« FRANK KAFKA » DE JORGE LUIS BORGES
Par Alvin Greenberg
Dans un texte célèbre, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Jorge Luis Borges imagine une réalité différente qui s’introduit peu à peu dans la nôtre, d’abord par le truchement d’une encyclopédie qui décrit un monde différent. Cette encyclopédie est rare : peu de gens l’ont vue et beaucoup doutent de son existence. Jusqu’à ce que certains des objets quelle illustre fassent discrètement irruption dans notre monde. Alvin Greenberg renvoie ici la politesse à Borges.
IL existe une nouvelle de Borges que personne n’a lue, pas même vous. Elle est en effet écrite dans le dialecte d’une tribu reculée des Andes, avec laquelle Borges a brièvement vécu dans sa jeunesse, et dont personne d’autre ne connaît la langue. Borges lui-même ne semble plus guère s’en souvenir ; sa vue défaillante ne lui permet plus de déchiffrer les curieux symboles dont il s’était servi pour la noter, et personne d’autre ne sait quels sons ces symboles sont censés représenter, et encore moins quelle serait leur prononciation correcte. Toujours est-il qu’un numéro récent du Journal of Anthropology annonce la découverte, par une expédition de l’université de Pennsylvanie, du village où Borges a vécu – ou du moins, à en croire les indications incertaines données par Borges lui-même à son retour (il y a de cela des décennies) où il semble qu’il ait vécu. Aucun signe d’occupation humaine récente ne fut toutefois découvert ; à en croire les preuves convaincantes ramenées par l’expédition, la population aurait été décimée par une brusque épidémie de quelque maladie vénérienne, peut-être due au contact avec la civilisation occidentale, et cela, probablement avant la Seconde Guerre mondiale. De nombreux artefacts furent découverts, mais pas le moindre signe d’un alphabet, et, par voie de conséquence, aucune indication sur leur langage. Selon le rapport de l’expédition, ils formaient apparemment une société marginale vivant de la chasse et de la cueillette ; ils ne possédaient pas d’animaux domestiques, vivaient dans de petits abris de pierres sèches et faisaient leur cuisine en commun sur des feux allumés à même le sol ; détail curieux, il semble que la majorité des membres de la tribu aient été gauchers. La majeure partie de leur poterie, de même que certaines pierres des maisons, est décorée de dessins d’insectes, parfois fort grossiers, et parfois très détaillés et réalistes. Il semble qu’aucun des insectes représentés ne soit indigène à la région ; aucune explication susceptible de rendre compte de ce phénomène n’a encore été proposée.
De son côté, Borges affirme avoir oublié le sujet de sa nouvelle – qu’il avait écrite soit alors qu’il vivait encore parmi les Indiens, soit peu après son retour. Il a toutefois l’impression qu’il s’en est resservi dans une nouvelle postérieure, avec un cadre différent, peut-être européen. Un de mes anciens étudiants, devenu mon collègue, Charles Morey Baxter, qui interviewa Borges en 1967 à Buenos Aires, tenta à maintes reprises de le faire parler de cette nouvelle, mais n’eut droit qu’à de longues et érudites dissertations sur les mystiques allemands du XVIIe siècle ou sur les romans de chevalerie anglais, quand ce n’était pas sur quelques poètes symbolistes français du XXe siècle dont il n’avait jamais même entendu parler. Lorsqu’il se résolut, en désespoir de cause, à demander s’il ne serait pas possible de voir ce « mystérieux » manuscrit, Borges sortit incontinent d’un tiroir proche une liasse de feuillets manuscrits. Pour autant que Baxter pût s’en rendre compte, il ne s’agissait toutefois que d’un essai inédit sur le palais de Knossos, dû à la plume de l’archéologue chilien Alfonso Quenardo, dont les travaux sont, soit dit en passant, tombés depuis longtemps en discrédit à cause de leur caractère spéculatif et non empirique(10), ce que mon ami ignorait d’ailleurs à l’époque.
