PAR-DELÀ L’OCÉAN

Par Philip José Farmer

 

Voici l’un des textes les plus insolites de la science-fiction qui n’en est pourtant pas avare. Si tous les univers possibles existent dans l’infinité des mondes parallèles, alors les idées les plus folles que les humains se sont faites sur la réalité sont sans doute vérifiées quelque part.

 

 

COINCÉ entre la cloison et l’évocateur, frère Radio était assis, tout son corps immobile hormis l’index et les yeux. De temps à autre, d’un doigt rapide, il manipulait la touche du tableau et, par instants, ses yeux, de la même nuance bleu-gris que le ciel de son Irlande natale, se tournaient vers la porte ouverte de la toldilla où il était recroquevillé ; c’était un rouf minuscule édifié à l’arrière du navire. La visibilité était mauvaise.

Dehors, l’obscurité, et une lanterne suspendue au bastingage où deux marins étaient accoudés. Puis les noires silhouettes et les vives lumières dansantes de la Nina et de la Pinta. Et, au-delà, la plate étendue de l’Atlantique, la courbure de l’horizon que frangeait de noir et de sang le dôme rougeoyant de la lune.

La tonsure du moine, tel un mince trait de charbon, tranchait sur un visage perdu dans la graisse… et la concentration.

L’éther luminifère était, cette nuit-là, plein de sifflements et de crépitations ; mas les écouteurs plaqués sur ses oreilles lui transmettaient, mêlés à ces bruits, les points et les tirets régulièrement émis par l’opérateur de la station de Las Palmas aux Canaries.

« Zziss… Vous n’avez déjà plus de sherry… pop !… trop bête… sacré vieux tonneau… zzz-que Dieu vous pardonne vos péchés…

« Il y a tout un tas de nouvelles, de rumeurs, de choses comme ça… ssiss… Tendez l’oreille au lieu de lever le coude, mécréant… Les Turcs auraient levé une armée pour envahir l’Autriche. Ces saucisses volantes qu’on aurait aperçues au-dessus de toutes les grandes villes du monde chrétien seraient, dit-on, d’origine turque. Et ce serait un Rogérien qui les aurait inventées, un renégat converti à la religion musulmane… Pour moi… crr… pas un d’entre nous n’aurait pu faire ça. C’est une calomnie que nos ennemis, au sein de l’Église, répandent afin de nous discréditer. Malheureusement beaucoup de gens croient ça…

« À quelle distance l’Amiral estime-t-il être de Cipangu ?

« Aujourd’hui, Savonarole a condamné publiquement le Pape, la richesse de Florence, l’art et la littérature grecque et les expériences des disciples de saint Roger Bacon… zzz-Cet homme est sincère mais dangereux et mal conseillé… Je lui prédis le bûcher auquel il nous a toujours voués…

« Pop !… J’en ai une pour vous… Deux mercenaires irlandais, nommés Pat et Mike, descendaient la grande avenue de Grenade lorsqu’une belle Mauresque s’est penchée à son balcon pour vider un pot de… sssii… Au même instant Pat relevait la tête et… crr… Elle est bien bonne, hein ? Frère Juan me l’a racontée la nuit dernière…

« P. V P. V Me recevez-vous ?… P. V P. V Oui, je sais, ce n’est pas prudent d’échanger de tels propos, mais il n’y a personne ce soir pour nous faire des sermons… zzz – De toute façon, je ne pense pas… »

Ainsi l’éther se pliait à leur conversation que frère Radio conclut en émettant un dernier P. V., Pax Vobiscum. Puis il déconnecta ses écouteurs et les releva sur ses tempes dans la position réglementaire.

Après s’être, comme à son habitude, cogné le ventre contre le rebord du tableau, il s’extirpa à demi agenouillé de la toldilla et sortit sur le pont. De Salcedo et de Torres s’y trouvaient, parlant à voix basse. Les rayons de l’astre monstrueux jouaient dans la chevelure d’or du page et dans l’épaisse barbe brune de l’interprète ; ils jetaient aussi des reflets roses sur le visage glabre du prêtre et sur la bure écarlate de l’ordre rogérien. Le capuchon, rejeté en arrière, faisait office de sac pour le papier, l’encre, les plumes et tout le petit matériel : clefs et tournevis ; on y trouvait aussi un manuel de décodage, une règle plate et un mémento sur les principes angéliques.

