LE TROU DANS LE COIN

Par R.A. Lafferty

 

On l’a déjà remarqué, les mondes parallèles ont l’intérêt ou l’inconvénient de différer un peu les uns des autres. Dieu sait ce qui peut surgir d’étrangement familier du trou dans le coin qui les met tous en communication.

 

 

HOMER Hoose rentrait chez lui ce soir-là vers le cliché traditionnel de la félicité : le chien bâtard, qui était son ami personnel ; la maison idéale, où la vie de tous les jours était un joyeux charivari ; la femme affectueuse et fantasque ; et les cinq enfants – le nombre parfait (quatre de plus auraient été trop, quatre de moins auraient été trop peu).

Le chien hurla de terreur et se hérissa comme un porc-épic. Puis il reconnut l’odeur d’Homer ; il lui lécha les talons et lui mordilla les phalanges pour lui souhaiter la bienvenue. Un bon chien, malgré sa stupidité. Mais qui a besoin d’un chien finaud !

Homer eut quelques difficultés avec le bouton de la porte. Ceux-ci n’existent pas dans toutes les versions plus ou moins corrigées, voyez-vous, et il avait l’impression ce soir d’être un peu déphasé. Mais il finit par découvrir le truc (il fallait tourner, au lieu de tirer), et il ouvrit la porte.

« As-tu pensé à rapporter ce que je t’avais demandé ce matin, Homer ? s’enquit Régina, la femme affectueuse.

— Que m’avais-tu demandé de rapporter ce matin, petit pain aux airelles, soupe au lait de mon cœur ? demanda Homer.

— Si je m’en étais souvenue, je me serais exprimée autrement pour te demander si tu y avais pensé, expliqua Régina. Mais je sais que je t’ai demandé de rapporter quelque chose, vieux ketchup de mon âme. Homer ! Regarde-moi, Homer ! Tu as l’air différent, ce soir ! DIFFÉRENT ! Tu n’es pas mon Homer, n’est-ce pas ? Au secours ! Au secours ! Il y a un monstre dans la maison ! ! Au secours, au secours ! À moi !

— C’est toujours agréable, d’être marié à une femme qui ne vous comprend pas », dit Homer. Il l’enlaça affectueusement, la renversa, la piétina amicalement de ses gros pieds en sabots de cheval et se mit en devoir (à ce qu’il semblait) de la dévorer.

 

« Où as-tu trouvé le monstre, maman ? demanda leur fils Robert en entrant. Pourquoi est-ce qu’il a mis toute ta tête dans sa bouche ? Je peux prendre une pomme dans la cuisine ? Qu’est-ce qu’il va faire, maman, il va te tuer ?

— À moi, à moi, dit maman Régina. Une seule pomme, Robert, il y en a juste assez pour tout le monde. Oui, je crois qu’il va me tuer. À moi ! »

Leur fils alla prendre une pomme et sortit.

 

« Eh, papa, qu’est-ce que tu fais à maman ? » demanda leur fille Frégona en entrant. Elle avait quatorze ans, mais elle était stupide pour son âge. « J’ai l’impression que tu vas la tuer, comme ça. Je croyais qu’on épluchait les gens avant de les avaler. Mais… tu n’es pas du tout papa, n’est-ce pas ? Tu es un monstre. Je t’avais pris pour mon papa. Tu lui ressembles tout à fait, sauf que tu n’es pas pareil.

— À moi, à moi », dit maman Régina, mais sa voix était étouffée.

On s’amusait bien, chez eux.

 

Homer Hoose rentrait chez lui ce soir-là vers le cliché traditionnel de la félicité : le c.b. ; la m.i. ; la f.a. et f. ; et les c.e. (quatre de plus auraient été trop).

Le chien frétilla joyeusement tout autour de lui, tandis que leur fils Robert rongeait un trognon de pomme sur la pelouse de l’entrée.

« Salut, Robert, dit Homer, quoi de neuf, aujourd’hui ?

— Rien, papa. Il ne se passe jamais rien, ici. Oh, si, il y a un monstre dans la maison. Il te ressemble un peu. Il est en train de tuer maman et de la dévorer.

— De la dévorer, fils ? Que veux-tu dire ?

