ses adversaires apeurés.

Un bourdonnement perçant scia le cerveau de Charles. Le fredonnement rauque et lourd d’une nuée de voix métalliques grinçant à la fois en sourdine. Une force immense le bouscula. Il trébucha, la tête assourdie. Les autres faisaient de même, pâles et tremblants.

« Si elle ne meurt pas avec la carabine, souffla Tony, on peut la noyer, ou la brûler, ou lui enfoncer une aiguille dans la tête… Il y a sûrement un moyen ! »

Il raffermit sa prise sur le râteau ; la bête continuait de se débattre.

Charles arracha la carabine des mains de Bobby. « Je veux la tuer ! » hurla-t-il.

Il chargea l’arme et la dirigea vers la bête. Celle-ci cingla l’air ; la rumeur martelée du champ de force qu’elle produisait lui explosa aux oreilles. Il se cramponna à la carabine. Il fit pression sur la détente…

« Très bien, Charles. Viens avec moi. »

C’était la voix du père truqué.

Des doigts puissants l’empoignèrent, le paralysant. Il lutta inutilement et lâcha la carabine. Le père truqué donna une bourrade à Tony qui sauta de côté. La bête, délivrée, se démena triomphalement pour s’enfoncer dans son trou.

« Tu dois être fou, Charles, débita le père truqué. Qu’est-ce qui t’a pris ? Ta mère est dans tous ses états. »

 

« Il » s’était tenu là, caché dans l’ombre, à les guetter… Sa voix monocorde grondait à son oreille, horrible parodie de celle de son père, tandis qu’« il » l’entraînait vers le garage. « Il » lui soufflait au visage une haleine humide et glaciale qui sentait la terre pourrie.

« Reste tranquille, disait la voix. Laisse-toi faire. C’est pour ton bien, Charles.

— Tu l’as trouvé ? (La voix anxieuse de sa mère, provenant de la maison.)

— Oui, je l’ai trouvé.

— Que vas-tu faire ?

— Nous allons avoir un petit règlement de comptes. Dans le garage. » Un faible sourire dépourvu d’émotion joua mécaniquement sur les lèvres, au clair de lune. « Retourne au salon, June. Je m’occuperai de lui. Tu ne sais pas le punir. »

La porte de derrière finit par se refermer. Sur les lieux de la lutte, Tony se baissa pour ramasser la carabine. Instantanément, le père truqué se figea.

« Rentrez chez vous, vous autres », grinça-t-il.

Tony restait indécis, l’arme à la main.

« Allez-vous-en », répéta le père truqué. Lentement, il se dirigea vers Tony, une main tendue vers lui, tirant Charles de l’autre. « Donne-moi ça avant de t’en aller. Je te conseille de me le donner sinon… »

Tony lui tira dans l’œil.

Le père truqué grogna et passa la main sur son œil crevé. Puis il bondit sur Tony et lui arracha la carabine. Il la brisa en la projetant à terre.

Charles, libéré de son étreinte, s’élança à l’aveuglette. Le père truqué lui barrait le chemin de la maison. Déjà, il se rapprochait, forme noire se mouvant précautionneusement. Charles battit en retraite. Où se cacher ?…

Les bambous.

Il s’y jeta, et les grosses tiges desséchées se refermèrent derrière lui avec un léger froissement. La lueur du briquet dansa non loin de là dans l’ombre.

« Charles, disait la voix, je sais que tu es quelque part par là. Il est inutile de te cacher. Tu fais empirer les choses. »

Le cœur tressautant, Charles demeura tapi au milieu des bambous. Les détritus s’amoncelaient près de lui. Ferraille, boîtes, papiers, bouteilles, vieux vêtements, rebuts, pourriture…

Et aussi quelque chose d’autre.

Une forme. Une forme immobile, muette, qui poussait au sommet du tas d’ordures comme quelque géant champignon nocturne. Un cylindre blanc, une masse pulpeuse qui scintillait comme humide au clair de lune. Un énorme cocon formé d’une substance cotonneuse. Vaguement, se distinguaient des bras et des jambes, ainsi qu’une tête indistincte et à demi formée. Il n’y avait pas même l’amorce d’un visage. Et Charles cependant pouvait dire ce que c’était.

L’embryon d’une mère truquée.

Croissant en secret, à l’abri des bambous, au creux des détritus humides. À côté du garage.

