Gregory BENFORD :
LES MIROIRS DE LA MER
Jusqu’à la nouvelle précédente, les envahisseurs étaient intelligibles. C’est-à-dire que leurs intentions, leurs modes d’organisation, d’attaque et d’occupation reproduisaient à peu près, en les amplifiant, les caractéristiques habituelles des invasions humaines. Mais l’invasion peut s’imposer aussi comme une réalité opaque, à la manière des phénomènes naturels qu’il faut péniblement déchiffrer. L’envahisseur redevient alors d’abord l’étranger. Et celui-ci, en chassant l’homme de son environnement naturel, va l’amener à changer à son tour.
WARREN se demandait depuis combien de temps ils dérivaient. Trente-sept jours, d’après les entailles régulières qu’ils avaient faites sur la grosse branche. Rosa les avait toutes vérifiées avec lui. Chaque jour à midi, ils taillaient l’encoche rituelle avec son couteau de poche usé et la retenaient soigneusement après l’avoir faite, de manière à ne pas la confondre avec une autre et croire qu’il l’avait faite la veille.
« Qu’est-ce que tu regardes ? » demanda Rosa en clignant des yeux sous le petit auvent.
— Je les compte, répondit Warren.
— Trente-sept », dit-elle, et il comprit au son de sa voix qu’elle ne le croyait pas non plus. L’ordre, la beauté des nombres, la structure des choses… cela ne signifiait rien ici. Après tous ces jours qu’ils avaient passés, comment auraient-ils pu compter juste ?
Un jour ou deux avaient dû leur échapper. D’ailleurs n’avait-il pas rêvé pendant ses jours de délire qu’il sciait la branche pour forcer les jours à passer, qu’il sciait jusqu’à ce que son genou dérape sur la sueur et qu’il s’évanouisse ? Il n’arrivait pas à se souvenir.
« Retourne dormir, dit-il. Je vais rentrer. Je croyais avoir entendu quelque chose. »
Elle s’assit et écouta le clapot étouffé des vagues contre le fond du radeau. Il n’y avait que le murmure de la mer et de temps en temps un tintement métallique lorsque leurs boîtes de conserve se déployaient sur le pont. Au bout d’un moment, elle se rallongea et ferma ses yeux noirs pour échapper à l’éclat jaune et cru de l’après-midi tropical.
Warren regarda de nouveau la branche arrimée au radeau. Trente-sept jours depuis que le Manamix avait coulé. Trente-sept intervalles de lumière aveuglante, de faim, de peur, de soif.
L’eau se mit à clapoter et ils entendirent un choc sourd sous le radeau. Rosa se redressa. Warren lui fit signe de garder le silence et attendit. Les planches et les troncs mal joints grincèrent en jouant l’un contre l’autre, puis de nouveau le coup sourd.
Ils gagnèrent machinalement leurs postes. Elle s’assit à califourchon sur un tronc près du bord, arracha son chemisier blanc et le plongea dans l’eau. Warren alla chercher son bâton, inséra le ruban de caoutchouc dans les fentes pratiquées aux deux extrémités et y ajusta une longue flèche grossière. La flèche était faite avec une traverse de plus de deux centimètres d’épaisseur qui provenait du canot de sauvetage du Manamix. Elle était légèrement effilée et armée à son bout d’un long clou de fer.
Il plissa les yeux pour s’abriter de la lumière et observa le creux peu profond des vagues pour essayer de juger de l’inclinaison du pont. De nouveau le coup sourd. Warren était à peu près certain à présent qu’il s’agissait d’un Essaimeur et non d’un des grands poissons. Il y avait quelque chose de particulier dans le bruit que faisait leur tête lorsqu’elle sondait le dessous du radeau à la recherche d’une faille.
Soudain, un remous dans l’eau lui fit tourner la tête. Rosa agitait sa blouse en cadence sous l’eau et derrière ses seins décharnés, il vit la mer se plisser et se soulever légèrement sous l’effet de nouveaux courants qui remontaient à la surface.
C’était là leur erreur tactique, celle qu’ils commettaient à chaque fois. L’instinct leur disait de regarder d’abord, d’estimer la cible. L’Essaimeur repassa en glissant au milieu des ombres bleues sous le radeau, puis se renversant, il revint pour la passe finale. Warren se raidit et pointa sa flèche. Rosa avait dû apercevoir la forme sombre un instant plus tôt. Elle retira le chemisier de l’eau d’un coup sec, et l’Essaimeur dans un brusque et dernier élan essaya de l’attraper.
« Haeee ! » cria Rosa. Le nez de l’Essaimeur troua la surface, un sourire sur sa large bouche mince aux coins relevés, ses yeux blanc nacré braqués sur l’infini.
Warren laissa partir la flèche et la suivit automatiquement en se jetant à quatre pattes. L’Essaimeur l’avait reçue sous les ouïes et le clou s’était profondément enfoncé dans les replis de chair verte et glissante.
Rosa tira sur le filin qui retenait la flèche. « Doucement ! dit-il en plongeant sa poitrine dans l’eau. Ne le sors pas. »
La flèche suffisait à étourdir l’Essaimeur mais sans plus. Dans un instant, il allait se débattre et casserait le filin. Warren se pencha à plat ventre au-dessus de l’eau et tendit le bras. Il saisit un aileron ventral d’une main puis un deuxième. L’Essaimeur était agité de soubresauts. Warren se retourna sur lui-même et s’écorchant la hanche sur le bois, il souleva le corps et le tira en partie sur le radeau.
Rosa saisit un aileron et souleva l’Essaimeur, puis elle le retourna sur le flanc et avec un pied le fit rouler hors de l’eau. Il se mit alors à arquer le dos et à se contorsionner pour trouver un point d’appui et se propulser par-dessus bord. Ses yeux étaient exorbités et les minces ouïes laissaient échapper un râle audible en s’ouvrant et en se refermant spasmodiquement.