« Alors, vieille branche, dit familièrement de Salcedo, qu’avez-vous capté de Las Palmas ?

— Pas grand-chose pour l’instant ; il y a trop d’interférences. » Il pointa son doigt vers la lune qui flottait sur l’horizon. « Quelle orbe ! s’exclama le prêtre. Elle est aussi grosse et rubiconde que mon révérend nez ! »

Les deux autres rirent et de Salcedo dit : « Oui, mais elle ira diminuant et pâlissant au cours de la nuit, mon père, tandis que la dimension et l’éclat de votre protubérance nasale croîtra en proportion inverse du carré de… »

Il s’arrêta net, et un sourire naquit sur ses lèvres car soudain, tel un marsouin plongeant dans la mer et jouant à sauter sur les vagues, le nez du moine avait piqué et ne s’était relevé que pour mieux plonger au plus profond des effluves émanés de leur bouche. Le moine leur faisait face, son nez touchant presque le leur, et dans ses petits yeux malicieux couraient les mêmes étincelles que dans l’évocateur.

Puis il renifla bruyamment et, satisfait de ce qu’il avait glané dans leur haleine, leur fit un clin d’œil. Nonobstant, il ne leur dit mot de ses trouvailles et resta à la périphérie du sujet.

« Ce père Radio des Canaries est un homme passionnant, dit-il. Il m’a aiguisé l’esprit avec toutes sortes d’hypothèses philosophiques solidement fondées, quoique fantastiques. Ce soir, juste avant d’être coupé par ça… » (il désigna l’œil sanglant suspendu dans le ciel) « il me parlait de ce qu’il nomme des mondes parallèles. C’est une hypothèse développée par Dysphagius de Gotham. Selon lui, il existerait d’autres mondes dans des univers simultanés mais non contigus. Dieu, dans son omnipotence et son infini génie créateur, le Grand Alchimiste, en d’autres termes, aurait pu – ou dû – créer une pluralité de continuums dans lesquels chaque possible aurait eu lieu.

— Quoi ? marmonna de Salcedo.

— C’est ainsi. Par exemple, la reine Isabelle a détourné Colomb de son projet d’atteindre les Indes par l’océan Atlantique. Nous ne sommes donc pas en train de nous engager toujours plus avant sur les flots à bord de nos trois coques de noix. Il n’y a pas de relais flottants entre nous et les Canaries et ni moi sur la Santa Maria ni père Radio à Las Palmas n’avons eu cette fascinante conversation à travers l’éther.

« Ou bien Roger Bacon a été persécuté par l’Église au lieu d’être encouragé dans ses expériences et il n’a pas fondé l’ordre qui a tant fait par ses inventions pour assurer à l’Église le monopole en matière d’alchimie et qui a placé sous son autorité divinement inspirée ce qui n’était qu’une pratique païenne et satanique. »

De Torres ouvrit la bouche pour parler mais, d’un geste princier, le moine le fit taire.

« Peut-être même, hypothèse absurde et choquante, existe-t-il un univers aux lois physiques différentes. Vous l’ignorez certainement, mais Angelo Angelei a prouvé, en laissant choir des objets du haut de la tour de Pise, que des masses différentes tombent à des vitesses différentes. Mon distingué collègue des Canaries est en train d’écrire une satire dont l’action se situe dans un univers où Aristote est un charlatan et où toute chose tombe à une vitesse égale quels que soient sa taille et son poids. Passe-temps stupide, mais passe-temps quand même. Nous avons bien encombré l’éther avec nos petits anges.

