LA MAISON BISCORNUE
Par Robert Heinlein
Dans le charmant tableau de la vie quotidienne en banlieue quadridimensionnelle qu’on vient de lire, la rareté des terrains à bâtir et un sordide souci d’économie avaient poussé le promoteur à tirer le meilleur parti de l’espace. C’est le souci de la modernité qui pousse ici l’architecte de Robert Heinlein à construire une villa-tessaract.
DANS le monde entier on dit que les Américains sont fous.
Ils sont les premiers à le reconnaître mais déclarent en général que c’est la Californie qui est le foyer majeur de l’infection. Les Californiens, eux, affirment que leur mauvaise réputation provient principalement des agissements des habitants du comté de Los Angeles. Quant à ces derniers, ils reconnaissent les faits, tout en alléguant à titre de circonstances atténuantes : « C’est la faute d’Hollywood. Nous n’y pouvons rien. Hollywood est un chancre qui a poussé indûment sur notre sol. »
Mais les habitants d’Hollywood s’en moquent et même en tirent une certaine fierté. Et si vous êtes intéressé, ils vous conduisent jusqu’à Laurel Canyon, là où se concentre le sommet de leurs excentricités.
Lookout Mountain Avenue est le nom de l’une des artères de Laurel Canyon – une artère dont même les autres résidents préfèrent ne pas entendre prononcer le nom. Au numéro 8775 habite Quintus Teal, diplômé d’architecture.
Les constructions de la Californie du Sud ont un caractère à part. On vend les hot-dogs dans des édifices en forme de saucisse, et ceux qui débitent les ice-creams ressemblent à de gigantesques cornets de glace. Et le tout est à l’avenant, pour, l’amusement du touriste, sans que les natifs y voient la moindre singularité.
Mais Quintus Teal considérait les tentatives de ses confrères comme parfaitement banales, bornées et tâtonnantes.
« Qu’est-ce qu’une maison ? demanda Teal à son ami Homer Bailey.
— Oh ! dit l’autre d’un ton prudent, en gros, j’ai toujours considéré ça comme un truc pour se mettre à l’abri de la pluie.
— Peuh… une définition aussi sotte que les-autres !
— Je n’ai pas dit qu’elle était complète.
— Complète ! Il ne s’agit pas de ça : elle est surtout en dehors de la question. À ce compte-là pourquoi n’habitons-nous pas encore dans des cavernes ? Mais je ne te blâme pas, ajouta Teal avec magnanimité, même nos grands spécialistes en architecture ne sont pas plus avancés. Parlons-en ; de l’école moderne ! Qu’est-ce qu’ils ont fait d’autre que de passer du style gâteau viennois au style station-service, avec chromes et néons dans le décor ? Qu’est-ce qu’a Frank Lloyd Wright que je n’aie pas ?
— Des commandes, répondit son ami succinctement.
— Hein ? Quoi ? balbutia Teal, pris de court au milieu de son flot de paroles. Des commandes ?
— Bien sûr que je n’en ai pas. Et pourquoi ? Parce que, pour moi, une maison n’est pas une simple caverne capitonnée ; pour moi, une maison est une machine qui s’accorde à l’existence, un processus vital, un élément dynamique et vivant, qui change au gré de l’humeur de celui qui l’habite – et non un caveau de famille statique et mort. Devons-nous rester prisonniers éternellement des conceptions de nos ancêtres ? N’importe quel imbécile ayant étudié la géométrie peut dresser les plans d’une maison ordinaire. Mais est-ce à la géométrie euclidienne que doivent s’arrêter toutes les mathématiques ? Enfin, est-ce qu’il n’y a pas de place dans l’architecture pour le recours aux systèmes modulaires, à la stéréochimie, à l’homomorphologie, aux structures actionnelles ?
— Du diable si je le sais, rétorqua Bailey. Pour ce que j’en connais, tu pourrais aussi bien parler de la quatrième dimension que je n’y verrais pas plus clair.
— Et pourquoi pas ? Après tout pourquoi nous limiter aux…? (Teal s’interrompit et prit un regard lointain.) Dis-moi, Homer, je crois que tu as mis le doigt sur quelque chose. Pense à l’infinie richesse des rapports et des échanges qui auraient lieu dans une maison à quatre dimensions… »
Bailey se pencha et le secoua par le bras :
« Tu rêves, non ? Qu’est-ce que tu racontes ? C’est le temps qui est la quatrième dimension ; tu ne vas pas t’attaquer à lui.
— Bien sûr, le temps est une quatrième dimension. Mais je pensais à une quatrième dimension spatiale, analogue à la longueur, la largeur et la hauteur. Pour l’économie de matières premières et les facilités d’aménagement, ce serait le record. Sans parler du gain de place… on pourrait faire tenir une maison de huit pièces sur l’emplacement actuellement occupé par une maison d’une pièce. Comme un tessaract…
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Tu n’as jamais été à l’école ? Un tessaract est un hypercube, une figure carrée qui a quatre dimensions comme un cube en a trois et un carré deux. Tiens, je vais te montrer. »
— Teal se rendit dans la cuisine et en revint avec une boîte de cure-dents dont il répandit le contenu sur la table à côté d’eux, tout en repoussant négligemment des verres et une bouteille de gin presque vide.
« Maintenant, reprit-il, il me faudrait une sorte de pâte à modeler. (Il fouilla dans un tiroir et finit par en sortir une boule de terre glaise.) Voilà qui fera l’affaire.
— C’est pour faire quoi ?
— Tu vas voir. »
Teal détachait de petits morceaux de glaise qu’il façonnait entre le pouce et l’index, en forme de boulettes de la grosseur d’un petit pois. Il relia quatre d’entre elles en y plantant des cure-dents et en donnant à l’assemblage la forme d’un carré.
« Voilà, annonça-t-il. C’est un carré.
— Je m’en serais douté.
— Maintenant, fabriquons un autre carré identique, ajoutons quatre autres cure-dents pour servir de socles, et nous aurons un cube. »
Les cure-dents formaient désormais un petit cube, leurs extrémités soudées les unes aux autres par les boulettes de glaise.
« Maintenant, continua Teal, nous faisons un autre cube identique au premier, et les deux cubes représenteront deux des faces du tessaract. »
Bailey commença à l’aider à modeler les boulettes de glaise destinées au second cube, mais il fut bientôt distrait par le contact presque sensuel de cette matière docile sous ses doigts, et il se mit à la façonner selon sa fantaisie.
« Regarde, fit-il en montrant une petite figurine, une strip-teaseuse.
