Théodore STURGEON :
L’ŒUF D’OR

Jusqu’ici, la plupart des envahisseurs que nous avons croisés poursuivaient des fins de conquête territoriale. Mais il peut arriver qu’il s’agisse d’un visiteur plus soucieux de se distraire que d’asservir et qui se laisse progressivement conquérir par l’humanité.

 

EN un temps où le temps n’avait encore que la moitié de son âge actuel, à une distance inconcevable, dans une dimension inconnaissable, il naquit.

Il quitta son monde si longtemps avant d’arriver sur Terre que lui-même ne savait pas combien de temps il avait passé dans l’espace. Il avait passé si longtemps sur ce monde que lui-même ne savait pas ce qu’il était avant que sa science transforme sa race.

Bien que nous ne puissions jamais savoir en quel point de l’espace se trouvait son monde, nous savons que c’était dans un système de deux puissants soleils, l’un bleu et l’autre jaune. Sa planète avait une atmosphère, et une civilisation, et une science qui allait bien au-delà des visions les plus profondes de l’humanité. Il ne parlait guère de sa planète car il la haïssait.

Trop parfaite. Par les sciences, ses pareils, en réglant les courants de l’éther, pourvoyaient à leur nourriture, à leur bien-être, à leurs déplacements, à leur instruction et à tous leurs besoins. Pendant des siècles, il y eut des membres de la communauté voués à l’entretien des machines, mais avec le temps ils disparurent, n’étant plus nécessaires. Il n’y avait pas de luttes, pas de désagréments, pas de maladies. Il n’y avait donc pas d’horizons à conquérir, pas de buts, pas de stimulants, et finalement pas de réalisations possibles, sauf une : la race elle-même, et ses métamorphoses éventuelles.

Pas à pas, cela fut fait. Les membres n’étaient plus nécessaires : ils s’atrophiaient au cours d’une vie paresseuse et prolongée ; ils furent remplacés, repensés ou oubliés. Et, la mort d’un habitant se faisant plus rare, plus rare encore se fit le surgissement d’une nouvelle vie. C’était une race vigoureuse, une race puissante, une race hautement civilisée ; et une race stérile.

L’évolution vers toujours plus de raffinement se poursuivit sans cesse au fil des âges à l’occasion d’éclairs d’initiative intermittents : élimination du superflu, réalisation de tout ce qu’on pouvait concevoir comme désirable ; enfin, tout ce qui resta fut quelques milliers de brillants ovoïdes d’or, enveloppes aérodynamiques et fonctionnelles de superesprits pleins de beauté et d’ennui. On pouvait appeler ça vivre : ces êtres pouvaient, s’ils le voulaient et comme ils le voulaient, se mouvoir à travers l’air, le temps et l’espace ; tout était fait pour eux automatiquement ; chacun pouvait se dispenser de l’aide des autres, et se refusait à les aider. C’étaient des cerveaux, revêtus d’une armure que rien ne pouvait détruire, sinon la chaleur des plus puissants soleils ou les forces super-cosmiques que chacun pouvait déclencher à volonté.

Mais ils n’avaient pas de volonté. Ils n’avaient rien. Ils restaient en petits groupes à converser de choses que nous ne pouvons imaginer, ou s’étendaient sur les plaines de leur monde et vivaient renfermés sur eux-mêmes, jusqu’à ce que quelques millénaires vite passés les ensevelissent sans qu’ils s’en soucient sous les décombres et la rocaille. Certains demandaient qu’on les tue, et on les tuait. Certains étaient assassinés par d’autres pour quelques chicanes dans d’abstruses discussions philosophiques. Certains se précipitaient au cœur du soleil bleu, tant ils avaient faim de sensations nouvelles, sachant qu’ils y trouveraient des affres éphémères. La plupart se contentaient de végéter. L’un d’eux s’en alla.

Il s’immobilisa, par un moyen connu de lui, s’immobilisa dans l’espace, laissant son monde, son système solaire, son coin de l’univers s’éloigner de lui et le libérer. Puis il partit en voyage.

Il se rendit en maints endroits et de maintes façons, au gré de ses caprices. Parfois il s’étirait le long de la courbe de l’espace courbe, jusqu’à ce que ses extrémités fussent diamétralement opposées ; puis il se contractait en une ligne droite, se reformant à d’innombrables millions d’années-lumière du point de départ de son extension ; et sa vitesse alors était, bien entendu, le cube de celle de la lumière. Et quelquefois il tombait de son niveau dans le temps au niveau inférieur, puis restait immobile et pensif pendant un cycle, jusqu’à ce qu’il soit ramené au niveau supérieur ; et c’est ainsi qu’il découvrit la nature du temps, qui est une bande hélicoïdale qui tourne toujours et ne se déplace jamais dans son super-espace. Et quelquefois il se déplaçait lentement, en dérivant d’une attraction gravitationnelle à une autre, dans sa quête indifférente de l’insolite. C’est dans une de ces périodes qu’il atteignit la Terre.

C’est une oie qui le découvrit, gisant dans des buissons au bord d’une route de campagne, en train d’observer froidement la terre et d’analyser ses éléments ; l’oie était typique, aveuglément fière de sa bêtise traditionnelle. Il ne lui prêta aucune attention quand elle s’approcha et becqueta sa coquille avec curiosité. Mais quand elle le retourna avec son bec, il la trouva impolie : il se saisit d’elle dans un lacet de radiations paralysantes, explora rapidement sa cervelle minuscule pour y lire un moyen de l’ennuyer, puis se mit à lui arracher les plumes de la queue pour voir ses réactions. Elles furent bruyantes.

Or, il se trouvait que Christopher Innés suivait cette route de campagne, ramenant la petite du catéchisme du dimanche. Chris était un mortel aigri et cynique : comme il est normal à son âge, il venait d’apprendre que le fait d’atteindre douze ans et d’être un garçon conférait une supériorité ; il était sur le point d’entrer dans l’adolescence et de s’apercevoir que les choses étaient bien différentes. « La petite », c’était sa sœur de cinq ans, envers laquelle il se montrait jaloux et protecteur. Elle avait des idées stupides. Elle disait :

« Mais c’est ce qu’on m’a dit à l’école la semaine dernière, Chris, alors ça doit être comme ça, na ! Le prince est entré dans le palais, et tout le monde dormait, et puis il est allé dans sa chambre à elle, et elle dormait aussi, mais il l’a embrassée, et elle s’est réveillée, et puis tout le monde…

— Oh ! ferme ta fontanelle ! fit Chris, qui avait entendu dire que la fontanelle des bébés se ferme quand ils grandissent, mais ne savait pas ce que c’était. Tu gobes tout ce qu’on te dit. Le vieux père Becker m’a dit une fois que je pouvais attraper un oiseau en lui mettant du sel sur la queue, et puis il m’a foutu une raclée pour avoir chargé une canardière de sel gemme et avoir descendu trois de ses Rhode Island rouges. Les gens vous racontent des salades pour pouvoir vous taper dessus après.