— Je ne voudrais pas, interrompit de Salcedo, paraître trop curieux des secrets de votre saint ordre occulte, frère Radio, mais ces petits anges que votre appareil évoque m’intriguent. Serait-ce un péché que de vouloir éclaircir ce mystère ? »

Le moine émit un beuglement de taureau qui se mua en un roucoulement de colombe. « Ça dépend. Laissez-moi vous donner un exemple, jeune homme. Supposons que vous ayez sur vous une bouteille, mettons, d’excellent sherry et que vous refusiez de la partager avec un vieil homme assoiffé, voilà qui serait un péché ; un péché par omission. Mais si vous étiez prêt à offrir à cette terre desséchée, à ce pèlerin épuisé, à cette pauvre chère âme décrépite et pieuse une goulée rafraîchissante, douce et stimulante de cet élixir de longue vie, digne enfant du vin, spontanément je prierais le Ciel de récompenser un tel acte de charité, d’amour et de compassion. Tant cela me réjouirait que je vous parlerais de l’évocateur. Je ne vous dirais rien qui puisse vous effrayer mais juste ce qu’il faut pour que la savante et glorieuse congrégation à laquelle j’appartiens suscite en vous le respect. »

De Salcedo eut un sourire complice et tendit au moine la bouteille qu’il dissimulait sous son vêtement. Les glouglous devenaient de plus en plus sonores à mesure que le moine vidait son biberon, et les deux marins échangèrent un sourire entendu. Il n’était pas surprenant que le prêtre, dont la réputation en matière d’alchimie n’était plus à faire, ait été délibérément expédié dans ce voyage bâclé qui les menait le diable savait où. S’il en revenait, tant mieux ; sinon, il ne pécherait plus ; tel était le calcul de l’Église.

Le moine essuya ses lèvres d’un revers de manche et poussa un hennissement de cheval. « Gracias, les gars. De tout mon cœur noyé sous cette graisse je vous remercie. Un vieil Irlandais aussi sec que le sabot d’un chameau et qui a failli mourir dans la poussière de l’abstinence vous remercie. Vous m’avez sauvé la vie.

— Remerciez plutôt votre flair, répliqua de Salcedo. Et maintenant, vieille branche, que vous êtes bien imbibé, parlez-nous, autant qu’il se peut, de votre sacrée machine. »

Frère Radio leur en parla pendant un quart, d’heure. Lorsqu’il eut terminé, ils lui posèrent quelques questions.

« … et vous dites que vous émettez sur la fréquence de mille huit cents Kc ? demanda le page. Que signifie Kc ?

— K est mis pour kilo, un mot français dérivé du mot grec signifiant mille, et c est mis pour l’hébreu cherubim : les petits anges. Ange vient du mot grec angelos signifiant messager.

« Selon nous, l’éther est plein de ces cherubim, de ces petits messagers. C’est pourquoi lorsque nous, frères Radio, pressons la touche de notre appareil, nous évoquons quelques éléments de cette infinité de messagers qui n’attendent que nos ordres. Mille huit cents Kc signifie que dans un temps donné un million huit cent mille cherubim déferlent à travers l’éther, le nez de l’un chatouillé par le bout des ailes du précédent, le sommet de toutes les ailes étant au même niveau, de sorte que si vous vouliez représenter l’ensemble vous ne pourriez distinguer un ange de l’autre. Nous appelons cet ensemble une séquence d’anges en N.A.P.

N.A.P. ?

Niveau d’ailes plan. Mon appareil est un évocateur N.A.P.

— Cette théorie provoque un tel vertige en mon esprit ! dit le jeune de Salcedo. Quelle révélation ! Imaginez que le champ de l’évocateur soit coupé le temps que se produise un afflux de mauvais anges exigeant un nombre prédéterminé et égal de bons anges pour les combattre. La bobine corruptrice de l’évocateur groupe ces mauvais anges sur le côté gauche, le côté sinistre. Et lorsque les mauvais petits anges sont entassés au point de ne plus pouvoir augmenter leur nombre, ils franchissent le pont d’éclatement et, courant le long du circuit, se transfèrent sur le bon côté. Par ce va-et-vient, ils attirent l’attention des petits messagers, les bons anges. Quant à vous, frère Radio, en enclenchant et déclenchant votre appareil, vous évoquez ces formes invisibles et familières, vous faites agir ces petits messagers éthériques. Et c’est ainsi que vous parvenez à correspondre à grande distance avec les frères de votre ordre.

