LA FÉE INTERURBAINE
Par R.A. Lafferty
Le propre des passés qui ne se sont pas réalisés, c’est de nous sembler improbables, voire extraordinaires, mais parfois bien séduisants, comme celui-ci qui semble taillé sur mesure pour répondre aux rêves des écologistes.
EN 1907, j’atteignis ma majorité et entrai en possession d’un très gros héritage, dit le vieil homme. J’étais alors un jeune homme intelligent, du moins suffisamment intelligent pour me rendre compte que j’étais loin de tout savoir. Je consultai des personnes bien informées et leur demandai des conseils sur la façon de placer cet héritage.
« Je pris donc contact avec des banquiers, des éleveurs et des gens du pétrole. Aucun d’eux ne manquait d’imagination. Ils regardaient tous vers l’avenir et me faisaient partager leur enthousiasme sur l’argent et l’investissement. C’était l’année où nous avions adhéré à l’Union et le nouvel État semblait entrer dans une ère de prospérité. Je souhaitais donc apporter mon patrimoine à cette toute récente richesse.
« Je finis par réduire mon choix à deux placements qui me paraissaient alors offrir d’aussi bonnes perspectives l’un que l’autre, ce qui ne manquerait pas de vous faire sourire aujourd’hui. Je pouvais prendre des actions dans une société dirigée par un certain Harvey Goodrich, une entreprise de caoutchouc et, avec le développement de l’automobile, on pouvait penser que c’était un produit d’avenir. Ou bien dans une société de chemin de fer qui se proposait d’établir une liaison interurbaine entre les petites villes de Kiefer et de Mounds. Pour le futur, elle envisageait la construction de réseaux secondaires en direction de Glenpool, Bixby, Kellyville, Slick, Bristow, Beggs et même Okmulgee et Sapulpa. À cette époque, on croyait que ces chemins de fer interurbains étaient appelés à une large expansion. Une ligne existait déjà entre Tulsa et Sand Springs et une autre était en voie d’achèvement entre Tulsa et Sapulpa. Plus d’un millier de ces petites lignes fonctionnaient à travers tout le pays et beaucoup de gens sérieux prétendaient qu’elles finiraient par constituer un véritable réseau national et devenir le principal mode de transport. »
Mais le vieillard, Charles Archer, était encore un jeune homme à ce moment-là. Il s’entretenait donc avec Joe Elias, un banquier établi dans une petite ville en pleine croissance.
« C’est une véritable devinette que tu me poses, mon garçon, et tu m’obliges à réfléchir, dit Elias. Nous, pour ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier, nous avons joué sur les deux tableaux. Et je commence à croire que nous avons eu tort. Ces deux branches représentent deux types de sociétés futures différentes dont une seulement verra le jour. Dans cet État, avec les récentes découvertes de puits de pétrole, il paraîtrait logique que nous options pour le caoutchouc qui est lié au développement de l’automobile, elle-même tributaire de l’industrie du pétrole. Mais ce n’est pas évident. Je pense que le pétrole servira surtout à alimenter en énergie les nouvelles usines et que le marché du caoutchouc en tant qu’application industrielle est déjà saturé. Pourtant, il y aura sans doute d’autres moyens de transport. Entre le cheval et les grandes voies de chemin de fer, il existe un énorme vide à combler. Je crois sincèrement que le cheval est appelé à disparaître en tant que mode de transport à part entière. Nous n’accordons plus de prêts aux fabricants de boghei ou de chariots, ni aux fabricants de harnais. Je n’ai aucune foi en l’automobile ; elle détruit quelque chose en moi. Ce sont certainement les réseaux interurbains qui, un jour, relieront entre elles les petites localités à partir des principales voies de chemin de fer et bientôt il ne restera pas plus de cinq ou six grandes lignes à travers tout le territoire des États-Unis. Crois-moi, mon garçon, moi j’investirais en toute confiance dans les réseaux interurbains. »
Charles Archer s’entretenait à présent avec Cari Bigheart, un éleveur de bétail.
