LES HABITANTS DE NULLE PART
Par Robert M. Green
Dans les immeubles modernes, les cages d’escalier et les appartements se ressemblent tellement, sans parler des intérieurs, qu’on craint parfois en se trompant de porte de s’installer chez le voisin sans même s’en apercevoir. Mais si, au lieu d’avoir des voisins de palier, vous avez des voisins de dimension, alors vous risquez vraiment de vous perdre.
TOUS les soirs, à six heures, John Jackson rangeait sa voiture dans le parking et faisait le compte des avantages dont il jouissait. C’était pour lui une sorte de rite, une digue qu’il élevait contre la panique.
« De l’eau chaude à volonté au compte du propriétaire », commença-t-il en levant les yeux vers le sinistre ensemble qu’il appelait, avec une gaieté sans joie, « la maison »… six immenses fourmilières quadrangulaires, abritant quelque 16 000 âmes (la population d’une florissante ville de la prairie) sur une surface atteignant à peine trois hectares. « Magasins, cinémas, services publics à portée de la main, pour ainsi dire », poursuivit-il. Il dirigea son regard vers le quinzième étage de la troisième ruche en partant de la gauche. Dans la rangée de fenêtres identiques, quatre donnaient sur l’appartement étriqué comportant salle de séjour-chambre à coucher-cuisine, dans lequel sa femme, ses deux filles, son chien et lui vivaient à l’abri des regards des 15 996 autres abeilles tout aussi mal loties.
« Pas d’entretien, pas de toit à réparer ; pas de travaux de peinture ; pas de plâtrages », compta-t-il. Parmi toutes ces fenêtres, quelles étaient les quatre qui constituaient son foyer ? Jamais il n’avait pu le dire. La chambre à coucher devait être la septième ou la huitième fenêtre à partir du coin sud-ouest. Peut-être…
Il entra comme un bon soldat dans son vestibule et prit l’ascenseur de droite. Celui de gauche ne semblait jamais être en état de fonctionnement lorsqu’il s’agissait de lui. La première fois qu’il y avait mis les pieds, il avait monté, monté… pendant des heures, avait-il semblé, mais lorsque la porte de la cabine s’ouvrit, il se trouvait au sous-sol. La seconde fois, l’engin était demeuré bloqué entre le neuvième et le dixième étage. Depuis, en dépit des quolibets qui s’abattaient sur lui de tous côtés, John demeurait fidèle à l’ascenseur de droite.
Dans la mesure de ses moyens, celui-ci se comportait aussi bien qu’on pouvait l’espérer. Avec son habituelle expression résignée, teintée d’une imperceptible touche de désespoir, John pressa le bouton 15 et regarda la porte de la cabine se refermer sur lui. Dès lors il se trouvait complètement à la merci des galopins crasseux et malveillants qui semblaient toujours hanter l’ascenseur à cette heure du jour. Peut-être y vivaient-ils ?
Parfois les jeunes sacripants appuyaient sur tous les boutons et descendaient au premier arrêt. Résultat, l’appareil s’arrêtait ensuite à chaque étage et la porte de la cabine s’ouvrait pour livrer passage à d’invisibles occupants.
Ce soir, ils n’avaient pressé que les boutons pairs qui se trouvaient alignés sur une seule rangée verticale. Puis ils retinrent l’appareil au quatrième étage pendant vingt minutes environ, tandis qu’ils sortaient de la cabine avec des rires qui montraient à quel point la farce semblait pleine de sel. John ne pouvait estimer leur nombre. À première vue, il aurait dit environ 12 1/2. Deux parmi les plus petits semblaient pourvus d’antennes. L’ascenseur n’était pas très bien éclairé.
