WEIHNACHTABEND

Par Keith Roberts

 

Après les versions de H. Beam Piper et de R.A. Lafferty, voici une dernière histoire alternative. Elle touche au passé proche et par conséquent pose le problème de la responsabilité politique. Une variante ancienne de l’histoire nous apparaît en effet comme une curiosité. Mais une variante proche nous renvoie à des choix qui ont été effectivement faits par des personnes encore vivantes et elle nous incite à méditer sur la valeur et les conséquences des choix que nous effectuons aujourd’hui. Dans l’Angleterre de Keith Roberts, les nazis l’ont emporté. La victoire du nazisme a du reste inspiré plusieurs auteurs de science-fiction dont Philip K. Dick dans Le maître du Haut-Château, l’un de ses chefs-d’œuvre, et Sarban dans Le son de son cor.

 

 

LA grosse limousine progressait lentement le long des petites routes. Depuis le village de Wilton, la neige n’avait cessé de s’épaissir. Les phares éclairaient des arbres et des broussailles recouverts de neige vierge. La Mercedes dérapa. Mainwaring entendit le chauffeur jurer entre ses dents. L’interphone était resté branché.

Sur les dossiers des sièges, des cadrans indiquaient aux passagers la pression de l’huile, la température de l’eau, le nombre de tours par minute et la vitesse. La lueur de la montre baignait le visage de la jeune femme assise à côté de lui. Nerveuse, elle fit un mouvement brusque ; il vit onduler la masse blonde de ses cheveux. Il se tourna légèrement. Elle portait un petit kilt et des bottes. Ses jambes étaient parfaites.

Il éteignit les lumières des cadrans et dit :

« Ce n’est plus très loin. »

Il se demanda si elle savait que l’interphone fonctionnait. Il dit :

« C’est la première fois que vous venez ? »

Elle hocha la tête dans l’obscurité et dit :

« J’étais un peu bouleversée. »

Le Manoir de Wilton était niché derrière une colline à une dizaine de kilomètres du village. La voiture longea le mur qui entourait la propriété. Les défenses avaient été renforcées depuis la dernière visite de Mainwaring. Des miradors se dressaient à intervalles réguliers et le mur était surmonté de plusieurs rangées de barbelés.

Le portail était protégé par deux nouveaux blockhaus. La Mercedes s’engagea entre les constructions de béton et s’arrêta. La neige avait cessé de tomber depuis Londres ; mais à présent, de lourds flocons scintillaient dans les pinceaux des phares. Des ordres, quelque part, furent aboyés.

Un homme s’avança et cogna à la vitre. Mainwaring appuya sur le lève-glace électrique. Il distingua un brassard de G.F.P. et un étui à revolver, courroie dégrafée.

« Bonsoir, capitaine, fit-il.

— Guten Abend, mein Herr. Ihre Ausweis Karte ? »

Une bouffée d’air froid frappa Mainwaring au visage. Il tendit sa carte d’identité et son permis de circuler, déclarant :

« Richard Mainwaring. Die rechte Hand zu dem Gesanten. Frâulein Hunter, von meiner Abteilung. »

La torche éclaira d’abord les papiers, puis se posa sur lui, l’éblouissant, avant de se diriger sur la jeune femme. Celle-ci était assise droite, les yeux fixés devant elle. Derrière l’officier des forces de sécurité, Mainwaring apercevait deux soldats casqués, l’arme à la bretelle. Les essuie-glaces de la Mercedes fonctionnaient avec régularité.

L’officier se recula et dit :

« In einer Woche, Ihre Ausweis Karte ist ausgelaufen. Erneuen Sie Ihre Karte.

— Vielen Dank, Herr Hauptmann, répondit Mainwaring. Frohe Weihnacht. »

L’homme salua avec raideur, puis il décrocha un walkie-talkie de sa ceinture. Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvraient. La Mercedes les franchit en souplesse.

« Fumier…, fit Mainwaring.

— C’est toujours comme ça ? demanda-t-elle.

— Les mesures de sécurité ont été renforcées. »

Elle ramena son manteau sur ses épaules et dit :

« Franchement, je trouve ça un peu effrayant.

— Le ministre prend soin de ses invités, dit-il. Rien de plus. »

Wilton se trouvait dans une petite cuvette cernée de grands arbres. Hans négocia soigneusement un virage ; la voiture s’engagea sous des branches à demi dissimulées. Le vent gémissait, dévié par un déflecteur. La Mercedes semblait se heurter à un tunnel noir criblé de pâles flocons tourbillonnant. Mainwaring crut voir la jeune femme frissonner. Il dit :

« Nous arrivons. »

Les phares balayaient un épais tapis blanc. Des poteaux presque entièrement enfouis sous la neige délimitaient l’allée. Après un dernier virage, la demeure apparut. Les pinceaux des phares éclairèrent une façade aux fenêtres à meneaux surmontées de tours à créneaux. Il était difficile de deviner aux pierres usées, marquées par les intempéries, que l’armature du bâtiment était en béton armé. La voiture freina, faisant crisser les graviers cachés sous la neige. Le voyant de contact s’alluma, luisant doucement sur le dossier du siège. Mainwaring déclara :

« Parfait, Hans. Vous vous en êtes très bien tiré.

— Merci, monsieur », répondit Hans. La jeune femme secoua sa chevelure et prit son sac à main. Il lui tint la porte et demanda : « Ça va, Diane ? »

Elle haussa les épaules et répondit : « Oui, je suis un peu stupide, parfois. » Elle lui pressa la main, un instant, et ajouta : « Je suis heureuse que vous soyez là. J’aurai quelqu’un sur qui compter. »

*
*  *

Mainwaring était allongé sur le lit, les yeux fixés au plafond. À l’intérieur comme à l’extérieur, Wilton représentait le triomphe de l’art sur la nature. Ici, dans l’aile Tudor où étaient logés la plupart des invités, tous les murs et les plafonds étaient en crépi blanc avec poutres en chêne apparentes. Mainwaring tourna la tête. La pièce était dominée par une cheminée en pierres de taille jaunes ; sur le manteau, le lion et l’aigle, emblèmes des Deux Empires, encadraient l’Hakenkreuz hardiment sculptée. Un feu brûlait dans l’âtre entouré d’une grille en fer forgé ; les bûches flambaient allègrement et projetaient des lueurs pourpres au plafond. Une étagère à côté du lit offrait les lectures requises : la biographie officielle du Führer, l’Essor du Troisième Reich de Shirer, le monumental Churchill : le Procès de la Décadence de Cummings. Il y avait également une édition de luxe des romans de Buchan, quelques Kipling, un Shakespeare et les œuvres complètes de Wilde. Des magazines récents étaient empilés sur une desserte ; on trouvait Connoisseur, The Field, Der Spiegel, Paris Match. Des serviettes bleues étaient pliées sur un porte-serviettes à côté d’un lavabo ; dans un coin de la chambre, il y avait deux portes ouvrant l’une sur la salle de bain, l’autre sur une penderie dans laquelle un domestique avait déjà soigneusement rangé les vêtements.

Mainwaring écrasa sa cigarette dans un cendrier avant d’en allumer une autre. Il se leva et se servit un whisky. Depuis le parc lui parvenaient vaguement des bruits de voix et des éclats de rire. Il entendit le claquement d’un coup de feu, puis le crépitement d’une arme automatique. Il s’avança vers la fenêtre et écarta les rideaux. La neige tombait encore en gros flocons accrochés au ciel noir alors que la fosse de tir à côté du manoir était brillamment éclairée. Mainwaring regarda quelques instants les silhouettes qui s’activaient puis il laissa retomber le rideau. Il alla s’asseoir près du feu, épaules voûtées, les yeux rivés sur les flammes. Il se remémorait la traversée de Londres, les drapeaux qui pendaient, immobiles, au-dessus de Whitehall, les mouvements lents et saccadés de la circulation, les blindés légers déployés devant St. James. Kensington Road était embouteillée, voitures bloquées qui klaxonnaient ; la large façade de Harrods se dressait, sinistre et orientale, dans le ciel menaçant. Mainwaring, se rappelant le coup de téléphone qu’il avait reçu juste avant de quitter le ministère, fronça les sourcils.

Il s’appelait Kosowicz. De Time International ; du moins le prétendait-il. Deux fois déjà, il avait refusé de lui parler, mais Kosowicz ne s’était pas découragé. Finalement, Mainwaring avait dit à sa secrétaire de lui passer la communication.

Kosowicz avait un accent typiquement américain.

« Mr. Mainwaring, dit-il, j’aimerais recueillir une interview de votre ministre.

— Je crains que ce ne soit impossible. Je dois en outre vous faire remarquer que cet entretien est tout à fait irrégulier.

— Comment dois-je prendre cela, monsieur ? demanda Kosowicz. Un avertissement ou une menace ?

— Ni l’un, ni l’autre, répondit prudemment Mainwaring. Je voulais simplement souligner qu’il existait des procédures officielles.

— Mr. Mainwaring, demanda Kosowicz, des rumeurs laissent croire que des Groupes de Combat sont acheminés vers Moscou. Est-ce exact ?

— Le Führer-Adjoint Hess a déjà fait une déclaration à ce sujet. Je peux vous en faire parvenir un exemplaire.

— Je l’ai devant moi, fit la voix au téléphone. Mr. Mainwaring, qu’est-ce que vous préparez ? Un nouveau Varsovie ?

— Je crains de n’avoir plus rien à vous dire, fit Mainwaring. Le Führer-Adjoint déplore le recours à la force. Les Einsatzgruppen sont en état d’alerte ; pour le moment, c’est tout. Si cela s’avérait nécessaire, ils ont ordre de disperser les manifestants. Jusqu’à présent, rien de tel ne s’est produit. »

Kosowicz changea de sujet :

« Vous avez parlé du Führer-Adjoint, monsieur. J’ai entendu dire qu’il y avait eu un nouvel attentat à la bombe il y a deux jours ; pouvez-vous nous donner des précisions ? »

Les doigts de Mainwaring se crispèrent sur le combiné. Il déclara :

« Je crains que vous n’ayez été mal informé. Nous ignorons tout d’un tel incident. »

Après quelques instants de silence, la voix à l’autre bout du fil demanda :

« Puis-je considérer votre démenti comme officiel ?

— Il ne s’agit pas d’une conversation officielle, Mr. Kosowicz, répondit Mainwaring. Je n’ai de toute façon aucun droit de faire la moindre déclaration.

— Oui, je sais, il y a des procédures officielles. Mr. Mainwaring, je vous remercie de m’avoir accordé un peu de votre temps.

— Au revoir, fit Mainwaring. »

Il raccrocha et contempla un long moment le téléphone. Puis il alluma une cigarette.

Il se tourna vers les fenêtres du ministère. Dehors, la neige tombait toujours ; de gros flocons tourbillonnaient dans le ciel noir. Son thé, lorsqu’il le but, était à moitié froid.

Le feu crépitait dans la cheminée. Mainwaring se servit un deuxième whisky, puis il se rassit. Avant de partir pour Wilton, il avait déjeuné avec Winsby-Walker du département Productivité. Winsby-Walker qui avait pour tâche de tout savoir n’avait jamais entendu parler d’un correspondant nommé Kosowicz. Mainwaring se dit qu’il aurait dû demander aux Services de Sécurité d’enquêter. Mais dans ce cas, ils auraient d’abord commencé par lui.