— M’en fiche, dit la petite en faisant la moue. Ma maîtresse, elle me taperait pas dessus parce que je la croirais.

— Si c’est pas elle, ce sera quelqu’un d’autre, gronda Chris. Qu’est-ce que c’est que tout ce potin ? On dirait un canard pris dans un piège à renard. On va voir ? »

Chris prit le temps de ramasser un bâton au cas où il aurait besoin d’un levier pour ouvrir un piège, et la petite prit les devants. Quand il la rejoignit, il la trouva en train de sauter et de battre des mains en gloussant : « J’te l’avais bien dit ! j’te l’avais bien dit », ce qui est la chose la plus vexante qu’une femme puisse dire à un homme.

« Tu m’avais bien dit quoi ? » demanda-t-il. Elle lui montra du doigt une grosse oie blanche qui, les pattes plantées en terre et tout le corps tendu en avant, s’efforçait vainement d’échapper à des liens invisibles ; derrière elle gisait un ovoïde brillant. Sous les yeux des enfants, une plume se détacha de son point d’attache et vint en rejoindre deux autres par terre.

« ‘pristi ! laissa échapper Chris.

— On me l’a racontée aussi, cette histoire-là ! gloussa la petite. L’histoire de l’oie qui avait pondu un œuf d’or. Oh ! Chris, si on peut ramener cette oie à la maison et la garder, on sera riches, et je pourrai avoir un poney et des centaines de poupées et…

— Sapristi ! » répéta Chris, en ramassant prudemment l’œuf d’or. Alors, l’oie fut libérée brusquement, et ses pattes plantées au sol la projetèrent la tête la première à terre, où elle resta à demi assommée, à cacarder désespérément. Avec l’habileté des jeunes campagnards, la petite lui saisit les deux pattes ensemble et la prit dans ses bras.

« Nous sommes riches ! » siffla Chris, puis il se mit à rire. Mais il se rappela ce qu’il avait affirmé, et fronça les sourcils : « Bah ! elle a pas pondu d’œuf. C’est quelqu’un qui l’a perdu, et c’te fichue oie l’a juste trouvé là.

— C’est l’oie aux œufs d’or ! C’est elle ! » glapit la petite.

Chris cracha sur l’œuf et le frotta avec sa manche. « Sûr qu’il est joli ! » dit-il, surtout pour lui-même, et il le jeta en l’air. Le pauvre garçon resta sans doute deux bonnes minutes bouche bée et mains tendues, car l’œuf ne retomba jamais. Il disparut.

Quant à l’oie, ils découvrirent plus tard que c’était un jars. Ni l’un ni l’autre ne s’en remit jamais tout à fait.

 

« Il pourrait être intéressant, se disait le Cerveau en armure, planant dans la stratosphère, d’être un bipède comme ça pour quelque temps. Je crois que je vais essayer ça. Je me demande lesquels sont les plus intelligents – ceux à plumes ou ceux sans plumes ? » Il médita un instant sur cette subtile distinction, puis se souvint que le garçonnet s’était armé d’un bâton, ce que l’oie n’avait pas fait. « Ils sont un peu gauches, se dit-il en haussant mentalement les épaules. Je serai l’un de ceux-là. »

Il se laissa tomber comme un plomb vers la Terre, freina sa chute au dernier moment et, rasant la surface, fila jusqu’à une petite ville. Un mouvement dans une petite ruelle attira son regard : un homme y braquait son arme sur quelqu’un qui était de l’autre côté de la rue. Sans être vu, l’être venu de l’espace passa entre eux en un éclair, et sa trajectoire coupa celle de la balle. Celle-ci percuta son flanc lisse, et n’y fit pas la moindre marque, ni ne le fit dévier d’un millième de degré, avant de retomber en tournant sur elle-même sur la chaussée, un mètre plus bas. Celui qui avait failli être la victime continua son chemin indemne, tandis que l’homme de la ruelle jurait et rentrait chez lui pour démonter son arme avec étonnement : il n’avait jamais encore manqué un coup comme ça !

Juste à la sortie de la ville, le Cerveau trouva ce qu’il cherchait : un champ sous la surface duquel il y avait une grosse masse de roche sans faille. Il s’immobilisa dans le champ et disparut, s’enfonçant verticalement à travers gazon, terre et granit comme si c’était de l’eau ; et en quelques minutes il s’était creusé une grande salle souterraine dans le rocher, avec des murs à arcs, un plafond voûté et un sol égal et poli. Suspendu un instant à mi-hauteur, il analysa la composition chimique exacte de la contrée environnante, en émettant de délicats faisceaux à haute fréquence et en les réglant par fractions pour déceler des différences de vibrations moléculaires. La présence d’un certain harmonique subtil à une fréquence donnée lui indiquait l’emplacement des éléments dont il avait besoin. Il lui en fallait peu : ces bipèdes n’étaient guère complexes.

« Un prototype ! se disait-il. Il faut que je puisse travailler à partir d’un modèle. Ces créatures doivent se différencier les unes des autres de certaines façons. »

Il s’éleva à travers le plafond de sa salle et retourna à la ville, où il trouva un coin plein d’activité et se cacha sous un toit pour observer les passants.

« Ceux-là, les plus petits, doivent être les mâles, méditait-il, ceux qui se pavanent ou se faufilent, et apparemment ne font guère de travail, et se vêtent de façon aussi criarde, et accentuent si ridiculement la couleur de leur orifice buccal. Et les plus grands, plus musclés, doivent être les femelles. Que c’est morne ! »

Il émit un faisceau qui lui transmettait les ondes mentales. Il contacta l’esprit d’un jeune homme qui soupirait après une accorte blonde marchant juste devant lui. C’était un jeune homme timide et hésitant, mais aussi passionné, et la bataille qu’il livrait en lui-même, entre ses inclinations et ses doutes, faillit faire tomber l’extraterrestre de sous le toit.