John était seul à présent. L’ascenseur s’éleva paresseusement jusqu’au sixième étage et la cabine s’ouvrit comme pour dévoiler à ses yeux éblouis toutes les splendeurs du palier. John eut tout le temps de rassasier ses yeux de ses beautés. À vrai dire, il n’y avait pas de quoi tomber à la renverse…
Il eut également le loisir de se documenter, autant que le lui permit une lumière exagérément parcimonieuse, sur les paliers respectifs des huitième, dixième, douzième et quatorzième étages. Ils différaient essentiellement du sixième par l’altitude, qui était probablement supérieure. C’est du moins ce qu’on pouvait logiquement penser. Il trouvait une grande consolation à ses malheurs dans le fait que sa progression, si elle était lente, le rapprochait du but avec constance. Certains jours, il lui était arrivé de faire le trajet plusieurs fois sans escales, si bien qu’au bout d’un moment il ne savait plus s’il montait, descendait ou se déplaçait latéralement. Il arrivait fréquemment qu’à mi-chemin, un conflit parût surgir entre la cabine et la machine qui lui communiquait le mouvement. À ces moments-là, on eût pu croire que l’appareil avait des velléités de se retourner comme un gant ou de s’échapper d’un seul bond dans la quatrième dimension.
Il eût été bien incapable de dire le temps qu’il lui fallut pour atteindre le quinzième étage : beaucoup moins long, sans doute, qu’il ne lui avait semblé.
Quoi qu’il en soit, lorsqu’il mit le pied sur le palier, au lieu de ressentir un certain – et combien légitime – soulagement, il se vit soudain la proie d’un immense et incompréhensible désarroi. Il s’était trompé de quinzième étage. Ou bien peut-être il était sur le bon quinzième étage, mais n’était pas le véritable John Jackson.
Cette impression, il l’avait déjà ressentie. Et qu’en était-il advenu ? Rien du tout.
Il se dirigea vers son appartement, qui était le 15-A, et demeura un instant devant la porte, écoutant, comme il l’avait fait en d’autres occasions, un piano égrener les notes de Mon île aux rêves d’or et quelquefois de Ohio mon beau pays, mais toujours à grands renforts de pédale et de martellements tonitruants.
Il haussa les épaules, ouvrit la porte et sous ses yeux se déployèrent les splendeurs standardisées de son appartement – sans piano. Sa femme occupait à elle seule tout l’espace disponible dans la microscopique cuisine. Ses filles (âgées respectivement de onze et douze ans) se chamaillaient à pleins poumons, comme à l’accoutumée, sur l’unique sofa et, quelques centimètres plus loin, la « Chose » beuglait à pleine puissance un quelconque dialogue de western, sans qu’il fût possible de discerner s’il s’agissait d’adultes ou d’enfants en bas âge ; nul d’ailleurs ne s’en souciait.
John prépara les rafraîchissements. Puis après avoir, comme à l’habitude, écrasé au passage la queue du chien, il se fraya un chemin jusqu’aux quelques centimètres carrés qui lui étaient réservés sur le sofa et s’assit, les yeux dans le vide, en essayant de s’imaginer qu’il se trouvait en état d’apesanteur dans l’espace.
Il fallut une bonne demi-heure à ses filles pour se mettre d’accord sur les termes d’un raisonnable armistice, après quoi sa femme lui fit un exposé d’une heure, fort complet d’ailleurs, sur les tourments qu’endurait l’infortunée ménagère contrainte de se pencher sur son fourneau tout le long du jour.
Après avoir été chassé pour la troisième fois des genoux de John, le chien se résigna à l’inévitable et s’endormit.
Quelqu’un coupa la Chose.
Pour lors, le second verre avait commencé à produire son effet.
Et alors, par l’effet d’une alchimie purement magique, femme, filles et chien se transformèrent en des créatures qu’il aimait.
Soudain la porte d’entrée s’ouvrit d’une violente poussée. Une fillette dodue, aux dents proéminentes, âgée d’environ sept ans, montra sa physionomie ahurie.
Immobile sur son sofa, John la contemplait, attendant que quelqu’un d’autre prit l’initiative de dire quelque chose ou de faire quelque chose.
La fillette lui rendit son regard.