Il se redressa et regarda sa montre. Les bruits en provenance du champ de tir avaient diminué. Il s’efforça de penser à autre chose. Mais ses nouvelles réflexions ne le réconfortèrent guère. Il avait passé le Noël précédent avec sa mère et maintenant, c’était à jamais fini. Il se souvint d’autres Noëls, loin dans le passé. Jadis, pour l’enfant innocent qu’il était, Noël était une fête de bonbons et de jouets. Il se rappelait le parfum et la texture des branches de pin, la chaleur de la flamme de la bougie, les livres qu’il lisait sous les draps à la lueur d’une lampe de poche, le contact rêche de la taie d’oreiller empesée. Il était heureux alors ; ce n’était que plus tard, petit à petit, qu’était venu le sentiment d’échec. Et avec lui, la solitude. Elle voulait me voir casé, songea-t-il. Et ce n’était pas trop demander.

Le scotch le rendait sentimental. Il vida son verre et se dirigea vers la salle de bain. Il se dévêtit et prit une douche. En se séchant, il pensa : Richard Mainwaring, assistant du ministre britannique de Liaison, puis il dit à voix haute : « Il ne faut pas oublier les compensations. »

Il s’habilla, se savonna le visage et commença à se raser. Trente-cinq ans, c’est juste la moitié d’une vie, songea-t-il. Il se souvenait d’une autre fois avec cette fille, Diane, lorsque, pour un court instant, quelque chose de merveilleux était apparu. Et plus jamais cet épisode n’avait été mentionné entre eux. À cause de James. Naturellement, il y a toujours un James.

Il s’essuya le visage et se mit de l’after-shave. Son esprit était revenu malgré lui sur cette conversation téléphonique. Il existait au moins une certitude : il y avait eu une fuite dans les Services de Sécurité. Quelqu’un, quelque part, avait livré à Kosowicz des informations top-secrètes. Et cette même personne lui avait probablement fourni une liste de numéros qui ne figuraient pas dans l’annuaire. Il fronça les sourcils. Un pays et un seul s’opposait aux Deux Empires avec une terrible force latente. C’était vers ce pays que s’était concentré le nationalisme sémite. Et Kosowicz était américain.

Liberté, pensa-t-il avec mépris. La démocratie est un concept juif. Son front, à nouveau, se plissa ; il porta la main à son visage. L’aveuglante réalité ne se dissipa pas. C’était le Front de la Liberté et, bien qu’indirectement, il avait été contacté. Maintenant, il était devenu un accessoire ; cette idée l’avait agité toute la journée, enfouie dans un coin de son esprit.

Il se demanda ce qu’ils pouvaient bien lui vouloir. Une rumeur, une rumeur malveillante, prétendait, qu’on ne le savait jamais. Pas avant que ce ne soit terminé ; pas avant que l’on ait fait ce que l’on attendait de vous. Ils étaient infatigables, dangereux, insaisissables. Il n’avait pas informé les Services de Sécurité, mais cela avait dû être prévu. Chacun de ses gestes avait dû être prévu.

Chacun des soubresauts qui ne faisait que l’enferrer davantage.

Furieux contre lui-même, il poussa un grognement. La peur était leur principal atout. Il boutonna sa chemise, se souvenant des gardes devant les portes, des barbelés et des blockhaus. Ici au moins, rien ne pouvait l’atteindre. Pour quelques jours, il lui était donné d’oublier toute cette affaire. Il fit à voix haute : « De toute façon, je ne compte pas. Je ne suis pas important. » Cette pensée le réconforta, presque.

Il éteignit la lumière et regagna la chambre, refermant la porte de la salle de bain. Il se dirigea vers le lit et s’immobilisa, les yeux fixés sur l’étagère. Entre le Shirer et le Churchill se trouvait un troisième livre, assez mince. Mainwaring tendit la main et effleura le dos du volume ; il déchiffra le nom de l’auteur, Geissler, et le titre, Vers l’humanité. En dessous du titre, formant une sorte de croix de Lorraine, il y avait les deux lettres F et L entrelacées, le sigle du Front de la Liberté.

Le livre n’était pas là dix minutes plus tôt.

Il fonça vers la porte et ouvrit. Le couloir était désert. Des accords de musique s’élevaient quelque part dans le manoir. Till Eulenspiegel. Pas d’autre bruit. Il referma et mit le verrou. En se retournant, il constata que la penderie était entrebâillée.

Sa valise était restée sur la table basse. Il alla y prendre son Luger. Le contact du lourd automatique était réconfortant. Il engagea le chargeur, repoussa le cran de sûreté et amena une balle dans le canon. Il s’avança vers la penderie et écarta brusquement la porte avec son pied.

Rien.

Il laissa échapper un petit soupir. Il éjecta le chargeur et posa le pistolet sur le lit. Il se redressa et regarda à nouveau l’étagère. « J’ai dû me tromper », pensa-t-il.

Il saisit le livre avec précaution. L’ouvrage de Geissler était interdit dans toutes les Provinces des Deux Empires depuis sa publication. Mainwaring n’en avait encore jamais vu le moindre exemplaire. Il s’assit au bord du lit et ouvrit le livre au hasard.

 

« La doctrine de la co-ascendance aryenne que les classes moyennes anglaises se sont empressées d’adopter possède ce vernis pseudo-scientifique qui caractérise la plupart des théories remontant à Rosenberg. La réponse de Churchill a, d’une certaine façon, déjà été apportée ; mais Chamberlain et le pays, influencés par Hess…

« L’accord de Cologne, tout en paraissant offrir un espoir de sécurité aux Juifs déjà domiciliés en Angleterre, ouvrait en réalité la voie aux campagnes d’intimidation et d’extorsion semblables à celles que l’histoire a déjà connues, notamment sous le règne du Roi Jean. La comparaison est loin d’être absurde ; en effet, la bourgeoisie anglaise, soucieuse de bâtir une théorie plausible, a découvert nombre de précédents indiscutables. L’un des signes des temps les plus révélateurs fut, sans aucun doute, le regain d’intérêt dont bénéficièrent les romans de Sir Walter Scott. En 1942, la leçon avait été comprise des deux côtés, l’Étoile de David devint un spectacle courant dans les rues de la majorité des villes britanniques. »

 

Le vent, soudain, fit entendre un long hurlement et les vitres se mirent à trembler. Mainwaring leva la tête, puis il reporta son attention sur le livre. Il tourna quelques pages.

 

« En 1940, son corps expéditionnaire défait, ses alliés vaincus ou réfugiés dans la neutralité, la Grande-Bretagne se trouvait seule. Son prolétariat, abusé par de mauvais leaders, affaibli par une terrible dépression, n’avait effectivement plus les moyens de s’exprimer. Son aristocratie, comme son équivalent Junker, se rallia froidement à ce qu’il n’était plus possible d’ignorer ; et, tandis qu’après le Putsch de Whitehall le Cabinet se trouvait réduit aux statuts d’un Conseil Exécutif… »

 

Le coup frappé à la porte le fit sursauter. Avec un sentiment de culpabilité, il posa le livre.

Il demanda :

« Qui est-ce ? »

Elle répondit :

« Moi. Richard, vous n’êtes pas prêt ?

— Une petite minute », fit-il.

Il regarda le livre, puis il le rangea sur l’étagère. « Au moins ils ne s’attendent pas à ça », pensa-t-il. Il glissa le Luger dans sa valise et la referma. Il se dirigea ensuite vers la porte.

Elle était vêtue d’une robe noire en dentelle. Elle avait les épaules nues et ses cheveux, dénoués, brillaient tant ils avaient été brossés. Il la contempla stupidement pendant quelques instants. Il finit par dire :

« Je vous en prie, entrez.

— Je commençais à me demander… fit-elle. Vous vous sentez bien ?

— Oui. Naturellement.

— On dirait que vous avez vu un fantôme. » Il sourit. Puis il dit :

« Je crois que j’ai été un peu surpris. Cette allure aryenne. »

Elle sourit à son tour. Puis elle dit :

« Si vous tenez à le savoir, je suis à moitié irlandaise, à moitié anglaise et à moitié Scandinave.

— Ça fait trois moitiés.

— Je ne sais pas très bien compter.

— Un verre ? proposa-t-il.

— Juste un petit. Nous allons être en retard.

— Ce soir, ce n’est pas très officiel », fit-il. Il se détourna pour nouer sa cravate.

Elle but quelques gorgées, avança le pied et enfonça ses orteils dans la moquette.

« Je suppose que vous avez déjà été à beaucoup de réceptions ? demanda-t-elle.

— Une ou deux, répondit-il.

— Richard, est-ce qu’ils…

— Est-ce qu’ils quoi ?

— Je ne sais pas. Il y a ces bruits qui courent.

— Tout ira bien, fit-il. Toutes ces réceptions se ressemblent.

— Vous vous sentez vraiment bien ?

— Naturellement.

— Vous êtes terriblement maladroit, fit-elle. Laissez-moi vous aider. »

Elle se dressa sur la pointe des pieds et lui noua sa cravate en étudiant son visage avec de petits clignements de paupières.

« Voilà, fit-elle. Je crois que vous avez besoin qu’on s’occupe de vous. »

Prudemment, il demanda :

« Comment va James ? »

Elle continua à le dévisager. Puis elle répondit : « Je ne sais pas. Il est à Nairobi. Il y a des mois que je ne l’ai pas vu.

— En fait, je suis un peu nerveux, dit-il.

— Pourquoi ?

— D’être en compagnie d’une assez jolie blonde. »

Elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

« Dans ce cas, vous avez besoin d’un verre. »

Il se servit un whisky. Le livre dans son dos semblait lui brûler les omoplates.

« Je dois admettre que vous êtes vous-même plutôt séduisant », dit-elle.

« C’est la nuit où tout arrive, pensa-t-il. Il doit exister un mot pour cette nuit. » Puis il se souvint de Till Eulenspiegel.

« Sincèrement, nous ferions mieux de descendre. »

Les lumières brillaient dans le Grand Salon, se réfléchissant sur les boiseries et les lambris. Un grand feu crépitait dans la cheminée. Sous la tribune des musiciens, on avait installé de longues tables. Dîner officiel ou non, les verres et l’argenterie scintillaient. Des bougies allumées étaient plantées au milieu de couronnes de buis. Une serviette pourpre, enroulée, était posée à côté de chaque couvert.

Au centre de la salle se dressait un arbre de Noël dont le sommet effleurait les moulures du plafond. Des pommes, des paniers de bonbons et des roses rouges en papier étaient accrochés aux branches, tandis que les cadeaux emballés dans du papier fantaisie aux couleurs gaies s’empilaient au pied du sapin. Tout autour, se tenaient des groupes de gens qui bavardaient et riaient. Richard aperçut Müller, le ministre de la Défense, en compagnie d’une superbe blonde qu’il supposait être sa femme ; à côté de lui, il y avait un homme de haute taille avec un monocle qui occupait un poste important dans les Services de Sécurité. Il y avait aussi un groupe d’officiers du G.S.P. dans leurs uniformes sombres, impeccables, et derrière eux, cinq ou six personnes des Liaisons. Mainwaring reconnut Hans, le chauffeur, qui debout hochait vigoureusement la tête et souriait à une remarque de son interlocuteur. Il pensa, comme souvent, que Hans avait l’air d’un magnifique bovin.

Diane s’était arrêtée sur le seuil et avait passé son bras autour du sien. Le Ministre les avait aperçus. Il fendit la foule, un verre à la main. Il portait un pantalon noir très ajusté et une chemise bleu foncé à col roulé. Il semblait heureux et détendu.

« Ah ! Richard, fit-il. Ma chère mademoiselle Hunter. Nous vous avions cru perdus. Après tout, Hans Trapp rode dans les parages. Et maintenant, allons boire. Venez, je vous en prie ; rejoignons mes amis. Il fait meilleur par ici.

— Qui est Hans Trapp ? demanda-t-elle.

— Vous le saurez bientôt », répondit Mainwaring.