« Fichtre ! songea l’ovoïde doré, une anomalie émotionnelle ! Et il semble que je commettais une légère erreur quant aux deux sexes. Comme c’est bizarre ! »

« Je serai un mâle », décida-t-il en fin de compte.

Fort sagement, il se mit en quête d’une demoiselle qui souffrît de toutes les oses et les ites dont parlent les réclames, ainsi que d’un complexe d’infériorité, d’acné, d’oignons et de surdité musicale, sachant que sa conception de l’homme idéal serait vraiment remarquable. Implantant doucement les vrilles de son esprit dans celui de la jeune fille, il l’incita à rêver tout en marchant à l’homme de ses rêves, et il classa soigneusement tous les points essentiels, ne négligeant que la passion prodiguée par le prince charmant à la malheureuse créature sevrée. Perdue dans le rêve qu’il avait fait naître, elle se mit sur le chemin d’une voiture, et fut assez gravement blessée, ce qui fut une bonne chose, car plus tard elle épousa le conducteur.

Le Cerveau retourna en hâte à son laboratoire, emportant précieusement dans son esprit l’image, tout en muscles, en suavité, en urbanité, en raffinement et en considération, d’un demi-dieu ; et il commença à assembler ses appareils.

Il faut bien voir que le Cerveau n’avait pas de forces à proprement parler, mais seulement un pouvoir de direction. Le mécanicien d’un train de vingt wagons serait fou de songer seulement à lancer un tel train sur les rails à deux cents kilomètres à l’heure s’il lui fallait le faire lui-même avec ses propres forces physiques. Mais avec ses leviers de direction la chose est facile. Quant au Cerveau, ses pouvoirs de direction étaient aussi faibles par rapport aux résultats que l’est le bras d’un homme par rapport aux deux mille chevaux fournis par une locomotive. Mais le Cerveau connaissait la vraie nature de l’espace : non le vide, mais une masse de forces en équilibre.

Pressez deux crayons l’un contre l’autre, bout à bout. Tant que la pression est égale et équilibrée, l’effet est le même que si les crayons reposaient simplement l’un contre l’autre par leurs bouts. Mais faites agir une force infime sur le point où les crayons se touchent : ils rompent brutalement leur alignement. Ils fournissent une résultante puissante, sans commune mesure avec la poussée qui a rompu leur équilibre, et on risque de se briser le doigt. La résultante est perpendiculaire aux forces égales primitives ; elle fait son chemin, puis les forces reviennent en équilibre ensemble, doigts ou pas.

Nous vivons dans un univers élastique ; le déséquilibre momentané est négligeable, puisqu’il s’amortit à l’infini. C’est un tel contrôle que le Cerveau venu de l’espace exerçait. Les diverses formes d’énergie, quelles qu’elles soient et sans exception, se laissaient diriger par lui, sans limite de degré. La résultante d’une petite rupture d’équilibre pouvait être utilisée pour en rompre un autre, et ainsi de suite, en une chaîne qui pouvait être étendue ad infinitum. Heureusement, le Cerveau savait éviter les erreurs !

Il assembla ses appareils avec rapidité et efficacité : une longue table, des récipients et de petits bacs d’éléments simples, une machine hautement complexe avec des projecteurs et des réflecteurs capables d’exploiter toute radiation pouvant apparaître sur un spectre circulaire, pour combiner et traiter les matériaux de base. Cette machine n’avait ni commutateurs ni voyants ni cadrans. Elle était construite pour accomplir une certaine tâche, et dès qu’elle fut achevée elle commença à fonctionner. Quand le travail fut fait, elle s’arrêta. C’était la sorte de machines dont la perfection avait causé la ruine de la civilisation du Cerveau, comme sans doute de beaucoup d’autres dans le passé, et certainement dans l’avenir.

À la surface de la table apparut une ombre. Des cellules apparurent l’une après l’autre à mesure que les mélanges de carbone, de magnésium et de calcium étaient composés et projetés par la machine. Un squelette humain fut achevé presque d’un seul coup – enfin, un squelette presque humain. Les détails superflus impatientaient le Cerveau, et s’il y avait moins de vertèbres, que les côtes fussent plus nombreuses et plus fines, et, plus tard, que fussent omis l’appendice, les amygdales, les sinus et les abducteurs minimi digiti, c’était seulement dans l’intérêt de la logique. La chair se forma sur le squelette, une fibre parfaite après l’autre. Les vaisseaux sanguins étaient plats, leurs intérieurs scellés l’un à l’autre, jusqu’à ce que le corps soit assez achevé pour que commence la distribution du sang. La créature « naquit » avec un estomac plein ; ses fonctions commencèrent longtemps avant qu’elle soit assez achevée pour que le Cerveau s’y installe.

Pendant qu’elle se formait, le Cerveau reposait dans un coin de la salle, en train d’y réfléchir. Il savait comment elle était construite, et avait su accomplir cette construction. Maintenant, il cherchait les raisons de cette disposition particulière et en calculait les fonctions. L’ouïe, la vue grâce à la lumière, la communication au moyen de tissus vibratiles, le degré de télépathie, les organes de l’équilibre, les réflexes mentaux et physiques possibles et probables, toutes ces données élémentaires furent minutieusement analysées et enregistrées dans cet insondable cerveau. Il ne lui était pas nécessaire d’examiner le corps lui-même, ni même de le regarder : il en avait fait le plan, et il serait conforme à son plan. S’il désirait en étudier une partie quelconque avant qu’elle ne se forme, il disposait de sa mémoire.

Enfin le corps se trouva complet. C’était un être jeune, fort et noble. Il gisait là, respirant profondément et lentement, et au-dessous de son large front intellectuel ses yeux brillaient de la pâle lueur de l’imbécillité. Le cœur battait avec vigueur, et un petit spasme se manifesta dans sa cuisse gauche, puis disparut avec l’ajustement des cellules les unes aux autres. Les cheveux étaient lustrés et noirs, et étaient plantés en un triangle très net au milieu du front. La raie correspondait à la séparation des deux parties de la tête, car le sommet du crâne était un couvercle à charnières, maintenant béant. La matière blanche du cerveau était entièrement formée et réarrangée pour faire place au créateur en armure de métal.