Cependant, comme chacun sait, des copies non autorisées du manuscrit circulent librement parmi les aficionados de Borges du monde entier. La plupart sont ronéotypées, mais il existe aussi des exemplaires photocopiés (probablement obtenus, d’ailleurs, d’après la version ronéotypée) ; certaines, plus rares, ont été méticuleusement recopiées à la main ; à plus d’une reprise, depuis quelques années que je m’intéresse à ce sujet, l’on a cherché à me vendre une de ces dernières comme étant l’original. Je n’en ai jamais vu une version imprimée. J’ai actuellement en ma possession une vingtaine d’exemplaires obtenus par ces diverses techniques. La plupart sont identiques à presque tous les égards : quel que soit leur format, chacun compte neuf pages standard 21 x 27 ; les différences sont en général mineures, et consistent surtout en symboles mal dessinés ; quelques exemplaires révèlent l’omission ou l’addition d’un groupe de symboles, apparemment dues à une défaillance du système de reproduction, ou à une tentative pour la pallier. Il ne serait guère difficile de collationner tous ces exemplaires afin d’établir un « bon texte » ; cette tâche serait toutefois parfaitement vaine, car le texte en question n’en serait pas moins dénué de signification. La cryptographie, quant à elle, pourrait au mieux y substituer un autre ensemble de symboles – par exemple, l’alphabet latin – mais cela ne faciliterait en rien la compréhension ou la traduction du texte ; aucune base solide n’a d’ailleurs été trouvée, jusqu’à présent, pour effectuer cette translittération. Je possède toujours ces manuscrits, bien que j’aie depuis un certain temps complètement renoncé à les « traduire », et que je commence depuis peu à me méfier de l’étiquette de « nouvelle » que Borges (s’il s’est réellement servi de ce terme) leur applique. Le professeur Arthur Efron, de l’Université de New York à Buffalo, m’a suggéré de placer ces documents, ainsi que ceux qui pourraient s’y ajouter, dans la Collection de Manuscrits Littéraires Contemporains de cette respectable institution, dès que mes travaux à ce sujet seront terminés, et je n’y manquerai certainement pas.
Depuis peu, je me suis aperçu avec stupéfaction de la prolifération, non seulement des manuscrits, mais des symboles eux-mêmes. Ce phénomène m’est apparu dans des circonstances pour le moins curieuses. Lors d’un récent voyage à New York, il y a six ou sept mois, j’avais passé une soirée avec mon ami le poète C.W. Truesdale ; nous parlâmes à la fois de Borges, que je lui avais fait connaître un an auparavant, et de mon propre intérêt pour ce « mystérieux » manuscrit, dont j’avais sur moi un exemplaire, fruit d’un don(11) fait l’après-midi même par un autre ami poète qui l’avait récemment ramené d’un voyage à Mexico. Tandis que nous parlions de Borges, Stéphanie, la fille cadette de Truesdale, vint s’asseoir sur le bras du fauteuil de son père, juste en face de moi. Il y avait un long moment qu’elle était dans la pièce – une heure peut-être, exploit peu commun pour une enfant de neuf ans ! – à écouter attentivement notre conversation et à jouer avec son bracelet auquel étaient accrochées diverses breloques. Je me rendis brutalement compte que, sur l’une de ces amulettes, était gravé un des symboles du manuscrit de Borges ! Je demandai à voir le bracelet de plus près ; les autres breloques ne sortaient pas de l’ordinaire : en majeure partie des souvenirs de voyages ramenés par ses parents. Celle-ci, m’expliqua-t-elle, lui avait été donnée par une camarade, une fille du Sud assez timide, qui avait passé quelques mois à son école pendant que son père était en mission à New York. Bien qu’attirée par la fille en question, Stéphanie n’était pas vraiment devenue son amie ; aussi avait-elle été fort surprise lorsque, à la sortie des classes, elle lui avait un jour donné cette amulette, sans un mot. Bien que sa mère n’aimât pas qu’elle accepte des cadeaux de ses camarades d’école, Stéphanie ne songea pas un instant à refuser ; elle décida par contre de lui offrir quelque chose en échange : une belle agate polie, cadeau d’amis de ses parents habitant le Minnesota – mais en allant à l’école le lendemain, elle s’aperçut que la petite fille du Sud n’y était plus. Après avoir patiemment répondu à mes questions, Stéphanie me demanda pourquoi cela m’intéressait tellement.
« As-tu déjà entendu parler de Borges ? lui demandai-je en guise de réponse.