« Dis-moi, mon gars, combien de têtes de bétail tu peux mettre dans une automobile ? Ou même dans ce qu’on appelle un camion ? Et maintenant, dis-moi combien tu en mettrais dans un bon fourgon à bestiaux pouvant rouler sur n’importe quel réseau interurbain qui sillonne la campagne ? L’interurbain, c’est notre salut à nous les éleveurs. Avec les règlements sur les clôtures, on ne peut même pas faire parcourir trente kilomètres au bétail pour l’amener à une gare ; mais les petites voies secondaires couvriront bientôt tout le pays.
« Et je vais te dire autre chose, mon gars : l’automobile n’a pas d’avenir. Il ne faut pas qu’elle en ait ! Tiens, prends un homme à cheval, et j’ai passé la plus grande partie de ma vie à cheval, eh bien, dans l’ensemble c’est un brave type, mais dès qu’il est perché là-haut, il se produit un changement en lui. Tout homme sur un cheval, aussi gentil soit-il quand il est à pied, devient un homme arrogant. Je l’ai constaté chez moi comme chez les autres. C’était nécessaire à une époque, mais plus maintenant. L’individu à cheval a toujours représenté un grand danger.
« Et crois-moi, mon gars, l’homme en automobile est mille fois plus dangereux. L’homme le plus doux du monde devient d’une incroyable arrogance quand il conduit une automobile ; et cette arrogance ne fera qu’augmenter si l’on laisse cette machine se faire de plus en plus puissante. Je te le dis, mon gars, si l’automobile se développe, elle engendrera chez l’homme un égoïsme total ; elle apportera la violence sur une échelle qu’on ne connaissait pas encore ; elle marquera la fin de la famille telle qu’elle existe avec ses trois ou quatre générations qui vivent ensemble dans l’harmonie sous le même toit, elle détruira les rapports de bon voisinage et le sens de la nation ; elle créera d’énormes chancres urbains, la fausse opulence des banlieues, une campagne souillée et des conglomérats, malsains pour l’élevage et l’industrie ; elle sera à l’origine du déracinement et de l’immoralité ; elle fera de chaque homme un tyran. Je crois que l’automobile individuelle doit être supprimée. C’est indispensable ! C’est un problème moral et nous vivons dans un monde et une nation moraux ; nous prendrons des mesures morales contre l’automobile et sans l’automobile, le caoutchouc n’a pas de véritable avenir. Choisis donc l’interurbain, mon gars. »
Le jeune Charles Archer était maintenant face à Nolan Cushman, un magnat du pétrole.
« Je n’ai pas l’intention de te mentir, mon garçon. J’adore l’automobile, la voiture à moteur. J’en possède trois, fabriquées spécialement pour moi. Quand je conduis, je suis un empereur. De toute façon, je suis un empereur ! L’été dernier, j’ai acheté un château qui a abrité des empereurs. Je l’ai fait transporter pierre par pierre sur les terres que je possède. Pour revenir à la voiture à moteur, je vois très bien son avenir. Elle se développera avec les routes qui deviendront de plus en plus planes, recouvertes de métal ou de ciment, tandis que les automobiles se feront de plus en plus basses et de plus en plus rapides. Si nous appartenions à toute autre espèce que le genre humain, c’est ainsi que nous finirions par les construire ; ce serait logique, mais j’espère que ça n’arrivera pas. Et ça n’arrivera pas. Ce serait rendre l’automobile trop commune et elle ne doit pas être mise entre les mains de n’importe qui. En outre, je n’aime pas les voitures basses et je ne veux pas qu’il y en ait trop. Elles devraient être réservées aux hommes très riches et très intelligents. Où irait le monde si les ouvriers étaient autorisés à en posséder une ? Quel drame si elles tombaient entre les mains des gens ordinaires ! Quel enfer si tous les hommes devenaient aussi arrogants que moi ! Non, l’automobile ne sera jamais rien d’autre que la fierté du riche et le caoutchouc que le complément de cet objet rare. Investis donc dans cette affaire de transport interurbain. C’est l’avertir ; sinon, je crains le pire du monde qui nous attend. »
Le jeune Charles Archer savait que le monde était à un carrefour de son histoire. Quelle que soit la direction prise, il en résulterait une nation, une société et une humanité différentes. Il réfléchit profondément, puis il prit sa décision. Il investit toute sa fortune dans la branche qu’il avait choisie.