— J’aurais plutôt dit un Hercule de foire. Enfin passons. Sois sérieux et fais bien attention. Je soulève un coin de mon premier cube. J’y accole un des coins de mon second cube. Nous avons maintenant deux cubes juxtaposés par une arête commune. Je prends ensuite huit autres cure-dents, quatre pour relier les faces supérieures du premier et du deuxième cube, et quatre pour relier leurs faces inférieures, le tout obliquement. (Il joignait rapidement le geste à la parole.)
— Et tu prétends obtenir quoi ? demanda Bailey d’un air suspicieux.
— Un tessaract : huit cubes formant les faces d’un hypercube à quatre dimensions.
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Je ne vois toujours que deux cubes. Où sont les six autres ?
Essaie simplement d’utiliser ton imagination. Considère la face supérieure du premier cube par rapport à la face supérieure du second : cela te donne ton cube numéro trois. Idem pour les deux faces inférieures, puis les faces avant de chaque cube, leurs faces arrière, et enfin la face droite du premier par rapport à la face gauche du second, et vice versa. En tout, huit cubes. (Il en traçait les contours du doigt tout en parlant.)
— Oui, je vois ce que tu veux dire. Mais ce ne sont pas des cubes. Ce sont des… comment dit-on ?… des prismes. Ils sont complètement de travers, avec des faces en forme de parallélogramme.
— C’est parce que tu les regardes en perspective. Quand tu dessines un cube sur une feuille de papier, les faces latérales sont tracées obliquement, non ? À cause de la perspective. Eh bien, ici c’est pareil. Si tu regardes en trois dimensions une figure quadridimensionnelle, elle a l’air de travers. Mais en réalité tous ces cubes sont strictement identiques.
— À tes yeux, peut-être, mais moi je les vois toujours de travers. »
Ignorant ces objections, Teal poursuivit : « Maintenant imagine que tu as là la charpente d’une maison de huit pièces. Au rez-de-chaussée, il y a une pièce qui sert de débarras, de remise et de garage. À l’étage intermédiaire, six pièces assemblées : living, salle à manger, salle de bain, chambre à coucher, etc. Et à l’étage supérieur, enclos de toutes parts mais avec des fenêtres aux quatre murs, ton bureau. Voilà. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que la baignoire doit pendre au plafond du living ! Tes pièces sont complètement imbriquées les unes dans les autres.
— Seulement en perspective, rappelle-toi bien ça, seulement en perspective. Tiens, je te fais une autre démonstration pour que tu comprennes mieux. »
Teal fabriqua un nouveau cube à l’aide de ses cure-dents, puis cette fois il en exécuta un autre plus petit, composé de moitiés de cure-dents. Il fixa ce dernier exactement au centre du premier cube, en attachant les coins du petit cube à ceux du plus grand par des fragments de cure-dents.
« Désormais, dis-toi que le grand cube est ton rez-de-chaussée et le petit cube à l’intérieur ton bureau de l’étage du dessus. Les six cubes adjacents sont les différentes pièces. Tu comprends ? »
Bailey secoua la tête :
« Je continue à ne voir que deux cubes : un grand et un petit. Les six autres figures ont l’air de pyramides, cette fois, et non plus de prismes, en tout cas elles sont tout sauf des cubes.
— Mais je te répète que tu les vois sous une perspective différente. Tu ne peux pas te mettre ça en tête ?
— Peut-être bien ; en tout cas cette pièce à l’intérieur, tout ce que je vois c’est qu’elle est complètement entourée par les pyramides ou je ne sais quoi. Tu disais qu’elle avait des fenêtres aux quatre murs.
Mais elle les a. Elle a simplement l’air d’être entourée. C’est le grand principe de la maison-tessaract : toutes les pièces ouvrent sur l’extérieur, et pourtant chaque pièce a un mur mitoyen avec une autre. Et pour une maison de huit pièces on a simplement besoin des fondations correspondant à une seule pièce. C’est révolutionnaire.
— Tu es fou, mon vieux. On ne peut pas construire une maison pareille. Cette pièce à l’intérieur reste à l’intérieur, c’est tout. »
Teal regarda son ami avec une exaspération contrôlée :
« C’est à cause de types comme toi que l’architecte reste dans les limbes. Écoute-moi un peu : combien y a-t-il de faces dans un cube ?
— Six.
— Et il y en a combien à l’intérieur ?
— Aucune. Elles sont toutes à l’extérieur.
— D’accord. Bon, eh bien, c’est exactement la même chose pour un tessaract : il a huit faces (des faces cubiques et non plus des faces carrées), et elles sont toutes à l’extérieur. Maintenant regarde-moi. Je vais déployer le tessaract comme tu ouvrirais une boîte cubique ordinaire en carton, en abaissant ses coins jusqu’à ce qu’elle soit plate. De cette façon tu pourras voir les huit cubes. »
Il construisit avec adresse et rapidité quatre autres cubes qu’il empila en équilibre instable les uns sur les autres. Puis il compléta les quatre faces libres du second cube de la pile en y adjoignant quatre nouveaux cubes. La structure vacillait un peu mais elle tenait debout : huit cubes en double croix inversée, puisque les cubes supplémentaires étaient situés dans les quatre sens.
— Tu y vois plus clair maintenant ? demanda Teal. En bas tu as la pièce du rez-de-chaussée, les ; six autres cubes sont les pièces d’habitation, et tu as ton bureau tout en haut. »
Bailey observa la construction d’un air plus approbateur que les précédentes :
« Là au moins je m’y retrouve. Tu dis que ça aussi c’est un tessaract ?
— Un tessaract projeté en trois dimensions. Pour le reformer, il te suffit de joindre le cube du haut à celui du bas et d’imprimer une torsion aux cubes latéraux jusqu’à ce qu’ils entrent en contact avec celui du haut, et le tour est joué. Bien sûr, pour y arriver, il faut opérer à travers une quatrième dimension. Il n’est pas question de tordre ou de déformer aucun des cubes. »
Bailey étudiait attentivement la structure nouvellement obtenue :
« Dis-moi, si tu essayais d’oublier cette idée de replier ton truc dans une quatrième dimension – puisque de toute façon c’est impossible – et que tu construises tout simplement une maison sur ce modèle ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, c’est impossible ? Il s’agit d’un simple problème mathématique…
— Bon, ne t’emballe pas. C’est peut-être simple en termes de mathématiques, mais je ne te vois pas obtenir un permis de construction sur ces bases. Il n’y a pas de quatrième dimension ; oublie tout ça. Par contre une maison pareille… ça pourrait offrir des avantages. »
Pris au dépourvu, Teal examina son modèle : « Hmm… oui, tu as peut-être une idée. On pourrait avoir le même nombre de pièces tout en économisant autant d’espace au niveau des fondations. Et cet étage du milieu en forme de croix serait orienté nord-est sud-ouest, afin d’avoir un ensoleillement toute la journée dans chaque pièce. La pièce au centre se prêterait à l’établissement du chauffage central. On mettrait la salle à manger au nord-est et la cuisine au sud-est, avec de grandes baies vitrées dans chaque pièce. D’accord, Homer, je la construis ! Où la veux-tu ?
