L’ÉTAT DE L’ART

Par Barry N. Malzberg

 

Puisque tous les possibles sont présents dans les mondes parallèles sagement alignés dans la quatrième dimension, pourquoi n’existerait-il pas une dimension de l’esprit où les grands écrivains, ces voyageurs impénitents de l’imaginaire, se retrouveraient par exemple pour siroter un verre ?

 

 

NOUS sommes tous là, à la terrasse de cet élégant café surplombant un Paris qui semble en ruine. Difficile de savoir ; au-delà d’un petit cercle de lumière, presque tout est opaque. À l’origine, nous étions censés nous retrouver à l’Algonquin, mais cet hôtel a été démoli il y a dix-sept ans pour permettre le passage de l’Intervallée 7.

« Lamentable, dit Dostoïevski en frappant la table de son verre. La destruction de l’environnement, ce côté de l’homme qui le pousse à laisser sur le paysage l’empreinte de sa pourriture intérieure. Je vous l’affirme, la fin du monde approche à grands pas. »

Dostoïevski est mélancolique. Vingt ans de Sibérie lui ont perverti l’esprit et depuis, il jette sur l’humanité un regard plus pessimiste que les événements ne le justifient peut-être. Toujours est-il qu’il faut qu’on s’occupe de lui. Chacun de nous s’occupe des autres avec une extrême courtoisie ; Dostoïevski, lui, mérite toute notre amitié. Il a donné tant d’œuvres capitales à la littérature ; en outre, tous ces changements lui ont un peu fait perdre la tête. Je dois avouer que la Sibérie ne lui a pas été très profitable.

« Bien sûr, dis-je avec douceur en finissant mon verre. Mais malgré tout, la technologie n’est pas un absolu. Quelque chose de neutre, comme le sexe, peut être dirigé dans n’importe quelle direction ; il en est de même pour les machines. Voyez-vous, l’environnement peut se transformer mais il deviendra aussi plus agréable. »

J’appelle un garçon. Le service est abominable dans ce café, mais il y a des années qu’ils ne sont plus sur la voie principale. Un problème d’approvisionnement ; l’impossibilité de trouver du personnel qualifié. Un garçon s’approche d’un pas traînant ; ses vêtements sont luisants de crasse et il hausse les épaules tandis que je lui passe la commande. Une autre bière pour Dostoïevski, un apéritif pour Gertrude Stein et encore un peu de vin pour moi. Hemingway ne prend rien. Shakespeare est aux toilettes ; il a encore des ennuis avec ses intestins. Un peu de fromage et des crackers, peut-être. Pour les autres, la même chose. Nous sommes plutôt nombreux autour de cette table, bloquant le passage et contribuant à accroître la mauvaise réputation du café ; mais nous sommes des clients et le garçon, maugréant, se dirige vers les cuisines.

« Il y a sans doute du vrai dans ce que tu as dit, ajouté-je aimablement. Et tu as le droit de donner ton avis. Je défends ton point de vue, assurément.

— Au diable, tout ça ! » s’écrie Hemingway.

Il se lève, glisse son bloc-notes sous son bras et se dirige vers une sortie.

« J’en ai assez d’entendre toutes ces conneries. Depuis le début de l’après-midi, on nage dans la merde. Il est temps de s’en extraire et de réaliser de grandes choses. Sentir somptueusement, savoir magnifiquement. Conquérir les sens avec l’espoir ».

Ça y est, il va recommencer à bouder. Décidément, en dépit de tous nos efforts, nous n’avons rien pu en tirer. Cet homme n’est vraiment pas sociable.

« Je vais aller prendre un peu de soleil », dit-il.

Il s’avance dans l’allée en titubant, nous laissant payer sa part, comme d’habitude, et tandis qu’il s’apprête à traverser la rue de la Paix, il est renversé par un tramway qui lui sectionne les bras et les jambes et le rejette en petits morceaux sur le trottoir.

Gertrude Stein se met à glousser et porte une serviette à ses lèvres en caressant la main d’Alice Tokla.

« Ernest n’a jamais eu le moindre goût, dit-elle. Et chacun de ses gestes a échoué en tant que geste. »

Elle secoue la tête, repose sa serviette, se penche à l’oreille d’Alice et se lance dans un intense discours pendant que, dans la rue, les piétons et les gendarmes s’attroupent autour des restes d’Ernest. Le tramway s’est arrêté et par les fenêtres, des visages inexpressifs contemplent la scène.