« Où est le piano ? s’enquit-elle.
— Tu n’es pas un petit peu folle ? demanda John Jackson qui se repentit immédiatement de son accueil bourru. Je voulais dire simplement : où pourrions-nous loger un piano ?
— Qui êtes-vous ? interrogea la fillette.
— Question très pertinente, dit John, s’efforçant d’être aimable. J’allais justement te poser la même !
— Où sont passés mon papa et ma maman ? demanda la fillette. Que faites-vous ici, dans mon appartement ?
— Oh ! je vois, dit la femme de John, la pauvre petite a dû se tromper d’appartement.
— Je ne voudrais pas me livrer à un jugement prématuré, dit John, nous pourrions peut-être tirer à pile ou face. Ici on n’est jamais sûr de rien. Qui pourrait affirmer que ce n’est pas nous qui nous trompons ?
— Je ne tirerai pas à pile ou face ! dit la fillette. Mon papa paie son loyer ici !
— Je sais, dit la fille de onze ans. Elle s’est trompée d’étage en prenant l’ascenseur !
— Pas du tout ! dit la fillette. Je suis sortie au même étage que d’habitude : au quinzième.
— Eh bien, dit la fille de onze ans, tu t’es peut-être trompée de porte. Quel est le numéro de ton appartement ? 15-B ?
— Non, dit la fille de douze ans. Il y a erreur, elle n’habite pas sur ce palier. Je connais tout le monde dans cet étage, et c’est la première fois de ma vie que je vois cette petite fille !
— Peuh, dit la fille de onze ans, c’est pas vrai que tu connais tout le monde au quinzième étage. Tu ne connais pas Mr. Potwin, parce qu’il s’en va tous les matins à six heures et qu’il ne revient jamais qu’après six heures du soir. Alors, comment tu pourrais le connaître ?
— Et c’est Mr. Potwin, ça ? demanda la fille de douze ans en montrant la fillette. D’ailleurs, je connais Mr. Potwin, parce que je me suis levée très tôt un matin et que j’ai regardé, et alors je l’ai vu.
— Comment tu as su que c’était Mr. Potwin si tu ne l’avais jamais… »
John Jackson eut beaucoup de peine à supprimer un léger trémolo dans sa voix.
« Mr. Potwin a une tête chauve et ronde avec une corne au milieu. Il porte des épines empoisonnées et ses yeux émettent des rayons gamma mortels. Il est tout vert à l’exception de son buste qui est invisible. La première d’entre vous qui se permettra d’émettre le moindre mot de nature à alimenter cette controverse sera conduite à la chambre de Mr. Potwin, et y sera laissée pour être dévorée toute crue…
— Mais elle a dit…
— … Pour être dévorée, as-tu compris ? »
La femme de Jackson se tourna vers la petite étrangère et dit :
« Mr. Jackson est toujours très fatigué à cette heure. Il semble incapable de faire face aux événements. N’aie pas peur de lui.
— Ben, dit la fillette, vous pensez bien que je n’ai pas cru un mot de cette stupide histoire d’homme vert. Mais je voudrais bien qu’on me dise où se trouvent mon papa et ma maman… Êtes-vous de mauvaises gens ? »
John Jackson se dirigea vers la micro-cuisine, se versa une large rasade de whisky et l’avala d’un trait. Puis, étant un compteur invétéré, il se mit à compter sur ses doigts (pouces y compris). En arrivant à dix, il fut conscient de fragments de mélancolie dépouillant le bulbe de sa vie, comme la pelure quitte l’oignon, laissant à leur place des grains de joie pure. Après avoir dépassé dix, il se sentit envahi d’une luminescence intérieure. À la force du poignet, il réussit à produire une espèce de sourire.
« Écoute-moi, petite fille, dit-il presque avec gentillesse. Nous sommes ici au 15-A. C’est le seul appartement 15-A dans l’immeuble. Par la volonté du Très-Haut, c’est le seul appartement 15-A dans l’immeuble.