Il flotta jusqu’au haut bout de la table et s’installa à l’intérieur du crâne ouvert. Au bout d’un moment, ce dernier se referma avec un claquement sec. Le jeune homme – car c’en était un maintenant – resta longtemps au repos, pendant que le Cerveau contrôlait les différentes sensations : température, pression, équilibre et vue. Lentement, le bras droit se leva et s’abaissa, puis le gauche, puis les deux jambes se soulevèrent ensemble et passèrent par-dessus le bord de la table, et le jeune homme fut sur son séant. Il secoua la tête et regarda autour de lui d’un œil qui s’éclaircissait rapidement, tourna la tête avec une certaine raideur, et se mit sur pied. Ses genoux fléchirent légèrement ; il se raccrocha convulsivement à la table, sans plier les doigts, n’y ayant pas encore songé. Sa bouche s’ouvrit et se ferma, et il passa la langue sur l’intérieur de la bouche, les lèvres et les dents.

« Quelle façon malcommode de se déplacer ! » se dit-il, en déplaçant à titre d’essai son poids d’une jambe à l’autre. En faisant des flexions sur les bras, il sautilla sur place prudemment.

« Agh ! fit-il d’une voix hésitante. A-a-a-gh-ha-agh ! » Il s’écoutait, enchanté de cette nouvelle façon de s’exprimer. « Ka. Pa. Ta. Sa. Ha. Ga. La. Ra », fit-il, pour expérimenter les possibilités des dentales, des gutturales, des sifflantes, des palatales, des labiales, isolées et combinées. « Hou-ou-ou-î-î-î-î ! » hulula-t-il, pour essayer les sons continus passant du bas au haut de l’échelle.

D’un pas mal assuré, il atteignit le mur et, s’y appuyant d’une main, il se mit à aller et venir dans la salle. Bientôt il put marcher seul, sans soutien ; puis il alla de plus en plus vite, et fit de nombreux tours au pas de course en poussant d’étranges hululements. Ça le dégoûta un peu de s’apercevoir que l’activité violente faisait battre son cœur plus vite et rendait sa respiration plus pénible. Bien frêles, ces bipèdes ! Il s’assit sur la table, haletant, et se mit à essayer ses sens du goût et du toucher, sa mémoire musculaire, audio-orale et visuelle.

 

Chauncey Thomas était un aristocrate. Personne ne l’avait jamais vu en pantalons rapiécés ni en chaussures éculées. Mais c’est ce qui allait arriver, songeait-il avec amertume, s’il ne trouvait pas bien vite quelque chose à dérober. « Nom de Guieu ! grommelait-il, tout c’que j’demande c’est trois r’pas par jour, d’bons habits, une maison et d’quoi viv’, et rien avoir à fich’. Ouais ! Et on vient m’dire que ch’peux avoir tout ça en travaillant ! Ça vaut pas l’coup ! Ça vaut vraiment pas l’coup ! »

Il avait de bonnes raisons d’être amer, se disait-il : non seulement on lui avait fait dégringoler trois étages dans les escaliers de l’immeuble le plus chic de la ville rien que parce qu’il dormait sur le palier, mais encore on le fourrait en prison pour ça ! Et en prison, il avait pu se reposer ? Ça risquait pas ! On l’avait fait trimer. Badigeonner les cellules au blanc de chaux. C’était quand même pas normal. Après ça, on l’avait chassé de la ville comme un clochard. Quelle injustice ! C’était la neuvième fois qu’on lui collait une contravention : et puis après ? « Il faut qu’j’me dégote une aut’ville », conclut-il. Il gardait à l’esprit la remarque du shérif : la prochaine fois, avait-il dit, on lui collerait un meurtre sur le dos, même s’il lui fallait pour ça descendre un de ses propres adjoints.

Lentement, de mauvais gré, Chauncey dirigea ses pas vers l’autoroute de Springfield et s’éloigna de la ville. La nuit, tombée depuis deux heures, était très chaude. Chauncey s’avançait d’une allure traînante, les mains dans les poches, avec la rancœur d’un incompris. Un léger mouvement dans les ombres qui bordaient la route lui échappa ; il ne se rendit pas compte de la présence de quiconque avant de se trouver saisi par le fond de son pantalon et suspendu de façon fort déplaisante à une poigne puissante.

« J’ai rien fait ! » piailla-t-il immédiatement, recourant à un propos qui était devenu chez lui un réflexe. « On va discuter d’ça calmement, hein mon gars ? Allez, va ! t’as rien contre moi. Tu… ouaïe ! »

Le flux verbal débité par Chauncey devint inarticulé quand il eut réussi, en se tortillant dans ses vêtements trop grands, à apercevoir son ravisseur. Voir un géant musclé d’au moins un mètre quatre-vingt-quinze qui le tenait à bout de bras et fixait sur lui des yeux ténébreux et insondables, c’en fut trop pour Chauncey Thomas : il s’effondra et se mit à gémir.

Le dieu nu fit tournoyer en l’air le clochard et le rattrapa par la ceinture. Il tirailla avec curiosité la veste usée, baissa le bras et arracha un morceau de cuir sur le côté d’une chaussure de sport trop grande comme si elle était faite de papier-buvard, étudia minutieusement et le jeta de côté.

« Lâche-moi ! piaulait Chauncey. Boudi ! chef, je f’sais rien, je t’jure. J’vais à Springfield, j’trouverai un boulot ou quèqu’chose, chef ! » Ces mots lui brûlaient la bouche, mais dans une situation aussi critique il fallait bien dire quelque chose.

« Gha ! » grogna le géant, en le laissant tomber la tête la première au milieu de la route.

Chauncey se remit sur pied tant bien que mal et déguerpit. Le géant le regarda faire sans bouger, et Chauncey ralentit, fit demi-tour et revint, sous l’effet d’une suggestion hypnotique puissante émanant de ce grand corps net. Debout devant ce nouveau-né, tremblant comme devant un dieu, Chauncey aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs, même mort, même en prison.

« Q-q-qui êtes-vous ? » balbutia-t-il.