— Il a toute sa tête dans la bouche.

— Drôle, Robert, très, très drôle », dit Homer, et il entra dans la maison.

Il fallait reconnaître aux enfants Hoose une qualité : très souvent, ils disaient la vérité toute chauve. Il y avait un monstre dans la maison. Et il était en train de tuer et de manger sa femme Régina. Ce n’était pas une banale plaisanterie de fin d’après-midi. C’était quelque chose de sérieux.

Homer l’homme était un type vif et costaud. Il tomba sur le monstre à coups de manchettes de judo et de vigoureux crochets au corps ; le monstre lâcha la femme et fit face à l’homme.

« Qu’est-ce qui vous prend, espèce d’abruti ? aboya-t-il. Si vous avez quelque chose à livrer, allez à la porte de service. Qu’est-ce que c’est que ces façons de frapper les gens ? Régina, tu connais cet ahuri ?

— Ouaaah, c’était bon, hein, Homer ? souffla Régina tout en se relevant, haletante et rayonnante. Oh ! lui ? Sapristi, Homer, je crois bien que c’est mon mari. Mais comment peut-il être mon mari, puisque c’est toi ? Voilà que vous m’avez tellement embrouillé les idées, tous les deux, que je ne sais plus lequel de vous deux est mon Homer.

— Grandes Gestalts Gaffeuses ! Tu ne veux pas dire que je lui ressemble ? hurla Homer le monstre, prêt à éclater.

— Mon cerveau chancelle, gémit Homer l’homme. La réalité est en train de fondre. Régina ! Exorcise ce cauchemar si c’est toi qui l’as invoqué ! Je savais bien que tu n’aurais pas dû fourrer ton nez dans ce livre.

— Monsieur le cerveau-chancelant, lança femme Régina à Homer l’homme, apprends donc à embrasser comme il le fait avant de me dire lequel je dois exorciser. Tout ce que je demande, c’est un peu d’affection. Et ça, je ne l’ai pas trouvé dans un livre.

— Comment allons-nous savoir lequel est papa ? Ils sont tout à fait pareils, carillonnèrent en chœur, leurs filles Clara-Belle, Anna-Belle et Maudie-Belle, qui venaient d’entrer.

— Horreurs sautillantes de l’enfer ! rugit Homer l’homme. Comment allez-vous le savoir ? mais il a la peau verte !

— Il n’y a rien de mal à avoir la peau verte, du moment qu’elle est bien nettoyée et bien huilée, protesta Régina.

— Il a des tentacules à la place des mains, dit Homer l’homme.

— Oh ! ça, je peux le dire ! s’exclama Régina d’une voix vibrante.

— Comment allons-nous savoir lequel est papa, puisqu’ils se ressemblent tellement ? demandèrent en chœur les cinq enfants Hoose.

Je suis sûr qu’il y a une explication simple à tout ça, mon vieux, dit Homer le monstre. Si j’étais vous, Homer – et on pourrait discuter pour savoir si je le suis ou non – je crois que j’irais voir un docteur. Je ne pense pas que nous ayons besoin d’y aller tous les deux, puisque notre problème est le même. Voici l’adresse d’un bon docteur, dit-il tout en écrivant.

— Oh ! je le connais, dit Homer l’homme quand il lut le papier. Mais comment le connaissez-vous ? Ce n’est pas un vétérinaire. Régina, je vais voir le docteur pour savoir ce qui ne va pas chez moi, ou chez toi. Quel que soit le recoin de ton sous-id d’où tu l’as sorti, essaie d’y remiser ce cauchemar avant que je revienne.

— Demande-lui si je dois continuer à prendre mes pilules roses, dit Régina.

— Non, pas celui-là. C’est le docteur pour la tête, que je vais voir.

— Alors demande-lui si je dois continuer à faire ces rêves agréables, dit Régina. J’en ai vraiment assez. Je veux retrouver les autres rêves. Homer, laisse les graines de coriandre avant de partir. » Elle prit le paquet qu’il avait dans sa poche. « Tu t’en es souvenu. Mon autre Homer l’avait oublié.

— Non, je n’avais pas oublié, dit Homer le monstre. Tu ne pouvais pas te rappeler ce que tu m’avais demandé de rapporter. Tiens, Régina.