— Eh, attends un peu ! Je n’ai pas dit que je la voulais pour moi…
— Et pourquoi ? Ta femme désire bien une nouvelle maison, n’est-ce pas ?
— Mais elle veut quelque chose dans le style géorgien…
— Juste une idée comme ça. Les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent.
— La mienne, elle, le sait.
— Mais non, c’est simplement une idée qu’un architecte vieux jeu lui a mise dans la tête. Elle conduit bien une voiture du dernier modèle, elle porte les toilettes les plus à la mode ? Alors pour quoi habiterait-elle une maison dans le goût du XVIIIe siècle ? La maison à laquelle je pense ne sera même pas de notre temps ; elle sera l’image du futurisme. Elle sera le point de mire, tout le monde en parlera dans la ville.
— Eh bien… euh… il faudra que je lui soumette le projet.
— Absolument pas. On lui fera la surprise. Tiens prends encore un verre.
— De toute façon, on ne peut rien décider maintenant. Demain nous partons pour Bakersfield. J’ai un voyage d’affaires pour ma boîte.
— Et alors ? C’est juste l’occasion qu’il nous fallait. Ce sera une surprise pour elle à votre retour. Tu n’as qu’à me signer tout de suite un chèque, et plus de soucis pour toi.
— Quand même, je ne devrais pas faire une chose comme ça sans consulter ma femme. Elle ne sera pas contente.
— Dis donc, qui est-ce qui porte la culotte dans ton ménage ? »
Le chèque fut signé à mi-chemin de la deuxième bouteille.
Les choses vont vite en Californie du Sud. Les maisons normales se construisent d’habitude en l’espace d’un mois. Sous les directives passionnées de Teal, la maison-tessaract s’éleva de façon vertigineuse dans le ciel à peine en quelques semaines, pointant aux quatre coins de l’horizon son étage en forme de croix. Au début il avait eu quelques difficultés avec les inspecteurs du bâtiment, mais il les avait suffisamment arrosés pour qu’ils ferment les yeux sur une construction aussi excentrique.
Teal se présenta chez les Bailey le lendemain de leur retour (la chose était combinée d’avance). Il klaxonna et Bailey se montra sur le pas de sa porte :
« Pourquoi ne sonnes-tu pas ?
— Parce que je vous emmène. J’ai une surprise à vous montrer !
— Tu connais Teal, ma chérie », dit Bailey, mal à l’aise, à sa femme qui l’avait rejoint.
Mrs. Bailey eut un reniflement de mépris : « En effet, je le connais. Nous prendrons notre voiture, Homer.
— Mais certainement, chérie.
— Excellente idée, approuva Teal. Elle est plus rapide que la mienne, nous irons plus vite. C’est moi qui conduis, puisque je connais le chemin. »
Il arracha les clefs à Bailey, s’installa au volant et mit le moteur en marche avant même que Mrs. Bailey ait eu le temps de réagir.
« Ne vous en faites pas, je conduis comme un chef, assura-t-il à Mrs. Bailey, la tête tournée vers elle pour lui parler, tandis que la voiture descendait l’avenue et s’engageait dans Sunset Boulevard. La conduite, c’est juste une affaire de contrôle de soi et de capacité réflexe ; et, croyez-moi, ça me connaît. Je n’ai jamais eu un seul accident grave.
— Vous allez en avoir au moins un, fit-elle d’un ton acerbe, si vous ne consentez pas à regarder devant vous en roulant. »
Il voulut lui expliquer que la conduite d’un véhicule ne reposait pas sur la vision mais sur l’intuition, lorsque Bailey prit la parole :
« Alors, Quintus, où est-elle, cette maison ?
— Une maison ? demanda Mrs. Bailey d’un air soupçonneux. Quelle maison ? Homer, aurais-tu oublié de me mettre au courant de quelque chose ? »
Teal s’interposa en prenant le plus de gants possible :
« Oui, une maison, Mrs. Bailey. Et quelle maison ! Attendez seulement de l’avoir vue. C’est une surprise de votre mari…
— Je vois, dit-elle d’une voix menaçante. Et elle est de quel style ?
— Heu… ahem !… Un style nouveau, en quelque sorte. Quelque chose de très up-to-date, vous voyez. C’est en la regardant qu’on peut l’apprécier. Au fait, continua-t-il en se hâtant de changer de sujet, vous n’avez pas senti le tremblement de terre, cette nuit ?
— Le tremblement de terre ? Quel tremblement de terre ? Homer, il y a eu cette nuit un tremble ment de…?
— Oh ! rien qu’un petit, poursuivit Teal. Vers deux heures du matin. Je ne l’aurais même pas remarqué si je n’avais pas été éveillé. »
Mrs. Bailey fut prise d’un tremblement : « Oh ! quel horrible pays ! Tu entends, Homer ? Nous aurions pu être tués dans nos lits sans même nous en apercevoir. Je me demande vraiment pourquoi j’ai accepté de venir vivre ici.
— Mais, chérie, protesta Bailey, c’est toi qui as voulu habiter la Californie.
— Ça ne fait rien, c’est quand même ta faute. Après tout, c’est toi l’homme. Tu n’avais qu’à prévoir ce genre de chose. Quand j’y pense… des tremblements de terre !
— Justement, c’est un phénomène que vous n’aurez pas à redouter dans votre nouvelle demeure, Mrs. Bafley, déclara Teal, saisissant la balle au bond. Elle est absolument à l’épreuve des tremblements de terre. Chacune de ses parties est en parfait équilibre dynamique avec toutes les autres parties.
— Eh bien, je l’espère. Et où est-elle, cette maison ?
— Juste après ce tournant. Tenez, voilà l’enseigne. »
Ils approchaient d’un écriteau qui proclamait en grosses lettres :
LA MAISON DU FUTUR !!!
COLOSSALE – ÉTONNANTE – RÉVOLUTIONNAIRE
VENEZ VOIR COMMENT VIVRONT VOS PETITS-ENFANTS
Q. Teal, architecte
« Bien sûr cette pancarte sera retirée, ajouta-t-il en remarquant son expression, dès que vous aurez emménagé. »
Il stoppa la voiture et déclara triomphalement : « Voilà ! » tout en examinant leurs visages pour guetter leurs réactions.