L’autre capta les yeux fuyants de Chauncey de son propre regard profond. L’esprit perturbé du clochard fut apaisé ; il cligna deux fois des yeux et s’affaissa sur les genoux au bord de la route, les yeux toujours fixés au-dessus de lui sur le visage impénétrable de cet homme effrayant et fascinant. Quelque chose sembla se faufiler dans l’esprit de Chauncey et s’y glisser partout. C’était terrifiant, mais non désagréable. Il avait l’impression d’être obligé de se livrer à fond : tous ses souvenirs étaient fouillés, toutes ses connaissances de la société, des coutumes, des traditions et de l’histoire humaine. Des choses qu’il croyait avoir oubliées, qu’il voulait oublier, surgissaient et étaient examinées. En quelques minutes, le géant eut une connaissance de la conduite et du langage humain aussi complète que Chauncey Thomas en avait jamais eue.

Il recula d’un pas, et Chauncey s’effondra à terre, le souffle coupé. Il se sentait vidé.

« Debout, la cloche ! » dit le colosse, dans le langage même de Chauncey.

Chauncey se leva : on ne pouvait se méprendre sur le ton autoritaire de cette voix sonore. Dans une attitude craintive et obséquieuse, il gémit : « Quéqu’vous allez faire de moi, chef ? J’ai pas…

— Ta gueule ! dit l’autre, j’vais pas t’fair’de mal. »

Chauncey leva les yeux vers le visage impassible : « Bon, ben… j’crois qu’j’vais m’mettre en route.

— Hé ! reste un peu là. T’as peur de quoi ?

— Ben… rien… Mais qui c’est-y qu’vous êtes ?

— J’suis Elron, dit le géant, utilisant les premières syllabes harmonieuses qui lui venaient à l’esprit.

— Ah ! Et vos habits, où c’qu’y sont ? Vous v’s êtes fait dépouiller ?

— Nan. C’est-à-dire si. Attends-moi un peu. J’crois qu’je peux… »

Elron bondit par-dessus la haie, ne voulant pas trop surprendre le petit trimardeur. Dans son esprit il s’était emparé de la représentation mentale de ce que Chauncey considérait comme une mise élégante : un costume écossais avec un gilet à carreaux et des chaussures jaunes, un col à manger de la tarte et un chapeau à faire boire un cheval dedans. Elron se glissa jusqu’à son laboratoire souterrain, décapota le projecteur complexe qui lui avait servi à se faire un corps, et opéra quelques réglages rapides. Au bout d’un instant, il rejoignit Chauncey habillé de pied en cap selon les goûts vestimentaires très spectaculaires de Chauncey.

« Cré bonsoir ! » siffla ce dernier.

Ils suivirent la route ensemble, Chauncey interloqué et Elron pensif. Quelques voitures les dépassèrent ; Chauncey, machinalement et sans grand espoir, leur fit à chacune un signe du pouce bien rodé. Ils furent fort surpris tous deux quand un luxueux cabriolet s’arrêta d’un grand coup de frein juste après les avoir dépassés. La porte s’ouvrit à la volée ; Chauncey se faufila devant Elron, et faisait mine de monter lorsque Elron l’attrapa par la peau du cou et le tira en arrière.

« Dans le spider, cloporte ! gronda-t-il.

— J’ai jamais d’veine, moi ! » murmura Chauncey en obéissant. Il avait vu qui conduisait. Elle était jolie.

« Où allez-vous ? demanda-t-elle pendant qu’Elron fermait la portière.

— Springfield », répondit-il, se souvenant, d’après les propos de Chauncey, que cette ville était sur cette route. Il regarda la toute dernière de ses connaissances : elle était aussi parfaite dans la miniature que lui était parfait dans le colossal, et elle conduisait la voiture avec un art admirable. Ses yeux étaient d’un brun profond, assortis à ses cheveux. D’après les critères humains, Elron jugea qu’elle était très agréable à regarder.

« Je vais vous y conduire, dit-elle.

— Merci, patronne ! »

Elle tourna vivement les yeux vers lui. « Qu’est-ce qu’il y a, bébé ? demanda-t-il.

— Oh ! rien. Ne m’appelez pas bébé.

— Bon, bon, d’accord. »

À nouveau elle lui jeta un regard rapide : « Vous cherchez à… me faire marcher ?

— À propos de quoi ?

— Vous avez l’air… Oh ! je ne sais pas.

— Allez, crache le morceau, frangine !

— Oh ! pour ainsi dire… enfin, pas du genre à dire bébé aux jeunes filles.

— Ah ! fit-il. C’t-à-dire… tu… vous l’diriez d’une aut’façon, quoi ! » Le vocabulaire limité de Chauncey lui posait des problèmes.

« En quelque sorte, oui. Qu’allez-vous faire à Springfield ?

— Juste me baguenauder, j’pense. Voir à quoi ça ressemble, une grande ville.

— Ne me dites pas que vous n’avez jamais été en ville !

— Écoutez, hein ! coupa-t-il, recourant pour dissimuler sa méprise à l’un des procédés favoris de Chauncey, ça vous dérange pas, si ? Qu’est-ce que ça peut vous fiche ?

— Oh ! excusez-moi », dit-elle avec aigreur.

Il perçut une tension dans le silence qui suivit.

« V’s êtes vexée ? »

Elle lui adressa un regard et un reniflement de mépris.

Piqué par ce blocage futile, il lui cria : « Arrêtez-vous ici.

— Quoi ? » demanda-t-elle, furieuse.

Il se pencha en avant et capta son regard : « Arrêtez-vous ici ! »

Elle coupa l’allumage, et la puissante voiture ralentit doucement et fit halte. Elron la saisit par l’épaule et l’obligea à se tourner vers lui. Elle tenta de résister, mais n’eut pas le temps.

Des vrilles mentales se faufilèrent dans son cerveau, fouillant ses souvenirs, ses goûts, ses opinions et croyances, son vocabulaire. Il apprit ainsi qu’il était vulgaire d’appeler une femme bébé, et que les gens civilisés ne portent pas de chapeau de cow-boy avec un col cassé. Il préféra quelque peu le langage qu’elle utilisait aux rudes approximations de Chauncey. Il apprit ce qu’était la musique ; il apprit beaucoup de choses sur l’argent, sujet auquel, fort curieusement, Chauncey ne pensait presque jamais. Il apprit quelque chose sur la jeune Fille elle-même : elle s’appelait Ariadne Drew, elle possédait une grande fortune sans avoir eu la peine de la gagner, elle avait tellement l’habitude d’être traitée selon son rang que cela ne l’inquiétait nullement, par exemple, de prendre des auto-stoppeurs sur la route.

Il relâcha sa prise, non sans effacer le souvenir de l’incident dans son esprit, de sorte qu’elle remit la voiture en marche et poursuivit sa route.