— Naturellement, dit la fillette. Je le sais bien, puisque j’habite au 15-A.
— Ohohoho, dit la femme de John. Je comprends maintenant. Elle s’est trompée d’immeuble. Ils se ressemblent tous. Tu te souviens du jour où je suis allée par erreur au bâtiment 35 ? Ici, c’est le bâtiment 55, ma petite fille, le 55 de Watkins Avenue.
C’est exact, petite fille », dit John Jackson. Toujours empourpré par le sentiment de la victoire qu’il avait remportée dans l’affaire du sourire, il poursuivit son avantage et tenta un petit rire. On pouvait du moins en dire ceci, qu’il se distinguait nettement du grognement. « Où habites-tu ? Dans le bâtiment 35 ? Dans le 85 ? Ils se ressemblent tous. Il est possible qu’on les ait construits exactement à la même place en leur donnant des numéros différents, pour mystifier les démarcheurs d’assurances. »
La fillette ouvrait maintenant des yeux horrifiés. Elle recula d’un pas.
« Vous êtes un méchant homme, dit-elle.
— Certainement pas ! dit Jackson.
— Si, vous l’êtes ! dit la fillette en faisant un nouveau pas en arrière.
— Dieu du ciel ! s’écria John Jackson avec une douceur écœurante, nous n’arriverons à rien de cette façon. Je ne suis pas un méchant homme. Je ne suis pas toujours un saint, mais pas mauvais dans le fond. Quelqu’un a même suggéré un jour que j’avais un cœur d’or. Quoi qu’il en soit, tout ce que je veux en réalité, c’est te remettre saine et sauve entre les mains de ton papa et de ta maman. Réfléchis bien, ma chérie, et dis-moi si tu peux te souvenir du numéro de ton bâtiment. »
La petite fille se mit à pleurer. « J’habite dans ce bâtiment. C’est le numéro 55 et l’appartement 15-A, et je le sais bien, car maman me le fait toujours répéter au cas où je me perdrais. »
La fille de onze ans dit : « Je parie que j’ai trouvé. Je parie qu’elle habite au numéro 55 dans une autre rue.
— Il faudrait être complètement idiot, dit la fille de douze ans. D’ailleurs ça ne m’étonnerait pas de toi !
— Oh ! tais-toi », dit la fille de onze ans qui poussa la fille de douze ans sur le chien, lequel poussa un piaillement.
« Rentrez toutes les deux dans votre chambre immédiatement, dit Jackson, et plus vite que ça ! »
Il vit les fragments de mélancolie venir se reposer derechef sur les quelques grains de joie, tandis que les filles se retiraient bruyamment dans leur chambre en protestant de concert.
« À présent, dit John Jackson, en s’adressant à la petite fille, examinons cette proposition, toute stupide qu’elle puisse paraître à la surface.
— J’habite au 55 Watkins Avenue, dit la fillette d’un ton boudeur.
— Le diable t’emporte… écoute, petite fille, nous sommes ici au 55 Watkins Avenue et ici, c’est l’appartement 15-A, et que la peste m’étouffe si tu habites ici !
— Ça m’est égal, sanglota la fillette, c’est moi qui habite ici, et pas vous, et le nom de mon papa est Georges Street, et mon numéro de téléphone…
— Aha… », dirent d’une seule et même voix Jackson et sa femme.
Cette dernière gagna la course à l’annuaire. « Street, dit-elle. R… S… Sk, Sm, Ste, Stu, Stre, Street William… Street George ! 55 Watkins Avenue !
— 55 Watkins Avenue, dit John Jackson. Peut-être mais pas appartement 15-A. Et je le regrette. J’ai horreur des solutions boiteuses. Il n’y a vraiment pas de mystère dans ce monde quotidien ! »
Il forma le numéro de George Street. Une voix de femme répondit. À l’arrière-plan, un piano jouait Mon île aux rêves d’or à grand renfort de pédale et de martellement tonitruants.