« Comme des pétales sur un rameau noir, mouillé », dit Ezra, prenant la parole pour la première fois de l’après-midi. Puis il retourne à ses notes.

La foule, à présent, dissimule Ernest et il est difficile de voir ce qui se passe. Je suppose que le moment venu, ils le mettront dans l’un des convoyeurs pour le recycler. Cela n’a guère d’importance. Rien n’a d’importance. Mes rapports avec Ernest n’ont jamais été très bons et, bien que cela me gêne un peu de l’admettre, je dois avouer que sa mort ne m’attriste pas tellement.

Shakespeare débouche des toilettes et manque de se cogner au garçon qui amène nos verres. « Maudit fou ! s’écrie Bill en s’effondrant sur sa chaise. Tu empuantis tout ! »

Et le serveur, l’air d’un homme qui a grandement souffert et ne se contrôle plus, fait passer son plateau sur une main et de l’autre, il s’empare d’un verre de vin dont il lance le contenu à la figure de Bill.

« Sale bâtard ! » fait Shakespeare. Mais l’expression de son visage ne se modifie pas et ses yeux morts roulent dans leurs orbites. L’homme, incontestablement, est ivre. En toute autre circonstance, il n’aurait pas manqué d’assommer le garçon.

Mais cet après-midi, il ne se passera rien. La tension se relâche, le garçon lève les yeux au ciel et, finissant par se maîtriser, il pose les verres devant nous. Puis, comme il est penché à côté de moi, je lui demande tranquillement l’addition. Il pâlit de rage, mais je réussis à le convaincre que je n’ai pas cherché à l’insulter et il me répond qu’il va retourner aux cuisines voir ce qu’il peut faire. En vérité, je suis bien le seul à même d’affronter les réalités banales et triviales de la journée ; tous les autres sont absorbés dans leurs personnages ou dans leurs soucis et, en toute honnêteté, je commence à être fatigué par tout cela ; pour la première fois, l’idée me vient que mes compagnons et nos après-midi de routine m’ennuient et que je pourrais bien mettre un terme à ces rencontres. Mon absence serait à peine remarquée si je n’apparaissais pas à la table à une heure. Mais dans ce cas, qui donc commanderait à boire ?

Je réfléchis à tout cela, effleurant du regard le trottoir où, bien que quelques minutes seulement se soient écoulées, il ne reste plus aucune trace de la tragédie qui vient de se dérouler. Les piétons marchent vite, les automobiles se fraient un passage à coups de klaxon, un gros agent de police à l’air réjoui bat la semelle devant le café, les mains sur les hanches, les yeux levés sur le soleil. Le seul convoyeur en service au bord de la rue est vide et propre ; Ernest est déjà parti. Il est déprimant de penser que malgré toute sa grandiloquence, sa mort a eu si peu d’effet sur le monde ; mais d’un autre côté, comme la plupart de mes compagnons pourraient me l’objecter, il est très difficile de créer une transformation permanente dans le paysage. C’est la technologie qui en est responsable, et aussi l’action aliénatrice qui sépare petit à petit les hommes des conséquences de leurs actes, des fruits de leur travail.

Comme s’il avait lu mes pensées qui avaient pris un tour plutôt sombre et métaphysique, Dostoïevski me regarde et m’adresse un clin d’œil.

« C’est dur, n’est-ce pas, mon ami, dit-il, de tant voir et de faire si peu. Les Tsars auraient eu un mot pour définir cet état ; quant à moi, je l’appelle insoumission.

— Il boude, dit Gertrude Stein. Il se croit suffisant alors qu’il n’est qu’insuffisant. N’est-ce pas, Alice ? »

Alice, rayonnante, approuve d’un signe de tête ; les deux vieilles lesbiennes se reprennent par la main et recommencent à glousser. Je ne peux vraiment plus les supporter ; leur présence autour de cette table est une source constante d’embarras et je sais que presque toute l’hostilité du garçon est concentrée sur elles. Mais qu’y puis-je ? Après tout, Paris, c’était leur idée, et c’était une excellente suggestion. Si nous n’étions pas venus à Paris, nous aurions peut-être fini par nous réunir à New York ou à Berlin ; et avec la disparition de l’Algonquin, combien nous reste-t-il d’endroits convenant à nos discussions ? Je hoche judicieusement la tête et détourne mon regard des deux femmes. Il est la plupart du temps préférable, ainsi que mes amis me l’ont conseillé, de ne pas voir trop clairement et, en dépit de quelques écueils, j’ai fait certains progrès dans cette voie.