« Pourquoi diable me suis-je arrêtée ?

— Pour que je puisse jeter un coup d’œil à ce pneu arrière », improvisa-t-il. Il chercha parmi ce qu’il avait découvert des choses susceptibles de l’intéresser. Les vêtements tenaient une grande place.

« Veuillez m’excuser, lui dit-il, dans les termes exacts qu’elle-même aurait employés, pour ce chapeau. Il est vraiment trop odieux. J’ai aperçu une petite merveille l’autre jour dans une gentille boutique de l’avenue, et j’ai bien envie de l’acheter. Oh ! oui, j’en meurs d’envie ! »

Elle jeta un coup d’œil stupéfait à son noble profil et à ses épaules carrées. Il continua son babillage.

« J’ai aperçu Suzy Greenfield l’autre jour. Vous connaissez Suzy. Oh ! mais elle, elle ne m’a pas vu, j’y ai bien pris garde. Et savez-vous avec qui elle se trouvait ? Cet épouvantable Jenkins !

— Qui êtes-vous donc ? demanda-t-elle.

— Je me suis laissé dire que Suzy… Quoi ? Qui je suis ? Ah ! oui. À propos de Suzy : vous avez probablement déjà entendu ces horribles racontars qui circulent – effectivement, elle les connaissait ! – alors, arrêtez-moi si vous êtes déjà au courant. Il paraît, ma chère, qu’elle a dit à son mari…

— Je ne vais pas plus loin ! coupa la jeune fille, en rangeant la voiture au bord du trottoir.

— Mais je… » Elron sentit que ce qu’il convenait de faire serait de descendre de la voiture. Il ouvrit la portière et se tourna vers elle.

« Merci pour ce brin de conduite, chérie. Si je peux vous rendre le même service un jour, n’hésitez pas. » Il mit pied à terre et elle claqua la portière et, ouvrant la fenêtre, lui lança fielleusement : « Vous avez oublié de vous passer du vernis à ongles ! » Elle passa brutalement la vitesse et démarra en trombe.

« Mais bon dieu, qu’est-c’t’a bien pu fiche ? » entendit-il à côté de lui. C’était Chauncey, qui suivait le cabriolet d’un regard nostalgique.

« Ne jurez pas, dit Elron, c’est vulgaire. Vous êtes très grossier, Chauncey. Je ne veux plus de votre compagnie. Au revoir, chéri. » Ce n’était pas la faute d’Elron si Ariadne disait « chéri » à tout le monde.

Le petit trimardeur resta bouche bée, les yeux fixés sur le dieu grec en costume écossais trop voyant ; puis il se mit à le suivre lentement. « Faut qu’je surveille c’t’andouille ! murmura-t-il. Cré bonsoir ! »

Elron, avec sa connaissance nouvellement acquise des affaires humaines, eut peu de mal à se procurer quelques dollars – il n’eut qu’à en demander à un homme qui passait dans la rue – et une chambre pour son corps. Dans l’esprit d’Ariadne, il avait découvert ce qu’était l’écriture, et il signa le registre et paya la chambre sans encombre. Une fois son corps garé de façon parfaitement classique sur le lit, il fit jouer l’ouverture du crâne et se glissa dehors. Il avait l’impression que le corps se détendrait un peu mieux sans lui.

Il sortit par la fenêtre en flottant et resta suspendu un moment haut au-dessus de la ville, cherchant trace d’une vibration familière : l’émanation de l’esprit d’Ariadne. Libéré du fardeau encombrant du corps humain, Elron était beaucoup plus sensible à de telles choses. Il voulait observer Ariadne maintenant pour vérifier l’effet produit par sa conduite.

Il la capta bientôt : c’était pour lui comme un doux parfum pour nous. Il gagna d’un trait les lisières de la ville, et descendit vers un édifice massif de brique rouge entouré d’un joli parc. Il décrivit deux cercles au-dessus pour repérer l’endroit exact où elle se trouvait dans la maison, puis se laissa tomber par la cheminée. Flottant juste au-dessus des fausses bûches, il commença son écoute indiscrète.

Ariadne était assise dans son peu ordinaire salon, à bavarder avec, comme par hasard, la redoutable Suzy Greenfield. Suzy était une fille sans grâce à l’âme mesquine, qui avait le don de tirer les vers du nez de n’importe quelle connaissance, et, en manifestant ardemment son accord avec elle, elle savait recueillir assez de commentaires médisants pour nourrir son activité pendant des semaines. Elle avait l’aspect d’un moineau qui aurait eu des dents de lapin, la mise d’une habitante de Dubuque(1) qui aurait gagné aux courses, et une personnalité aussi apaisante que le démon de midi.

« Eh bien ! qu’as-tu appris aujourd’hui ? » demandait-elle.

Ariadne, l’œil perdu au loin, se contenta de sourire.

« Oh ! Ari ! dit Suzy, allons ! Je sais bien que quelque chose a dû se passer aujourd’hui, à la façon dont tu te conduis. Je t’en prie : tu ne me dis jamais rien ! »

Ariadne, étant femme, ne releva pas cette contre-vérité, et aurait changé de sujet si Elron, dans la cheminée, n’avait doucement stimulé certaines de ses circonvolutions avec ses intangibles tentacules. Elle releva soudain les yeux, et se tourna vers Suzy. Elron aurait certes pu connaître sa réaction directement, mais il était curieux de savoir comment elle la formulerait pour une autre, et comment cette autre l’accueillerait.

« S’il faut absolument que tu le saches, dit Ariadne, j’ai rencontré quelqu’un aujourd’hui. Un homme. » Elle soupira. Suzy toute heureuse se pencha en avant. Elle était tout ouïe quand elle n’était pas toute voix.

« Où donc ?

— Sur la route. Je l’ai pris en stop. Sue, tu n’as jamais rien vu de pareil à ces deux-là. On aurait dit une paire de comédiens. L’un était un vagabond ; au début j’ai cru qu’ils l’étaient tous les deux. Le petit est monté dans le spider, et celui qui était beau garçon devant.

— Beau ?

— Chérie, tu ne peux pas savoir ! Je n’ai jamais vu…

— Mais tu as dit qu’ils étaient comiques !