— Bien sûr. Papa et toi n’avez parlé que de lui toute la soirée. »
Le symbole qui ornait l’amulette était analogue au caractère hébreu gimmel, bien que le haut fût beaucoup plus incliné vers la gauche et que la base en fût nettement plus recourbée, ce qui donnait ceci :
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À cause de sa forme curieuse et de sa fréquence dans le manuscrit, j’avais baptisé ce symbole « la sauterelle ». Après s’être amusé de la façon dont j’interrogeais sa fille, Truesdale finit lui aussi par s’apercevoir que ce signe correspondait effectivement à l’un des symboles du manuscrit de Borges que je lui avais mis entre les mains, et en fut fort intrigué. Au point qu’il consentit à m’accompagner le lendemain à la bibliothèque pour tenter de retrouver l’origine de certains des symboles utilisés par Borges dans divers alphabets anciens ou étrangers, bien que nous n’eussions ni l’un ni l’autre foi en l’utilité de cette recherche : Truesdale, parce qu’il n’était nullement convaincu que tout cela fût autre chose qu’une mystification de taille, et moi, parce que je me refusais à croire que Borges ait trouvé ses symboles grâce à quelque source « extérieure ».
En fait, nous n’allâmes pas à la bibliothèque ce jour-là. Mes recherches ultérieures ont toutefois prouvé de façon convaincante que les symboles dont j’ai identifié soixante-trois avec certitude (le statut de six ou sept autres est moins assuré : peut-être ne s’agit-il que de variantes, ou de déformations, d’autres symboles) ne sont pas dérivés d’autres alphabets, anciens ou modernes, bien que l’observateur superficiel puisse trouver quelques ressemblances (comme dans l’exemple ci-dessus) avec les alphabets hébreu, télougu ou arabe ; il ne s’agit en tout état de cause que de vagues similitudes, dont le nombre est en outre trop réduit pour mériter un examen sérieux.
Bien plus intéressante était, à mon point de vue, la remarque faite par Truesdale alors que nous partions pour la bibliothèque (il était resté presque toute la nuit à examiner le manuscrit que je lui avais laissé) : le nom familier que j’avais donné au symbole apparaissant sur le bracelet de Stéphanie l’avait amené à remarquer que nombre des symboles du manuscrit ressemblaient approximativement à des insectes. Ce fut d’ailleurs, si je ne m’abuse, la dernière fois qu’il me parla du manuscrit ou de son auteur. Je réfléchissais toujours aux implications de ce qu’il venait de me dire, lorsque nous fûmes tous deux frappés de stupeur au même moment en constatant que le mannequin présenté en couverture du dernier numéro de Harper’s Bazaar, affiché chez un marchand de journaux, portait une broche ornée du même symbole que l’amulette de Stéphanie. Après cela, tout alla très vite. Partout, nous voyions le symbole : ornant le radiateur d’une automobile étrangère, gravé dans le granit d’une façade, griffonné au crayon sur l’affiche d’une comédie musicale de Broadway. Les autres symboles firent eux aussi leur apparition, sigle décorant la serviette d’un homme d’affaires, entrelacés deux à deux sur l’imprimé d’une robe présentée dans une vitrine chic, et même sur une décalcomanie ornant la vitre arrière d’un taxi. Tout cela, en l’espace de quelques centaines de mètres.
Truesdale avait de plus en plus de mal à se dominer. Poussant un cri triomphal, il m’entraînait sur le trottoir opposé, esquivant de justesse les voitures, pour examiner de plus près le dessin d’un jouet vendu par un camelot, quand il ne se lançait pas à la poursuite d’une jeune femme pour vérifier la forme de sa boucle de chaussure. Entre-temps, il tombait dans un silence morose, qu’empiraient encore les réponses que des passants apportaient aux questions : ils ne « savaient rien » du symbole sur lequel j’attirais leur attention, ce n’était qu’« une simple décoration », ou encore « quelqu’un leur avait demandé de le mettre là(12) ». À l’angle sud-ouest de la 8e Avenue et de la 57e Rue, Truesdale s’arrêta brusquement et se mit à déclamer d’une voix forte, mais rendue en grande partie inaudible par le bruit de la circulation et de la foule qui s’attroupait rapidement, un poème qu’il avait apparemment passé tout ce temps à composer, et qui, pour autant que je pus m’en rendre compte, avait pour sujet le symbole le plus fréquemment rencontré(13). Lorsqu’il en arriva toutefois à l’endroit crucial où le symbole lui-même devait apparaître dans le poème, il s’interrompit, incapable de lui trouver un équivalent phonétique, et tout autant de poursuivre en renonçant à le faire figurer. Pendant un instant terrifiant, il sembla que le monde entier s’était arrêté. Ce fut avec un intense soulagement que je réussis à l’entraîner dans un taxi.