« Dépêche-toi ! » cria Rosa. Warren avait sorti son couteau et tanguait au-dessus de l’Essaimeur, cherchant le bon angle d’attaque. L’Essaimeur lui échappa et glissa vers l’eau. Au moment où il se retournait, le couteau s’abattit et s’enfonça dans les chairs tendres de son flanc, remontant vers l’épine dorsale. Warren tira sur le couteau, trancha la chair sur toute la longueur du corps et sentit l’Essaimeur se convulser sous la violente douleur. Puis celui-ci se raidit et mourut dans un dernier soubresaut.
Rosa poussait des gémissements syncopés en le tenant par un de ses ailerons. Warren fit un pas en arrière, gardant son équilibre malgré la houle, et la poussa du coude.
Elle le regarda avec des yeux vides, resta un moment sans bouger puis elle rentra précipitamment sous la feuille de contreplaqué qui formait le toit de l’auvent. Il la suivit des yeux avec un vague dégoût.
La même chose s’était passée la dernière fois où ils en avaient tué un, mais cette fois-ci, elle semblait plus lointaine, plus difficile à atteindre. C’était comme si les Essaimeurs la ramenaient à un stade antérieur de sa vie, à son enfance. Elle ne pouvait supporter de tuer que si cela faisait partie d’un rituel, d’un plan d’action réglé d’avance qui, s’il était parfaitement suivi, lui permettait d’échapper totalement à la réalité de l’événement.
Des substances liquides commençaient de s’écouler du corps de l’Essaimeur qui roulait sur le pont. Warren se maudit pour sa lenteur et alla prendre les boîtes de conserve. Il appuya alors l’Essaimeur contre un tronc à l’endroit où le bordage du canot de sauvetage démoli rejoignait ce tronc et formait un creux. Il coinça ensuite les boîtes de conserve contre le corps de l’Essaimeur là où la plus grande partie du jus s’écoulait, et il retint le corps pour contrer le roulis du radeau.
La peau verte était glissante comme celle d’un phoque. Les ailerons ventraux et dorsaux pendaient maintenant qu’il était mort, mais ils aidaient l’Essaimeur à se diriger sous l’eau à une allure incroyable. À quelques détails près, il ressemblait à tous les autres poissons. Un peu grand peut-être, approximativement un mètre vingt de long.
Sa tête pourtant le trahissait. Elle n’allait pas en s’effilant obliquement, mais au contraire la boîte crânienne y formait une grosse proéminence. Le front massif ressemblait à celui des dauphins et le visage avait cet air curieusement ramassé commun à certains grands poissons. Cependant, la bouche mince, les grands yeux et la mâchoire en avant étaient étrangers à la planète. La Terre n’avait jamais élaboré de semblable combinaison.
« Regarde ! » lança Rosa. Warren regarda dans la direction qu’elle indiquait au milieu des montagnes et des vallées d’eau en mouvement. Un cylindre gris flottait à dix mètres du radeau.
Quelques dernières gouttes s’écoulaient des glandes lymphatiques de l’Essaimeur et Warren se dit que pour en obtenir davantage il faudrait qu’ils s’y mettent tous les deux, qu’ils tailladent et scient la peau épaisse et musculeuse, puis qu’ils pressent la chair pour en extraire le jus. Mais cela ne valait pas vraiment la peine, pas au point de forcer Rosa à coopérer.
Il arrima les boîtes et retourna l’Essaimeur sur le flanc. Des embruns lui éclaboussèrent le visage. Entièrement absorbé par la surveillance du cylindre, il effectua le travail machinalement pour ce qui lui sembla être la millième fois, bien qu’en réalité, ce dût être à peu près la vingtième. Presque un par jour, songea-t-il.
« Repêche-le », lui ordonna-t-il en revenant au milieu du radeau. Rosa le regarda craintivement depuis l’auvent, sans comprendre.
Il renifla, exaspéré. Peut-être fallait-il la gifler pour, la réveiller comme la dernière fois. Mais le cylindre, lui, dérivait lentement et s’éloignait.
Il s’avança en souplesse vers la branche d’arbre et entreprit de la détacher. Ses doigts étaient tout gonflés à force d’être continuellement plongés dans l’eau et les lambeaux d’écorce lui glissaient des mains.
Il réussit au bout d’un moment à la détacher et se rendit à croupetons vers le bord du radeau le plus proche du cylindre. Il remarqua machinalement qu’aucun clapotis ne troublait la surface, qu’aucune forme verte ne filait en dessous d’eux dans les profondeurs.
Tout semblait tranquille, comme les fois précédentes. Si les Écumeurs lui tendaient un piège, ils mettaient du temps à le faire fonctionner.
Il s’arrêta à trente centimètres du bord et essaya de trouver son équilibre malgré la houle. Le tube gris dansait paresseusement dans le creux d’une vague et il s’éloigna un peu plus.
Warren respira profondément, cambra instinctivement ses orteils pour avoir un meilleur équilibre, et se penchant en avant pour contrer l’inclinaison du pont il tendit les bras jusqu’à ce que ses muscles l’abandonnent. La branche était trop courte d’un bon mètre. Il ne parvint pas à attraper le tube.
Il reprit son équilibre, se reposa un peu et recommença.
Toujours trop court. Et en plus la distance avait augmenté de quelque trente centimètres.
Warren ferma les yeux pour se protéger de la douloureuse et aveuglante clarté de l’après-midi et sentit les muscles de ses jambes faiblir. Il ne fallait pas qu’il se laisse aller.
S’il se laissait aller, même une seule fois, il serait entraîné dans les mêmes dédales profonds où Rosa errait. Non, il fallait qu’il tienne bon.