— Je serai de retour dans un petit moment, dit Homer l’homme. Le docteur habite au coin. Et vous, mon vieux, si vous êtes réel, ne posez pas vos polypes ramasseurs de plancton sur ma femme avant que je revienne. »

 

Homer Hoose remonta la rue jusqu’à la maison du docteur Corte, qui faisait le coin. Il frappa à la porte, puis l’ouvrit et entra sans attendre de réponse. Le docteur était assis dans son cabinet, mais il semblait un peu hébété.

« J’ai un problème, docteur Corte, dit Homer l’homme. En rentrant chez moi ce soir, j’ai trouvé un monstre en train de manger ma femme – c’est du moins ce que j’ai cru.

— Oui, je sais, dit le docteur Corte. Homer, il va falloir reboucher ce trou, au coin.

— Je ne savais pas qu’il y avait un trou à ce coin-là, docteur. En fait, ce type n’avalait pas vraiment ma femme, c’était seulement sa façon de manifester son affection. Tout le monde a trouvé que le monstre me ressemblait, docteur, mais il avait la peau verte et des tentacules. Quand j’ai commencé moi aussi à trouver qu’il me ressemblait, je suis venu vous voir pour savoir ce qui n’allait pas chez moi, ou chez les autres.

— Je ne peux rien pour vous, Hoose. Je suis un psychologue, pas un physicien de l’aléatoire. Il n’y a qu’une seule chose à faire : reboucher le trou du coin.

— Docteur, il n’y a pas de trou à ce coin de la rue.

— Je ne parle pas de trou dans la rue, Homer, je reviens moi-même à l’instant de passer une visite éprouvante. Je suis allé voir le psychanalyste qui psychanalyse les psychanalystes. « Il y a une douzaine de personnes qui sont venues me voir avec le même genre d’histoires, lui ai-je dit. Ils rentrent tous chez eux le soir, et tout est différent, ou eux-mêmes sont différents ; ou bien ils s’aperçoivent qu’ils sont déjà chez eux quand ils y arrivent. Que faites-vous quand une douzaine de personnes viennent vous trouver avec la même histoire absurde, docteur Diebel ? » lui ai-je demandé.

« Je n’en sais rien, Corte, m’a-t-il répondu. Que dois-je faire quand le même homme vient me trouver douze fois avec la même histoire absurde, tout cela en moins d’une heure, et que cet homme lui-même est un docteur ? » m’a demandé le docteur Diebel.

« Pourquoi, docteur Diebel ? ai-je demandé. De quel docteur s’agit-il ?

« De vous, m’a-t-il dit. Vous êtes venu douze fois depuis une heure me servir les mêmes balivernes ; à chaque fois que vous êtes venu me voir, vous paraissiez légèrement différent ; et à chaque fois, vous vous comportez comme si vous ne m’aviez pas vu depuis un mois. Bon sang, mon vieux, m’a-t-il dit, vous avez dû vous croiser vous-même en entrant.

« Ah ! c’était donc moi, ai-je dit. J’essayais de savoir qui il me rappelait. Bon, eh bien, c’est un problème, docteur Diebel. Qu’allez-vous faire pour y remédier ?

« Je vais allez voir le psychanalyste qui psychanalyse les psychanalystes qui psychanalysent les psychanalystes, m’a-t-il répondu. Dans la profession, c’est lui le meilleur. Le docteur Diebel est donc sorti, et je suis revenu à mon cabinet. Vous êtes arrivé juste après. Ce n’est pas moi qui peux vous aider, Homer, mais il faut que nous nous occupions du trou du coin !

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire à propos de ce trou, docteur, dit Homer. Mais… il est venu beaucoup de gens avec des histoires comme la mienne ?

— Oui, Homer, tous les gens du quartier sont venus me trouver avec une histoire idiote, sauf, tiens donc, tout le monde sauf cette grosse tête de Diogène lui-même ! Homer, cet homme qui sait tout a le doigt là-dedans jusqu’à l’humérus. Je l’ai vu l’autre soir grimpé sur les poteaux électriques, mais je ne me suis douté de rien. Je sais qu’il aime bien se brancher sur la ligne avant l’arrivée à son compteur. C’est un bon moyen d’économiser du courant, et il en utilise pas mal dans son laboratoire. Mais il installait le trou au coin. Voilà ce qu’il faisait. Allons le chercher, et emmenons-le chez vous pour qu’il arrange tout ça.