« Mrs. Street ?
— Oui !
— J’ai ici une petite fille qui prétend que vous êtes sa mère, non pas que je doute de sa parole, comprenez-moi bien, mais il semble y avoir une certaine confusion à propos des appartements, c’est-à-dire, quelqu’un semble s’être trompé d’appartement, et je suis sûr que ce n’est pas moi.
— Qu’est-ce que vous me racontez là, pour l’amour du ciel ? Pourquoi Mary n’est-elle pas rentrée ? Elle aurait déjà dû avoir dîné.
— Pour vous dire la vérité, elle est aussi anxieuse de rentrer que vous l’êtes de la voir près de vous… et mon anxiété est la même que la vôtre. Il me semble qu’il y a comme un défaut quelque part.
— Est-ce que vous téléphonez d’un immeuble faisant partie de l’ensemble de Watkins Avenue ? demanda la voix de Mrs. Street.
— Oui.
— Dans ce cas, elle trouvera son chemin toute seule. Nous habitons au 55.
— Pardonnez-moi. Ma question va sans doute vous paraître sotte. Quel appartement occupez-vous ?
— Le 15-A. Mary le sait très bien.
— Mrs. Street, je m’appelle John Jackson. J’habite l’appartement 15-A au 55 Watkins Avenue. C’est là que se trouve votre fillette en ce moment. Maintenant dites-moi ce que vous en pensez. »
On entendit un cri provenant de la chambre à coucher. La fille de onze ans disait à la fille de douze ans : « C’est à moi, donne-le-moi », et la fille de douze ans répliquait d’un ton définitif : « C’est pas vrai… c’est moi qui l’ai vu la première… »
John Jackson dit à sa femme : « Va faire un tour là-dedans avec un nerf de bœuf.
— Vous fouettez ma fille avec un nerf de bœuf ? demanda la voix de Mrs. Street.
— Pas question ! dit Jackson. J’ai bien assez des miennes. Tenez, parlez à votre fillette. »
Mary nasilla dans le téléphone. « C’est un méchant homme. Pourquoi n’es-tu pas ici, maman ? Je suis rentrée à la maison et tu n’étais pas là. »
John Jackson lui arracha le récepteur et cria : « Je ne suis pas un méchant homme. »
Il y eut soudain un silence de mort, tel qu’il s’en produit parfois dans certains repas, au moment précis où l’on confie à l’oreille du voisin que l’hôtesse de céans est une haridelle.
Une voix de basse se fit entendre par la conduite du radiateur menant à l’appartement du dessous.
« De quoi suis-je fait à ton avis, bougre d’idiote : d’argent ? »
Et un gémissement de femme : « Non, non, ne me bats pas. »
John Jackson sourit et regarda sa montre. « Six heures et demie pile, dit-il. Les Blemish sont exacts. »
Un rire lui parvint à l’autre bout du fil. « Oui, dit Mrs. Street, il lui tape toujours dessus à six heures et demie précises.
— À sept heures dix, il commence à lui jeter des bouteilles à la tête, dit John Jackson.
— Et elle appelle la police à sept heures vingt-cinq, dit Mrs. Street.
— Sept heures et demie, dit John Jackson.
— Sept heures vingt-cinq ! dit Mrs. Street. Que savez-vous des Blemish ?
— Nul ne peut vivre au-dessus des Blemish sans connaître pas mal de choses sur leur compte.
— Et vous vivez au-dessus des Blemish ?
— Directement.
— Oh ! ma tête…!
— Laissez-moi parler à ma maman, méchant homme, cria la petite Mary.
— Est-ce que cette petite fille est toujours-là ? demanda la voix de la fille de onze ans de l’intérieur de la chambre. Pourquoi nous ne pouvons pas sortir ?
— Allez-vous vous taire ? fit Mrs. Jackson. Votre père téléphone.
— Si vous vivez réellement au-dessus des Blemish, dit Mrs. Street, la situation est grave. Je vous en prie, prenez soin de notre petite fille !