Warren renonça et retourna sous l’auvent. Il réalisa alors à quel point il avait voulu avoir ce tube, à quel point il avait espéré en trouver un autre.
Peut-être aurait-il été capable de le comprendre, celui-ci. Le deuxième avait marqué un véritable progrès sur le premier. Il y avait eu trois mots anglais dedans. Alors dans le troisième….
« Ah ! ah ! » grogna Rosa, en le poussant du coude. Elle gesticulait furieusement et griffait l’air autour d’elle. Warren tourna vivement la tête et regarda vers l’endroit où il avait vu le tube. Une silhouette bleu noir bondit alors hors de l’eau, juste à côté de celui-ci. Elle était un peu plus grande qu’un Essaimeur et sautait allègrement au-dessus de l’écume verte d’une vague.
Avant même que Warren n’ait eu le temps de bouger et de reconnaître l’Écumeur, ce dernier replongea près du tube et disparut. Un instant plus tard, il rejaillit dans une trombe d’écume, attrapa le tube et le jeta en l’air d’un souple mouvement de la tête.
Warren tira la branche à lui, mais l’Écumeur avait fait demi-tour avec une soudaineté impressionnante et s’éloignait à toute vitesse. Il plongea dans le flanc d’une vague semblable à du marbre vert et la traversa. Au bout d’un court moment, il disparut dans le relief constamment en mouvement du Pacifique Sud.
Rosa poussa un cri hébété mais Warren ne fit pas attention à elle et se précipita à quatre pattes vers le bord du radeau. Le tube n’était plus qu’à quelques mètres et il le repêcha rapidement, notant au passage que la femme s’était tapie sous l’auvent et parlait toute seule.
Il ramena le cylindre au milieu du radeau. Il était lisse et fait dans une matière organique. Le manipulant précautionneusement, il l’examina pour voir s’il était différent des autres. ‘
Le tube s’ouvrit facilement en laissant échapper un petit’pop’mouillé. La même feuille roulée se trouvait à l’intérieur. Il l’étala sur le pont.
CONSQUE KOPF AMN SOLID. DA OLEN SMALL
YOUTH SCHLECT UNS. DERINGER CHANGE DA
UNS B WSW. SAGEN ARBEIT BEI MOUTH
CIRCLE STEIN NONGO.
Warren étudia longuement la mince feuille semblable à du parchemin. Pour un Écumeur, venir si près du radeau représentait un acte d’une témérité incroyable.
Ils devaient commencer à désespérer. Quelle que fut la nature de ce qu’ils voulaient lui faire savoir, il ne devait plus leur rester beaucoup de temps.
Celui-ci serait le dernier message, il le savait. Secouant la tête et pleurant presque de dépit, il se rendit compte qu’il n’était pas plus intelligible que le premier.
Quand il se réveilla dans l’eau, le Manamix était en train de sombrer. Les longs doigts des éclairs tropicaux se recourbaient sous les nuages noirs, et il put voir que le bateau faisait eau rapidement à tribord.
Il se balançait régulièrement comme un gigantesque animal terrestre pris dans les interminables filets des Essaimeurs. Les longs cordons verts léchaient les flancs du navire et traversaient le pont. Il s’agissait de filins souples et solides constitués de chaînes de molécules organiques que les milliers d’Essaimeurs, rassemblés à présent autour de l’étrave, dévidaient des poches qu’ils avaient sous le ventre. Les biologistes pensaient que les cordons devaient avoir une utilité dans leur processus de reproduction, mais pourquoi étaient-ils aussi longs, nul ne le savait. Ces cordons, ainsi que les trous que des Essaimeurs suicidaires, par groupes de trois ou quatre, avaient déjà percé dans la coque, suffisaient à faire couler n’importe quel bateau de petit tonnage.
Le Manamix faisait eau dangereusement. Warren savait bien que les avions n’auraient jamais le temps d’arriver jusque-là, à huit cents kilomètres de la côte ouest de l’Amérique du Sud, avec la terrible tempête qui faisait rage. Ils n’arriveraient jamais à temps pour jeter, comme avait dit le capitaine, les boîtes de poison qui pourraient arrêter les Essaimeurs. Le Manamix avait épuisé depuis longtemps sa provision de produits chimiques, et à présent, le bateau se couchait dans la houle, les lumières du bord s’éteignaient et des gens criaient.
L’image s’imprima dans son esprit. Le Manamix, paralysé, bascula et s’enfonça dans les ténèbres de sa tombe dans un dernier clignotement orange de ses feux de position. Des éclairs crépitèrent et se reflétèrent sur les milliers de miroirs brisés de la mer. Ensuite vint un goût âpre de sel, le froid mordant, une rafale de pluie qui l’aveugla. Puis il y eut le choc sourd du canot de sauvetage lorsqu’il heurta une caisse qui flottait près de lui ; il se mit alors à bouger et à se battre contre le courant.
Le reste était impersonnel, comme si tout cela était arrivé à quelqu’un d’autre. Il se hissa dans le canot et se mit à pagayer pour s’éloigner du Manamix et des Essaimeurs. Il aperçut Rosa dans l’obscurité et parvint à la tirer dans le canot. C’était une journaliste qu’il avait rencontrée à bord du Manamix.
Elle faisait un reportage sur les Essaimeurs pour le compte d’une agence de presse et désirait être du voyage le long de la côte de l’Amérique du Sud, espérant qu’ils en rencontreraient. Ces créatures venues de l’espace avaient pratiquement chassé l’homme des océans depuis un an, et le Manamix faisait partie des rares cargos de ligne qui naviguaient encore dans le Pacifique. Elle avait essayé de lui soutirer quelques opinions sur le sujet en prenant un verre, mais il était ingénieur et n’en savait pas plus qu’elle sur l’arrivée sur Terre des Essaimeurs.