— Certainement. Un homme qui sait tout doit savoir s’il y a un trou au coin, docteur. Mais je vous, assure que je ne vois aucun trou nulle part à ce coin. »

L’homme qui savait tout s’appelait Diogène Pontifex. Il habitait la maison voisine de celle d’Homer Hoose, et ils le trouvèrent dans son arrière-cour en train de lutter avec son anaconda.

— Diogène, venez avec nous chez Homer, insista le docteur Corte. Nous avons une ou deux questions qui risquent d’être un peu trop ardues, même pour vous.

— Là, vous chatouillez mon orgueil, siffla Diogène. Quand les psychologues commencent à utiliser la psychologie, c’est le moment de se rendre. Attendez une minute que je maîtrise celui-là. »

Diogène cravata l’anaconda, lui flanqua quelques coups de poing sur la figure, puis le terrassa d’une double-clef au bras et au corps. Le laissant se tordre sur le sol, il suivit les autres dans la maison.

« Salut, Homer, dit Diogène à Homer le monstre quand ils furent entrés. Je vois que vous êtes ici à deux au même moment. C’est sans aucun doute ce qui vous embarrasse.

— Docteur Corte, Homer vous a-t-il demandé si je pouvais cesser d’avoir ces rêves agréables ? demanda femme Régina. J’en ai vraiment assez. Je veux retrouver mes vieux cauchemars.

— Vous pourrez sans doute les retrouver ce soir-même, Régina, dit le docteur Corte. Pour l’instant, j’essaie d’amener Diogène ici présent à nous expliquer ce qui se passe. Je suis sûr qu’il le sait. Et, si vous vouliez bien nous dispenser de la première partie, Diogène, à propos de tous les autres savants du monde entier qui ne sont que des petits garçons à côté de vous, cela nous permettrait de gagner du temps. Je suis sûr qu’il s’agit encore de l’une de vos expériences, comme… oh ! non. Je ne veux même pas penser à la dernière !

« Diogène, parlez-nous du trou du coin, et de ce qui tombe au travers. Dites-nous comment certaines personnes rentrent chez elles deux ou trois fois en autant de minutes, et s’aperçoivent qu’elles y sont déjà quand elles y arrivent. Dites-nous comment un être qui défie l’imagination passe au bout de quelques instants pour une si vieille connaissance qu’on ne sait plus qui est qui. D’ailleurs, je ne sais plus trop lequel de ces deux Homers est venu à mon cabinet il y a un moment, ni avec qui je suis revenu à cette maison. D’une certaine façon, ils semblent tout à fait identiques, et d’un autre côté ils ne le sont pas.

— Mon Homer a toujours eu une drôle d’allure, dit Régina.

— Vous découvrirez qu’ils sont nettement différents si vous vous fiez aux indices visuels, expliqua Diogène. Mais personne ne se réfère aux indices visuels, sinon d’une façon passagère. Notre impression d’une personne ou d’une chose est beaucoup plus complexe, et l’élément visuel ne représente qu’une faible part de notre évaluation. Eh bien, l’un d’eux est Homer gestalt un, l’autre est Homer gestalt neuf. Mais ils sont tout à fait distincts. N’allez jamais croire qu’ils soient la même personne. Ce serait une sottise.

— Et le Seigneur nous en préserve ! dit Homer l’homme. Très bien, Diogène, poursuivez votre numéro.

— D’abord, regardez-moi soigneusement, tous, dit Diogène. Pas mal, n’est-ce pas ? Mais notez bien mes vêtements, mon teint, et mon aspect général.

« Maintenant, les explications : tout commence avec mon Corollaire du Corollaire de Phelan sur la gravité. Je prends la proposition inverse de l’alternative. Phelan s’est demandé pourquoi la gravité était si faible sur toutes les planètes sauf une. Il a affirmé que la gravité de cette planète particulière était normale, alors que la gravité de tous les autres mondes était anormale et résultait d’une erreur mathématique. Moi, à partir des mêmes données, je déduis que la gravité des autres planètes n’est pas trop faible, mais que celle de la nôtre est trop forte. Elle est environ cent fois plus forte qu’elle devrait l’être.