Il y eut un silence estomaqué de la part de Bailey, une moue ostensible de mépris chez sa femme. Ils se trouvaient en face d’une simple masse cubique, dotée de portes et de fenêtres, sans la moindre adjonction architecturale.
« Teal, demanda Bailey lentement, qu’est-ce que tu as fabriqué ? »
Teal regardait la maison avec autant de stupéfaction qu’eux. Envolée la tour que boursouflait un premier étage proéminent ! Envolées, sans laisser aucune trace, les sept pièces qui étaient situées au-dessus du niveau du sol !
« Enfer et funérailles ! » geignit-il.
Il fit le tour de la maison mais en vain. Devant ou derrière, le spectacle était le même : les sept pièces avaient disparu. Seule subsistait cette unique et ridicule pièce du rez-de-chaussée, épousant le tracé des fondations.
« On me les a volées ! » s’exclama Teal.
Bailey l’arrêta et le prit par le bras :
« Volées ? Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce qui t’a pris de construire ça ? Ce n’est pas ce que nous avions dit.
— Mais je n’ai pas construit ça ! J’ai fait exactement ce que nous avions projeté : une maison de huit pièces en forme de tessaract projeté. J’ai été victime d’un sabotage. Ce sont mes concurrents, ça saute aux yeux. Ils étaient bien trop jaloux. Ils savaient que ce projet enterrerait tous les leurs !
— Quand es-tu venu ici en dernier lieu ?
— Hier après-midi.
— Et tout était normal ?
— Absolument. Les horticulteurs achevaient les plates-bandes. »
Bailey jeta un coup d’œil sur le jardin impeccablement arrangé :
« J’aimerais bien savoir comment on aurait pu démonter les sept huitièmes de la maison en une nuit sans toucher à un seul plant de fleurs. »
Teal regarda à son tour et fit la même constatation.
« En effet, je n’y comprends rien », avoua-t-il.
Mrs. Bailey les rejoignit à cet instant :
« Et alors, est-ce que je vais rester toute seule dans mon coin ? J’aimerais bien visiter quand même, maintenant que j’y suis, même si je ne dois pas aimer ça, Homer, ajouta-t-elle avec un coup d’œil meurtrier à l’intention de son mari.
— Après tout, nous sommes là pour ça », approuva Teal.
Il sortit une clef de sa poche et les mena vers la porte d’entrée, tout en murmurant à part lui : « Il y aura peut-être quelques indices à l’intérieur. »
Le hall d’entrée était parfaitement normal, et la cloison mobile qui le séparait du garage était ouverte, permettant de voir la totalité de l’emplacement réservé à celui-ci.
« Ici tout a l’air en ordre, observa Bailey. Montons sur le toit pour essayer de voir ce qui a pu se passer. Où est l’escalier ? Il a été volé aussi ? – Oh ! non, protesta Teal. Regarde… » Il appuya sur un bouton sous l’interrupteur électrique. Une trappe s’ouvrit dans le plafond et une volée de marches s’abaissa lentement et gracieusement jusqu’au sol. Teal se rengorgea comme un gamin qui a réussi un bon tour et Mrs. Bailey s’amadoua quelque peu.
« Très ingénieux, admit Bailey. Mais cela mène où ? »
Teal suivit son regard :
« Le plafond se soulève quand tu en approches. Les cages d’escalier ouvertes sont anachroniques. Viens voir. »
Ils montèrent et, comme Teal l’avait prédit, une partie du plafond se releva quand ils arrivèrent en haut et leur livra passage. Mais ils ne se retrouvèrent pas, contrairement à leur attente, sur le toit surmontant l’unique pièce. Ils débouchèrent dans la pièce centrale autour de laquelle s’ouvraient les cinq autres pièces constituant le premier étage de la construction originelle.
Pour la première fois de sa vie, Teal ne trouva rien à dire. Bailey, qui mâchonnait son cigare, fit écho à son silence. Tout autour d’eux était parfaitement en place. Devant eux, la cuisine avec tous ses gadgets fonctionnels. À leur gauche, la salle à manger élégamment meublée.
Avant même de détourner la tête, Teal sut que le salon et le petit salon avaient eux aussi, dans son dos, la même existence aussi concrète qu’improbable.
« Ma foi, disait Mrs. Bailey, je dois reconnaître que c’est charmant. Et la cuisine est une perfection. Mais je n’aurais jamais cru, de l’extérieur, qu’il pouvait y avoir tant de pièces à l’étage. Bien sûr, il y aurait quelques changements à faire. Par exemple ce secrétaire, si on l’enlevait d’ici pour le mettre là…
— Silence, Matilda ! coupa Bailey. Teal, comment expliques-tu ça ?
— Hein ? Homer, tu oses me parler…
— Silence, j’ai dit. Alors, Teal ? » L’architecte hocha la tête :
« J’ai peur de chercher une explication. Si nous montions à l’étage au-dessus ?
— Comment cela ?
— Comme ça. »
Il actionna un autre bouton. Un nouvel escalier aérien descendit jusqu’à eux. Ils le gravirent… et aboutirent à la chambre à coucher dont les stores, comme ceux de l’étage inférieur, étaient baissés mais où un éclairage tamisé s’alluma automatiquement à leur entrée. Aussitôt Teal fit s’abaisser une autre volée de marches, et ils la montèrent pour se retrouver dans le bureau qui couronnait l’édifice.
« Écoute, Teal, fit Bailey quand il eut repris sa respiration, on ne peut pas monter sur le toit au-dessus de cette pièce ? Comme ça on pourrait avoir une vue plongeante sur les alentours.
— D’accord, acquiesça Teal. Je l’avais conçu justement comme une terrasse. »
Ils gravirent un quatrième escalier jailli du plafond, mais quand le panneau s’ouvrit pour les laisser accéder au niveau supérieur, ils se retrouvèrent, non pas sur le toit, mais à l’intérieur de la pièce du rez-de-chaussée où ils avaient pénétré à leur entrée dans la maison.
Le visage de Mrs. Bailey prit une teinte grisâtre.
« Juste ciel, s’écria-t-elle, cette maison est hantée ! Partons d’ici. »
Et elle franchit la porte d’entrée en entraînant son mari.
Teal était trop préoccupé pour se soucier de leur départ. Il existait une explication à tous ces phénomènes, une explication à laquelle il n’osait pas croire. Mais il fut interrompu dans ses réflexions par des hurlements qui retentissaient quelque part au-dessus de lui. Il abaissa l’escalier et se précipita à l’étage supérieur. Bailey se trouvait dans la pièce centrale, penché au-dessus de sa femme évanouie. Teal encaissa le choc, se rendit jusqu’au bar installé dans le petit salon et remplit un verre de cognac avec lequel il revint en le tendant à Bailey.