Ils dérivèrent toute la nuit. Ils restèrent couchés tous les deux au fond du canot en essayant de ne pas faire de bruit, car si les Essaimeurs trouvaient le canot et pensaient qu’il était occupé, leurs fronts osseux enfonceraient la coque en un rien de temps.
Pourtant le canot sombra sans l’aide des Essaimeurs. Il avait dû s’abîmer en tombant du pont du Manamix. La fuite que Warren avait découverte pendant la nuit était devenue un flot régulier quand l’aube tiède se leva sur eux.
Dans les premières clartés du jour, ils aperçurent d’autres débris du Manamix qui flottaient à proximité du canot. Il y avait aussi des arbres déracinés qui avaient dû être emportés et jetés à la mer par la tempête qui s’était abattue sur le Manamix au moment même où les Essaimeurs étaient passés à l’attaque.
Warren se mit à l’eau au péril de sa vie pour aller les récupérer. Il savait que les Essaimeurs étaient cruels et dénués d’intelligence. Il avait lu un article qui disait qu’ils formaient l’espèce la moins évoluée tandis que les Écumeurs constituaient une minorité plus avancée. Les Essaimeurs n’avaient manifestement pas pu construire les vaisseaux qui étaient descendus dans l’atmosphère terrestre et avaient ensemencé les océans cinq ans auparavant.
Mais, évolués ou non, ils le tueraient immédiatement s’ils le trouvaient dans l’eau.
Pendant trois jours de dur labeur, ils pagayèrent et récupérèrent ce qu’ils trouvaient, coupant, construisant, arrimant. Ils démolirent le canot de sauvetage et s’en servirent pour étayer et ponter les troncs et le bois de charpente qu’ils avaient pu récupérer. Un rouleau de câble leur servit à arrimer. Une grille en métal réduite en morceaux leur fournit des clous convenables.
Rosa résista très bien, au début. Ils ne virent jamais d’autres survivants du Manamix. D’après ses connaissances élémentaires de navigation, Warren conclut qu’ils dérivaient pratiquement plein ouest ; et que s’ils réussissaient à tenir le coup, une patrouille de recherche finirait bien par les retrouver.
Une nuit, se sentant curieusement libéré de son passé, il prit Rosa avec une force et une assurance qui le surprirent lui-même. Il était certain de s’en sortir vivant.
Il utilisa une partie des vivres du canot de sauvetage comme appât et attrapa quelques poissons. Après différents essais, il réussit à construire un arc et une flèche suffisamment précis pour tirer sur les poissons en surface, mais cependant, la ligne et l’appât restaient plus rapides.
Leur réserve d’eau commença de s’épuiser. Rosa conservait leurs provisions sous l’abri de contre-plaqué, mais au bout du septième jour, il s’aperçut qu’il n’y avait presque plus d’eau. Elle avait bu nettement plus que sa part.
« Il le fallait, dit-elle en reculant devant lui. Je n’en peux plus d’être là. J’ai tellement soif. Et le soleil, il est trop chaud, j’en… »
Il la frappa plusieurs fois, lui donnant des coups secs et brutaux du tranchant de la main. Il n’en retira cependant aucune satisfaction. Elle avait pris leur eau et il n’y en avait plus. Au bout d’une heure d’abattement, il recommença à réfléchir tandis que Rosa se terrait loin de lui à l’autre bout du radeau.
Il sentait en lui un étrange détachement qui remontait à la surface lorsqu’il essayait de trouver une solution au problème. Il trouvait une espèce de repos dans la démarche calme et méthodique de son esprit.
Il s’accroupit sur une planche plate et se balança en accompagnant instinctivement la houle, mais à l’intérieur, là où il vivait, le monde n’était pas fait que du gargouillis et du déferlement des vagues, de la brûlure salée du vent et de l’eau de mer. À l’intérieur, il y avait les livres et les schémas. Mieux que cela, il y avait les morceaux épars de choses qu’il avait apprises et l’occasion se présentait maintenant de les rassembler.
La chimie. Warren fabriqua un appareil à distiller avec deux boîtes de conserve. Il fit une petite entaille dans le bouchon en caoutchouc d’une bouteille d’eau et la descendit dans la mer au bout d’un long fil de pêche.
Il se souvenait vaguement – ou bien était-ce le produit de son imagination – que l’eau était plus froide vers le fond. S’il en ramenait une certaine quantité dans une boîte hermétique plongée à six mètres sous la surface et s’il la plaçait ensuite dans une deuxième boîte exposée au soleil, elle se mettrait à fumer comme un seau à Champagne. La vapeur se condenserait alors que les parois de la première boîte sous la forme de gouttelettes d’humidité dépourvue de sel.
Il essaya maintes et maintes fois. Ça ne marcha jamais. Cependant il essayait, il réfléchissait, il ne se laissait pas aller. C’était l’essentiel.
Au bout du neuvième jour, ils n’eurent plus d’eau. Rosa pleura et le traita de noms répugnants. Elle se mordit l’épaule au cours d’une crise mais ne sembla même pas s’en apercevoir.
Le jour suivant, la mer fut plus agitée. Des vagues déferlaient sur le pont et les trempaient sans arrêt si bien qu’ils ne pouvaient ni dormir ni même se reposer. En fin d’après-midi, Warren aperçut de minuscules hippocampes, à peu près de la taille d’une pièce de dix cents, nageant dans l’écume qui balayait le pont du radeau. Il les observa longuement et essaya de se souvenir de ce qu’il avait appris en biologie.
Il savait parfaitement que s’ils se mettaient à boire quoi que ce soit ayant une haute teneur en sel, la fin surviendrait avec une rapidité foudroyante. Il fallait pourtant qu’ils tentent leur chance.