« J’ai donc étudié les deux solutions possibles et j’ai tranché, continua Charles Archer, un vieil homme maintenant. J’ai investi tout ce que je possédais, trente-cinq mille dollars, une somme considérable à l’époque. Vous connaissez les résultats.
— L’un de ces résultats, c’est moi, ton arrière-petite-fille, dit Angela Archer. Si tu avais disposé de ton argent autrement, tu aurais vécu différemment, tu aurais épousé une autre femme et j’aurais été différente, ou peut-être n’existerais-je même pas. Je m’aime telle que je suis et j’aime les choses comme elles sont. »
Tous trois, Charles Archer, son arrière-petite-fille Angela et Peter Brady, le fiancé de cette dernière, se promenaient en ce Samedi matin de bonne heure. Ils parcouraient la quasi-ville et sa riche campagne. Ils n’étaient pas sur une grande route et pourtant le paysage était d’une beauté (en partie naturelle et en partie artificielle) à la fois prenante et satisfaisante.
De l’eau tout le long de la voie, c’était là le secret ! Les étangs de carpes se succédaient sans fin. On apercevait les appareils à éclosion, les petits ruisseaux chantants qui, à une époque moins éclairée, n’auraient peut-être été que de simples rigoles ou des caniveaux. Des garçons péchaient de grosses truites dans les torrents.
Tout autour, se dressaient les arbustes, sumacs, hamamélis et sassafras, qui paraissaient presque vrais. En arrière-plan, il y avait les grands arbres, les pacaniers, les hickories et les noyers, tandis qu’un peu plus près, se tenaient les arbres intermédiaires, les saules, les peupliers et les sycomores. Les joncs et les roseaux se reflétaient dans l’eau et les hautes herbes envahissaient les rives. Il y avait partout les trèfles, l’odeur du trèfle mouillé.
« J’ai choisi la mauvaise solution, continua le vieux Charles Archer tandis qu’ils poursuivaient leur promenade à travers la campagne harmonisée. On se rend compte maintenant combien mon choix était ridicule, mais j’étais jeune à cette époque. Deux ans plus tard, la société dans laquelle j’avais investi fermait ses portes faute de commandes, et moi, j’étais ruiné. Les richesses faciles me furent donc refusées et je consacrai mes loisirs à suivre les cours des actions de la société dans laquelle je n’avais pas investi. Les valeurs que j’aurais pu acheter pour mes trente-cinq mille dollars en vaudraient aujourd’hui plus de neuf millions.
— Oh ! ne parle pas de choses pareilles par une aussi belle journée, s’exclama Angela.
— Ils en ont encore entendu un la nuit dernière, ajouta Peter Brady. Celui-là, ça fait une semaine qu’on l’entend et il n’a pas encore été pris.
— Je voudrais tant qu’on ne les tue pas quand on les attrape, déplora Angela. Ça ne me paraît pas tout à fait juste de les tuer. »
Une gardeuse d’oie regroupait son troupeau jacassant qui ravageait un champ d’oignons. Les choux en fleur projetaient des éclats pourpres sur les fruits jaunes des gombos. Les vaches jersiaises paissaient au bord de la chaussée et le plastique fleuri (presque aussi fleuri que les champs) recouvrait la chaussée elle-même.
Il y avait des nuages jaunes dans l’air. Des abeilles ! Mais des abeilles qui ne piquaient pas. Heureusement, ce n’était pas de la poussière. Faites que la poussière ne revienne jamais !
« Il va falloir faire des recherches et tuer tous ces fabricants de ferraille, dit le vieux Charles Archer. Prendre le mal à sa racine.
— Ils sont trop nombreux et ils représentent trop d’argent, fit Peter Brady. Oui, il faut les tuer. On en a trouvé un Mardi et on l’a tué. Ensuite, on a détruit trois ferrailles presque terminées. Mais on ne peut pas tous les supprimer. Ils semblent sortir de terre comme des serpents.
— Je voudrais qu’on ne soit pas obligé de les tuer », intervint Angela.
Des bidons de lait aux teintes vives étaient alignés sous les porches des étables. Des poulets piaillaient dans les poulaillers de neuf étages, attendant qu’on vienne les chercher ; cela ne prenait jamais longtemps. Un peu plus loin, il y avait des milliers d’œufs dans un bâtiment réfrigéré, puis des porcelets et des bœufs.