— À quoi la comparez-vous quand vous déclarez qu’elle est trop forte ? s’enquit le docteur Corte.

— Il n’y a rien à quoi je puisse la comparer, docteur. Le poids de tous les corps que je suis en mesure d’examiner est de quatre-vingts à cent fois trop élevé. Il y a deux explications possibles : ou bien il y a une erreur quelconque dans mes calculs ou dans mes théories – peu probable – ou bien il y a dans tous les cas une centaine de corps environ, solides et pesants, occupant la même place au même instant. Vieilles Chaises de Marchand de Glaces ! Chaussures de Tennis en Octobre ! Senteur de l’Orme Glissant ! Aboyeurs de Foire avec des Verrues sur le Nez ! Crapauds Cornus en Juin ! »

— Je vous ai suivi assez bien jusqu’aux chaises de marchand de glaces, dit Homer le monstre.

— Oh ! moi j’ai fait le rapport, et avec les chaussures de tennis aussi, dit Homer l’homme. Je me débrouille pas mal pour suivre toutes ces histoires de théories cosmiques. Ce qui m’a dérouté, c’est l’orme glissant. Je ne vois pas comment il illustre particulièrement une théorie hypothétique de la, gravité.

— La dernière partie était une incantation, dit Diogène. Remarquez-vous en moi un changement, quelconque, à présent ?

— Vous portez un costume différent, bien sûr, dit Régina. Mais ça n’a rien d’extraordinaire. Des tas de gens changent de vêtements pour la soirée.

— Vous êtes plus brun et plus sec, dit le docteur Corte. Mais je n’aurais remarqué aucun changement si vous ne nous aviez pas prévenus. En fait, si je ne savais pas que vous êtes Diogène, il n’y aurait aucun moyen raisonnable de vous identifier comme étant Diogène. Vous ne vous ressemblez pas du tout, et pourtant je vous reconnaîtrais n’importe où.

— J’étais d’abord un gestalt deux. Maintenant, je suis pour un moment un gestalt trois, dit Diogène. Bien, nous avons donc en premier lieu la preuve qu’une centaine environ de corps solides et pesants occupent au même moment le même espace que notre terre. Ceci en soi fait déjà violence à la physique conventionnelle. Mais considérons maintenant les caractéristiques de tous ces corps en état de cohabitation. Sont-ils occupés, peuplés ? Cela signifie-t-il donc qu’une centaine de personnes occupent en permanence le même espace que celui qu’occupe chaque personne ? Cette idée ne fait-elle pas violence à la psychologie conventionnelle ? Eh bien, j’ai prouvé qu’il y avait au moins huit personnes occupant le même espace que celui qu’occupe chacun de nous, et j’ai à peine commencé. Branches Toutes Blanches de Sycomore ! Terre Nouvellement Labourée ! (Nouveau labour, vieille terre). Bouse de Vache Entre Vos Orteils en Juillet ! Glaise de Monticule du Lanceur dans la Vieille Division des Trois-Yeux ! Éperviers en Août !

— Je me suis perdue dans les labours, dit femme Régina. Mais j’ai saisi le truc des branches de sycomore, pourtant.

— J’ai tout compris jusqu’aux éperviers, dit Homer le monstre.

— Et cette fois, me trouvez-vous changé ? demanda Diogène.

— Vous avez de petites plumes sur le dos de vos mains, là où vous aviez de petits poils, dit Homer l’homme, et sur vos orteils. Et vous êtes pieds nus, maintenant. Mais je n’aurais rien remarqué si je n’avais pas été à la recherche de détails insolites.

— Je suis un gestalt quatre, à présent, dit Diogène. Mon comportement risque de devenir un peu extravagant.

— Il l’a toujours été, dit le docteur Corte.

— Mais pas autant que si j’étais un gestalt cinq, dit Diogène. En gestalt cinq, je pourrais faire un saut de Pan sur les épaules de la jeune Frégona, ou marcher littéralement pieds nus dans les cheveux de la belle Régina, à l’endroit même où elle se tient. De nombreux gestalt deux normaux deviennent des gestalt quatre ou cinq dans leurs rêves. Il semble que ce soit le cas de Régina.