« Tiens », fit-il.
Bailey absorba le contenu du verre.
« C’était pour ranimer ta femme, observa Teal.
— Oh ! je t’en prie, riposta Bailey. Donne-lui-en un autre. »
Teal prit la précaution de se servir une dose avant de rapporter un nouveau verre pour Mrs. Bailey. Celle-ci était en train d’ouvrir les yeux.
« Tenez, buvez, dit-il. Ça vous fera du bien.
— Je ne touche jamais à l’alcool, protesta-t-elle, avant d’engloutir le cognac d’une traite.
— Maintenant si vous me disiez un peu ce qui vous est arrivé ? suggéra Teal. Je croyais que vous veniez de partir.
— Mais c’est ce que nous avons fait ! s’exclama Bailey. Et après être passés par la porte, au lieu de sortir dehors, nous sommes entrés directement ici, dans le petit salon.
— Incroyable ! Voyons… attendez une minute. » Teal se rendit à nouveau dans le petit salon et vit que la grande baie vitrée au bout de la pièce était ouverte. Il y jeta prudemment un coup d’œil. Devant lui ne s’étendait pas le paysage californien mais l’intérieur de la pièce du rez-de-chaussée – ou tout au moins sa réplique exacte. Sans rien dire, il retourna vers la trappe qu’il avait laissée ouverte au sommet de l’escalier et il regarda en bas. La pièce du rez-de-chaussée était toujours à sa place normale. D’une manière inexplicable, elle parvenait à être située à la fois à deux emplacements, en deux niveaux différents.
Il regagna la pièce centrale et se laissa tomber face à Bailey dans un fauteuil.
« Homer, fit-il d’un ton solennel, sais-tu ce qui s’est passé ?
— Non, mais si je ne l’apprends pas rapidement je crois que je vais faire un malheur !
— Homer, c’est la justification de mes théories. Cette maison est un vrai tessaract.
— Homer, dit Mrs. Bailey d’une voix faible, qu’est-ce qu’il raconte ?
— Calme-toi, Matilda… Ce que tu dis est absolument ridicule, Teal. Tu as trafiqué cette maison en manigançant je ne sais quoi. Tout ça pour me mettre au bord de la crise de nerfs et faire mourir ma femme de peur. J’en ai assez. Tout ce que je veux maintenant, c’est sortir d’ici sans avoir encore droit à des portes truquées et des farces imbéciles.
— Parle pour toi, Homer, coupa Mrs. Bailey d’un ton sec. Je n’étais pas morte de peur. J’ai simplement eu un petit moment de faiblesse bien compréhensible chez une personne de mon sexe. Et maintenant, Mr. Teal, si vous vous expliquiez un peu ? »
Teal leur exposa son hypothèse, aussi aisément qu’il le put en fonction des nombreuses interruptions dont il fut gratifié.
« Autant que je puisse en juger, déclara-t-il en conclusion, cette maison, parfaitement stable en trois dimensions, ne l’était pas dans la quatrième. Je l’avais construite en forme de tessaract déployé ; il lui est arrivé quelque chose, une de ses faces a dû forcer sur les autres, et elle est revenue à sa forme normale : elle s’est repliée sur elle-même. (Il fit soudainement claquer ses doigts.) J’y suis ! Le tremblement de terre !
— Le tremblement de terre ?
— Oui, la petite secousse sismique que nous avons eue cette nuit. D’un point de vue quadridimensionnel, cette maison était comme une surface plane en équilibre sur un fil. Une simple poussée, et elle s’est effondrée en se réassemblant selon sa conformation normale.
— Je croyais t’avoir entendu te vanter de la sécurité qu’elle offrirait, remarqua Bailey.
— C’était vrai… sur le plan tridimensionnel.
— On ne parle pas de la sécurité qu’offre une maison, commenta Bailey avec raideur, quand elle s’écroule à la moindre secousse.
— Mais enfin, mon vieux, regarde autour de toi. Rien ne s’est écroulé. Tout est en place, il n’y a pas un bibelot dérangé. La rotation autour d’une quatrième dimension n’affecte pas plus une figure tridimensionnelle que tu ne pourrais faire tomber, en le secouant, les caractères imprimés d’un livre. Si vous aviez dormi ici la nuit dernière, vous n’auriez même pas été réveillés.
— C’est bien ça qui me fait peur. Au fait, est-ce que ton grand génie a trouvé un moyen de nous faire sortir de ce piège à rats ?
— Hein ? Ah ! oui, Mrs. Bailey et toi vouliez sortir et vous vous êtes retrouvés ici. Oh ! mais je suis sûr qu’il n’y a pas de vraie difficulté. Puisque nous sommes entrés, nous pourrons bien repartir. Je vais essayer. »
Il se leva et descendit l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée. Puis il ouvrit la porte, passa le seuil… et prit pied à l’extrémité du petit salon, d’où il apercevait ses compagnons demeurés dans la pièce centrale.
« Ma foi, je reconnais qu’il y a là un léger problème, admit-il avec sérénité. Mais c’est une simple question d’ordre technique… Nous pouvons toujours sortir par une fenêtre. »
Il tira les rideaux qui dissimulaient une autre baie vitrée sur un mur latéral du petit salon et s’arrêta net.
« Tiens, tiens, fit-il. Très intéressant.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Bailey en le rejoignant.
— Regarde. »
Au lieu de donner sur le dehors, la fenêtre ouvrait directement sur la salle à manger. Bailey retourna vers la pièce centrale pour vérifier que la salle à manger et le petit salon communiquaient avec celle-ci à angle droit.
« C’est impossible, protesta-t-il. Cette fenêtre est au moins à six ou sept mètres de la salle à manger.
— Pas dans un tessaract », rectifia Teal.
Tout en gardant la tête tournée vers Bailey pour lui parler, il avait ouvert la fenêtre et l’avait franchie.
Aux yeux de Bailey, il disparut purement et simplement.
De son propre point de vue, toutefois, les choses se passèrent un peu différemment. Il lui fallut plusieurs secondes pour reprendre son souffle. Puis il se dégagea précautionneusement du rosier qui l’emprisonnait, tout en notant mentalement d’éviter à l’avenir de prévoir des plantes épineuses sous les fenêtres en cas d’atterrissage imprévu.
Il regarda autour de lui. Il se trouvait dehors à proximité de la maison, dont la masse cubique et sans étage se dressait devant lui. Matériellement parlant, il venait de tomber du toit.