— Grand Dieu ! » s’exclama de Torres, les yeux écarquillés. Ce n’était pas un vain juron mais l’expression de sa pieuse stupéfaction. Il s’était brusquement rendu compte que l’homme n’était point seul, que partout, entassées les unes sur les autres, pénétrant jusqu’aux moindres recoins, il y avait des créatures. Blancs et noirs correspondaient à un grandiose jeu d’échecs constituant le cosmos ; noir pour les démons, blanc pour les anges, tous deux maintenus en harmonieux équilibre par la Main de Dieu et aussi sujets à être exploités par l’homme que les oiseaux du ciel et les poissons de la mer.

Cependant de Torres, qui avait entrevu ce que seuls voient les saints, ne sut que demander : « Combien pensez-vous qu’il puisse tenir d’anges sur une tête d’épingle ? »

De Torres ne ceindrait jamais l’auréole mais il avait visiblement l’étoffe d’un professeur d’Université.

De Salcedo haussa les épaules. « Je vais vous répondre. Philosophiquement parlant, vous pouvez y mettre autant d’anges que vous voulez. En réalité, leur nombre sera proportionnel à la place qu’il y aura sur cette tête d’épingle. Mais assez de ces balivernes, ce qui m’intéresse, ce sont des faits, pas des fables. Dites-moi, comment se fait-il que le lever de la lune perturbe la réception des cherubim envoyés par la Radio de Las Palmas ?

— Grand César ! Comment puis-je le savoir ? ; Suis-je le dépositaire du savoir universel ? Je ne suis qu’un humble et obscur moine. Tout ce que je puis dire, c’est que lorsque cette tumeur sanglante s’est élevée au-dessus de l’horizon, j’ai dû cesser d’ordonner mes petits messagers en courtes et longues séquences. La station des Canaries était aussi brouillée et nous avons tous deux cessé d’émettre. La même chose s’est produite ce soir.

— La lune enverrait-elle des messages ? demanda de Torres.

— Certes, mais dans un code que je ne puis pas déchiffrer.

— Santa Maria !

— Peut-être, suggéra de Salcedo, la lune est-elle habitée par des gens qui émettent des messages. »

Frère Radio fronça le nez en signe de dérision, et vu la taille de ses narines, la dérision manifestée n’était pas une bagatelle. C’était assez pour réduire au silence l’esprit le plus fort.

« Si, avança de Torres en baissant la voix, comme je l’ai entendu dire, les étoiles sont les fenêtres des cieux, il se pourrait que les anges supérieurs évoquent les… euh… anges inférieurs. Et cela se produirait seulement lorsque la lune est haute afin que nous sachions bien qu’il s’agit d’un phénomène céleste. »

Il se signa et jeta autour de lui un coup d’œil furtif.

« N’ayez crainte, dit le moine, il n’y a pas d’Inquisiteur dans votre dos ; souvenez-vous que je suis le seul prêtre de cette expédition. D’autre part votre argument n’attaque en rien le dogme, et de toute façon cela n’a aucune importance. Mais il y a quelque chose que je ne saisis pas : comment un corps céleste pourrait-il émettre, et pourquoi le ferait-il sur la fréquence à laquelle je suis, moi, assujetti ? Pourquoi…

— J’ai trouvé, interrompit de Salcedo, qui avait l’enthousiasme et la fougue de la jeunesse. Les Rogériens et l’Amiral se trompent sur la forme de la Terre. La Terre n’est pas ronde, mais plate. Le fait de voir un horizon implique que nous vivons à la surface d’une forme convexe, mais pas nécessairement d’un globe. La Terre n’est en fait qu’un hémisphère aplati. Et ces cherubim ne viennent pas de la Lune mais d’un navire en tout point semblable au nôtre, un vaisseau suspendu dans le vide par-delà le bord du monde. »

— Quoi ? s’exclamèrent les deux autres.