— C’est facile à dire, dit John Jackson.
— Je vous ai dit de me laisser parler à ma maman. Je vais vous donner des coups de pied ! dit la fillette.
— Pourquoi faut-il que je reste enfermée avec cette petite imbécile ? geignit la fille de douze ans.
— Sois sage, dit la femme.
— Elle aime le lait et les tomates, dit Mrs. Street, mais elle a horreur des choux. Elle a rendez-vous avec le médecin des enfants mercredi prochain. Le docteur Hemphill, Ridge Street. Elle ne fera pas de difficultés si vous lui promettez un paquet de bonbons lorsqu’elle rentrera.
— Je connais quelque chose sur son caractère, dit John Jackson, elle menace de donner des coups de pied aux gens. Je vous donne le renseignement pour ce qu’il vaut : j’ai tendance à rendre.
— Vaudrait mieux pas, dit la fillette.
— Je ne sais que faire ! dit Mrs. Street.
— Oh ! maman, geignit la fille de douze ans, regarde ce qu’elle a fait à ma robe. Je crois que je vais la tuer, vraiment !
— Écoutez, Mrs. Street, dit John Jackson. Franchement, ne croyez-vous pas que nous nous montrons défaitistes dans cette affaire ? Il y a sûrement une solution.
— Vous n’avez donc pas de devoirs à faire ? demanda la femme de Jackson aux filles enfermées dans la chambre.
— Je pourrais appeler la police, dit Mrs. Street.
— Je me demande si c’est bien un travail pour un policeman !
— Le policeman, il va vous arrêter ! dit la fillette.
— Comment je peux faire mes devoirs si elle prend tous mes crayons ? dit la fille de douze ans.
— Je pourrais peut-être prévenir le préposé à l’entretien, dit John Jackson, je vous rappellerai. »
Il raccrocha.
La femme de John dit : « Si vous ne cessez pas de vous disputer, je vais vous faire fouetter par votre père. Vous n’êtes pas encore trop vieilles pour être fouettées.
— Qui l’est ? interrogea John Jackson. Ou trop jeune si l’on préfère. » Il braqua sur la fillette un long regard significatif. Elle baissa la tête.
John Jackson appela Slath, le préposé à l’entretien, qui vivait dans une pièce non loin du chauffage central. Slath avait des sourcils noirs et broussailleux, un rictus perpétuel et il sentait le soufre. Il portait hiver comme été un immense chapeau et une salopette beaucoup trop grande.
« Slath, demanda John Jackson, qui habite dans l’appartement 15-A de cet immeuble ?
— C’est vous, Mr. Jackson. » La voix de Slath était mielleuse.
« Est-ce à maman que vous parlez ? demanda la fillette.
— Slath, dit John Jackson, le nom de George Street vous dit-il quelque chose ? Ne mentez pas. »
John Jackson crut entendre comme un craquement soyeux dans l’écouteur.
« Je suis très occupé en ce moment, dit Slath. Si vous avez une réclamation à formuler, adressez-vous plutôt au bureau de location. »
Slath raccrocha.
« Tu ferais bien de faire manger les filles, dit John Jackson, c’est la seule façon d’obtenir la paix.
— Il n’y a pas grand-chose à manger. Qu’allons-nous faire de la fillette ? »
John Jackson soupira. « Je suppose que tu as préparé quelque chose pour moi. Je crois que je me contenterai de whisky. Donne-lui mon dîner, à condition qu’il ne comporte pas de choux. Elle a horreur des choux.
— Je déteste aussi les poissons, dit la fillette, en particulier les yeux. Et je déteste le fromage bleu avec de la croûte dessus. »
Le téléphone sonna.
« Ici la police, dit une voix nasillarde.
— Venez me chercher ! dit John Jackson d’une voix aiguë, vous ne me prendrez pas vivant ! » Il rit comme un fou et raccrocha.