Il contourna le coin de la maison, ouvrit la porte d’entrée et se précipita en haut des marches.
« Homer ! Mrs. Bailey ! appela-t-il. J’ai trouvé un moyen de sortir ! »
À sa vue, Bailey parut plus contrarié que satisfait :
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Je suis tombé dehors. C’est facile à faire : il suffit de passer par cette fenêtre. Bien sûr, il y a la question du rosier… Il faudrait peut-être que j’installe un autre escalier.
— Et comment es-tu revenu ?
— Par la porte d’entrée.
— Eh bien, c’est par là que nous partirons. Viens, chérie. »
Bailey prit sa femme par le bras et descendit avec elle l’escalier d’un pas ferme.
Teal les accueillit quand ils resurgirent dans le petit salon.
« J’aurais dû tout de suite te prévenir que ça ne marcherait pas, annonça-t-il. Maintenant je vais te dire ce qu’il faut faire. Autant que je puisse en juger, dans une structure quadridimensionnelle, un homme à trois dimensions a un double choix chaque fois qu’il franchit un point de jonction, tel qu’un mur ou un seuil. En principe il devrait accomplir un tournant sur lui-même à quatre-vingt-dix degrés à travers la quatrième dimension, sauf s’il ne la perçoit pas avec ses trois dimensions. Tu vas voir. »
Il franchit une seconde fois la fenêtre par laquelle il venait de tomber dans le jardin. Et, après y être passé, il aboutit dans la salle à manger et revint vers eux tout en continuant de parler :
« J’ai regardé où j’allais et, cette fois, je suis arrivé là où je voulais. (Il regagna le petit salon.) Tout à l’heure je ne faisais pas attention : je me suis donc déplacé dans l’espace normal et je suis tombé par la fenêtre. Ce devait être une sorte d’orientation subconsciente.
— Ça ne m’amuserait pas d’avoir à me fier à mon orientation subconsciente pour aller acheter mon journal tous les matins.
— Ça te viendrait tout seul : un pur automatisme. En tout cas, pour sortir d’ici ce sera simple. Tenez, Mrs. Bailey, placez-vous simplement le dos tourné à la fenêtre et sautez en arrière. Je suis sûr que vous atterrirez dans le jardin. »
Le visage de Mrs. Bailey exprima éloquemment ce qu’elle pensait de Teal et de ses idées.
« Homer Bailey, fit-elle d’une voix cinglante, tu ne vas pas rester comme ça en laissant cet individu suggérer que…
— Voyons, Mrs. Bailey, tenta d’expliquer Teal, nous pourrions vous attacher à une corde et vous retenir jusqu’en bas pour amortir la…
— Bon, restons-en là, Teal, coupa Bailey. Il faudra trouver autre chose. Ni ma femme ni moi ne sommes doués pour sauter d’une fenêtre. »
Teal se trouva temporairement réduit au silence. Au bout d’un instant, ce fut Bailey qui reprit la parole :
« Tu as entendu ?
— Entendu quoi ?
— Quelqu’un qui parle pas très loin d’ici. Est-ce qu’il n’y aurait pas par hasard quelqu’un d’autre dans la maison, en train de nous jouer des tours ?
— Il n’y a pas de risque. C’est moi qui ai la seule clef.
— Mais moi aussi j’en suis sûre, insista Mrs. Bailey. Je n’arrête pas d’entendre des voix quelque part. Homer, j’en ai assez, je ne peux plus supporter tout ça. Fais quelque chose.
— Allons, allons, Mrs. Bailey, déclara Teal sur un ton apaisant, ne vous énervez pas. Il est absolument impossible qu’il y ait quelqu’un dans la maison, mais je vais quand même explorer les lieux pour vérifier. Homer, reste ici avec ta femme et garde l’œil sur toutes les pièces de l’étage. »
Il passa du petit salon à la pièce du rez-de-chaussée ; de là il aboutit à la cuisine puis à la chambre à coucher. Continuant ensuite sa route, il regagna le petit salon en ligne droite. C’est-à-dire que sans cesser d’aller de l’avant il se retrouva, au terme de son parcours, exactement à son point de départ.
« Personne, annonça-t-il. J’ai ouvert toutes les portes et fenêtres au passage… il ne reste que celle-ci. »
Il se dirigea vers la fenêtre opposée à celle par laquelle il était tombé et en tira les rideaux.
Il vit quelqu’un, un homme, qui lui tournait le dos à quatre pièces de distance. En hâte il ouvrit la fenêtre et la franchit, en criant : « Là, le voilà ! Au voleur ! »
L’homme l’avait manifestement entendu, car il s’enfuit précipitamment. Teal se lança à sa poursuite, traversant successivement le salon, la cuisine, la salle à manger, le petit salon… La course se poursuivait de pièce en pièce, mais malgré tous ses efforts Teal n’arrivait pas à réduire l’écart de quatre pièces qui existait entre l’homme et lui.
Il vit le fugitif effleurer le montant d’une fenêtre en l’enjambant et, ce faisant, laisser tomber son chapeau qui avait été heurté. Quand il parvint à cet endroit, il ramassa le couvre-chef, heureux de ce prétexte pour s’arrêter et reprendre son souffle. Il se trouvait de retour dans le petit salon.
« Je crois qu’il s’est échappé, reconnut-il. En tout cas, voilà son chapeau. Cela nous permettra peut-être de l’identifier.
Bailey saisit le chapeau, l’examina, eut un reniflement et l’enfonça sur la tête de Teal. Ce dernier parut perplexe. Le chapeau lui allait parfaitement. Il le retira et l’inspecta. Sur le galon cousu à l’intérieur se trouvaient les initiales « Q.T. ». Ses propres initiales.
Lentement les traits de Teal s’éclairèrent à mesure qu’il comprenait la situation. Il revint à la fenêtre et considéra l’enfilade des pièces à travers lesquelles il avait pourchassé le mystérieux étranger. Ses compagnons le virent agiter frénétiquement les bras en l’air.
« Qu’est-ce que tu as ? demanda Bailey.
— Venez voir », s’écria Teal.
Ils le rejoignirent et suivirent la direction de son regard. À quatre pièces de distance ils virent trois personnages de dos : deux hommes et une femme. L’un des hommes agitait les bras en l’air.
Mrs. Bailey poussa un hurlement et retomba évanouie.
Quelques minutes plus tard, quand Mrs. Bailey fut revenue à elle et eut repris une contenance, Bailey et Teal firent le point.