À force de paroles et de coups, Warren finit par convaincre la femme de l’aider à ramasser une poignée de ces hippocampes. Il en mit quelques-uns sur sa langue avec une certaine hésitation et attendit qu’ils fondent. Ils avaient un goût qui rappelait le poisson mais semblaient être moins salés que l’eau de mer. Une poignée entière de ceux-ci les rafraîchit et leur fit du bien à tous les deux, et ils en ramassèrent fébrilement avant que la nuit ne tombe.
Le onzième jour fut insupportable.
Warren, assis, les yeux fermés, explorait soigneusement les galeries lumineuses et rationnelles de son esprit. La tentation de boire de l’eau de mer l’envahissait comme une gangrène et débordait sur l’espace propre et net où il essayait de vivre.
Pour se convaincre lui-même, il fallait qu’il repasse continuellement dans sa tête cet enchaînement logique :
S’il buvait de l’eau de mer, il absorberait une certaine quantité de sel en solution. Son corps, cependant, n’avait besoin que d’une très petite quantité de ce sel et il fallait qu’il se débarrasse de ce qu’il avait absorbé en plus de cette infime quantité nécessaire. Le travail d’élimination de ce sel en trop est accompli par les reins qui filtrent tous les déchets contenus dans le sang sous forme d’urine.
Et pour cela les reins ont besoin d’eau. Au moins un demi-litre par jour.
Il en fit une rengaine qu’il se répéta interminablement. Les vagues dansaient et se soulevaient devant ses yeux. Les vivres déshydratés pesaient comme un poids mort sur son estomac. Il se concentra sur la rengaine.
Boire un demi-litre d’eau de mer par jour. Cela donne environ trente centimètres cube d’eau fraîche.
Or, les reins ont besoins de plus de trente centimètres cube pour filtrer le sel qui se trouve dans un demi-litre.
Les reins réagissent. Ils prennent l’eau dans les tissus du corps.
Le corps se déshydrate. La langue devient noire.
Nausées. Fièvre. Mort.
Plus tard, Warren se dit qu’il avait dû rester assis là presque toute la journée, se récitant à lui-même ce raisonnement, le réduisant à quelques mots clefs, le rendant parfait.
Un choc sourd sous le radeau le tira de ses pensées. Rosa sursauta. Warren comprit immédiatement ce que c’était. Un Essaimeur les avait retrouvés.
Il se mit en mouvement sans gestes brusques et se concentra. Un nouveau problème se présentait.
Le choc se répéta, se déplaçant sous le radeau.
Il était différent des petits coups farceurs des dauphins.
L’Essaimeur troua la surface à cinq mètres du radeau, se retourna sur le dos et les reluqua de son œil globuleux. Rosa leva les bras en l’air de terreur ; l’Essaimeur qui s’apprêtait à replonger s’arrêta alors et tourna autour du radeau en suivant les mouvements désordonnés de Rosa.
Calmement, Warren décocha sa flèche.
Hisser la créature blessée sur le radeau, taper dessus avec un bâton jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus, la dépecer et regarder le liquide jaune pâle et très fluide suinter de sa chair et goutter dans les boîtes de conserve – il fit cela tout seul, travaillant avec une intense concentration, oubliant complètement Rosa. Il ne l’entendit même pas s’approcher en trébuchant et gémissant au moment où il portait une des boîtes de conserve à ses lèvres.
Un bref instant, il sentit le goût frais et légèrement acre du liquide dans sa bouche. Elle fit alors tomber la boîte de ses mains et elle alla rouler sur le pont, renversant le précieux liquide sur les planches.
Son coup de poing la fit tomber à genoux. « Mais pourquoi ? Qu’est-ce…
— Pas bien, bégaya-t-elle. Affreux, mauvais. » Elle secoua la tête et cligna des yeux. « Ils ne sont pas… pas normaux. Dois pas manger…
— Tu veux boire ou pas ?
— Nan… ouais, mais pas ça. Un peu, peut-être, je… »
Il la regarda durement et elle s’éloigna. Le précieux liquide s’écoulait de l’Essaimeur et tombait sur les planches du pont, et Warren se précipita pour installer les boîtes en dessous. Il but la première boîte, puis la deuxième. Rosa était assise de l’autre côté du radeau et pleurnichait.
La troisième boîte, il la posa à mi-chemin entre eux deux et au bout d’un moment Rosa s’approcha et la but lentement. Le goût était douceâtre, peu salé et étrangement comparable à de la bière éventée.
Après cela, ils parvinrent à un accord tacite. Rosa l’aiderait à attirer les Essaimeurs s’ils s’approchaient du radeau, mais elle n’aurait pas – c’était plus fort qu’elle – à les dépecer et à extraire les poches de liquide des ailerons ainsi que le sang et les yeux. Ce serait à Warren de le faire.
Tandis que Rosa restait assise, perdue dans ses rêves au milieu de leur île rectangulaire, chantonnant toute seule et se repliant de plus en plus sur elle-même dans son propre refuge, loin du soleil et du sel, Warren, lui, travaillait et réfléchissait.
Il examina le corps des Essaimeurs, repéra les endroits tendres et pulpeux où une flèche était susceptible de s’enfoncer, étudia leur système respiratoire et le fragile faisceau de muscles qui le commandait. Chaque jour, désormais, ils entendaient le choc violent d’un Essaimeur sous le radeau et à chaque fois, il finissait par faire surface et se faisait tuer.
Les Essaimeurs semblaient ne posséder aucun des instincts cruels et méfiants de rapace qui caractérisaient les Essaims proches des côtes. Les Essaimeurs solitaires qui se trouvaient dans les parages servaient probablement d’éclaireurs à leurs bandes qui ravageaient les océans, et ne devaient pas être entraînés ou élevés pour l’attaque.