Ils avaient l’air comique, ma chère. » Dans la cheminée, le Cerveau en armure d’or fit l’équivalent d’un hochement de tête, et émit une onde mentale en direction d’Ariadne. Comme si elle répondait à une question, elle dit : « Il aurait été si bien en costume gris et feutre mou. Et… je ne sais pas ce qu’il est, mais je crois que ça devait être un aventurier. Une sorte d’écrivain-poète-aventurier.

— Mais qu’est-ce qu’il était ? »

Ariadne se trouva soudain capable de parler d’autre chose. Elle brancha Suzy sur les peccadilles de son endurant époux, et elle eut vite fait de détourner complètement l’attention de son fugace et mystérieux compagnon. Elron était parti.

 

De retour à l’hôtel, l’ovoïde planait au-dessus de son corps endormi en remuant des pensées amères. Il avait honte d’avoir sous-estimé les subtiles nuances de la conduite humaine. Il avait réussi à couvrir de ridicule le bipède qu’il avait créé, et ça le vexait. C’était un défi : Elron pouvait disposer de pouvoirs qui désintégreraient facilement toute cette petite galaxie et en disperseraient la poussière dans sept dimensions, et pourtant il n’y avait aucun doute qu’une femme se moquait de lui. Il se dit que dans tous les univers il n’y avait rien d’aussi tortueux et exigeant que l’esprit d’une femme. Il se dit également qu’il était aisé de disposer d’une femme pourvu que ses quatre volontés soient toujours satisfaites. Il était décidé à voir combien un homme pouvait en venir à ressembler à l’idéal d’une femme sans cesser d’exister ; et il allait le faire avec cet homme dont il avait pris la responsabilité.

Trois longs mois fertiles en événements s’écoulèrent avant qu’Ariadne Drew ne revît Elron. Il partit, portant son grand chapeau et son tissu écossais criard et ses chaussures jaunes, et emmenant avec lui ses styles de conversation variés et Chauncey le clochard. Il se rendit à la plus grande de toutes les villes, et chercha à entrer en contact avec des gens au courant de ce qu’il devait devenir pour accéder au statut exceptionnel d’homme digne d’Ariadne.

Il trouva que c’était un jeu passionnant. Dans les couloirs d’universités, dans les camps d’entraînement de boxeurs professionnels, dans les écoles de filles et les jardins d’enfants et les ateliers d’égrenage et les bastringues et les usines, il abordait les gens, liait conversation avec eux, et pompait, filtrait et absorbait le contenu de leur esprit. En triant et en combinant, il se forgea une pensée, la sorte d’esprit qui en impose aux petits calibres comme Suzy Greenfield, lesquels l’appellent Pensée avec un P majuscule. Au lieu d’essayer de s’adapter au parler de chaque personne en utilisant le même, il acquit une façon de parler bien à lui, à l’accent léger, très personnelle et hautement originale. Il se donna un passé sur Terre, depuis un certificat de naissance photocopié avec art jusqu’à des titres de rente de valeur sûre. Il sonda l’esprit des directeurs de publications et des éditeurs, et du chaos de goûts disparates et d’idéologie confuse qu’il y trouva il sut extraire des idées saines et exploitables sur le genre de travail qui était nécessaire. Il parvint bel et bien à vendre de la poésie.

Pendant que son corps se reposait dans le luxe, son esprit parcourait la Terre à grande vitesse, transporté par la coquille dorée aux pouvoirs illimités. Elron pouvait discourir devant un public new-yorkais sur les gens passionnants qu’il avait rencontrés à Melbourne en Australie, et, le lendemain, exhiber un câblogramme d’une ou deux de ces personnes à qui il avait rendu visite pendant la nuit. Aux quatre coins de la Terre, il y avait des gens qui croyaient sincèrement connaître ce jeune prodige depuis des années.

C’est dans un de ces salons littéraires vieux rosé où l’on déguste le petit doigt levé tasses de thé et poésie poussive qu’Ariadne revit Elron. Ce thé était organisé par Suzy comme exhibition des célébrités du jour. Ari fit son entrée, gracieusement en retard, adorable dans quelque chose de bleu pastel, de chaste et de sophistiqué. Elron était au programme pour une causerie – quelque chose sur la « métempsycose et la vie moderne ». Ari était au programme pour des chants ; mais…

Il la regardait. Il était habillé de gris doux, et un feutre l’attendait, accroché près de la porte. Elle fit son entrée comme toujours en grand style, et tout le monde en fut conscient ; mais pour elle ce fut le grand événement : se rendre compte, le souffle coupé, qu’elle ne jouait son rôle que pour une seule personne dans la salle comble. Elle avait entendu parler de lui, bien entendu : c’était un « astre », terme désignant parmi les gens chic les succès du moment ; les ambitions non couronnées et les gloires passées étant, elles, appelées « désastres ».

Mais elle ne l’avait jamais vu, qu’elle sache. Il se leva, se dressa devant elle, sourit, prit son bras sans un mot, et sortit avec elle en s’inclinant devant leur hôtesse. Et voilà. Pauvre Suzy ! Ses dents saillantes cachaient à peine la petite ligne d’écume qui se formait sur ses lèvres.

« Ça alors ! dit Ariadne quand ils se trouvèrent dans la rue, comment avez-vous pu faire une chose pareille !

— Ts ! ts ! ts ! fit-il en l’aidant à monter dans sa nouvelle seize-cylindres. Je suppose que Suzy s’en remettra. Pensez donc ! tous ces gens à qui elle va pouvoir raconter ça ! »

Ari le regarda d’un drôle d’air en riant un peu. « Monsieur Elron, vous n’êtes pas… pas la même personne que…

— Que vous avez ramassée sur l’autoroute il y a trois mois avec des habits de comédien ? »

Elle rougit.

« Si, c’est bien moi.

— J’ai été… impolie, en vous quittant.

— Vous aviez des raisons de l’être, Ariadne.

— Qu’est devenu cet horrible petit clochard avec lequel vous voyagiez ?

— Chauncey ! beugla Elron, et le chauffeur en uniforme impeccable se retourna et fit un sourire en inclinant la tête.

— Juste ciel ! s’exclama Ariadne.

— Il a cessé d’offusquer par son langage atroce, dit Elron en termes précis. Il m’a été possible de modifier son attitude à l’égard du travail, mais modifier sa façon de parler surpassait même mes capacités. Il ne parle plus. »

Elle le regarda longuement, tandis que l’énorme voiture s’enfonçait dans la campagne. « Vous êtes absolument tout ce que je pensais que vous pouviez être », souffla-t-elle.