Un peu plus tard, le Ministre déclara :

« Mesdames et messieurs, je pense que nous pouvons passer à table. »

Le repas fut superbe, le vin abondant. Lorsqu’on en arriva aux liqueurs, Richard se surprit à parler avec plus d’aisance et à ne presque plus penser au livre de Geissler. On porta les toasts traditionnels, au Roi et au Führer, aux Provinces, aux Deux Empires, puis le Ministre frappa dans ses mains pour réclamer le silence.

« Mes amis, dit-il. Cette nuit, cette nuit si particulière où nous pouvons tous nous réunir et nous retrouver avec tant de liberté est Weihnachtabend. Cela, je suppose, signifie beaucoup pour la plupart d’entre nous. Mais tout d’abord, souvenons-nous qu’il s’agit de la nuit des enfants, la nuit de vos enfants qui sont venus avec vous partager au moins une partie de ce Noël très spécial. »

Il s’interrompit quelques instants, puis il reprit :

« Ils ont déjà quitté la crèche et seront bientôt avec nous. Permettez-moi de vous les montrer. »

Il fit un signe de tête et des domestiques avancèrent une lourde boîte très décorée posée sur une table roulante. Une tenture était écartée, dévoilant la surface grise d’un grand écran de télévision. Les lampes du Salon s’éteignirent progressivement. Diane se tourna vers Mainwaring, les sourcils froncés ; il lui effleura la main et secoua la tête.

Le salon, à présent, n’était plus éclairé que par le feu de la cheminée et la lueur vacillante des bougies qui gouttaient sur les couronnes. Dans le silence, on entendait la plainte du vent fouettant la large façade du manoir. Les lumières, maintenant, étaient partout éteintes.

« Pour certains d’entre vous, déclara le Ministre, il s’agit de leur premier séjour. Je vais donc vous donner quelques explications. À Weihnachtabend, tous les fantômes et les lutins sont éveillés. Le démon Hans Trapp est dehors ; son visage est noir et terrifiant et ses vêtements sont des peaux d’ours. Vers lui s’avance le Porteur de Lumière, l’Esprit de Noël. Certains l’appellent la Reine Lucie, d’autres Das Christkind. La voici. »

L’écran s’alluma.

Elle marchait lentement, comme une somnambule. Elle était mince et vêtue de blanc. Ses cheveux cendrés retombaient sur ses épaules ; au-dessus de sa tête brillait un diadème de cierges. Derrière elle venaient les Garçons des Étoiles avec leurs baguettes magiques et leurs robes de paillettes ; ils étaient suivis par un petit groupe d’enfants dont les âges s’échelonnaient de deux à huit ou neuf ans. Ils se tenaient par la main, effrayés, avançant leurs pieds avec des précautions de chats et jetant des regards terrifiés vers l’ombre qui les entourait.

« Ils sont dans les ténèbres et ils attendent, fit le Ministre. Les gouvernantes ne sont plus là. S’ils crient, il n’y a personne pour les entendre ; ils ne crient donc pas. Un par un elle les a appelés. Ils voient sa lumière filtrer sous la porte ; il leur faut se lever et suivre. Ici, où nous sommes, est la chaleur. Ici est la sécurité. Ici sont les cadeaux et pour les atteindre, ils doivent affronter les ténèbres. »

La caméra était maintenant braquée sur la procession. La Reine Lucie marchait d’un pas ferme, projetant une ombre effilée sur les murs lambrissés.

« Ils sont dans la Grande Galerie, continua le Ministre. Pratiquement au-dessus de nous. Ils ne doivent pas faiblir. Ils ne doivent pas regarder derrière eux. Hans Trapp est caché quelque part et seule Das Christkind peut les protéger de Hans. Voyez comme ils se regroupent derrière sa lumière ! »

Un hurlement s’éleva, comme le cri d’un loup. Il semblait provenir à la fois de l’écran et du Grand Salon. Das Christkind se tourna et leva les bras. Le hurlement se fractionna en une multitude de voix et mourut, remplacé par un bruit sourd et lointain, sorte de roulement de tambour.

« Je ne trouve pas cela particulièrement drôle, fit tout à coup Diane.

— Ce n’est pas censé l’être. Chut », dit Mainwaring.

Le Ministre poursuivit d’une voix égale :

« L’enfant aryen, dès son plus jeune âge, doit apprendre à connaître les ténèbres qui l’entourent. Il doit apprendre la peur et à surmonter cette peur. Il doit apprendre à être fort. Les Deux Empires n’ont pas été bâtis sur la faiblesse ; la faiblesse n’a pas cours ; elle n’a pas sa place parmi nous. Cela, vos enfants le savent déjà en partie. Le manoir est vaste ; il est plongé dans les ténèbres, mais ils vaincront pour atteindre la lumière. Ils se battent comme l’Empire jadis s’est battu. Pour le droit d’exister. »

La caméra s’arrêta sur un large escalier circulaire. La tête de la petite procession apparut et les enfants commencèrent à descendre.

« Et maintenant, où est donc notre ami Hans ? fit le Ministre. Ah !… »

Diane agrippa le bras de Mainwaring. Un visage maculé de noir envahit l’écran. Le démon ricana et lança ses griffes en direction de l’objectif, puis il pivota et bondit vers la cage de l’escalier. Les enfants hurlèrent et se blottirent les uns contre les autres. Un terrible vacarme éclata. Des silhouettes grotesques faisaient des cabrioles tandis que les mains des enfants se tordaient. Ils étaient secoués, emportés par le tourbillon. Mainwaring vit un enfant se faire renverser. Les cris de terreur étaient de plus en plus perçants ; et la Christkind, à nouveau, se retourna, les bras levés. Les lutins et les diables reculèrent en grondant pour disparaître dans les ténèbres. Et la lente marche reprit.

Le Ministre déclara :

« Ils sont presque arrivés. Et ce sont de bons enfants, dignes de leur race. Préparez le sapin. »

Des domestiques brandissant des cierges se précipitèrent pour allumer les innombrables bougies. Le sapin jaillit de l’obscurité, brillant d’un éclat vert foncé ; et, pour la première fois, Mainwaring se dit que, tout illuminé qu’il fût, c’était un symbole de ténèbres.

Les grandes portes au fond du Salon s’ouvrirent. Les enfants s’engouffrèrent en se bousculant. Ils sanglotaient, visages sillonnés de larmes ; certains portaient des marques de coups ; mais tous, avant de s’élancer vers le sapin, rendirent hommage à l’étrange créature qui les avait conduits dans le noir. Ensuite, on lui ôta sa couronne, puis on éteignit les cierges ; et la Reine Lucie devint un enfant comme les autres, une mince fillette, pieds nus, vêtue d’une robe blanche vaporeuse.

Le Ministre se leva en souriant.

« Et maintenant, fit-il, de la musique et du vin. Hans Trapp est mort. Mes chers amis, mes chers enfants : Frohe Weihnacht ! »

Diane dit alors :

« Excusez-moi un instant. »

Mainwaring se tourna vers elle. Il demanda :

« Vous ne vous sentez pas bien ? »

Elle répondit :

« J’ai juste besoin de me débarrasser d’un mauvais goût dans la bouche. »

Il la regarda s’éloigner, l’air soucieux. Le Ministre lui avait pris le bras et lui parlait.

« Excellent, Richard, disait-il. Jusqu’à présent, tout s’est déroulé d’excellente façon. Vous ne trouvez pas ? »

Richard répondit :

« Si. Excellent, Monsieur le Ministre.

— Parfait, parfait. Heidi, Erna… et Frederick. C’est bien Frederick ? Qu’est-ce vous avez là ? Oh ! très joli… »

Il pilotait Mainwaring à travers la foule, le tenant toujours par le coude. Des cris de joie éclatèrent ; un enfant avait découvert une luge cachée derrière le sapin.

Le Ministre dit à Richard :

« Regardez-les. Voyez comme ils sont heureux maintenant. J’aimerais avoir des enfants, Richard. Mes propres enfants. Je pense parfois que j’ai trop donné… Enfin, j’ai encore le temps. Je suis plus jeune que vous, vous vous rendez compte ? Nous sommes dans l’Âge de la Jeunesse.

— Je souhaite à Monsieur le Ministre tout le bonheur possible, fit Mainwaring.

— Richard, voyons, vous devriez apprendre à ne pas être toujours aussi cérémonieux. Détendez-vous un peu, vous avez trop le sens de la dignité. Vous êtes mon ami. J’ai confiance en vous, et c’est même en vous que j’ai le plus confiance. Vous en êtes conscient, n’est-ce pas, Richard ?

— Non, Monsieur le Ministre, répondit Richard. Merci, Monsieur le Ministre. »

Le Ministre semblait rayonner de plaisir anticipé.

« Richard, venez avec moi, dit-il. Juste un instant. Je vous ai préparé un petit cadeau. Je ne vous arracherai pas longtemps à la fête. »

Mainwaring le suivit, attiré comme toujours par l’étrange dynamisme de cet homme. Le Ministre se baissa pour franchir une petite porte, tourna à droite, puis à gauche avant de descendre un étroit escalier. En bas, il y avait une porte grise en acier. Le Ministre appuya sa paume contre une plaque sensorielle ; après quelques cliquetis, le déclenchement d’un mécanisme, la porte s’ouvrit vers l’intérieur, dévoilant un autre escalier en ciment qui était éclairé d’une unique ampoule protégée par un épais treillis métallique. De l’air frais montait de la pénombre. Mainwaring comprit avec stupeur qu’ils avaient pénétré dans le réseau de bunkers qui sillonnait le sous-sol de Wilton.

Le Ministre s’avança et ouvrit une autre porte blindée.

« Des jouets, Richard, fit-il. Ce ne sont que des jouets, mais ils m’amusent.

Puis, remarquant l’expression de Richard, il ajouta :

« Allons, mon vieux, allons ! Vous êtes encore plus nerveux que les enfants. Vous avez peur de ce vieux Hans ? »

La porte donnait sur l’obscurité. Il y avait une odeur lourde, sucrée, que Richard, un court instant, ne parvint pas à analyser. Le Ministre le poussa en avant, doucement. Il résista. Le bras du Ministre se détendit. Un petit bruit sec et la lumière jaillit. Mainwaring distingua un espace de béton, large et bas de plafond. Le long d’un mur, se tenait, déjà lavée et lustrée, la Mercedes et, à côté d’elle, une Porsche, la voiture particulière du Ministre. Il y avait aussi quelques Volkswagen, une Ford Exécutive et, dans le coin le plus reculé, une vision d’un blanc étincelant. Une Lamborghini. Ils étaient dans le garage, sous la propriété.

Le Ministre dit alors :

« Mon petit raccourci privé. »

Il s’approcha de la Lamborghini et s’arrêta, laissant ses doigts courir sur le capot bas et allongé.

« Regardez-la, Richard, fit-il. Là, installez-vous à l’intérieur. N’est-ce pas qu’elle est superbe ? Merveilleuse ?

— Sans aucun doute, Monsieur, répondit Mainwaring.

— Elle vous plaît ? » Mainwaring sourit et dit :

« Beaucoup, Monsieur le Ministre. À qui ne plairait-elle pas ?

— Parfait, je suis ravi, dit le Ministre. Richard, je vous accorde une promotion. Elle est à vous. J’espère que vous l’apprécierez. »

Mainwaring ouvrit des yeux ronds.

« Voyons, mon vieux, fit le Ministre. Ne faites pas cette tête-là. On dirait un poisson. Tenez, regardez. Voici la carte grise et les clefs. Tout est réglé, terminé. »

Il prit Mainwaring aux épaules et le fit pivoter en riant.