À l’origine de cette crise, se trouvait peut-être seulement ce que Truesdale avait tenté d’incorporer à son poème. Il est évidemment possible de mettre toutes sortes d’« objets trouvés » dans des poèmes – l’on pourrait même se demander avec raison quels autres objets peuvent figurer dans des poèmes – et cela, sans que le poète puisse prédire quel sera leur effet sur le poème dans son ensemble. Ne serait-il pas tout aussi justifié d’affirmer qu’il existe des « objets » susceptibles de refuser de se laisser intégrer à un poème ? Peut-être ces derniers ont-ils la propriété d’« agir » activement, et non de se « laisser faire » passivement : ils pourraient facilement entrer de leur propre chef dans des poèmes (selon toute probabilité en se faisant passer pour d’autres objets, moins voyants) mais il est impossible au poète lui-même de s’en emparer et de s’en servir à sa guise. Et peut-être la raison en est-elle, à son tour, qu’ils constituent pour ainsi dire une poésie sui generis, dotée d’une certaine indépendance dynamique, laquelle entraîne à son tour une résistance à se voir entouré d’un chœur de mots construit à leur propos. Borges lui-même ne nous a-t-il pas mis en garde de longue date, en signalant qu’« il est dangereux de penser qu’une coordination de mots (les philosophies ne sont rien d’autre) puisse avoir grande ressemblance avec l’univers » ? Voilà donc qui règle leur compte aux philosophies, aux systèmes scientifiques, et à la littérature imitative. Mais qu’en est-il de la poésie ?
En même temps, il nous demande de voir, avec les symbolistes, que le monde lui-même est un livre – sinon une « coordination de mots », du moins une forêt de symboles, peut-être indéchiffrables. Il en va peut-être de même pour cette « histoire » sans titre et illisible (indéchiffrable) qu’il nous a donnée. Elle n’a que peu, ou pas du tout, de « ressemblance avec l’univers », mis à part les associations, de nature peut-être uniquement personnelle, qu’évoquent certains de ses signes ; elle est, par contre, une véritable forêt de symboles, dans laquelle il me semble, maintenant que je m’y consacre de plus en plus sérieusement (je crains que je ne puisse me dessaisir de sitôt de ma collection de manuscrits ; mon cabinet de travail est déjà encombré à l’extrême d’une multitude d’artefacts porteurs de symboles que j’ai accumulés en l’espace de quelques mois ; je me demande ce que va entraîner ce bref essai sur ce sujet), que l’on puisse marcher sans fin entre des objets encore jamais vus. Non pas « une coordination de mots », mais une agglomération – qui pourrait se targuer de savoir si quelque chose a été « coordiné » ? – de choses, de symboles, de présences ; non pas, certes, une « image de l’univers », mais un univers en soi, qui ne peut être « incorporé » à aucun autre univers.
Il semble donc que Borges nous ait donné, non pas une œuvre littéraire, mais un monde, un monde étrange, opaque et têtu. L’on est pourtant tenté de se demander, en voyant à quel point il est devenu proche du nôtre, s’il est possible de vivre dans un tel monde. Certains l’ont vu, cela ne fait pas de doute, et ont peut-être tenté d’y pénétrer ; cela explique la prolifération de manuscrits ou de pseudo-manuscrits, et, plus tardivement, celle des symboles. D’autres ont essayé de s’en emparer avec davantage d’énergie, et de l’intégrer à leurs propres 3 sphères sans respecter son autonomie : d’où le traumatisme résultant de la tentative de Truesdale pour inclure le symbole dans l’univers de son poème. Il est également certain que nombre de ceux qui l’approchent, voire qui le manient, dans l’ignorance totale de sa nature, sont, par leur innocence même semble-t-il, à la fois protégés des éventuels dangers qu’il recèle et inclus dans sa propre sphère : d’où le naturel et l’aisance de Stéphanie à l’égard de l’amulette qu’elle portait.