Des plants de tomate se dressaient à plus de deux mètres de hauteur. Le maïs était prêt pour la moisson. Les promeneurs passèrent devant des champs de concombres, de cantaloups et des champs de pommes de terre qui peignaient en bleu-vert les flancs des collines. Et il y avait les vignes alignées en rangs serrés, les prairies de luzerne, les bosquets d’orangers et d’aubépines. Dans les prés, le bétail broutait le trèfle. Des hommes taillaient les haies.
« Je l’entends, maintenant ! s’écria soudain Peter Brady.
— Ce n’est pas possible, répliqua Angela. Pas en plein jour. Ne pense plus à ça, voyons. »
Des canards nageaient dans les étangs au bord du chemin et dans les mares près des fermes. Les grands chênes ombrageaient les parcs. Les moutons, petits îlots de blanc, grignotaient les feuilles des buissons. Dans de petits stands, on vendait du vin de pays, de la bière et du cidre ainsi que des sculptures sur pierre et sur bois. Des enfants dansaient sur les quais de chargements au son de petites boîtes à musique tandis que les chèvres léchaient les affleurements d’ardoise en quête de nouveaux minéraux.
Les promeneurs du Samedi passèrent devant un restaurant dont les tables étaient disposées à l’ombre des arbres, protégées par une saillie rocheuse. Une chute d’eau d’un mètre de haut cascadait au milieu de l’établissement ; un pont de deux mètres de long en argile durcie menait à la cuisine. Les voyageurs purent ensuite admirer les paysages changeants de cette quasi-ville si riche et si variée. Les méandres de la chaussée, les fermes, les carrés de baies. Selon les saisons, on trouvait des amélanchiers, des airelles, des myrtilles, des baies de sureau, des canneberges, des framboises, des ronces-framboises, neuf sortes de mûres, des fraises, des groseilles rouges et blanches et des cassis.
Et les vergers ! Se lasse-t-on jamais des arbres fruitiers ? Les pruniers, les pêchers, les cerisiers, les pommiers, les poiriers, les plaqueminiers et les cognassiers. Et les champs de melons, les rangées de ruches, les carrés de cornichons, les fromageries, les linières, les petites villes ramassées (vingt maisons dans chaque, vingt personnes par maison et vingt de ces petites colonies tous les kilomètres et demi de chaussée), bistrots de campagne et cafés chics qui étaient déjà bondés en ce début de matinée ; il y avait également les chapelles avec leurs statues artisanales et leurs troncs pour les riches-pauvres (ceux qui avaient de l’argent le glissait par la fente du dessus et ceux qui en avaient besoin le retirait par le bas), les petites niches réfrigérées avec du pain, du fromage, des sandwiches de viande et toujours un tonneau de vin du pays pour que plus personne n’ait jamais faim ou soif au bord du chemin.
« Moi aussi, je l’entends, s’écria à son tour le vieux Charles Archer. Un son aigu, sur la gauche. Et je sens l’odeur de l’oxyde de carbone et… ah !… du caoutchouc. Conducteur, conducteur ! »
Le conducteur entendit, de même que tous ceux qui se trouvaient dans le wagon. Il arrêta la rame, écouta, puis il alla téléphoner pour faire son rapport et, après avoir consulté les passagers, il s’efforça de donner le maximum de précisions sur l’endroit où il se trouvait. Sur la gauche s’étendait un paysage sauvage de rochers et de collines et c’était là, en plein jour, que quelqu’un pilotait.
Le conducteur déverrouilla un compartiment et en sortit des fusils ; il en distribua à Peter Brady ainsi qu’à deux jeunes gens et à trois hommes dans chacune des deux autres voitures. Un homme, l’air compétent, s’empara du téléphone pour contacter les équipes postées le long d’une autre ligne, sur la gauche, au-delà du pilote fou ; ils ne tardèrent pas à l’encercler.
« Angela et toi, grand-père Archer, vous restez là, fit Peter Brady. Prenez cette petite carabine et n’hésitez pas à tirer si jamais il passait à votre portée. Nous allons le débusquer. »
Peter Brady s’élança à la suite du conducteur et des hommes armés de fusil, dix hommes pour une mise à mort. Quatre nouveaux groupes s’étaient joints à la chasse, convergeant vers leur proie qui toussait et gémissait.