« Vous avez bien travaillé pour moi. Les Deux Empires n’oublient pas leurs vrais amis, leurs serviteurs.

— Je suis profondément honoré, Monsieur, dit Mainwaring.

— Vous n’avez pas à être honoré. Vous êtes toujours aussi cérémonieux. Richard…

— Monsieur le Ministre ?

— Restez près de moi. Ne me quittez pas. Là-haut… ils ne comprennent pas. Mais nous, nous comprenons… n’est-ce pas ? Nous vivons des temps difficiles. Nous devons rester ensemble, toujours ensemble. La Couronne et le Reich. Séparés… nous pourrions être anéantis. »

Il se tourna, posa ses deux poings serrés sur le toit de la voiture et poursuivit :

« Avec tout ça, la juiverie, les Américains… le capitalisme. Il faut qu’ils continuent à avoir peur. Personne ne craint un Empire divisé. Un Empire divisé s’effondrerait.

— Je ferai de mon mieux, Monsieur. Nous faisons tous de notre mieux, dit Mainwaring.

— Je sais, je sais. Mais Richard, cet après-midi, je jouais avec des soldats. De ridicules petits soldats. »

« Je sais comment il me tient, pensa Mainwaring. Je perçois bien le mécanisme. Mais il ne faut pas que je m’imagine connaître toute la vérité. »

Le Ministre se tourna à nouveau vers Mainwaring. Il donnait l’impression de souffrir.

« La Force est Juste, dit-il. Il le faut. Mais Hess…

— Nous avons déjà essayé, Monsieur », fit lentement Mainwaring.

Le Ministre abattit son poing sur le métal.

« Richard, vous ne comprenez donc pas ? Ce n’était pas nous. Pas cette fois-ci. C’était son propre entourage. Baumann, von Thaden… je ne sais pas. C’est un vieil homme ; il ne compte plus. C’est une idée qu’ils veulent tuer, Hess est une idée. Vous saisissez ? C’est le Lebenstraum. À nouveau… la moitié du monde ne suffit pas. »

Il se redressa et continua :

« Le ver, dans le fruit. Il ronge, ronge… Mais nous sommes les Liaisons. Nous comptons, beaucoup. Richard, soyez mes yeux. Soyez mes oreilles. »

Mainwaring resta silencieux, songeant au livre dans sa chambre. Le Ministre, une nouvelle fois, le prit par le bras et dit :

« Les ombres, Richard. Jamais elles n’ont été plus proches. Nous faisons bien d’apprendre à nos enfants à craindre les ténèbres. Mais… pas à notre époque, n’est-ce pas ? Pas pour nous. Il y a la vie, et l’espoir. Tant de choses à faire… »

« C’est peut-être le vin que j’ai bu, pensa Mainwaring. Je subis trop de pressions. » Il se sentait d’une humeur étrange, apathique, presque indifférente. Il suivit son Ministre sans protester à travers le dédale des bunkers pour déboucher dans la grande pièce où le feu s’éteignait doucement dans la cheminée, de même que les cierges sur le sapin. Il entendait les chants se mêler à la complainte du vent et il observait les enfants, les yeux lourds de sommeil, égrener leurs comptines. Le manoir semblait aspirer au repos et Diane, naturellement, était partie. Il s’assit dans un coin et, morose, il but encore du vin, regardant le Ministre aller d’un groupe à l’autre jusqu’à ce que, lui aussi, quittât un Salon presque désert où seuls s’affairaient encore les domestiques.

Son esprit enfin, son esprit profond, s’engourdit comme il s’engourdissait au soir de chaque journée. Il accueillit, comme toujours, la fatigue avec soulagement. Il se leva lentement et se dirigea vers la porte. « On n’a plus besoin de moi ici », songea-t-il. Des volets claquèrent dans sa tête.

Il chercha sa clef et la glissa dans la serrure. « Elle est en train de m’attendre, pensa-t-il. Comme toutes ces lettres qui n’arrivent jamais et ces téléphones qui ne sonnent pas. » Il ouvrit la porte.

Elle demanda :

« Qu’est-ce qui vous a retenu si longtemps ? »

Il referma derrière lui, sans bruit. Le feu crépitait dans la petite chambre que les rideaux isolaient de la nuit. Elle était assise près de la cheminée, toujours vêtue de sa robe de soirée. Sur la moquette à côté d’elle, il y avait des verres et un cendrier plein de mégots. Une seule lampe était allumée. Ses yeux dans la chaude lueur étaient noirs, immenses.

Il tourna son regard vers l’étagère. Le Geissler était à l’endroit où il l’avait laissé.

Il demanda :

« Comment êtes-vous entrée ? »

Elle étouffa un rire et dit :

« Il y avait une deuxième clef accrochée derrière la porte. Vous ne m’avez pas vu la prendre ? »

Il s’avança et baissa les yeux sur elle. « Un autre élément du puzzle, pensa-t-il. Beaucoup trop compliqué. »

« Vous êtes en colère ? demanda-t-elle.

— Non », répondit-il.

Elle l’invita d’un geste à s’asseoir près d’elle en disant doucement :

« Je vous en prie, Richard, ne m’en veuillez pas. »

Il s’installa, lentement, sans la quitter des yeux.

« Un verre ? » proposa-t-elle.

Il ne répondit pas. Elle le servit.

« Qu’avez-vous fait pendant tout ce temps ? demanda-t-elle. Je pensais que vous seriez remonté beaucoup plus tôt.

— Je parlais avec le Ministre. »

Elle laissa son doigt courir sur la moquette. Ses cheveux lourds, dorés, lui tombèrent sur le visage, découvrant sa nuque.

« Je suis désolée pour tout à l’heure, dit-elle. J’ai été ridicule. Je crois aussi que j’avais un peu peur. »

Il but à petites gorgées. Il avait l’impression d’être un moteur à bout de souffle. Il allait devoir penser encore, à une heure aussi tardive.

« Qu’est-ce que vous avez fait ? » demanda-t-il.

Elle leva les yeux vers lui. Son regard était candide.

« Je suis restée là. À écouter le vent, fit-elle.

— Ça n’a pas dû être très amusant. »

Elle secoua la tête, ne cessant de le dévisager.

Elle murmura :

« Vous ne me connaissez pas. »

Il garda à nouveau le silence et elle demanda :

« Vous ne croyez pas en moi, n’est-ce pas ? »

« Tu as besoin de compréhension, pensa-t-il. Tu es différente des autres et je suis en train de me laisser avoir. »

« Non », répondit-il à haute voix.

Elle posa son verre, sourit, le fit glisser un peu plus loin. Elle s’approcha de lui et lui mit les bras autour du cou.

« Je pensais à vous, dit-elle. Je prenais ma décision. »

Elle l’embrassa. Il sentit sa langue contre ses dents forcer sa bouche.

« Mmm… » fit-elle.

Elle se recula légèrement et demanda en souriant :

« Ça ne vous dérange pas ?

— Non. »

Elle lissa une mèche de ses cheveux, écarta les lèvres et l’embrassa à nouveau. Il se sentit réagir, involontairement ; il avait conscience des mains qui le touchaient.

« Cette robe est ridicule, dit-elle. Elle nous gêne. »

Elle passa son bras derrière son dos. La robe tomba sur ses épaules. Elle la fit glisser jusqu’à la taille.

« Maintenant, c’est comme la dernière fois, dit-elle.

— Rien n’est jamais comme la dernière fois », répliqua-t-il lentement.

Elle posa sa tête sur ses genoux et leva les yeux sur lui. Elle murmura :

« J’ai ramené la pendule en arrière. » Plus loin dans le rêve, elle disait :

« J’ai été si bête.

— Pourquoi ?

— J’étais timide, répondit-elle. C’est tout. Vous n’aviez pas vraiment besoin de partir.

— Et James ?

— Il a quelqu’un d’autre. Je ne savais pas ce que je manquais. »

Il laissa sa main errer sur son corps ; le présent et le passé immédiat devinrent si confus que tout en la tenant dans ses bras, il la voyait encore, à genoux avec la lueur des flammes qui dansait sur sa peau. Il tendit la main. Elle était prête ; elle se débattit en riant.

Beaucoup plus tard, il dit :

« Le Ministre m’a donné une Lamborghini. »

Elle roula sur le ventre et, le menton posé dans ses mains, elle le regarda à travers un rideau de cheveux.

« Maintenant vous avez une blonde en plus. Qu’est-ce que vous allez faire de nous ?

— Rien de tout cela n’est réel, dit-il.

— Oh !… » fit-elle.

Elle lui donna un petit coup de poing.

« Richard, vous m’agacez. C’est arrivé, espèce d’idiot. C’est tout. Ça arrive à tout le monde. »

Elle effleura à nouveau la moquette d’un doigt et poursuivit :

« J’espère que vous m’avez mise enceinte. Vous seriez obligé de m’épouser. »

Il fronça les sourcils et le vin recommença, chantant dans sa tête.

Elle se nicha contre lui.

« Vous me l’avez demandé, un jour. Dites-le à nouveau.

— Je ne me rappelle pas. » Elle insista :

« Richard, je vous en prie… »

Il demanda donc :

« Diane, voulez-vous m’épouser ? »

Et elle répondit.

« Oui. Oui. Oui. »

Après vint l’éveil et, bien que cela fût impossible, il la prit à nouveau et cette fois ce fut encore meilleur, dur et tendre. Il avait été chercher les oreillers et les coussins sur le lit ; ils se serrèrent l’un contre l’autre et il se surprit à parler, parler, ce n’était pas le sexe, c’était faire des courses dans Malborough et prendre le thé et regarder le coucher de soleil depuis White Horse Hill et d’être ensemble, ensemble. Elle pressa alors ses doigts sur ses lèvres et il se plongea avec elle dans un sommeil au-delà du froid, de la solitude et de la peur, au-delà des déserts et des endroits non éclairés, un sommeil qui les amenait peut-être vers un monde où les cimes frôlaient l’or, où les feuilles des arbres ondulaient et aveuglaient, où des voitures blanches chantaient sur les routes, où les soleils se consumaient, éclairant des mondes nouveaux.

Il se réveilla. Le feu était bas. Il s’assit, l’esprit confus. Elle le regardait. Il lui caressa les cheveux, souriant. Elle le repoussa.

« Richard, il faut que je parte, dit-elle.

— Pas encore.

— Nous sommes au milieu de la nuit.

— Cela n’a pas d’importance, dit-il.

— Si. Il ne faut pas qu’il sache, dit-elle.

— Qui ?

— Vous savez bien qui, répondit-elle. Vous savez pourquoi on m’a demandé de venir ici.

— Sincèrement, il n’est pas comme ça », dit-il. Elle frissonna, puis elle dit :

« Richard, je vous en prie. Ne me créez pas d’ennuis. »

Elle sourit et ajouta :

« C’est seulement jusqu’à demain. Seulement quelques heures. »

Il se leva, maladroit, et la tint serrée contre lui, toute chaude. Sans chaussures, elle était petite ; son épaule se nichait sous son aisselle.

Elle était en train de s’habiller lorsqu’elle s’interrompit, éclata de rire et s’appuya contre le mur.

« J’ai la tête qui tourne », dit-elle.

Plus tard, il proposa :

« Je vais vous raccompagner à votre chambre.

— Non, je vous en prie, fit-elle. Je me sens très bien. »

Elle avait pris son sac à main et ses cheveux étaient soigneusement coiffés. Elle semblait à nouveau sortir d’une soirée mondaine.

Sur le pas de la porte, elle se retourna.

« Je vous aime, Richard, dit-elle. Sincèrement. »

Elle l’embrassa encore une fois, rapidement. Elle était partie.