« J’ai trouvé le reflet – mais non la substance – de toute la situation dans la psychologie de Jung. Jung m’a servi en cela de second élément, car ce sont les erreurs de Phelan et de Jung dans des domaines très différents qui m’ont mis sur la piste de la vérité. Ce que dit Jung, en réalité, c’est que chacun de nous est en profondeur un certain nombre de personnes. Je trouve cela idiot. Il y a quelque chose qui me répugne, dans ces théories d’avant-garde. La vérité est que nos doubles n’entrent dans notre inconscient et dans nos rêves que par accident, et ceci parce qu’ils occupent la plupart du temps le même espace que celui que nous occupons. Mais nous sommes tous des personnes distinctes et indépendantes. Et il peut arriver que deux d’entre nous ou plus soyons présents dans le même cadre au même moment, et dans un lieu rapproché mais différent. Témoins le gestalt deux et le gestalt neuf d’Homer ici présents.

« J’ai fait des expériences pour voir jusqu’où je pouvais aller, et la gestalt neuf est la plus éloignée que j’aie pu atteindre jusqu’à présent. Je ne numérote pas les gestalts dans l’ordre de leur étrangeté par rapport à nos propres normes, mais dans l’ordre où je les ai découvertes. Je suis convaincu cependant que le nombre de complexes de gens et de mondes concentriques et congravifiques approche la centaine.

— Enfin, il y a un trou au coin, n’est-ce pas ? demanda le docteur Corte.

— Oui, je l’ai installé là, près de l’arrêt d’autobus, parce que c’était un point d’entrée pratique pour les gens du quartier, dit Diogène. J’ai eu largement l’occasion d’en étudier les résultats ces deux derniers jours.

— Mais comment avez-vous fait exactement pour installer un trou au coin ? insista le docteur Corte.

— Croyez-moi, Corte, cela demande pas mal d’imagination, dit Diogène. Je veux dire, littéralement. J’ai tellement puisé dans mes réserves psychiques pour construire ce truc que j’en suis resté épuisé, et de tous les gens que je connais, c’est moi qui ai la provision la plus variée d’images psychiques. J’ai aussi installé des amplificateurs magnétiques de chaque côté de la rue, mais ce qu’ils amplifient, c’est mon imagerie originale. Je vois là-dedans un champ d’études inépuisable.

— Quelles sont exactement ces incantations qui vous transportent d’une gestalt à l’autre ? demanda Homer le monstre.

— Ce n’est que l’un des modes d’entrée possibles, parmi des douzaines d’autres, mais je trouve parfois que c’est le plus pratique, dit Diogène. C’est l’Imminence Remémorée, ou l’Incohérence Verbale. C’est l’Évocation – une entrée intuitive ou charismatique. Je l’utilise souvent dans le Motif Bradmont – ainsi nommé par moi d’après deux écrivains S.-F. du XXe siècle.

— Vous en parlez comme si… enfin… ne sommes-nous pas au XXe siècle ? demanda Régina.

— Nous sommes au XXe ? Ma foi, vous avez raison ! Je suppose que c’est vrai, reconnut Diogène. Voyez-vous, je poursuis également des expériences dans d’autres domaines, et je mélange parfois mes époques. Je pense que vous avez tous de temps à autre des moments de perception extrêmement intenses. Il semble en ces instants que le monde est d’une certaine façon plus neuf, comme si c’était un monde nouveau. Et l’explication en est que, pour vous, c’est un monde nouveau. Vous vous êtes déplacé, l’espace d’un instant, dans une gestalt différente. Il y a de nombreux trous ou modes d’entrée accidentels, mais le mien est le seul passage organisé dont j’aie connaissance.

Il y a là une contradiction, dit le docteur Corte. Si les personnes sont distinctes, comment pouvez-vous passer de l’une à l’autre ?

Je ne passe pas d’une personne à l’autre, dit Diogène. Vous avez eu devant vous trois Diogènes différents qui vous ont fait cet exposé l’un après l’autre. Par bonheur, mes collègues et moi jouissons d’un esprit scientifique similaire et travaillons en étroite collaboration. Nous avons fait sur vous ce soir une expérience réussie d’acceptation de substitution. Oh ! les ramifications de ce phénomène ! Les aspects à étudier ! Je vous sortirai de votre monde étroit de la gestalt deux pour vous faire découvrir monde après monde.