« Pourquoi est-ce nécessaire de les tuer, grand-père ? demanda Angela. Pourquoi ne pas les livrer aux tribunaux ?
— Les tribunaux font preuve de trop de laxisme. Ils se contentent de les condamner à la prison à vie.
— Mais ça devrait suffire. Ça les empêche définitivement de conduire ces horreurs et certains de ces malheureux pourraient même être réhabilités.
— Angela, tu oublies qu’ils réussissent presque toujours à s’évader. Il y a seulement dix jours, Gudge le Fou a tué trois gardiens, a franchi le mur de la prison d’État et après avoir échappé aux poursuites, il a volé quinze mille dollars à la coopérative de fromage, puis il s’est rendu chez un fabricant de ferraille et moins de quarante-huit heures après son évasion, il pilotait cette abomination dans une région sauvage. Il a fallu quatre jours pour le retrouver et l’abattre. Ils sont tous fous, Angela, et les hôpitaux psychiatriques regorgent de leurs semblables. On n’a jamais pu réhabiliter un seul d’entre eux.
— Pourquoi est-ce si dangereux de les laisser conduire ? Ils le font généralement dans des endroits déserts et seulement au milieu de la nuit.
— Leur folie est contagieuse, Angela. Leur arrogance ne laisserait place à rien d’autre. Notre pays est à présent en équilibre ; nos moyens de communications et de transports sont parfaitement réglés et presque parfaits grâce aux tramways et aux gens des tramways. Nous formons tous une communauté, une grande famille ! Nous vivons dans l’amour et la compassion, avec peu de riches et peu de pauvres ; l’arrogance et la haine ont disparu de nos cœurs. Nous sommes un peuple qui a ses racines et ses tramways. Nous ne faisons qu’un avec notre terre.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas laisser aux chauffeurs quelques endroits où ils auraient le loisir de faire ce qu’ils veulent du moment qu’ils ne dérangent pas les gens sensés ? Comme ça ils ne représenteraient plus de danger.
— Tu crois donc qu’on pourrait laisser la maladie, la folie et le mal s’exprimer dans des espaces déterminés ? Mais ils ne resteraient pas à l’intérieur de ces périmètres, Angela. Ils portent en eux une arrogance diabolique, un féroce individualisme et la haine de l’ordre établi. Rien n’est plus dangereux pour la société que l’homme dans une automobile. Si on les laissait prospérer, la pauvreté et la misère régneraient à nouveau, Angela, de même que la richesse et la croissance. Sans oublier les villes.
— Mais les villes sont merveilleuses ! J’adore les villes.
— Je ne parlais pas des superbes villes pour Excursion, Angela. Je pensais à des villes d’un autre genre, des villes bien plus sinistres. Nous en avons connu jadis, avant qu’on ne limite leur expansion. L’individu n’existe plus dans de telles villes ; ce n’est qu’un entassement de gens déracinés, arrogants, sans personnalité, des gens qui n’ont presque plus rien d’humain. Personne ne pourra nous priver de notre campagne harmonisée ni de notre quasi-ville. Certes nous ne sommes pas parfaits, mais nous ne nous laisserons pas déposséder par des malades.
— Cette odeur ! Je ne peux pas la supporter !
— L’oxyde de carbone. Que dirais-tu d’être née, de vivre et de mourir dans cette puanteur ?
— Non, non. Tout mais pas ça ! »
Les coups de feu retentissaient à intervalles réguliers. Les rugissements et les pétarades de la ferraille, cette automobile illicite, se faisaient plus proche. Puis elle apparut, bondissant sur les pierres avant d’écraser un champ de tomates pour se diriger droit sur le tramway interurbain.
L’automobile était en flammes, dégageant une infâme odeur de cuir, de caoutchouc et de chair brûlés, crachant des nuages nocifs d’oxyde de carbone. L’homme, debout, agrippé à son volant cassé, hurlait comme un fou de toute la force de ses poumons. C’était un homme jeune, pas rasé, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites ; il saignait du côté gauche de la tête et du flanc gauche ; il respirait la haine et l’arrogance.