« Je crois, dit Shakespeare d’un ton accablé, je crois que je suis soudain très malade, oh ! maudits fous. »

Et devant nos yeux étonnés (Bill, en effet, ne se plaint jamais et il a toujours été le plus gai de la bande), sa peau prend soudain une violente couleur orangée.

« Ce doit être le vin, la chaleur, l’après-midi, oh ! mes amis, quelle douleur, ajoute-t-il. Oh ! laissez-moi me déboutonner. »

Et il écarte son gilet ; au milieu de ses efforts, il est saisi d’un spasme brutal et il s’effondre sur la table qu’il entraîne dans sa chute avec une pluie de tasses, de soucoupes, de verres, de bière, de vin et de liqueur. Il s’écrase sur les débris, roule sur le sol et s’immobilise.

Debout, Fedor le contemple avec dégoût, puis il tire une grosse montre de sa poche.

« Je crois que ce vieux salaud est mort, dit-il en regardant l’heure. Mais si vous voulez bien m’excuser, j’en ai vraiment assez de tout cela. J’ai encore beaucoup de travail et j’espère bien signer avant ce soir un important contrat annexe pour Crime et Châtiment. »

Il fait demi-tour pour s’éloigner. Je suis offensé par sa froideur, par ce total manque de considération dont, à l’évidence, il fait preuve à l’égard de nos après-midi ; mais avant que j’aie pu approfondir cette question, ou lui adresser des reproches, le garçon arrive, accompagné de deux policiers et d’un gros homme en colère, probablement le patron du café qui regarde le cadavre de Shakespeare avec répulsion. Le garçon, l’air désespéré, dit quelque chose à l’oreille du patron ; il semble vouloir expliquer qu’il n’a aucune responsabilité dans cette affaire. Le patron ne lui prête pas la moindre attention.

« Je suis désolé, nous dit-il pendant que les policiers nous fixent de leurs regards solennels, mais nous ne pouvons plus autoriser cela. Depuis plusieurs semaines, vous videz les caves de mon café, le dernier café de Paris ; vous le souillez. Ce scandale ne peut plus durer. Mes employés ne savent plus où donner de la tête et ma femme menace de me quitter. (Il décoche un coup de pied au cadavre.) Vous êtes tous en état d’arrestation.

— C’est une honte ! s’écrie Gertrude. Alice, fais donc quelque chose ! »

Et Fedor, avec toute la ruse qu’il a acquise dans les camps d’internement, essaie de se glisser subrepticement vers une sortie, mais les policiers sont efficaces et déterminés comme peuvent parfois l’être les gendarmes de l’ère post-technologique et avant que je sois parvenu à vraiment comprendre ce qui arrive, nous nous retrouvons tous menottes aux poignets, Fedor inclus, et conduits hors du café.

« Nous vous ferons parvenir un rapport complet, dit l’un des policiers au patron. Vous pouvez compter sur nous.

— C’est un scandale, dit Fedor. Vous pouvez nous couvrir de chaînes, user de vos machines, mais jamais, jamais, vous ne parviendrez à emprisonner l’âme humaine libre et bondissante. »

Il se jette sur le policier le plus proche mais il est aussitôt assommé par un coup anodin (Fedor est plutôt frêle en dépit de toute sa grandiloquence) et il s’écroule, nous entraînant dans sa chute. Il semble que nous soyons tous reliés par la même chaîne.

Je sens en dessous de moi le cadavre de Shakespeare qui se refroidit déjà, et sur ma gauche comme sur ma droite, les coups de pied d’Alice et de Gertrude qui se débattent ; je lève la tête pour m’apercevoir que ce vieux Comte Léon, de retour d’une petite promenade, nous a rejoint, ensuite, mon regard passe à travers eux tous et, dans la rue, je distingue plus nettement que jamais le mouvement du convoyeur puis, comme la masse autour de moi se met à rouler dans cette direction, je comprends que sans aucune procédure judiciaire, nous allons tous être menés là-bas sur le champ, et c’est avec soulagement (j’ai toujours su au plus profond de mon personnage de Fedor que ce serait avec soulagement) que je sens sur moi le baiser sombre de Gertrude ; et nous sommes tous emportés.

 

Traduit par MICHEL LEDERER

State of the Art.

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© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.