— Ne savez-vous donc pas qu’après avoir refusé les services de Colomb le roi du Portugal a décidé de faire partir un navire en secret ? Qu’est-ce qui vous dit qu’il ne l’a pas fait, que les messages ne viennent pas de nos prédécesseurs ? Leur navire a pu franchir les bornes du monde et être à présent suspendu dans les airs. Et s’il ne se manifeste que la nuit, c’est qu’il suit la lune dans sa rotation autour de la Terre et constitue de ce fait un satellite infiniment petit, donc invisible. »

Le rire du moine réveilla de nombreux hommes de l’équipage. « Il faut que je raconte ça à l’opérateur de Las Palmas ; il inclura ça dans son roman. Vous allez bientôt me raconter que ces messages proviennent de ces saucisses volantes crachant le feu que tant de profanes crédules ont cru voir partout. Non, mon cher de Salcedo, ne soyez pas ridicule ; même les anciens Grecs savaient que la Terre est ronde ; toutes les universités d’Europe l’enseignent, et nous, Rogériens, en avons mesuré la circonférence. Nous sommes certains que les Indes se trouvent de l’autre côté de l’Atlantique. C’est aussi mathématiquement prouvé que l’impossibilité du plus-lourd-que-l’air. Notre éminent docteur, le frère Felcrane, nous a convaincus sur ce point : ces choses volantes sont le fruit d’hallucinations collectives ou de manigances perpétrées par les hérétiques et les Turcs afin de semer une panique dans les populations.

« Cette émission lunaire n’est pas une illusion, je vous l’assure. De quoi s’agit-il, je n’en sais rien. Mais ; cela ne vient pas d’un navire espagnol ou portugais ! Pourquoi leur code serait-il différent ? Même si ce soi-disant navire venait de Lisbonne, l’opérateur serait un Rogérien, et, comme le veut notre règlement, il serait d’une nationalité différente de celle de l’équipage afin de mieux rester en dehors de tout imbroglio politique. Il ne saurait enfreindre, nos lois pour communiquer avec Lisbonne dans un code différent. Nous, disciples de saint Roger, ne nous abaissons pas à de menues intrigues de frontières. De plus, cet évocateur n’est pas assez puissant pour atteindre l’Europe et il est dirigé vers nous.

— Comment pouvez-vous en être sûr ? repart de Salcedo. Aussi affligeant que ça puisse vous paraître, un prêtre peut être corrompu. Un profane peut avoir découvert vos secrets et inventé un code. Je pense que ce navire correspond avec un autre navire portugais qui n’est peut-être pas très distant du nôtre. »

De Torres frémit et de nouveau se signa. « Peut-être les anges nous annoncent-ils notre mort imminente ?

— Peut-être ? Mais alors, pourquoi n’utilisent-ils pas notre code ? Les anges le connaissent aussi bien que moi. Il n’y a pas de « peut-être » qui tienne. L’Ordre ne permet pas les peut-être. L’Ordre expérimente et découvre. Il ne produit aucun jugement avant de savoir.

— Je crains pourtant qu’on ne sache jamais, dit de Salcedo d’une voix sinistre. Colomb a promis à l’équipage de rebrousser chemin si demain soir nous sommes toujours sans signe de la terre. Sinon… (du doigt, il fit mine de se trancher la gorge) kkk ! Encore un jour et nous serons cap à l’est avec cette maudite lune sanglante et ces messages indéchiffrables loin derrière.

— Ce serait une grande perte pour l’Ordre et pour l’Église, soupira le moine. Mais je m’en remets à Dieu et ne m’occupe que de ce qu’il me demande de voir. »

Pour accompagner cette pieuse assertion, frère Radio leva la bouteille pour en consulter le niveau. Ayant déterminé de manière scientifique l’existence du liquide, il en mesura la quantité et la qualité en versant le contenu de la bouteille dans la meilleure des éprouvettes, son ventre imposant.

Après quoi, il fit claquer sa langue et, sans tenir compte de la déception qui apparaissait sur le visage des deux marins, il se mit à parler avec enthousiasme de l’hélice et de la machine qui la faisait fonctionner, les deux ayant été récemment conçus au Collège Saint Jonas à Gênes. Si les trois navires d’Isabelle en avaient été munis, ils n’auraient pas eu à dépendre du vent. Quoi qu’il en soit, l’Ordre s’était opposé à l’utilisation courante de cette invention car il craignait que les fumées de la machine ne polluent l’air et que la terrible vitesse qu’elle permettait ne soit fatale au corps humain. Ceci dit, il se lança dans une fastidieuse biographie de son saint patron, Jonas de Carcassonne, l’inventeur du premier évocateur-récepteur de cherubim, qui était mort en martyr pour avoir touché un fil qu’il croyait isolé.