Une larve blanche et molle, encore sirupeuse. Mais le soleil l’assécherait, la chaufferait, durcirait sa croûte, lui communiquerait des forces. La chose émergerait alors de son cocon, et un jour, lorsque sa mère s’approcherait du garage…

Plus loin, il discerna alors d’autres embryons, petites excroissances blanches. Ceux-là avaient été récemment pondus par la bête. Ils accédaient juste à l’existence. Et il pouvait voir aussi L’endroit où avait poussé le père truqué et d’où il s’était détaché une fois venu à maturité.

Charles eut la nausée ; il rampa à travers les bambous, pour s’éloigner de la pourriture et des larves blêmes, puis soudain recula.

Encore une autre, qu’il n’avait pas vue. Mais elle n’était pas blanche. Elle était déjà devenue sombre. La pulpe humide et cotonneuse avait disparu. La larve était parvenue à terme. Elle était prête. Malade d’horreur, Charles l’observa comme fasciné. Il vit un tressautement la parcourir comme une masse de chair molle. Lentement, elle remuait. Les bras mal façonnés s’agitaient faiblement dans l’ombre. Une odeur fade se répandait.

C’était le « Charles » truqué…

Charles hurla.

Les bambous derrière lui s’écartèrent ; la main du père truqué se referma comme un étau autour de son poignet.

« Ne bouge pas, fit-il. Tu es allé juste là où il fallait. »

De sa main libre, il arracha les derniers débris de cocon qui emmaillotaient l’embryon.

« Je l’aiderai. Il est encore un peu faible. »

L’embryon vacilla, chancela, pataugeant à gestes balourds. Le père truqué lui présenta Charles. L’enfant essaya désespérément de se débattre, mais la poigne du père truqué le clouait au sol. L’embryon se mit en marche. Sa figure était réduite à une cavité buccale qui s’ouvrait et se fermait. Il s’approcha de Charles. Son bras rugueux s’allongea… Il y eut un hurlement.

Charles tomba. À côté de lui, le père truqué qui venait de le lâcher continuait à hurler et à se trémousser convulsivement. Il fit irruption hors des bambous, tournant sur lui-même, le corps secoué par saccades, tiraillé de spasmes. Puis il vint s’écraser contre le mur du garage, les membres contractés, avant de rouler par terre avec un bruit mou. Il continua de gémir et de geindre, en essayant de ramper comme un scarabée privé de l’usage de ses pattes. Graduellement, son agitation diminua. Dans les bambous, l’embryon gisait comme un amas, le corps flasque, avec sa tête sans visage.

Enfin les soubresauts du père truqué s’arrêtèrent, et il n’y eut plus que le bruissement des bambous dans le vent de la nuit.

 

Charles sortit des bambous et retrouva dans l’allée Tony et Bobby, qui s’avançaient prudemment.

« Qu’est-ce que vous avez fait ? » chuchota-t-il.

Bobby montra le baril de pétrole qu’ils avaient trouvé dans le garage.

« Chez mes parents en Virginie, on s’en servait pour les moustiques.

— On a vidé le pétrole dans le tunnel fait par la bête, expliqua Tony d’une voix mal assurée. Et on a mis le feu. »

Bobby, précautionneusement, tâta du pied la dépouille intacte et contorsionnée du père truqué.

« Il est mort presque en même temps que la bête.

— Les autres aussi, alors ? » fit Charles.

Ils allèrent dans les bambous. L’embryon gisant ne bougea pas quand Tony lui enfonça un bâton dans le corps.

« Pour tous les autres, autant être sûr…, dit-il avec un sourire féroce. Va chercher le pétrole. »

Bobby s’éloigna.

« Cette bête…, souffla Charles.

— Tu cherches d’où elle venait ? Peut-être de la terre, peut-être qu’elle a dormi très très longtemps et qu’elle s’est réveillée… Peut-être qu’elle vient d’ailleurs.

— Tu veux dire de la planète Mars ?

— Je ne sais pas… » Tony regarda autour de lui. « Il vaut mieux qu’on ne le sache jamais. »

Il fit demi-tour.

« Viens chercher les allumettes. » Déjà il s’éloignait ; Charles se hâta de le suivre. Ils marchèrent sans parler au clair de lune.

 

 

Traduit par Alain DORÉMIEUX.

The father thing.

© Fantasy House, 1954.

© Éditions Opta, pour la traduction.