Il ferma la porte et mit le verrou. Il jeta un coup d’œil circulaire sur la chambre. Dans la cheminée, une bûche presque carbonisée se brisa avec un bruit sec, projetant une pluie d’étincelles. Il alla vers le lavabo et se passa de l’eau sur les mains et la figure. Il ôta le couvre-lit et ramassa les oreillers. Il avait encore sur lui l’odeur de son parfum ; il se rappela comment elle avait été et ce qu’elle avait dit.

Il s’avança vers la fenêtre et l’entrouvrit. Dehors, la neige tombait toujours, éclairée par la lueur fantomatique des étoiles ; la propriété était ensevelie sous la neige, tous les bruits étouffés. Il resta ainsi, sentant le froid ramper sur sa peau ; et dans le silence, s’éleva au loin une voix claire. Peut-être venait-elle des maisons des gardes, paisible et lointaine.

 

Stille Nacht, heilige Nacht,

Alles schlâfte, einsam wacht…

 

Il s’approcha du lit et rabattit les couvertures. Les draps étaient frais et propres. Il sourit et éteignit la lampe.

 

Nur das traute, hoc heilige Paar.

Holder Knabe im lochigen Haar…

 

Dans le mur de la chambre, sous le plâtre, tournait une petite machine. Une bobine de minces fils dorés frémit légèrement ; mais le grincement de la fenêtre avait été la dernière chose à intéresser le magnétophone car la chanson ne pouvait à elle seule activer les relais. Un microcontact se mit en place, sans bruit ; les filaments des lampes diminuèrent d’intensité et moururent. Mainwaring se coucha aux dernières lueurs du feu, puis il ferma les yeux.

 

Schlaf in himmlischer Ruh,

Schlaf in himmlischer Ruh…

 

Le jour se lève. Derrière les rideaux, la chambre est plongée dans l’obscurité.

Le ciel est bleu, glacé, inondé de soleil. Le tapis étincelant réfléchit la lumière crue. Les taillis, les collines, les arbres solitaires se découpent à l’horizon. Les toits et les branches disparaissent sous un manteau blanc. Çà et là dans le silence, un amas de neige glisse, tombe et se désintègre.

Les ombres apparaissent. Le silence est brisé. Les sabots claquent dans les cours qui ont été dégagées ; ailleurs, c’est un bruit sourd, le crissement de la neige. L’atmosphère elle-même semble avoir été cristallisée par le froid. Les voix se propagent, claires et sèches, cassantes comme du verre.

« Guten Morgen, Hans…

Verflucht Kalt !

Der Hundenmeister sagt, sehr gefdhrlich !

Macht nichts ! Wir erwischen es bevor dem Wald ! »

Un cavalier passe sous un porche. Le cheval hennit et se cabre.

« Ich wette dier fünfzig amerikanische Dollar !

— Einverstanden ! Heute, habe ich Gluck ! »

Le bruit, cliquetis et piétinements, s’amplifie. Les joues rougies, les cavaliers écoutent ; pour nombre d’entre eux, la cour semble vaciller dans le petit matin. Des tréteaux ont été dressés. On amène une grande marmite fumante. On lève les bols pour porter des toasts. Les voix éclatent dans l’air ténu.

« Aux Deux Empires…!

— À la Chasse…! »

Le temps s’enroule comme un ressort. Les chiens s’élancent, six par maître-chien, tirant sur leur laisse en s’étranglant. Derrière eux viennent les cavaliers. Les tenues écarlates maculent la neige. Dans l’allée, un officier salue ; un autre frappe dans ses mains gantées et fait un signe de tête. Le portail s’ouvre en grinçant.

Dans tout le pays, les portes se ferment ; on tire les verrous, on met les volets et on se hâte de faire rentrer les enfants. Les rues du village, enfouies sous la neige, attendent, désertes. Quelque part, un chien aboie, puis se tait. Les maisons se dressent, sinistres, barricadées. Le monde s’est retiré plus vite qu’un cheval au galop. Aujourd’hui, la Chasse va passer. Sur la neige.

Les cavaliers se déploient au bord des vastes champs. Un ordre et les cors éclatent. Les chiens, devant, bondissent, tâches sombres crevant l’océan de blanc. Les cuivres à nouveau retentissent ; la meute fonce en silence. Les cavaliers s’avancent en ligne.

Pour les chasseurs, le temps et le paysage se fragmentent. Les branches et la neige se confondent tandis que défilent troncs d’arbre, fossés et barrières. La marée d’hommes et de bêtes recouvre une colline et se déverse de l’autre côté ; et soudain, ce tonnerre assourdi par la couche de neige fait place à un étrange silence brisé par le bruit d’un corps qui tombe. Et c’est l’hallali, violent, aigu ; la folie et le sang se substituent à l’intelligence. Un cheval tombe dans une énorme éclaboussure ; un autre roule sur son cavalier, l’écrasant dans la neige. Un cheval galope, débarrassé de son cavalier. La Chasse destructrice, inconsciente, se détruit elle-même.

Il y a des cottages, une palissade. Peu importe. Un poulailler est éventré ; les volatiles se précipitent sous les sabots des chevaux. Les casquettes s’envolent, les cheveux flottent dans le vent. Les cravaches claquent, les éperons s’enfoncent dans les flancs fumants. Les bois sont tout proches. Les branches fouettent les visages ; la neige tombe des arbres avec un bruit sourd. L’agitation est partout.

À la fin, c’est toujours pareil. Les piqueurs s’approchent, enfoncés dans les buissons jusqu’à la taille ; les chasseurs forcent la proie, de plus en plus près, montures tremblantes, au pas ; et le silence se fait. Seul le gibier, couvert de sang, s’effondre et frissonne ; le petit bruit strident qu’il émet est le bruit de tout ce qui souffre.

Et maintenant, s’il le veut, le Jagmeister peut mettre fin à ses souffrances. Le pistolet rend un son creux ; les oiseaux s’envolent, portés par les échos du coup de feu. Une deuxième balle est tirée et la bête ne bouge presque plus. Les derniers soubresauts cessent et un chien s’avance prudemment, puis se met à lécher.

Un lent mouvement se dessine. On s’écarte. Il y a des murmures, un rire qui s’étouffe. La fièvre est retombée. Quelqu’un commence à trembler ; une fille, le feu aux joues, porte à son front une main gantée et gémit. Le Désir est venu et reparti ; les Deux Empires se sont purgés pour un temps.

Les cavaliers rentrent par petits groupes sur leurs montures épuisées. Lorsque les derniers ont franchi le portail, une camionnette noire démarre et s’éloigne ; une heure plus tard, elle revient, silencieusement, et les portes se referment derrière elle.

Émerger d’un profond sommeil donne parfois l’impression de sortir lentement d’un bain chaud. Mainwaring resta quelques instants les yeux fermés, l’esprit embrouillé ; elle était à ses côtés et la chambre appartenait au monde de son enfance. Il se frotta les yeux, bâilla, secoua la tête ; on frappa une deuxième fois à la porte.

« Oui ? demanda-t-il.

— Le dernier service du petit déjeuner est dans un quart d’heure, Monsieur, fit une voix.

— Bien, merci. »

Il entendit les pas décroître.

Il se redressa avec un effort, chercha sa montre sur la table de chevet et l’amena près de son visage. Dix heures quarante-cinq.

Il repoussa les couvertures et sentit un courant d’air sur sa peau. Elle était restée avec lui jusqu’à l’aube ; son corps se souvenait de ce succube avec une netteté et une force presque douloureuses. Il baissa les yeux en souriant et se dirigea vers la salle de bain. Il prit une douche, se sécha, puis il se rasa et s’habilla. Ensuite, il sortit, ferma sa porte à clef et se rendit au restaurant. Quelques rares couples étaient encore attablés devant leur café. Il les salua d’un sourire et s’installa à côté d’une fenêtre. Derrière le double vitrage, la neige était épaisse et la réverbération éclairait la salle d’une étrange lueur blanche. Il mangea lentement, écoutant les cris lointains. Derrière la maison, des groupes d’enfants se bombardaient de boules de neige ; une luge passa avant de disparaître derrière un petit monticule.

Il avait espéré la voir, mais elle ne vint pas. Il but son café et fuma une cigarette. Puis il alla dans le salon de télévision. Le grand écran en couleur montrait les images d’une fête pour enfants qui se déroulait dans un hôpital de Berlin. Il resta quelques instants à regarder. La porte derrière lui s’ouvrit plusieurs fois, mais ce n’était pas Diane.

Il y avait un deuxième salon, peu fréquenté à cette époque de l’année, ainsi qu’une salle de lecture et une bibliothèque. Il les parcourut, mais elle n’y était pas. Il lui vint à l’esprit qu’elle n’était peut-être pas encore levée ; à Wilton, il y avait peu de règles strictes pour le jour de Noël. « J’aurais dû lui demander le numéro de sa chambre », pensa-t-il. Il ne savait même pas dans quelle aile la jeune femme avait été hébergée.

Le manoir était calme ; la plupart des invités semblaient avoir regagné leur chambre. Il se demanda si elle ne s’était pas jointe à la Chasse ; il l’avait vaguement entendue partir puis revenir. Il doutait cependant qu’elle ait été tentée par cette expédition.

Il revint en flânant vers le salon de télévision ; il y resta un peu plus d’une heure. Au moment du déjeuner, il se sentit un peu irrité, éprouvant aussi un étrange malaise. Il retourna dans sa chambre en se demandant si elle ne s’y trouvait pas ; mais le miracle ne s’était pas reproduit. La pièce était vide.

Le feu brûlait dans la cheminée et le lit avait été fait. Il avait oublié que les domestiques possédaient des passe-partout. L’exemplaire de Geissler était toujours sur l’étagère. Il le prit et, les sourcils froncés, il le soupesa. Dans un sens, c’était de la folie de le garder ici.

Il haussa les épaules et le remit en place. « Et puis, de toute façon, qui lit encore des livres ? » se dit-il. Le complot, si complot il y avait, semblait absurde à la lumière du jour. Il sortit dans le couloir et referma sa porte à clef. Il s’efforça de chasser le livre de ses pensées. Cela posait un problème et, pour le moment, il n’était pas prêt à affronter les problèmes. Il avait bien d’autres choses à l’esprit.

Il déjeuna seul, avec un pincement de cœur ; les événements ressemblaient de façon alarmante à ceux des années précédentes. Un instant, il crut l’apercevoir dans le couloir. Il tressaillit ; mais c’était l’autre blonde, l’épouse de Müller. L’allure générale, les ondulations des cheveux étaient les mêmes, mais cette femme était plus grande.

Il se laissa dériver au fil de sa rêverie. Des images d’elle étaient, semblait-il, gravées dans son esprit afin qu’il pût chacune les sélectionner, les étudier amoureusement. Il revit les reflets de ses cheveux et de sa peau à la lueur des flammes, ses longs cils effleurant sa joue tandis qu’elle dormait entre ses bras. D’autres souvenirs, plus aigus, encore plus présents, se pressaient, douloureux, dans ses pensées. Elle rejetait la tête en arrière, souriante ; ses cheveux dénoués flottaient, caressant la pointe d’un sein.

Il repoussa sa tasse et se leva. À quinze heures juste, le patriotisme exigeait sa présence dans le salon de télévision, de même qu’il exigeait la présence de tous les autres invités, Là, il la verrait. Désabusé, il songea qu’il l’avait déjà attendue la moitié de sa vie et que quelques minutes de plus ou de moins n’avaient plus guère d’importance. Il parcourut à nouveau le manoir ; le Grand Salon, la Galerie que la Christkind avait longée. Les fenêtres donnaient sur un toit recouvert de neige. La pâle lumière qui filtrait ôtait tout mystère à cet endroit. Dans le Grand Salon, on avait déjà enlevé le sapin. Mainwaring regarda le personnel installer des tentures et apporter des piles de chaises dorées. Sur la tribune s’entassaient des boîtes de formes étranges ; l’orchestre était arrivé.