« Teal, fit Bailey, je pense qu’il est inutile de te reprocher quoi que ce soit. Je suis persuadé que tu n’es pour rien dans tout ça mais je suppose que tu te rends compte de la gravité de la situation. Comment allons-nous sortir d’ici ? Au point où nous en sommes, nous pouvons aussi bien y rester assez longtemps pour mourir de faim. Chaque pièce conduit à une autre pièce !
— Oh ! ce n’est pas grave. Je suis bien arrivé à sortir une fois, rappelle-toi.
— Oui, mais tu ne peux pas recommencer… Tu as essayé.
— D’ailleurs nous n’avons pas encore tenté la sortie par toutes les pièces. Il reste le bureau.
— Ah ! oui, le bureau, parlons-en ! Quand nous y sommes allés pour la première fois, il nous a ramenés au rez-de-chaussée. À moins que tu ne veuilles parler de ses fenêtres ?
— N’aie pas trop d’espoir. Mathématiquement parlant, elles devraient donner respectivement sur les quatre pièces latérales de cet étage. Mais enfin nous n’avons pas ouvert les rideaux ; nous pourrions aussi bien jeter un coup d’œil.
— Ça ne ferait pas de mal. Ma chérie, je pense que le mieux est que tu restes tranquillement ici en attendant que…
— Rester seule dans cet horrible endroit ? Jamais ! »
Ils montèrent à l’étage supérieur.
« C’est la pièce interne, n’est-ce pas, Teal ? demanda Bailey tandis qu’ils traversaient la chambre à coucher pour grimper jusqu’au bureau. Je veux dire le petit cube qui était à l’intérieur du grand sur ta maquette, et entièrement entouré.
— C’est exact, approuva Teal. Bon, jetons un coup d’œil. Je pense que cette fenêtre devrait donner sur la cuisine. »
Il agrippa le cordon des rideaux et les ouvrit.
La fenêtre ne donnait pas sur la cuisine.
Une vague de vertige les secoua. Malgré eux ils s’effondrèrent en titubant vers le sol, tout en se retenant au tapis.
« Ferme ces rideaux ! Ferme-les vite ! » gémit Bailey.
Maîtrisant à grand-peine une sorte de terreur atavique, Teal parvint à se relever et à actionner de nouveau le cordon. La fenêtre ne leur avait pas donné l’impression de regarder « dehors » ; elle leur avait donné l’impression de regarder en bas, d’une altitude vertigineuse.
Mrs. Bailey s’était évanouie une fois de plus.
Teal retourna chercher du cognac pendant que Bailey frictionnait les poignets de sa femme. Quand elle eut recouvré ses esprits, Teal retourna prudemment à la fenêtre et écarta légèrement le coin du rideau. Il se détourna vers Bailey :
« Homer, viens voir. Dis-moi si tu reconnais ça.
— Homer Bailey, je t’en prie, ne va pas là-bas !
— Allons, Matilda, ne t’inquiète pas ; je ferai attention. »
Bailey rejoignit Teal et regarda par la fenêtre du rideau.
« Tu vois là-bas ? interrogea Teal. C’est le Chrysler Building, aucun doute là-dessus. Et là, l’East River et Brooklyn. (Du sommet d’un énorme édifice ils regardaient, à une hauteur de plus de trois cents mètres, une ville aux dimensions de ville-jouet, bien vivante au-dessous d’eux.) Autant que je puisse en juger, poursuivit Teal, la façade au-dessous de nous est celle de l’Empire State Building, et notre point de vue est situé un peu au-dessus de sa tourelle supérieure.
— Qu’est-ce que c’est ? Un mirage ?
— Je ne crois pas. L’image est trop nette, trop parfaite. Je pense qu’ici l’espace est replié autour de la quatrième dimension, et que nous regardons de l’autre côté de ce pli.
— Ça veut dire que nous ne le voyons pas vraiment ?
— Je n’ai jamais dit ça. Je préfère ne pas savoir ce qui se passerait s’il nous prenait la fantaisie de sauter par cette fenêtre. En tout cas, mon vieux, quel panorama ! Si nous allions voir ce qu’il y a aux autres fenêtres ? »
Ils s’approchèrent avec précaution de la suivante, et ils firent bien, car le spectacle qu’elle offrait était encore plus déconcertant, encore plus perturbant pour l’esprit que celui qu’on a du sommet d’un gratte-ciel. Il s’agissait d’un simple paysage marin, ciel bleu et océan, mais l’océan était à la place du ciel et réciproquement. Cette fois ils s’étaient attendus à une anomalie et ils furent moins secoués ; il n’empêche que le spectacle des vagues moutonnant au-dessus de leurs têtes avait de quoi donner la nausée. Ils rabaissèrent vivement le bord du rideau avant que Mrs. Bailey pût avoir une nouvelle raison de défaillir devant cette vision.
Teal contempla la troisième fenêtre :
« On essaie aussi celle-ci, Homer ?
— Ma foi, je pense que nous resterons insatisfaits si nous évitons de le faire. Alors allons-y mais… doucement. »
Teal releva de quelques centimètres le bord du rideau. Il ne vit rien. Il le releva un peu plus. Encore rien. Lentement il tira le rideau jusqu’à dévoiler entièrement la surface de la fenêtre. Il n’y avait toujours rien derrière.
Ce n’était pas un euphémisme. Ce que Bailey et lui regardaient de l’autre côté de la fenêtre, c’était vraiment l’absence de toute chose, le néant absolu. Sans forme, sans couleur, sans profondeur. Pas même la noirceur des ténèbres. Rien, un point c’est tout.
Bailey mâchonna son cigare :
« Et ça, comment l’expliques-tu ? »
Pour la première fois Teal avait l’air véritablement préoccupé.
« Franchement, Homer, avoua-t-il, je l’ignore. Je pense en tout cas que cette fenêtre devrait être murée. (Il referma les rideaux et les contempla en silence.) Peut-être avons-nous observé un endroit où l’espace n’existe pas. Nous avons glissé un œil par-delà un angle quadridimensionnel, et il n’y avait rien de l’autre côté. (Il se frotta les yeux.) Tout ça me donne la migraine. »
Ils prirent leur temps avant de dévoiler la quatrième fenêtre. Comme une lettre non décachetée, il était possible qu’elle ne renferme pas de mauvaises nouvelles. Tant qu’il y avait du doute il y avait de l’espoir. Finalement l’attente devint trop insoutenable et Bailey manœuvra lui-même le cordon des rideaux, en dépit des protestations de sa femme.
Après-tout, ce n’était pas trop terrible. Un paysage s’étendait devant eux, à un niveau tel que le bureau paraissait être situé au ras du sol. Mais ce paysage était manifestement hostile.