Warren fit des expériences, s’entraîna, essaya de nouvelles techniques. Il coupa du tissu et en fit des petits sacs pour y mettre les parties les plus juteuses de la carcasse d’un Essaimeur et les mâcha jusqu’à ce qu’il ait extrait la dernière goutte de liquide chaud et trouble. Cela faillit d’ailleurs le rendre malade, et au bout de plusieurs jours, lorsque les réserves d’eau de son corps furent reconstituées, il essora des morceaux de chair et obtint pratiquement la même quantité.
Le vingtième jour, Rosa repéra la capsule. Son cri réveilla Warren qui somnolait irrégulièrement sous l’auvent.
Au loin, le premier Écumeur qu’ils voyaient s’éloignait à toute vitesse. Les Écumeurs représentaient une énigme pour les biologistes qui étudiaient ces extraterrestres. Il n’y en avait pas beaucoup et ils agissaient indépendamment des Essaimeurs. Un ou deux d’entre eux seulement avaient été tués pendant le premier mois où les extraterrestres s’étaient reproduits à une allure vertigineuse à travers les océans. Depuis lors, les silhouettes bleues et élancées restaient à bonne distance des armes ordinaires.
Ils ne commandaient cependant pas aux Essaimeurs non plus. Des Écumeurs s’étaient fait attaquer par des Essaimeurs, et ce à portée de vue de plusieurs bateaux. Ils manœuvraient intelligemment et se battaient bien, mais ils ne possédaient pas l’épaisse protubérance osseuse frontale des Essaimeurs et ne faisaient pas preuve de la même férocité aveugle que ces derniers.
Warren repêcha le tube gris et le tourna et le retourna entre ses mains. La surface lisse faite d’une substance organique ressemblant à de la matière plastique était manifestement fabriquée par une machine – ou bien ? Se pouvait-il qu’elle fut produite naturellement aussi parfaitement et avec une telle symétrie ? Les vaisseaux venus de l’espace qui avaient largué des œufs dans les océans terrestres étaient assurément le produit d’une civilisation industrialisée. Pourtant, comment les Essaimeurs ou les Écumeurs avaient-ils pu les fabriquer sans organe préhensile ?
La mince feuille lisse qu’il contenait était indéchiffrable :
SECHTON XXMENPU DE AN SW BY W ABLE
SAGON MXXIl VESSE L ANSAGEN MANNIA
WIR UNS ? ? FTH ASDMN0 5B ERTY EARTHN
PROFUILEN. CO KALLEN KNOPTFT.
Warren l’examina et retourna interminablement les combinaisons de lettres dans sa tête. Il ne s’agissait pas d’un code car certains des mots étaient nettement de l’anglais ou bien une langue proche de l’allemand.
VESSEL devait signifier vaisseaux. Et ANSAGEN – voulait-il dire annoncer ? Warren regretta de n’avoir pas un meilleur souvenir des cours de langue qu’il avait suivis à l’université.
Le message était rédigé en caractère d’imprimerie clairs et impersonnels, identiques à ceux d’un journal et imprimés sur la feuille sans qu’aucun relief n’apparaisse au verso. Il s’agissait probablement d’un procédé photographique.
Cela lui procura un sujet sur lequel se concentrer pendant les longues et brûlantes journées d’attente passées à essayer d’oublier l’irritation que provoquait le sel dans sa barbe et sur tout son corps et à écouter le murmure des vagues et l’incessante mélopée chevrotante que Rosa s’était mise à chanter.
Elle poussait désormais des cris aigus de terreur chaque fois qu’un Essaimeur approchait, mais Warren pensait que dans une certaine mesure elle savait bien qu’ils ne risquaient pas vraiment grand-chose tant que le radeau ne s’approchait pas d’un Essaim. Les Essaimeurs éclaireurs les avaient bien vus mais apparemment, ils n’arrivaient pas à se souvenir assez bien de la position du radeau pour revenir avec une meute de leurs congénères et les attaquer.
D’ailleurs, les Essaimeurs venaient de plus en plus fréquemment désormais. Ils en attrapaient deux et parfois trois par jour.
Le deuxième message vint alimenter l’obsession de rationalité qui le consumait. Une fois encore, il y eut un mouvement furtif sous l’eau suivi d’un long corps bleu qui déposa le tube près du radeau, et cela juste après la capture d’un Essaimeur comme si les Écumeurs avaient profité de la diversion.
GEFAHRLICH GROSS SOLID MNXXL % 8
ANAXLE ». UNS. NORMEN 286 W ! ! SCATTER
PORTLINE LILAPA XEROT.
Warren regretta de ne rien avoir pour écrire, ne fût-ce que pour retenir les interminables permutations de lettres qu’il essayait de faire dans les messages. GEFAHRLICH : danger, dangereux ? GROSS : gros, grand. UNS : encore une fois, NOUS en allemand.
Il essaya d’écrire avec son ongle sur les rouleaux de feuilles, mais rien ne marquait sur celles-ci. Si seulement il y avait eu un moyen de communiquer avec eux, de leur poser des questions, il aurait pu se faire une idée de ce que les Écumeurs voulaient.
Négocier ? Comment pourrait-il reconnaître un signe témoignant d’intentions pacifiques ?
Au fond de son esprit, Warren se mit à élaborer des théories pour expliquer ces messages. Il lui arrivait de désespérer devant l’étrangeté de ceux-ci, mais ces tendances-là devenaient de plus en plus faciles à maîtriser.
Il réalisait sans l’admettre vraiment que s’absorber ainsi entièrement dans des projets, des observations et dans la beauté glacée du raisonnement, constituait pour lui une diversion aussi bienfaisante que la mélopée primitive de Rosa. Les messages étaient donc indispensables à son équilibre.