Parallèlement, j’en suis venu à soupçonner que « cela », l’univers créé par Borges, ne se contente pas d’attendre passivement qu’on l’aborde et le pénètre, mais, bien au contraire, s’avance impatiemment dans notre monde et y répand son propre symbolisme. À quelle fin ? Il serait sans doute préférable de ne pas soulever cette question. Non seulement elle implique une téléologie dont l’existence est pour le moins incertaine, mais elle entraîne d’autres questions encore plus problématiques : si nous savions à quelle fin, désirerions-nous l’éviter ? Et dans ce cas, le pourrions-nous ?
Il existe d’ores et déjà des domaines où sa présence se fait sentir de façon dramatique, comme si l’un de ces symboles avait réussi à transpercer une membrane jusqu’alors impénétrable pour faire irruption de l’autre côté – de notre côté ! – pour y prendre racine et y prospérer. Les étudiants de ma classe – de mon ancienne classe ! – de littérature moderne persistent à affirmer que Grégoire Samsa s’est transformé en sauterelle, alors que de toute évidence Kafka fait de lui un bousier. Je suis impuissant contre ce fait, et Kafka lui-même n’y peut rien : un symbole plus puissant que le sien s’est emparé de La Métamorphose. Dans ce sens, Borges a « créé » Kafka, à moins que ce ne soit Kafka qui, en ménageant dans son récit un petit vide déguisé par le terme « bousier », vide que le symbole de la sauterelle allait tout naturellement occuper – que ce soit Kafka, donc, qui n’ait créé Borges(14).
Peu après ces événements, le poète Truesdale a quitté New York pour s’installer dans sa cabane du lac Mocassin, dans le nord du Minnesota. Il semble en parfaite forme physique et morale, abat une quantité de travail enviable, mais se refuse à aller pêcher où à fendre du bois pour le feu. Sa femme explique qu’il craint de trouver un de ces symboles sur un hameçon laissé par un autre pêcheur dans la bouche de quelque brochet – ou, pire, de le découvrir au plus profond du tronc d’un vénérable pin ; il estime qu’une telle découverte, en ce lieu, risquerait de lui faire le plus grand mal. Peu après le décollage de l’avion qui l’emmenait dans le Minnesota, l’hôtesse de l’air lui fit cadeau d’un beau carton blanc contenant un gâteau d’anniversaire. Son nom était très visiblement porté sur le carton, et l’hôtesse lui assura qu’il n’y avait pas d’erreur ; toujours est-il que ce n’était pas son anniversaire. Survolaient-ils Rochester en ce moment, ou quelqu’autre univers dans lequel c’était son anniversaire ? Après l’atterrissage, il abandonne le gâteau dans une consigne automatique sans même l’avoir goûté. En ce moment même, peut-être, un inconnu venu de terriblement loin s’approche-t-il de cette consigne, muni de la bonne clef. Il faut constamment lutter pour s’astreindre à utiliser ces symboles, ces mots, pour ne pas laisser ces autres symboles envahir ces pages. Depuis, Truesdale a mis le gâteau dans un poème, ou plutôt, pour le citer : « Il y avait un poème dans lequel il semblait y avoir une place pour ce gâteau, et pour rien d’autre. » Le poème entier est tout vibrant de ce gâteau, Mais que trouvera-t-on en ouvrant le compartiment de la consigne automatique ? Borges nous aurait-il donné un univers où il est possible, comme on dit en anglais, de manger son gâteau tout en le conservant ? Ou, mieux encore, un univers où il est possible de garder le gâteau tandis qu’un autre (un autre « soi » ?) le mange ? En ce moment même, peut-être, « C.W. Truesdale » ou « Jorge Luis Borges », énorme, hirsute et affamé comme un loup, ouvre-t-il la consigne. J’imagine volontiers que le gâteau n’a rien perdu de sa fraîcheur. Il est décoré d’une série de symboles sans pareils ; comme le gâteau lui-même, ils sont sucrés et parfaitement comestibles. Ce n’est pas davantage mon anniversaire, je sais, mais quel mal y aurait-il à en goûter juste un petit morceau ?
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
« Frank Kafka » by Jorge Luis Borges.
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© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.