À quatorze heures précises, il regagna le salon de télévision. Un rapide coup d’œil lui confirma qu’elle n’était pas là. Le bar était ouvert. Hans, gros et doucereux comme toujours, avait été contraint de quitter le service du Ministre pour se consacrer aux invités. Il sourit à Mainwaring et dit :

« Bonjour, Monsieur. »

Mainwaring commanda une bière blonde et s’installa avec son verre dans un fauteuil d’où il pouvait à la fois surveiller l’écran et la porte.

La télé diffusait des reportages sur ce qui était devenu la sainte journée de Noël aux quatre coins des Deux Empires. Mainwaring regarda, sans grand intérêt, les vœux présentés par des garnisons de Leningrad et de Moscou, puis par un bateau-phare, une station météorologique de l’Arctique et une mission en Afrique Orientale Germanique. Le Führer devait parler à quinze heures précises ; cette année, pour la première fois, Ziegler allait précéder Édouard VIII.

Le salon se remplit lentement. Elle n’était toujours pas là. Mainwaring finit sa bière, retourna au bar en demander une autre ainsi qu’un paquet de cigarettes. Son malaise se transformait en un sentiment de véritable inquiétude. Il pensa qu’elle était peut-être tombée malade.

L’heure s’inscrivit sur l’écran, suivie par les premiers roulements de tambour de l’hymne national allemand. Mainwaring se leva avec les autres et resta debout, figé, jusqu’à la dernière note.

L’image familière de la salle de la Chancellerie apparut sur l’écran avec ses boiseries sombres, ses tentures pourpres et la grande Hakenkreuz sur le bureau. Le Führer, comme d’habitude ; s’exprima impeccablement, mais Mainwaring ne put s’empêcher de remarquer combien il commençait à paraître vieux.

Le discours s’acheva. Mainwaring se rendit compte qu’il n’en avait pas écouté le moindre mot.

Nouveaux roulements de tambours. Le Roi déclara :

« Une nouvelle fois, à l’occasion de Noël, j’ai… le devoir et le plaisir… de m’adresser à vous. »

Quelque chose sembla exploser dans le crâne de Mainwaring. Il se leva et se dirigea à grands pas vers le bar.

« Hans, vous avez vu Mlle Hunter ? » demanda-t-il.

Hans se retourna en sursautant.

« Chut, Monsieur… je vous en prie.

— Est-ce que vous l’avez vue ? »

Hans regarda l’écran, puis Mainwaring. Le Roi était en train de dire :

« Il y a eu des troubles et des difficultés. D’autres nous attendent peut-être. Mais… grâce à Dieu, nous pourrons les surmonter. »

Le chauffeur se passa la langue sur les lèvres. Il dit :

« Je suis désolé, Monsieur, mais je ne comprends pas de quoi vous parlez.

— Quel est le numéro de sa chambre ? »

Le gros homme ressemblait à un animal pris au piège.

« Je vous en prie, Mr. Mainwaring. Vous allez m’attirer des ennuis…

— Quel est le numéro de sa chambre ? » Quelqu’un se retourna et réclama le silence d’un air furieux.

« Je ne comprends pas, répéta Hans.

— Enfin, mon vieux, vous avez porté ses bagages dans sa chambre. Je vous ai vu !

— Non, Monsieur », fit Hans.

La pièce, un instant, parut se mettre à tourner.

Il y avait une porte derrière le bar. Le chauffeur recula.

« Monsieur… je vous en prie… »

C’était une réserve. Il y avait des bouteilles de vin dans des casiers, une étagère avec des bocaux d’olives, de noisettes et des œufs. Mainwaring referma la porte derrière lui, essayant de contrôler le tremblement qui agitait ses mains. Hans dit alors :

« Monsieur, il ne faut pas me poser de telles questions. Je ne connais pas de Mlle Hunter. Je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Quel est le numéro de sa chambre ? J’exige que vous me répondiez.

— Je ne peux pas !

— Vous m’avez amené de Londres hier. Le niez-vous par hasard ?

— Non, Monsieur.

— J’étais avec Mlle Hunter.

— Non, Monsieur !

— Allez au diable ! Où est-elle ? »

Le chauffeur transpirait à grosses gouttes. Après un long silence, il répondit :

« Mr. Mainwaring, je vous en prie. Vous devez comprendre. Je ne peux pas vous aider. »

Il déglutit péniblement et se tut. Quelques instants plus tard, il ajouta :

« Je vous ai bien amené de Londres. Je regrette. Je vous ai amené et… vous étiez seul. »

Mainwaring quitta brusquement le salon et se précipita vers sa chambre. Il ouvrit sa porte, la referma brutalement et, hors d’haleine, il s’adossa au battant. Son vertige cessa. Il ouvrit lentement les yeux. Le feu brûlait dans la cheminée ; le livre de Geissler était sur l’étagère. Rien n’avait changé.

Il se mit au travail, méthodiquement. Il déplaça les meubles pour regarder derrière. Il enroula le tapis et sonda chaque centimètre carré du plancher. Il sortit une lampe de poche de sa valise et examina l’intérieur de la penderie. Il sonda également les murs, millimètre par millimètre. Finalement, il alla chercher une chaise et démonta le lustre.

Rien.

Il recommença. Tout à coup, il se figea, les yeux rivés sur une latte du plancher. Il se pencha sur sa valise et tira un tournevis d’une petite trousse. Après quelques instants d’efforts, il s’assit, contemplant ce qui reposait dans le creux de sa main. Il s’épongea le visage et fit glisser l’objet sur la table basse. Une minuscule boucle d’oreille, l’une de celles qu’elle portait. Il resta un moment sans bouger, le souffle rauque, la tête entre les mains.

C’était déjà le crépuscule. Il alluma la lumière, ôta l’abat-jour et transporta le lampadaire au centre de la pièce. Il examina à nouveau les murs. Enfin, près de la cheminée, il repéra un endroit qui sonnait creux.

Il approcha la lampe et étudia la fente à peine visible. Il inséra le tournevis et exerça une légère pression. Puis une autre. Avec un petit bruit, un morceau de mur céda.

Il mit la main dans la cavité et en retira le magnétophone miniature. Il resta un long moment immobile, puis il leva le bras et lança l’appareil contre la cheminée. Il le piétina jusqu’à l’avoir réduit en bouillie.

Le bourdonnement au-dessus du manoir s’accentua. L’hélicoptère se posa lentement, phares allumés, soulevant une tempête de neige. Mainwaring alla regarder par la fenêtre. Les enfants embarquèrent, étreignant leurs écharpes, leurs gants, leurs valises et leurs nouveaux jouets. L’échelle se retira, la porte se referma et la neige se remit à tourbillonner, l’appareil se souleva lourdement et s’éloigna en direction de Wilton.

La Fête allait commencer.

 

Les lumières brillent dans tout le manoir. Les fenêtres projettent d’étroits rectangles orangés sur la neige. Ce ne sont partout qu’allées et venues anxieuses, bruits de pas pressés, tintements d’argenteries et de verres. Les serveurs se hâtent entre les cuisines et le Salon Vert où le dîner a lieu. Les plats succèdent aux plats. Les paons rôtis se pavanent à la flamme des bougies, plumes luisant dans l’ombre, tandis que des mèches imbibées d’alcool brûlent dans leur bec. Le Ministre se lève en riant ; on porte toast sur toast. À cinq mille tanks, à dix mille avions de chasse, à cent mille canons. Les Deux Empires régalent leurs invités. Royalement.

On approche du grand moment. Les serveurs apportent sur un immense plat la tête de sanglier, garnie et fumante. Ses défenses étincèlent ; entre ses mâchoires il y a le symbole du soleil, une orange. Puis viennent les chanteurs et les mimes avec leurs lampions et leurs sébiles. Le cantique qu’ils chantent est bien plus vieux que les Deux Empires, plus vieux que le Reich, plus vieux que l’Angleterre.

« Il dilapide où les pauvres triment et la douce Cérès est triste… »

Le bruit des voix s’amplifie. On jette des pièces qui scintillent à la lueur des bougies. On verse du vin. Encore du vin, encore et encore. Des coupes de fruits circulent, ainsi que des plateaux de pâtisseries ; gâteaux aux épices, cakes au gingembre, pâtes d’amande. Puis, sur un signal, on apporte le cognac et les boîtes de cigares.

Les femmes se lèvent pour partir. Les joues rouges, elles s’éloignent en bavardant par les couloirs, escortées par des domestiques en uniforme qui portent des torches. Dans le Grand Salon, les attendent leurs cavaliers. Chaque jeune homme est grand, blond, vêtu d’un uniforme impeccable. Sur la tribune, la baguette du chef d’orchestre est prête ; au loin, flottent les accords entraînants d’une valse.

Dans le Salon Vert, rempli de fumée, les portes s’ouvrent à nouveau. Des domestiques se précipitent, amenant d’immenses paquets emballés de gris et surmontés d’un gros nœud en satin écarlate. Le Ministre se lève, frappant sur la table pour réclamer le silence.

« Mes amis, mes chers amis, amis des Deux Empires. Pour vous, aucune dépense n’a été épargnée. Pour vous, les cadeaux les plus somptueux ont été choisis. Ce soir, vous avez droit à tout ce qu’il y a de mieux. Mes amis, amusez-vous. Ma demeure est à vous. Frohe Weihnacht… »

Il disparaît aussitôt dans l’ombre. Il est parti. Un profond silence suit son départ. Rien ne bouge, puis, lentement, mystérieusement, l’énorme tas de cadeaux commence à remuer. Le papier se déchire avec un bruit sec. Une main apparaît par ici, un pied par là. Un instant d’émotion et la première des filles se dresse, nue, à la lueur des bougies, et secoue ses longs cheveux dorés.

Les cris et les conversations reprennent.

 

Le bruit parvint vaguement aux oreilles de Mainwaring. Au pied de l’escalier, il hésita, puis il repartit. Il tourna à droite, puis à gauche avant de descendre quelques marches. Il longea les cuisines et les quartiers des domestiques. Un disque passait quelque part. Il arriva au fond du couloir et sortit dehors. Une bouffée d’air nocturne le frappa au visage.

Il traversa la cour et ouvrit une porte qui donnait sur une salle brillamment éclairée ; il sentit l’odeur des animaux. Il s’arrêta et s’essuya le front. Il était en manches de chemise mais, en dépit du froid, il transpirait.

Il s’avança entre les cages. Les chiens se précipitaient en hurlant contre les barreaux. Il ne leur prêta aucune attention.

Il déboucha dans une pièce carrée en béton. Sur le côté s’élevait une rampe devant laquelle était garée une camionnette noire dépourvue de vitres.

Contre le mur du fond, une porte fermée laissait filtrer un rayon de lumière. Il frappa. Un coup sec, une fois, puis une autre.

« Hundenmeister… »

La porte s’ouvrit. L’homme qui le dévisageait était ridé et pansu comme une caricature de Père Noël. Devant l’expression de son visiteur, il voulut reculer, mais Mainwaring le retenait par le bras.

« Herr Hundenmeister, dit-il. Il faut que je vous parle.

— Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. Que me voulez-vous ? »

Mainwaring grimaça.

« La camionnette, fit-il. Vous étiez au volant de cette camionnette ce matin. Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur ?

— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler… » Il tituba sous l’impact. Il tenta de fuir, mais Mainwaring l’empoignait déjà.

« Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur ?

— Je ne veux pas vous parler ! Allez-vous-en ! » Le poing, cette fois, l’atteignit à la pommette.

Mainwaring le frappa encore, du revers de la main ; l’homme alla heurter la camionnette.

« Ouvrez-la ! »

La voix résonna dans le petit espace clos.

« Wer ist da ? Was ist passiert ? »

Le petit homme s’essuya la bouche en gémissant.

Mainwaring se redressa, le souffle court. Le capitaine des G.F.P. s’avançait, les yeux fixés sur eux, les pouces glissés dans sa ceinture.

« Wer sind Sie ?

— Vous le savez très bien, répondit Mainwaring. Et inutile de parler allemand, espèce de salaud. Vous êtes aussi anglais que moi. »

L’autre le dévisagea, puis il dit :

« Vous n’avez pas le droit d’être ici. Je devrais vous arrêter. Vous n’avez pas le droit d’importuner Herr Hundenmeister.

— Qu’est-ce qu’il y a dans cette camionnette ?

— Seriez-vous devenu fou ? Cette camionnette ne vous regarde pas. Maintenant, partez. Immédiatement.

— Ouvrez-la ! »

L’officier hésita, puis il haussa les épaules. Il fit un pas en arrière.

« Montrez-lui, mein Herr », ordonna-t-il.

Der Hundenmeister sortit un trousseau de clefs et ouvrit les portes arrière. Mainwaring s’approcha lentement.

Le véhicule était vide.

« Vous avez vu ce que vous vouliez voir, fit le capitaine. Vous êtes satisfait ; maintenant, sortez d’ici. »

Mainwaring regarda autour de lui. Il y avait une autre porte, dans un renfoncement du mur. À côté, se trouvait un panneau ressemblant à ceux qui commandaient les salles de coffres.

« Qu’est-ce qu’il y a dans cette pièce ? demanda-t-il.

— Vous êtes allé trop loin, fit l’homme du G.S.P. Je vous ordonne de partir.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous !

— Retournez à vos appartements !

— Je refuse. »

Le capitaine porta la main à son étui. Il tira son Walther et le braqua sur Mainwaring, le tenant à deux mains, les jambes écartées.

« Dans ce cas, je tire », dit-il.

Mainwaring passa devant lui, méprisant. Les aboiements des chiens décrurent et il claqua la porte derrière lui.

 

C’est au sein des classes moyennes que la graine a tout d’abord été semée, et c’est au sein des classes moyennes qu’elle a éclos. L’Angleterre a souvent été qualifiée de pays de boutiquiers ; pendant quelque temps, on ferma donc les tiroirs-caisses et on baissa les rideaux. Puis, du jour au lendemain, sembla-t-il, un symbole décadent de désunion sociale et nationale se transforma en un Einsatzgruppeführer : et on posa le premier barbelé de camp de concentration…

 

Mainwaring finit la page, la déchira, en fit une boule et la jeta dans le feu. Il continua sa lecture. À côté de lui, près de la cheminée, était posée une bouteille de whisky entamée et un verre. Il saisit le verre mécaniquement et le vida. Il alluma une cigarette. Quelques minutes plus tard, une nouvelle page rejoignait la première.

La pendule égrenait les secondes. Le papier brûlé sifflait dans le feu. Les lueurs des flammes dansaient au plafond. Mainwaring leva la tête et écouta. Plus tard, il abandonna un instant ce qui restait du livre et se frotta les yeux. Le silence régnait dans la chambre et dehors, dans le couloir.

 

À des forces incommensurables, il faut opposer la ruse ; à un mal incommensurable, la foi et la résolution. Dans la guerre que nous menons, l’enjeu est capital ; la dignité de l’homme, la liberté de penser, la survie de l’humanité. Déjà, au cours de cette guerre, nombre d’entre nous sont morts ; d’autres mourront encore. Mais après eux il y en aura toujours d’autres, et d’autres encore. Nous devons continuer, à tout prix, jusqu’à ce que la terre soit débarrassée de ce fléau.

Nous devons reprendre courage. Chaque coup porté est un pas vers la liberté. En France, en Belgique, en Finlande, en Pologne, en Russie, partout les forces des Deux Empires se côtoient difficilement. La cupidité, la jalousie, la méfiance, voilà quels sont les ennemis, et ces ennemis, ils travaillent de l’intérieur. Les Empires le savent parfaitement. Et, le sachant, pour la première fois de leur existence, ils connaissent la peur…

 

La dernière page fut réduite en cendres. Mainwaring se redressa, les yeux dans le vide. Il finit par bouger et lever la tête. Il était trois heures et ils n’étaient pas encore venus.

Il avait vidé la bouteille. Il la posa un peu plus loin et en ouvrit une autre. Il se versa une large rasade, écoutant le tic-tac de la pendule.

Il traversa la chambre et sortit son Luger de sa valise. Il trouva de quoi le nettoyer. Il resta un instant assis, contemplant le pistolet d’un regard absent. Puis, il ôta le chargeur, dégagea la culasse et libéra le percuteur pour faire glisser le canon.

Son esprit fatigué avait commencé à lui jouer des tours. Il errait à l’aventure, revivant des scènes, des épisodes et des détails remontant parfois à plusieurs années dans le passé, triviaux, morcelés. Au fil de cette dérive, de temps à autre, revenaient les anciennes paroles, lugubres, du cantique. Il essaya de les faire taire, en vain.

« Il dilapide où les pauvres triment, et la douce Cérès est triste… »

« Il ôta une vis, retira la culasse. Il prit chaque pièce l’une après l’autre, les lava dans un mélange d’eau et d’huile, puis les graissa soigneusement. Il remonta le pistolet, concentrant toute son attention. Il retourna le canon pour faire tomber le ressort, puis il remit la culasse. Il glissa un chargeur plein, fit monter une balle dans le canon et mit le cran sur GESISCHERT. Il dégagea le chargeur et le réenclencha.

Il ouvrit son attaché-case et glissa le Luger à l’intérieur, avec précaution, la crosse tournée vers le haut. Il remplit un second chargeur, ajouta une longue crosse et une boîte de cinquante parabellum, puis il referma le couvercle à clef et posa la mallette à côté du lit. Il s’installa dans le fauteuil et se resservit un verre.

« Trimant, il rage où les pauvres dilapident… »

Le feu finit par s’éteindre.

 

Il se réveilla. La pièce était plongée dans l’obscurité. Il se leva et sentit le sol se dérober sous ses pas. Il comprit qu’il avait la gueule de bois. Il tâtonna à la recherche de l’interrupteur. Les aiguilles de la pendule marquaient huit heures précises.

Il éprouva un vague sentiment de culpabilité pour avoir dormi aussi longtemps.

Il alla dans la salle de bain. Il se déshabilla et prit une douche brûlante. Cela lui fit du bien. Il s’essuya, les yeux baissés. Il pensa pour la première fois combien les corps étaient des objets étranges ; certains avec leurs cylindres de chair, d’autres leurs clivages.

Il se vêtit et se rasa. Il s’était souvenu de ce qu’il voulait faire ; nouant sa cravate, il tenta de se rappeler pourquoi. Il n’y arriva pas. Son esprit, semblait-il, ne réagissait plus.

Il restait un doigt de whisky dans la bouteille. Il le versa dans un verre et l’avala avec une grimace. Un frisson glacé le parcourut. « Comme la première matinée dans une nouvelle école », songea-t-il.

Il alluma une cigarette. Il eut aussitôt un haut-le-cœur. Il se précipita vers la salle de bain et vomit. Une fois, deux fois. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien.

Sa poitrine lui faisait mal. Il se rinça la bouche et se passa à nouveau de l’eau sur le visage. Il regagna la chambre et resta assis, la tête en arrière, les yeux fermés. Il cessa enfin de trembler. Il s’allongea, ne pensant à rien, entendant juste le tic-tac de la pendule. Ses lèvres remuèrent. Il dit à haute voix :

« Ils ne valent pas mieux que nous. »

À neuf heures, il se rendit dans la salle de restaurant pour le petit déjeuner. Son estomac, il le savait, ne supporterait pas grand-chose. Il mangea une tartine de pain grillé, prudemment, et but un peu de café. Il demanda un paquet de cigarettes et retourna dans sa chambre. À dix heures il devait rencontrer le Ministre.

Il examina le contenu de la mallette. À la réflexion, il ajouta une paire de gants d’automobiliste. Il se rassit et contempla les cendres, tout ce qui restait du Geissler qu’il avait brûlé. Une partie de lui-même aurait voulu arrêter les aiguilles de la pendule. À 9 h 55, il prit son attaché-case et sortit dans le couloir. Il regarda quelques instants autour de lui. « Ce n’est pas encore arrivé. Je suis toujours vivant », pensa-t-il. Il y avait l’appartement en ville qui l’attendait, son travail également ; les hautes fenêtres, les téléphones, le bureau fonctionnel couleur kaki.

Il longea des couloirs inondés de soleil jusqu’à la suite du Ministre.

La pièce dans laquelle il fut introduit était très vaste. Un feu crépitait dans la cheminée ; à côté, sur une table basse, il y avait des verres et une carafe. Au-dessus de la cheminée, était accroché, comme l’usage le voulait, un portrait du Führer. À l’autre bout de la pièce, Édouard VIII lui faisait face. Les larges fenêtres donnaient sur le parc vallonné. Au loin, ligne bleue sur l’horizon, il y avait la forêt.

Le Ministre déclara :

« Bonjour, Richard. Je vous en prie, asseyez-vous. Je ne pense pas vous retenir longtemps. »

Mainwaring s’assit, son attaché-case sur les genoux.

Ce matin, tout paraissait étrange. Il étudia le Ministre avec curiosité, comme s’il le voyait pour la première fois. Il avait jadis considéré ce genre de visage comme typiquement britannique ; le nez court et mince et les pommettes hautes, délicatement sculptées. Ses courts cheveux blonds lui donnaient un air presque enfantin. Les yeux étaient candides, frangés de cils noirs. Il ressemblait plus, conclut Mainwaring, à un effrayant jouet pour enfant qu’à une image du parfait aryen ; un ours sauvage en peluche.

Le Ministre feuilleta ses papiers.

« Plusieurs problèmes sont apparus, dit-il, et parmi eux, je le crains, de nouveaux ennuis à Glasgow. La 51e Division Panzer est sur place ; pour le moment, les informations restent censurées. »

Mainwaring aurait voulu que son crâne ne fût pas aussi vide. Sa propre voix résonnait dans sa tête. Il demanda :

« Où est Mlle Hunter ? »

Le Ministre leva les yeux et le dévisagea de son regard clair avant de reprendre :

« Je crains d’avoir à vous demander d’écourter votre séjour ici. Je vais probablement devoir regagner Londres par avion pour une réunion ; peut-être demain, ou après demain. Je souhaiterais que vous soyez là, naturellement.

— Où est Mlle Hunter ? »

Le Ministre posa les mains à plat sur son bureau et contempla ses ongles. Puis il dit :

« Richard, il y a deux aspects de la culture des Deux Empires qui ne sont jamais mentionnés ni discutés. Et vous êtes mieux placé que quiconque pour le savoir. Je fais preuve de beaucoup de patience à votre égard, mais il y a des limites. »

« Rarement il trime où Cérès rage, et les doux sont heureux… »

Mainwaring ouvrit le couvercle de sa mallette et se dressa. Il dégagea le cran de sûreté et braqua le revolver.

Il y eut un long silence. Les bûches pétillaient dans l’âtre. Puis le Ministre sourit et dit :

« C’est une arme intéressante, Richard. Où l’avez-vous trouvée ? »

Mainwaring ne répondit pas.