La fille de onze ans sortit de la chambre en sanglotant et trébucha sur le chien. La fille de douze ans surgit immédiatement après et trébucha à son tour sur sa sœur et l’animal. John ne put déterminer lequel des trois atteignit le maximum de décibels en intensité sonore.
« Elle a pris mon bonbon dans mon tiroir, hurlait la fille de douze ans.
— Ce n’est pas vrai. Je ne l’ai même pas vu, braillait la fille de onze ans.
— Yip yip ! criait le chien.
— Il va me mordre ! » geignait la fillette. Le téléphone sonna.
« Ici Mrs. Blemish, se plaignit la voix du dessous. Je ne sais pas ce que vous manigancez là-haut pour faire un tel vacarme, mais j’aimerais bien que vous vous arrêtiez. J’ai une de ces migraines !
— Mrs. Blemish, dit John Jackson, si mes renseignements sont exacts, votre mal de tête va sérieusement empirer dans une demi-minute environ. Il est près de sept heures dix, c’est le moment pour vous, vous savez bien, de recevoir une bouteille sur le crâne. »
Il reposa brutalement le récepteur.
« John, tu n’aurais pas dû », dit sa femme. Mais elle se mit à rire. Elle se tourna vers les filles qui se remettaient de la récente catastrophe. « Prenez chacune dix cents et courez jusqu’au magasin. Là-bas, vous pourrez vous battre !
— Vont-elles ramener des bonbons ? demanda la fillette.
— Tiens, dit Jackson à la fillette, voici dix cents.
— Suis-les. Si ma femme adopte les expédients mercenaires pour obtenir le calme, pourquoi pas moi ?… Non, attendez une minute ! Que personne ne bouge ! »
Une ampoule électrique portant le mot « idée » en lettres de feu venait d’apparaître au-dessus de sa tête. Personne ne le remarqua, d’ailleurs, car le téléphone profita de ce moment pour sonner une fois de plus.
« Écoutez-moi, gros malin, ici Blemish. Encore un mot d’esprit et je monte là-haut pour vous…
— Ce ne sera pas facile, Blemish. Vous savez, tous ces cafards qui montent sans cesse de votre appartement… je leur fais faire l’exercice toutes les nuits… et je les arme. Au premier geste hostile de votre part, je les fais descendre en rangs serrés, en colonnes par quatre, baïonnette au canon, hune, deuss… hune, deuss…
— Dites donc, vous… » John Jackson raccrocha.
« Maintenant écoutez-moi, tous ! Moi, John Jackson, je vais acheter les bonbons. Seule la petite fille m’accompagnera.
— C’est pas juste ! geignit la fille de douze ans.
— Mais maman a dit…, geignit la fille de onze ans.
— Oui, dit la fille de douze ans en montrant la fillette, il faut qu’elle s’en aille !
— Ligote-les, bâillonne-les, pends-les par les pouces si c’est nécessaire », dit John Jackson à sa femme.
Il prit la petite fille par la main et se dirigea vers la porte. La lampe électrique demeurait au-dessus de sa tête, mais personne ne la vit.
Il pressa le bouton de l’ascenseur. Ce fut le bon qui se présenta, et la petite fille résista lorsqu’il voulut la faire entrer dans la cabine.
« Maman me dit d’attendre toujours l’autre ascenseur, celui-ci est fou.
— Pas lorsque je suis là, dit John. Il m’aime bien, je suis magicien. »
Elle consentit à pénétrer dans la cabine, mais ses yeux demeuraient furtifs.
Ils atteignirent le premier étage sans rencontrer aucun des enfants crasseux qui habitaient normalement l’ascenseur. Puis John pénétra dans le hall où était affiché le tableau des locataires. Dans la colonne des « S », il trouva Street George – 15-A. Dans la colonne des « J » il trouva Jackson John – 15-A.