Un soleil brûlant brillait dans un ciel jaune. Le désert stérile et brun semblait incapable d’engendrer la vie. Seuls y poussaient quelques arbres rabougris, dont les branches noueuses s’élevaient en se tordant vers le ciel, porteuses à leur extrémité de feuilles pareilles à des dards.
« Grand Dieu, qu’est-ce que c’est encore que ça ? » souffla Bailey.
Teal, le regard troublé, hocha la tête :
« Je me le demande.
— On ne dirait même pas la Terre. Au point où nous en sommes, c’est peut-être une autre planète… la planète Mars, si ça se trouve.
— Je n’en sais rien. Mais tu sais, Homer, c’est peut-être encore pire que ça… pire que la planète Mars, je veux dire.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Il se peut que ce soit un monde complètement en dehors de notre système solaire. Ce soleil ne ressemble pas au nôtre. Il est trop brillant. »
Mrs. Bailey les avait rejoints avec appréhension et observait à son tour le paysage incongru.
« Homer, dit-elle d’une voix creuse, ces arbres affreux me font peur. »
Il lui tapota la main pour la rassurer.
Teal était en train de tourner la poignée de la fenêtre.
« Qu’est-ce que tu fais ? questionna Bailey.
— Je me dis que, si je passe la tête par la fenêtre, j’en verrai davantage et que je serai peut-être mieux renseigné.
— D’accord, vas-y, mais fais attention.
— Ne t’inquiète pas, dit Teal en entrouvrant la fenêtre et en reniflant l’air extérieur. C’est respirable, en tout cas », ajouta-t-il avant d’ouvrir largement le battant.
À ce moment la maison fut ébranlée par une secousse qui dura une seconde avant de s’achever.
« Un tremblement de terre ! » s’écrièrent-ils tous ensemble, tandis que Mrs. Bailey s’accrochait au cou de son mari.
Teal ingurgita sa salive et reprit son calme :
« Tout va bien, Mrs. Bailey. Ne vous en faites pas, la maison est à toute épreuve. Aucun tremblement de terre ne peut la faire tomber, vous l’avez bien vu après celui de cette nuit. »
Il venait de réussir à plaquer sur ses traits une expression rassurante quand survint la seconde secousse. Celle-ci était d’une violence beaucoup plus nette que la précédente.
En chaque Californien, il existe un réflexe conditionné profondément enraciné face aux séismes : celui de se sauver dehors par tous les moyens et sans même réfléchir. La vérité oblige à dire que ce fut Mrs. Bailey qui amortit la chute de son mari et de Teal. Ce qui prouve qu’elle fut la première à passer par la fenêtre. Toutefois l’ordre de préséance ne doit pas être attribué à la courtoisie mais au fait qu’elle était mieux placée qu’eux pour sauter.
Ils se relevèrent tant bien que mal, reprirent leurs esprits et frottèrent le sable qui emplissait leurs yeux. Leur première sensation fut le soulagement de sentir sous leurs pieds le sol solide du désert. Puis Bailey remarqua quelque chose :
— Où est la maison ? demanda-t-il.
Celle-ci avait disparu. Il n’en restait plus trace. Ils étaient au centre du paysage aride et désolé qu’ils avaient aperçu de la fenêtre. Mais, en dehors des arbres rachitiques aux formes torturées, il n’y avait rien d’autre à perte de vue, sous le ciel jaune à l’éclat aveuglant et le soleil qui flamboyait comme un brasier.
Bailey regarda lentement tout autour de lui puis se tourna d’un air menaçant vers l’architecte :
« Alors, Teal ? »
Ce dernier haussa les épaules en signe d’impuissance :
« J’aimerais savoir. Si au moins j’étais seulement sûr que nous soyons sur Terre…
— En tout cas nous ne pouvons pas rester ici, sinon nous allons rôtir à petit feu. Quelle direction ?
— N’importe laquelle, je pense. Orientons-nous sur le soleil. »
Ils avaient parcouru d’un pas lourd une distance indéterminée quand Mrs. Bailey réclama une halte pour prendre un temps de repos. Ils s’arrêtèrent et Teal dit à Bailey en aparté :
« Aucune idée ?
— Pas la moindre… Dis-moi, tu n’entends rien ? »
Teal prêta l’oreille :
« Peut-être bien… à moins que ce ne soit un effet de mon imagination.
— On dirait un moteur de voiture. Mais oui, c’est bien ça ! »
Une centaine de mètres plus loin, ils arrivèrent à l’autoroute. Le véhicule, quand il se présenta, s’avéra être une vieille camionnette conduite par un paysan. Il stoppa en voyant leurs signaux.
« Nous nous sommes égarés. Pouvez-vous nous prendre en charge ?
— Bien sûr. Entassez-vous là-dedans.
— Vous allez où ?
— À Los Angeles.
— Los Angeles ? Mais dans quel endroit sommes-nous ?
— En plein milieu de la forêt nationale d’arbres de Judée. »
Le voyage de retour fut aussi déprimant que la retraite de Russie. Mr. et Mrs. Bailey avaient pris place au côté du conducteur, tandis que Teal s’était logé à l’arrière de la camionnette, en essayant de protéger le mieux possible sa tête du soleil. Moyennant finances, Bailey obtint du paysan qu’il fasse un détour qui les ramènerait à la maison-tessaract – non qu’il eût le moins du monde envie de la revoir, mais dans le simple but de récupérer sa voiture.
Mais quand ils furent sur place, ils durent se rendre à l’évidence : il n’y avait plus de maison – pas même le rideau du rez-de-chaussée qui aurait dû être visible de l’extérieur. Tout avait disparu.
Intéressés malgré eux, les Bailey furetèrent autour des fondations en compagnie de Teal.
« Tu as une explication pour ce dernier phénomène ? interrogea Bailey.
— C’est sans doute cette dernière secousse qui l’a fait tomber dans une autre section de l’espace. Maintenant je m’en rends compte : j’aurais dû ancrer la maison à ses fondations.
— Tu aurais surtout mieux fait de ne jamais la construire.
— Ma foi, je ne regrette rien. Elle était assurée, et cette expérience a été particulièrement riche d’enseignements. Il y a là-dedans des possibilités, mon vieux, des possibilités fabuleuses ! Tiens, je viens juste d’avoir une idée complètement révolutionnaire pour la construction d’une maison qui… »
Heureusement, Teal avait toujours eu des réflexes vifs : il esquiva à temps.
Traduit par ALAIN DORÉMIEUX.
And he built a crooked house.
© Street and Smith Publications (Astounding Science Fiction), 1941, Robert Heinlein, 1968.
© Casterman, 1971, pour la traduction. Extrait de « Après demain la terre ».