Il s’accroupit et scruta le troisième message avec des yeux rougis et fatigués pendant de longues et pénibles minutes. Du temps, il lui fallait du temps.
« Hé ! Wa-Warren ! » cria Rosa. Il suivit son geste des yeux.
Un petit point apparaissait à l’horizon. Il dansait au milieu des vagues déchiquetées, ballotté comme un bouchon, mais il était bel et bien là.
« Terre », annonça Warren avec un profond soupir.
Rosa écarquilla les yeux et elle laissa échapper un rire aigu et hoquetant à travers ses lèvres tirées. « Terre ! Terre ! hurla-t-elle en se lançant dans une gigue effrénée malgré ses pieds calleux.
Warren cligna des yeux et s’efforça d’accommoder. Il estima la force du courant et mesura l’angle que le point faisait avec leur cap. Ils pourraient l’atteindre à la tombée de la nuit, peut-être même avant. Il prit son bâton et commença de faire tomber les morceaux de bois qui soutenaient l’auvent de contre-plaqué. Il s’agenouilla ensuite au milieu du radeau, prit des mesures avec ses mains et ses doigts, et se mit à construire un ensemble de supports pour tenir un mât.
Ce travail ne lui prit pas longtemps. Il lui fallut utiliser tous les clous qui lui restaient pour fixer une embase assez lâche sur le pont, mais la grande feuille de contre-plaqué s’adapta facilement sur le mât qu’il mit debout dans l’embase. En enfilant des câbles dans les trous percés dans la feuille de contre-plaqué, il put attacher celle-ci après le mât et en passant des lignes de pêche dans les coins de la feuille il s’arrangea pour pouvoir la manœuvrer de l’arrière du radeau. Cela leur faisait une voile passable.
Il alla chercher un gouvernail de fortune qu’il avait bricolé des semaines auparavant et l’installa dans le logement qu’il avait laborieusement creusé à l’arrière du radeau. C’était peu efficace et malcommode, mais avec ça il pouvait donner un léger mouvement de côté au radeau et se diriger vers l’île, du moins l’espérait-il.
Il fallait que ce soit une île. Leurs chances d’en rencontrer une autre étaient pratiquement nulles. La chance de pouvoir remettre les pieds sur la terre ferme…
Warren mit ses mains devant ses yeux pour se protéger de l’éclat jaune et aveuglant de l’après-midi. La terre ferme. Fini le perpétuel balancement du pont qui lui soulevait le cœur. Du solide.
SOLID.
Se pouvait-il que les Écumeurs aient voulu parler de l’île ? GEFAHRLICH GROSS SOLID. Grande île dangereuse. SCATTER. Partir ? To scatter voulait dire en anglais rebondir. Éviter l’île ?
Warren sourit tout seul. Il y avait donc une explication. Une sorte de beauté, une sorte d’ordre qui allait le tirer de ce radeau infect.
Il tira lentement sur les lignes de pêche et donna de l’inclinaison à la feuille de contre-plaqué pour qu’elle prenne le vent. Le gouvernail grinça dans son logement quand il le régla et le coinça avec une cale en bois.
L’île se rapprochait et il aperçut une arête montagneuse qui la traversait en son milieu. Elle ne lui parut pas très élevée. Il fit un calcul mental et en conclut qu’ils l’atteindraient plus tôt qu’il ne l’avait espéré. Le vent se levait également.
Rosa se promenait sur le radeau, chantonnant toute seule et mangeant les boîtes de vivres qui leur restaient. Warren sentit une flambée de colère monter en lui. Elle mangeait sans respecter son tour.
Elle paraissait calme depuis qu’elle avait aperçu la terre. Elle passa près de lui, leva la tête avec un sourire extatique et lui dit : « Okay ? » Warren hocha la tête.
Okay. Ils atteindraient l’île. Pourtant il n’était pas satisfait, pas encore. Il dirigeait le radeau de manière à ce qu’ils puissent longer la côte sud et y jeter un coup d’œil avant de débarquer.
Sud ? Que disait…
WSW. Ouest-sud-ouest, uns B wsw.
Nous sommes WSW ?
Sur la partie ouest-sud-ouest de l’île ? Nous… les Écumeurs.
Il s’aperçut que Rosa s’était accroupie à l’avant du radeau, ce qui le faisait légèrement piquer du nez dans la houle bleu vert qui déferlait sur le pont en soulevant des giclées d’embruns qui grésillaient en retombant sur les planches. Elle savait pertinemment que ce n’était pas bon pour le radeau de se tenir comme ça. Cela les ralentissait.
Mais il ne lui dit rien. Il avait besoin de ce temps. Les Écumeurs étaient tout ce qui lui restait au monde et ils avaient essayé de lui faire comprendre quelque chose.
Ils étaient différents. Ils n’avaient pas d’Essaims, ils n’attaquaient pas. Leur corps était plus élancé et leur boîte crânienne plus importante.
Une idée floue traversa l’esprit de Warren, une hypothèse à moitié formulée. Tout cela faisait-il partie d’une espèce de conflit dans lequel les Essaims, hors de contrôle, attaquaient les continents en essayant de les isoler tandis que les Écumeurs essayaient de les en empêcher ? Un peu comme une lutte de vitesse entre deux factions politiques. L’île grossissait à vue d’œil et une masse sombre attira l’attention de Warren. Elle entourait toute l’île au ras de l’eau, faisant une ligne brune sur laquelle le ressac s’écrasait en soulevant des gerbes d’écume blanche qui réfléchissaient la lumière.
Des récifs. Il serait plus difficile d’atteindre l’île. Il faudrait qu’il s’en approche avec le radeau et qu’il les contourne en espérant trouver un chenal pour pouvoir pénétrer dans la lagune. C’était cela ou bien s’écraser contre les récifs qui entouraient l’île.