L’ampoule qui se trouvait au-dessus de la tête de John portait maintenant le mot inspiration au lieu d’idée. Il ramena la fillette vers les ascenseurs. Celui de gauche et celui de droite attendaient, bien sagement. John indiqua celui de gauche.
« Tout le monde à bord ! dit-il, voici tes dix cents. Tu n’as plus besoin de bonbons maintenant.
— Si, j’en veux, dit la fillette. Vous avez dit…
— J’avais eu une idée, dit John Jackson. J’ai pensé appeler ta mère depuis la boutique de bonbons. Je l’aurais invitée à venir nous rejoindre. Je ne sais pas. Je me demande si ça aurait marché. Que ce serait-il passé si elle était venue et que nous n’y soyons pas. Ou encore si nous y étions et que nous ne soyons pas nous ? »
La fillette parut intriguée mais point déconcertée.
« Et si mon papa vous avait vu en compagnie de ma maman. Il est très jaloux, mon papa !
— Au revoir, petite fille », dit John Jackson, en la poussant dans l’ascenseur. Elle pressa son bouton. La porte se referma derrière elle, et l’indicateur montra que sa cabine montait. John Jackson attendit qu’elle se fût arrêtée sur le 15, puis il pénétra dans la cabine de droite, où il faillit piétiner une congrégation d’environ 17,4 petits monstres qui le regardèrent par-dessus leurs sucettes, bulles de chewing-gum et antennes. Nul doute qu’ils ne vissent le meurtre inscrit dans ses yeux, noir sur blanc. Ils le laissèrent monter sans escale jusqu’à son étage.
Il se dirigea vers son appartement, conscient que celui-ci était bien son quinzième étage.
Lorsqu’il fit halte devant la porte, il n’entendit pas s’égrener les notes du piano. Il entra et s’assit à la table du téléphone.
« Où sont les bonbons ? demanda la fille de douze ans.
— Mumumum.
— Mais tu avais promis…, commença la fille de onze ans.
— Regardons la télévision », dit la fille de douze ans, qui était d’un an plus rusée.
Mrs. Street répondit au téléphone. À l’arrière-plan, quelqu’un jouait Ohio mon beau pays sur le piano. À grand renfort de pédale et de martellements tonitruants.
« Oui, dit-elle, Mary est rentrée. N’essayez pas d’expliquer. Je suis sûre que je ne comprendrais pas. Mon mari refuse absolument d’aborder la question.
— Au revoir, Mrs. Street », dit John Jackson. Mais c’était plutôt un adieu.
Le téléphone sonna : c’était Slath.
« Écoutez, Mr. Jackson, dit la voix mielleuse. Il s’agit de ce petit imbroglio… cette histoire Street… Je pourrais peut-être vous expliquer.
— N’en faites rien ! dit John Jackson. Je ne sais si je serais capable d’admettre que vous me donniez une explication plausible. Mais si nous parlions des Blemish… vous ne pourriez me donner aucun éclaircissement plausible, n’est-ce pas ?
— Vous aimeriez bien savoir, hein ? » dit Slath. Le tonnerre gronda à l’horizon du côté du sud. Slath raccrocha.
John ouvrit le journal à la page des annonces immobilières.
« Les maisons particulières ont des pelouses qu’il faut tondre, murmura-t-il.
— Et des allées qu’il faut ratisser, dit sa femme.
— Les brûleurs à mazout sont sujets aux courts-circuits, dit John.
— Les chaudières à charbon doivent être secouées à six heures du matin, dit sa femme, et il n’y a jamais assez de place pour mettre les cendres.
— Sans parler du chauffe-eau insuffisant qui vous laisse en panne en plein milieu de votre douche, dit John. Tiens, voici une maison qu’on pourrait acheter pour 14 000 dollars. On ne parle pas du mode de paiement. »
Il se dirigea vers le téléphone.
Traduit par PIERRE BlLLON.
No place like where.
Mercury Press, Inc. 1964. Reproduit du Magazine of Fantasy and Science Fiction.
© Nouvelles Éditions Opta, pour la traduction.