Le Ministre, avec précaution, amena ses mains sur les bras de son fauteuil et se radossa. Puis il dit :

« C’est le modèle de la Marine, bien sûr. Il est assez vieux. Est-ce qu’il porte la marque d’Erfurt ? Dans ce cas sa valeur en serait considérablement augmentée. »

Il sourit à nouveau et reprit :

« Si le canon est en bon état, je vous l’achète. Pour ma collection privée. »

Le bras droit de Mainwaring commençait à trembler. Il le soutint à l’aide de sa main gauche.

Le Ministre soupira.

« Richard, fit-il, vous êtes entêté, et c’est une qualité ; mais vous allez trop loin. (Il secoua la tête et continua :) Croyez-vous un seul instant que je ne savais pas que vous veniez ici pour me tuer ? Mon pauvre ami, vous avez traversé des moments pénibles. Vous êtes surmené. Croyez-moi, je sais parfaitement ce que vous ressentez.

— Vous l’avez assassinée », affirma Mainwaring.

Le Ministre écarta les bras et dit :

« Et avec quoi ? Un pistolet ? Un couteau ? Franchement, est-ce que j’ai l’air d’un homme capable de ça ? »

Les mots le glaçaient, lui comprimaient la poitrine. Mais il fallait qu’ils sortent.

Le Ministre haussa les sourcils. Puis il se mit à rire et il dit :

« Enfin je comprends ! Je comprends, mais je n’arrive pas à y croire. Ainsi, vous avez maltraité notre pauvre petit Hundenmeister, ce qui n’en valait pas la peine, et sérieusement contrarié le Herr Hauptmann, ce qui n’était pas très avisé, et tout cela à cause de ce fantasme implanté dans votre cerveau. Vous y croyez donc vraiment, Richard ? Peut-être croyez-vous aussi au Struwwelpeter ? (Il se pencha en avant.) La Chasse a été lancée. Et elle a tué… une biche. Elle nous a offert une excellente chasse. Quant à votre petite Chasseresse… Richard, elle est partie. Elle n’a jamais existé. Elle n’était qu’une création de votre imagination. Vous feriez mieux de l’oublier.

— Nous nous aimions, dit Mainwaring.

— Richard, vous commencez à devenir vraiment ennuyeux. (Il secoua à nouveau la tête.) Nous sommes des adultes et nous savons tous deux ce que ce monde est en réalité. Un fétu dans la tempête. Une bougie par une nuit d’ouragan. Une phrase sans signification. Lächerlich. (Il croisa les mains.) Quand cette affaire sera réglée, je voudrais que vous partiez. Pour un mois, six semaines peut-être. Avec votre nouvelle voiture. Et quand vous reviendrez… eh bien, nous verrons. Payez-vous une petite amie si vous avez tellement besoin d’une Femme. Einen Schatz. Je n’aurais jamais cru ; vous êtes si distant. Vous devriez parler de vous plus souvent, je pense, Richard ; ce n’est pas si terrible que ça. »

Mainwaring gardait les yeux fixés droit devant lui.

Le Ministre enchaîna :

« Nous devrions pouvoir arriver à un accord. Vous auriez la jouissance d’un appartement, d’un appartement assez grand. Ainsi, vous pourriez avoir votre petite amie à portée de la main. Quand vous seriez fatigué d’elle… vous en achèteriez une autre. Elles laissent dans l’ensemble à désirer, mais elles sont plutôt raisonnables. Maintenant, mon vieux, soyez gentil et rangez ce pistolet. Vous avez l’air tellement ridicule à grimacer comme ça. »

Il sentit toute vie, toute expérience, se retirer de lui. Il abaissa son arme, lentement. « Finalement, ils se sont trompés. Ils ont choisi le mauvais », pensa-t-il. Il dit à haute voix :

« Je suppose que je n’ai plus qu’à le retourner contre moi.

— Non, non, fit le Ministre. Vous n’avez toujours pas compris. (Il sourit.) Richard, le Herr Hauptmann vous aurait-il arrêté hier soir que je ne l’aurais pas laissé faire. Tout ceci reste entre nous. Personne ne saura, je vous en donne ma parole. »

Mainwaring sentit ses épaules s’affaisser. Sa force sembla le déserter ; son arme, à présent, était devenue trop lourde pour son bras.

« Richard, pourquoi êtes-vous si sombre ? demanda le Ministre. C’est une grande occasion, mon vieux. Vous avez découvert le courage qui était en vous. J’en suis ravi. »

Il baissa la voix et continua :

« Vous ne voulez donc pas savoir pourquoi je vous ai laissé venir ici avec votre arme ? Ça ne vous intéresse même pas ? »

Mainwaring resta silencieux.

« Regardez donc autour de vous, Richard. Regardez le monde. Je veux des hommes auprès de moi pour me servir. Et maintenant plus que jamais. De vrais hommes, qui n’ont pas peur de mourir. Qu’on me donne une douzaine… mais vous connaissez la suite. Je régnerais sur le monde. Mais d’abord… il faut que je règne sur eux. Mes hommes. Vous voyez maintenant ? Est-ce que vous comprenez ? »

« Il a repris le contrôle des événements, pensa Mainwaring. Mais il l’a toujours eu. Je lui appartiens. »

La pièce se mit à tourner.

La voix poursuivit, onctueuse : « Quant à cet amusant petit complot, émanant d’un soi-disant Front de la Liberté, là aussi, vous vous êtes bien comporté. Et cela ne vous était pas facile. Je vous observais et, croyez-le bien, avec beaucoup de sympathie. Vous avez brûlé le livre. Et de votre propre volonté. J’en suis enchanté. »

Mainwaring lui lança un regard étonné.

Le Ministre secoua la tête.

« Le véritable magnétophone était bien mieux caché, fit-il. Vous n’avez pas été assez persévérant. Il y avait aussi une caméra. Je suis désolé, mais c’était indispensable. »

Une chanson résonnait dans la tête de Mainwaring.

Le Ministre soupira et demanda :

« Vous n’êtes toujours pas convaincu, Richard ? Dans ce cas, il y a d’autres objets que vous devez voir. Puis-je ouvrir le tiroir de mon bureau ? »

Mainwaring ne répondit pas. Le Ministre tira lentement le tiroir et glissa la main à l’intérieur. Il posa un télégramme sur le bureau en disant :

« Il est adressé à Mademoiselle D.J. Hunter et il ne contient qu’un seul mot : ACTIVER. »

Les notes se firent plus aiguës.

« Il y a aussi ceci », poursuivit le Ministre.

Il brandit un médaillon attaché à une mince chaînette en or. Sur le médaillon, il y avait les deux lettres F et L entrelacées.

« Du pur exhibitionnisme, fit-il. Ou peut-être un désir de mort. De toute façon, un comportement inacceptable. »

Il reposa le bijou et continua :

« Naturellement, elle était sous surveillance. Nous l’avions repérée depuis des années. Pour eux, vous n’étiez qu’une taupe. Vous ne voyez donc pas toute l’ironie de la chose ? Ils pensaient vraiment que vous seriez assez jaloux pour assassiner votre Ministre. Ils ont dû trouver cela dans leur ridicule petit livre, quand on y traite de la subtilité. Richard, si je le désirais, je pourrais avoir cinquante femmes blondes. Ou cent. Pourquoi donc voudrais-je la vôtre ? (Il referma le tiroir avec un bruit sec, puis il se leva.) Donnez-moi le pistolet, à présent. Vous n’en avez plus besoin. »

Il tendit le bras. Il fut brutalement rejeté en arrière. Les verres s’écrasèrent sur la table basse. La carafe se fendit et son contenu se répandit en sombres sillons sur la surface de bois.

Au-dessus du bureau flottait un petit nuage bleuté. Mainwaring fit un pas en avant et s’arrêta, les yeux au sol. Il y avait des taches de sang, et un peu de chair. Les yeux d’ours en peluche étaient ouverts. La balle avait déchiqueté la poitrine ; un souffle rauque, trois fois, puis plus rien. « Je n’ai pas entendu le coup », pensa Mainwaring.

La porte de communication s’ouvrit. Mainwaring se retourna. Un secrétaire contempla la scène, hébété, puis, lorsqu’il vit Mainwaring, il recula. La porte claqua.

Mainwaring glissa sa mallette sous son bras et se précipita vers l’entrée de service. Des bruits de pas venaient du couloir. Il ouvrit prudemment la porte. Des cris s’élevaient des étages inférieurs.

Le couloir était barré par un cordon rouge. Il l’enjamba et dévala un escalier. Puis un autre. L’accès aux appartements privés était condamné par une lourde grille métallique. Il y courut et la secoua. Un sourd grondement jaillit. Il regarda autour de lui. Partout des volets d’acier s’abaissaient. Il était pris au piège.

À côté de la porte, collée au mur, il y avait une échelle métallique. Haletant, il l’emprunta. La trappe du plafond était fermée par un cadenas. Il s’agrippa d’une main, embarrassé par son attaché-case, tenant le pistolet au-dessus de sa tête.

La lumière du jour filtrait par les planches disjointes. Il appuya son épaule contre la trappe et pesa de toutes ses forces. Elle céda. Il passa la tête, puis les épaules par l’orifice et se hissa dehors. Le vent et les flocons de neige lui battaient le visage.

Il transpirait sous les bras. Il resta allongé sur le ventre, tremblant. « Ce n’était pas un accident, pensa-t-il. Rien de tout cela n’était dû au hasard. »

Il les avait sous-estimés. Ils savaient ce qu’était le désespoir.

Il se remit sur pied et jeta un regard autour de lui. Il était sur le toit du Wilton. À côté de lui, se dressaient d’immenses cheminées. Il y avait aussi une antenne de radio. Le vent gémissait entre les filins. À sa droite, courait la balustrade qui entourait le manoir et, derrière, une gouttière bouchée par la neige.

Il rampa sur le toit en pente, puis il se redressa et se mit à courir, plié en deux. Il entendit des bruits venant d’en bas. Il s’aplatit et roula sur lui-même. Une arme automatique crépita. Il reprit sa progression, tirant sa mallette derrière lui. L’une des tourelles se découpait contre le ciel. Il l’atteignit et resta accroupi, protégé du vent. Il ouvrit l’attaché-case et mit ses gants. Il ajusta la crosse spéciale, puis il posa le chargeur de rechange et la boîte de balles à côté de lui.

Les cris retentirent à nouveau. Il risqua un regard par la balustrade. Des silhouettes s’éparpillaient en courant sur la pelouse. Il visa la plus proche et appuya sur la détente. En bas, on s’agita. Une rafale claqua ; des éclats de pierre volèrent à quelques centimètres de son visage. Une voix cria :

« Ne vous exposez pas inutilement. »

Une autre ajouta :

« Zie kommen mit den Hubschrauber… »

Il regarda autour de lui, vers l’horizon gris-jaune. Il avait oublié l’hélicoptère.

Une rafale de neige lui fouetta le visage. Il tressaillit et se blottit contre la tourelle. Il crut entendre, porté par le vent, un faible bourdonnement.

De l’endroit où il se tenait, il apercevait les arbres du parc et au-delà le mur d’enceinte et le portail. Plus loin, le terrain s’élevait vers les forêts encerclant le manoir.

Le bourdonnement était à nouveau là, plus fort qu’auparavant. Il leva les yeux et repéra la petite tache noire qui survolait la cime des arbres. Il secoua la tête. Il dit à voix haute :

« Nous avons fait une erreur. Nous avons tous fait une erreur. »

Il cala la crosse du Luger contre son épaule et attendit.

 

Traduit par MICHEL LEDERER.

Weihnachtabend.

© Keith Roberts, 1972.

© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.