CIRCLE STEIN NONGO. STEIN voulait dire : rocher ! N’ENTREZ PAS DANS LE CERCLE.
Warren repoussa la barre à fond.
Tout était écrit. Les Écumeurs lui expliquaient tout, ils le guidaient.
Rosa poussa un grognement et se retourna vers lui. Elle avait remarqué le changement de direction du radeau. Il fit comme s’il ne la voyait pas et tira sur les lignes pour que la voile de contre-plaqué prenne mieux le vent.
Tout était écrit ! SMALL YOUTH SCHLECT UNS. Les Écumeurs avaient mal orthographié SCHLECHT qui signifiait mal ou mauvais en allemand. LES PETITS JEUNES NOUS FONT DU MAL. Les Essaimeurs représentaient-ils un stade moins avancé de leur évolution ? À peine sortis de l’œuf, primitifs, et rendus sauvages par un environnement différent de celui de leur monde à eux ?
LES ESSAIMEURS SONT MAUVAIS POUR NOUS. NOUS :
Les Écumeurs.
Rosa vint vers lui d’un pas mal assuré et l’île lui sembla grossir.
« Quoi ? Terre ! On va là-bas ! »
Il plissa les yeux et la peau incrustée de sel qui les entourait se rida. Il regarda Rosa en face mais son visage avait changé, il était devenu bizarre. Il ne connaissait pas cette femme, elle ne représentait rien pour lui.
Elle s’approcha encore et il la frappa. Elle se mit à geindre et s’assit sur le pont en le regardant craintivement, complètement abasourdie.
Il l’ignora complètement, se sentant transporté de joie et très calme en même temps. Il estima les petits changements du vent et fit route sur la barrière brune qui se dressait devant eux. Les récifs se dessinaient clairement à présent. Et…
Il vit quelque chose remuer sur la plage.
Même à cette distance, il le voyait nettement. De longs corps verts remontaient lentement vers la terre ferme. Ils rampaient péniblement en se traînant dans le sable mais quelques-uns d’entre eux avaient déjà atteint la frange verte de la végétation.
Des Essaimeurs. Un Essaim qui apprenait à ramper sur le sol et s’entraînait sur une île déserte du Pacifique. Des Essaimeurs qui arrivaient au stade suivant de leur évolution.
L’île fut soudain toute proche et Rosa le bourra de faibles coups en poussant des cris perçants. Lui était resté immobile, figé, essayant de réfléchir, de comprendre.
« Cinglé ? Cinglé ? On va crever ici.
— Quoi », dit-il distraitement. Le radeau virait de bord mais ils passeraient près des récifs.
« Tu as la frousse ! Tu as peur des rochers. » Elle le regardait avec de grands yeux complètement exorbités. « Pas un homme ne…
— Ferme-la. » Ils filaient vers l’île et le courant augmentait.
« Nan… nan, je me tairai pas. Donne-moi. » Elle regarda fébrilement autour d’elle. « J’irai à la nage. »
Elle parcourut le pont à quatre pattes, essayant de soulever les planches du pont. Au bout d’un moment, elle trouva une grande planche et tenta de l’arracher.
Warren inspira profondément et sentit un grand calme lui gonfler la poitrine. Il ferait une dernière chose pour elle, et après cela il pourrait être seul.
Il s’approcha de la femme qui se démenait, trouva le bon angle et détacha la planche dans un grincement de clous. Elle la lui arracha des mains.
Ils longeaient les récifs à présent et Warren distingua nettement les silhouettes sur la plage. Ils avaient d’épaisses nageoires tronquées sur les côtés, qui remuaient lentement sur le sable. Ils rampaient comme des tortues.
Non, la solution ne se trouvait pas sur la terre ferme. Les Essaimeurs se trouvaient sur la terre ferme désormais. Ils finiraient par la conquérir comme ils avaient conquis les océans. Un homme qui s’accrochait à la terre ferme était foutu. Non, la solution…
Warren se retourna et regarda vers le large. Le bord de la planète dessinait une ligne irrégulière dans le crépuscule. Un grand arc interrompu çà et là par quelques nuages. Propre, libre, WSW.
Rosa se jeta par-dessus bord dans un grand éclaboussement. Il y avait un étroit chenal entre les récifs à moins de cinquante mètres et elle se mit à nager dans cette direction, flottant partiellement grâce à la planche.
Warren surveilla instinctivement la surface de l’eau, mais aucune silhouette ne la suivit. Si l’Essaim n’était pas trop grand à cet endroit, elle pourrait peut-être atteindre la plage avant qu’ils la remarquent.
Il estima du regard le chemin qu’elle allait probablement suivre et calcula la distance qui lui restait à parcourir. Il était heureux de pouvoir de nouveau calculer. Rosa n’atteindrait pas la plage avant plusieurs minutes.
Il était pourtant difficile de la suivre du regard car l’obscurité tombait rapidement. Sous l’effet du vent, la mer se brisait en de multiples petites facettes luisantes qui réfléchissaient sur les nuages la lumière orange et terne du coucher de soleil. Comme un océan de miroirs.
Il se pencha au-dessus de l’eau. Des miroirs. Et que voyait-il dedans ?
« Pas un homme… », avait-elle dit. Peut-être que non. Peut-être était-il désormais devenu autre chose. Les Écumeurs pourraient lui répondre.
Il sentit le raidissement des lignes dans sa main et corrigea légèrement sa course pour amortir une embardée du radeau.
Il gagnait de la vitesse. Quand le faible cri troua le crépuscule derrière lui, il ne se retourna pas.
Traduit par Bernard RAISON.
And the sea likes mirrors.
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© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.