— Il le savait bien.

 

Ce fut leur première soirée ensemble. Il y en eut beaucoup d’autres, et Elron se conduisit à la perfection, comme il seyait à un mortel brillant et plein d’urbanité. Pourvoir à tous les désirs d’Ari, faire selon son bon plaisir, amusait Elron, car elle était aussi capricieuse que peut l’être une jolie femme, et il se plaisait à prévoir et devancer ses caprices. Il s’adaptait à elle jour par jour, heure par heure. Il était idéal. Il était parfait.

Alors… elle s’ennuya. Il s’adapta aussi à son ennui, et cela la mit en rage. Si elle était indifférente, lui aussi. Mauvaise tactique, chose à laquelle les forces supercosmiques ne pouvaient rien.

Oh ! il essaya ; il fit de son mieux. Il l’interrogea, il la psychanalysa, il élimina même tous les streptocoques que charriait son sang pour voir si telle était la source du mal. Mais tout ce qu’il en retira fut un ressentiment passif de sa part. Étant à moitié aussi vieux que le temps lui-même, il n’ignorait pas la patience ; mais il commença à perdre sa patience mise à trop rude épreuve par cette femme très humaine.

Il fallait bien que ça éclate un jour. Ce fut un après-midi, chez elle, et ce fut très spectaculaire. Il lisait facilement dans son esprit, mais ne pouvait connaître que les pensées qu’elle avait formées. Elle savait qu’il l’irritait ; elle savait aussi qu’il lui plaisait énormément : aussi ne faisait-elle aucun effort pour analyser son hostilité envers lui ; c’est pourquoi il était réduit à l’impuissance, pris dans la toile d’araignée de son ressentiment.

Cela commença par quelque chose de tout simple : il entra dans la pièce, et elle était à la fenêtre, lui tournant obstinément le dos. Elle n’exprimait aucune froideur en paroles ou en gestes : simplement elle se refusait à le regarder en face. Une mesquinerie. Au bout de dix minutes de ce régime, il traversa la pièce à grands pas et la fit tourner sur elle-même. Elle se prit le talon dans le tapis, perdit l’équilibre, se cogna à la cheminée, et resta étendue en un bienséant évanouissement sur le plancher jonché de babioles brisées. Elron resta planté là un instant, comme un sot, puis il la prit dans ses bras. Avant qu’il ait pu l’étendre, elle avait mis les bras autour de son cou et l’embrassait passionnément. Malheureuse merveille, il ne savait que faire.

« Oh ! Elron, bredouillait-elle en pleurant, grande brute ! Tu m’as frappée ! Oh ! mon chéri ! Je t’aime tant ! Je n’aurais jamais cru que tu ferais ça ! »

En un éclair, Elron eut une révélation : c’était donc ça le secret fondamental de cet être appelé femme ! Elle ne pouvait l’aimer quand il agissait de façon parfaitement rationnelle. Elle ne pouvait l’aimer quand il était ce qu’elle jugeait idéal. Mais quand il « était brute » – ce qui signifie inintelligent – elle l’aimait. Il baissa les yeux vers ses jolies lèvres et ses beaux yeux noirs, il rit, l’embrassa, et la posa doucement.

« Je reviens dans un ou deux jours, chérie », dit-il en sortant à grandes enjambées sans prêter attention à ses cris.

Il savait quoi faire maintenant. Il lui était reconnaissant de l’avoir distrait quelque temps et de lui avoir appris quelque chose de nouveau. Mais il ne pouvait pas se permettre de se faire du mal en continuant à la fréquenter. Pour lui faire plaisir il faudrait qu’il fasse périodiquement l’idiot, et c’était quelque chose qu’il ne pouvait supporter. Il s’en alla. Il monta dans sa grosse voiture et prit l’autoroute.

« Quel dommage que je ne sois pas un homme ! se disait-il en conduisant. J’aimerais vraiment en être un, mais… Oh ! zut, je n’ai pas envie de me casser la tête à suivre des méandres aussi compliqués que ceux d’Ariadne ! »

Il s’arrêta aux abords d’une petite ville et regagna son laboratoire. Là, il s’allongea sur la table, fit jouer l’ouverture du crâne et en émergea. Il s’approcha de la machine restée dans le coin, y fit des additions, des soustractions, des transformations et des manipulations, et de nouveau la lueur apparut autour du corps immobile. Quelque chose se passait à l’intérieur du crâne. Quelque chose y prenait forme, et pendant ce temps le crâne se fermait lentement. Trois heures après, l’homme Elron descendait de la table et jetait un regard autour de lui. L’œuf d’or s’éleva jusqu’à son épaule et s’y nicha.

« Merci de m’avoir donné cette… cette conscience, dit Elron.

— Oh ! de rien ! répondit l’ovoïde par télépathie. D’ailleurs il y a quelques mois que tu la possèdes. Tout ce que je viens de te donner, c’est ce qu’il te fallait pour l’apprécier.

— Que dois-je faire ? demanda l’homme.

— Retourner auprès d’Ariadne. Reprendre les choses là où je les ai interrompues. Tu le peux : tu es un homme, parfait jusqu’aux moindres des cellules, des glandes et des tissus.

— Merci de m’avoir donné ça. Je l’ai désirée, mais n’ai jamais reçu l’ordre…

Ne te soucie pas de ça. Épouse-la et rends-la heureuse. Ne lui parle jamais de moi : tu as un passé suffisant pour te mener jusqu’au terme de ta vie, et un cerveau suffisant, maintenant, pour poursuivre ta tâche. Ari a été bonne pour moi : je lui dois bien ça.

— Y a-t-il autre chose ?

— Oui, une seule ; mais grave la dans ton cerveau en lettres de feu : il est impossible à une femme d’aimer un homme s’il n’est pas en partie un imbécile. Sois donc un peu idiot tout le temps, et très idiot de temps en temps. Mais surtout, ne sois pas parfait.

— Entendu ! Salut !

— Sois heureux, heu… mon fils ! »

L’homme Elron quitta le laboratoire et sortit au soleil. L’œuf d’or se posa par terre et y resta environ une heure. Une fois, il rit en lui-même et dit : « Trop parfait ! »

Puis il se sentit terriblement, terriblement seul.

 

Traduit par George W. BARLOW.

The Golden Egg.

© Street and Smith Publications Inc., 1941.

© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.