— Vous parlez du complexe de la gestalt deux auquel nous appartenons normalement, dit femme Régina, et des autres jusqu’à la gestalt neuf, ou peut-être cent. N’y a-t-il pas de gestalt un ? Des tas de gens commencent à compter à partir de un.

— Il y a un numéro un, Régina, dit Diogène. C’est la première gestalt que j’ai découverte et que j’ai numérotée, avant de m’apercevoir que le monde commun de la plupart d’entre vous appartenait à une catégorie similaire. Mais je n’envisage pas de jamais retourner dans le monde de la gestalt un. Il est pompeux et sinistre au-delà de toute tolérance. Un seul exemple de sa médiocrité suffira. Les gens de gestalt un appellent leur monde « le monde de tous les jours ». Modérez vos haut-le-cœur, je vous prie. Puisse le plus bas d’entre nous ne jamais tomber aussi bas ! Kakis Après la Première Gelée ! Vieilles Chaises de Coiffeur ! Fleurs de Cornouiller Rosé dans la Troisième Semaine de Novembre ! Publicité Murale de Cigarettes ! »

Diogène cria les derniers mots d’un air quelque peu paniqué, et il parut troublé. Il se changea en un individu légèrement différent, mais le nouveau Diogène n’eut pas l’air d’aimer non plus ce qu’il voyait.

« Parfum de Trèfle Doux Humide ! s’écria-t-il. Rue Sainte-Marie à San Antonio ! Colle d’Aéro-Modélisme ! Crabes de Lune en Mars ! Ça ne marche pas ! Ces lâcheurs m’ont laissé tomber ! Homer et Homer, attrapez l’autre Homer, celui-là ! J’ai l’impression que c’est un gestalt six, et ils sont mauvais, croyez-moi. »

Homer Hoose n’était pas particulièrement mauvais. Il était simplement rentré chez lui avec quelques minutes de retard, et il y avait trouvé deux types qui lui ressemblaient en train de faire du gringue à sa femme Régina. Quant à ces deux bavards, le docteur Corte et Diogène Pontifex, ils n’avaient rien à faire non plus dans sa maison quand il n’y était pas.

Il se mit à balancer des coups de poing. Vous en auriez fait autant.

Les trois Homers étaient tous des types vifs et costauds, et ils ne manquaient pas de sang. Celui-ci se mit bientôt à couler parmi le fracas et la dislocation des meubles et des gens – du sang ocre, du sang gris perle, l’un des Homer avait même un sang vaguement rouge. À eux trois, ils faisaient un beau tapage !

« Donne-moi ces graines de coriandre, Homer, dit femme Régina au dernier Homer tout en prenant le paquet dans sa poche. Autant en avoir trois. Homer ! Homer ! Homer ! Cessez de saigner sur le tapis, tous les trois ! »

Homer avait toujours été un bagarreur. De même qu’Homer. Et Homer aussi.

 

« Stéthoscopes, Clair de Lune et Souvenirs… heu… à la Fin Mars, chantonna le docteur Corte. Ça n’a pas marché, hein ? Je vais sortir d’ici par la voie normale. Homers, les gars, venez à mon cabinet un par un vous faire soigner quand vous aurez fini. Je suis obligé de faire un peu de médecine traditionnelle à mes moments perdus, ces temps-ci. »

Le docteur Corte sortit de la démarche incertaine d’un homme qui n’est pas en très bonne condition.

« Bandes Dessinées du Vieux Harry Cover ! Rue du Congrès à Houston ! Rue du Jour à Baltimore ! Rue Élisabeth à Sydney ! Vernis de Vieux Pianos de Bastringue ! Entraîneuses Nommées Dotty ! débita Diogène. Je crois qu’il est plus facile de foncer jusque chez moi, c’est la porte à côté. Et il s’éclipsa de la démarche aisée d’un homme en pleine forme.