Les deux marins trouvèrent une excuse pour le quitter. Le moine était un agréable compagnon, mais l’hagiographie les ennuyait profondément. D’ailleurs, ils avaient envie de parler femmes…

*
*  *

Si Colomb n’avait pas réussi à convaincre son équipage de naviguer un jour de plus, tout eût été différent.

À l’aube, le spectacle de plusieurs grands oiseaux ; tournoyant au-dessus des navires réconforta les marins. La terre ne pouvait plus être loin. Ces créatures ailées venaient peut-être de la fabuleuses Cipangu, le pays des maisons aux toitures d’or.

Ils piquèrent sur les navires et on les distingua mieux. Ils étaient énormes et singuliers. Leur corps ; était aplati, presque en forme de soucoupe, et très petit par rapport à leurs ailes dont l’envergure atteignait environ trente pieds. Et ils n’avaient pas de pattes. Seuls quelques marins comprirent la signification de ce détail ; ces oiseaux tournaient sans cesse dans le ciel et jamais ne se posaient sur la mer ou sur le sol.

Ils songeaient à ce curieux fait lorsqu’on entendit un son étouffé, comme si quelqu’un s’éclaircissait la voix. Un bruit si léger que personne n’y prêta attention. Chacun pensa qu’il venait de son voisin.

Quelques instants plus tard, le son se fit plus fort et plus profond, comme un luth dont on fait vibrer la corde.

Tous levèrent la tête, les yeux tournés vers l’ouest.

Ils n’avaient pas encore compris que ce bruit de corde pincée provenait de la ligne qui maintenait la cohésion de la Terre, que cette ligne était tendue au maximum, et que le violent doigt de la mer venait de la rompre.

Le temps de comprendre, ils avaient déjà franchi l’horizon.

Lorsqu’ils s’en aperçurent, il était trop tard. L’aube ne s’était pas levée tel le tonnerre. Elle était le tonnerre. Et bien que les navires aient viré de bord et tenté de courir au plus serré bâbord armures, l’intensité et la force du courant anéantirent tout effort.

C’est alors que le Rogérien regretta l’hélice génoise et la chaudière qui leur eussent permis de résister aux terribles charges de taureau de l’océan. C’est alors qu’il y eut des hommes pour prier, d’autres pour délirer. Certains s’en prirent à l’Amiral, d’autres sautèrent par-dessus bord, d’autres enfin sombrèrent dans une profonde stupeur.

Seuls l’intrépide Colomb et le courageux frère Radio s’attachèrent à poursuivre leur travail. La journée durant, le gros moine, recroquevillé dans sa petite cabine, transmit message sur message à son collègue des Canaries. Il s’arrêta lorsque la Lune s’éleva telle une énorme bulle rouge crachée par un géant moribond. Toute la nuit, il resta à l’écoute et travailla désespérément, noircissant feuille sur feuille, sacrant et compulsant ses livres de code.

Lorsqu’une nouvelle aube rugissante déferla sur eux, il se rua hors de la toldilla, tenant un papier à la main. Ses yeux étaient hagards, ses lèvres tremblaient. Mas il n’y eut personne pour comprendre qu’il avait déchiffré le code. Personne pour l’entendre hurler : « Les Portugais ! Ce sont les Portugais ! »

Ils n’avaient plus d’oreilles pour une simple voix humaine. L’éclaircissement de gorge et la corde pincée n’avaient été qu’un accord préliminaire au concert lui-même. Maintenant c’était la puissante ouverture : d’une violence irrésistible, telle la trompe de Gabriel, c’était l’océan chavirant dans l’espace.

 

Traduit par MARTINE RENN.

Sail on ! Sail on !

© Better Publications, 1952.

© Nouvelles Éditions Opta, pour la traduction.