« Tuez-moi ! Tuez-moi ! criait-il d’une voix rauque. Il y en aura d’autres ! Nous n’arrêterons pas de conduire tant qu’il restera une seule zone désolée, tant qu’il restera un seul fabricant de ferraille ! »
Il se raidit. Il chancela. Une nouvelle balle le frappa. Mais il ne cessait toujours pas de hurler.
« Soyez maudits, vous et vos trams ! Un homme en automobile vaut mille hommes à pied ! Et un million d’hommes dans un tramway ! Jamais vous ne sentirez votre méchanceté s’épanouir en dominant l’un de ces monstres ! Jamais vous ne vous sentirez étouffer de cette haine qu’on éprouve à mépriser le monde entier du haut de ce centre de l’univers qui file et bondit par les chemins ! Maudits soient tous les gens convenables ! Plutôt l’enfer en automobile que le paradis dans un tramway ! »
Un pneu d’une roue à rayons éclata dans un bruit qui se perdit dans celui des coups de feu. L’automobile tangua, oscilla et se retourna, explosant dans un brasier incandescent. Et au milieu des flammes, on apercevait encore ces deux yeux brillants et on entendait encore la voix démentielle :
« Le vilebrequin n’a rien et le différentiel non plus ! Un fabricant de ferraille pourra les récupérer, et une partie de cette automobile roulera à nouveau !… Ahhhhhh. »
Certains chantaient en s’éloignant en tram du lieu de l’incident tandis que d’autres, plongés dans leurs pensées, restaient silencieux. Ils se sentaient un peu déroutés.
« Quand je pense que j’ai un jour placé toute ma fortune dans cet avenir-là, murmura l’arrière-grand-père Charles Archer. Enfin, je préfère quand même ne pas avoir eu à vivre dans une telle société. »
Un jeune couple, heureux, chargeait toutes ses possessions sur un chariot. Ils quittaient l’une des Villes d’Excursion pour aller vivre avec leurs parents en quasi-ville. La population de cette Ville d’Excursion (avec ses merveilleux théâtres et music-halls, avec ses restaurants raffinés, ses cafés littéraires, ses oasis d’alcool et ses centres de distraction) avait atteint une population de sept mille habitants, le maximum légal. Il y avait bien sûr des milliers de Villes d’Excursion, toutes plus belles les unes que les autres. Mais il fallait bien qu’il y ait une limite à leur croissance. Il fallait une limite à tout.
C’était un merveilleux Samedi après-midi. Des oiseleurs capturaient des oiseaux avec des filets cerfs-volants pliants. Les enfants voyageaient gratuitement pour se rendre sur les terrains de jeux et participer aux compétitions de la Ligue des Tramways. De vieux bonshommes avaient des cages sur leurs genoux et ils libéraient des pigeons pour les regarder s’élancer en direction de leur pigeonnier. Des pêcheurs péchaient des crevettes dans les eaux salées du Lac de la Crevette Rosé. Des joueurs de banjo offraient la sérénade à leur fiancée dans les allées ombragées.
Le monde était un chant unique, un énorme coup de gong, avec le bruit mélodieux des tramways qui sillonnaient le pays sur leurs rails vert-de-gris, avec les étincelles des perches qui les accompagnaient et le cuivre qui brillait dans le soleil. La loi exigeait qu’il y eût une ligne de tramway tous les kilomètres, mais en fait, le réseau était encore plus dense. La loi stipulait qu’aucune voie de tramway ne devait faire plus de quarante kilomètres, cela afin de garder un sens de la vie locale. Mais les changements s’effectuaient sans problèmes. Pour traverser le pays, il suffisait d’emprunter quelque cent vingt lignes différentes. Il n’y avait plus de grandes lignes de chemin de fer ; elles aussi avaient eu leur arrogance et avaient dû disparaître.
Restaient les carpes dans les étangs, les cochons dans la luzerne, une unique ferme industrielle par hameau et chaque hameau unique, les abeilles dans l’air, les poivriers le long des chemins et tout le pays qui resplendissait comme les étincelles des tramways, aligné comme des rails.
Traduit par MICHEL LEDERER.
Interurban Queen.
© R.A. Lafferty, 1970.
© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.