« J’en ai marre ! tonna l’un des Homers – on ne sait pas lequel – alors qu’il était éjecté de la mêlée et s’écrasait contre un mur. La paix et la tranquillité, voilà ce que veut un homme quand il rentre chez lui le soir – pas ce genre de choses. Les gars, je vais ressortir et remonter jusqu’au coin. Et puis je reviendrai chez moi à nouveau. Je vais balayer tout ça de mon esprit. Quand je tournerai le coin, je sifflerai Dixie et je serai l’homme le plus paisible du monde. Mais quand je rentrerai chez moi, je crois qu’il vaut mieux qu’aucun de vous n’ait montré son nez. »

Et Homer fonça jusqu’au coin.

 

Homer Hoose rentrait chez lui ce soir-là vers le c.t. de la f. – tout était normal. Il trouva la maison en ordre, et sa femme Régina était seule.

« As-tu pensé à rapporter les graines de coriandre, Homer, petit cheveu de lumière de mon fusus ? lui demanda Régina.

— Ah ! j’ai pensé à les prendre, Régina, mais on dirait qu’elles ne sont plus dans ma poche. Je préférerais que tu ne me demandes pas où je les ai perdues. Il y a quelque chose que j’essaie d’oublier. Régina, je ne suis pas rentré à la maison avant maintenant, n’est-ce pas ?

— Pas que je me souvienne, petit dolomedes sexpunctatus.

— Et il n’y a pas eu ici deux autres types qui me ressemblaient, mais différents ?

— Non, non, petit arentélon. Je t’aime et plein de choses encore, mais rien ne pourrait te ressembler. Personne n’est venu que toi. Les enfants ! Préparez-vous à venir dîner ! Papa est rentré !

— Alors tout va bien, dit Homer. J’ai dû rêvasser en chemin, et tous ces trucs ne sont jamais arrivés. Me voilà dans la maison idéale avec ma femme Régina, et les enfants seront dans nos jambes d’ici une seconde. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point c’est merveilleux. AHHHHRRR ! ! ! TU N’ES PAS RÉGINA ! ! »

— Mais bien sûr que si, Homer. Lycosa Régina, c’est le nom de mon espèce. Allons, viens, viens, tu sais combien j’aime les soirées que nous passons ensemble. »

Elle le prit, lui brisa affectueusement les bras et les jambes pour le manipuler plus facilement, l’étala sur le sol et, se mit à le dévorer.

« Non, non, tu n’es pas Régina, sanglota Homer. Tu lui ressembles tout à fait, mais tu ressembles aussi à un monstrueux arachnide géant. Le docteur Corte avait raison, il faut reboucher le trou du coin. ».

— Ce docteur Corte ne sait pas ce qu’il dit, fit Régina tout en mâchonnant. Il prétend que je suis boulimique. »

« Pourquoi que tu manges encore papa, maman ? demanda leur fille Frégona en entrant. Tu sais ce qu’a dit le docteur.

— C’est l’araignée en moi, dit maman Régina. Dommage que tu n’aies pas rapporté les graines de coriandre, Homer, ça va si bien avec toi.

— Mais le docteur a dit qu’il fallait que tu te modères un peu, maman, coupa Frégona. Il dit que papa a de plus en plus de mal à faire repousser ses membres aussi souvent, à son âge. Il dit que ça va finir par le rendre nerveux.

— Au secours, au secours ! hurla Homer. Ma femme est une araignée géante et elle me dévore. J’ai déjà perdu les jambes et les bras. Si seulement je pouvais revenir au premier cauchemar ! Pots de Chambre sous les Lits dans la Ferme de Grand-Papa ! Ficelle Colophanée pour Faire des Rhombes de Carnaval ! Bouillie à Cochons en Février ! Toiles d’Araignée sur les Bocaux de Fruits dans le Cellier ! Non, non, pas ça ! Les choses ne marchent jamais quand on en a besoin. Ce Diogène trifouille trop de machins saugrenus.

— Tout ce que je veux, c’est un peu d’affection, dit Régina, la bouche pleine.

— Au secours, au secours, dit Homer tandis qu’elle le dévorait jusqu’à la tête. À moi, à moi ! »

 

Traduit par JACQUES POLANIS.

The hole on the corner.

© R.A. Lafferty, 1967/1978.

© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.