LA PETITE PYRAMIDE BLEUE
Par Ray Bradbury
La première partie de cette anthologie est consacrée aux enfants. La plus grande crainte des futurs parents est sans doute que leur enfant naisse anormal. Mais est-ce être anormal qu’être différent parce qu’on est né dans une autre dimension ? Au fond, tous ces problèmes géométriques, c’est une question de regard.
NON, il ne tenait pas à être le père d’une petite pyramide bleue. Peter Horn n’avait rien prévu de pareil. Ni lui ni sa femme n’avaient imaginé que telle chose pût leur arriver. Ils s’étaient entretenu pendant des jours de la naissance de leur enfant, s’étaient nourris sainement, réservé de longues nuits de sommeil, accordé quelques sorties et maintenant que le moment était venu pour elle de monter dans l’hélicoptère pour se rendre à l’hôpital, son mari la serra dans ses bras et l’embrassa en lui disant :
« Tu seras de retour dans six heures, chérie. Ces nouvelles machines à accoucher font tout sauf engendrer un enfant pour vous. »
Cela lui rappela ce vieux couplet : « Ça, en tout cas, ils ne me l’enlèveront pas ! » Elle le lui chanta et tous deux éclatèrent de rire tandis que l’hélicoptère s’élevait dans les airs, survolant le paysage verdoyant, en direction de la ville.
Le médecin, un homme posé du nom de Wolcott, rayonnait de confiance. Polly Ann, la future mère, fut préparée au labeur qui l’attendait tandis que, comme à l’habitude, on installait le père dans une salle d’attente où il pourrait fumer à la chaîne et se verser à discrétion des whiskies-soda tout préparés. Il se sentait en état d’euphorie. C’était leur premier enfant, mais il n’y avait pas de quoi se tourmenter. Poly Ann était en de bonnes mains.
Une heure plus tard, le docteur Wolcott pénétrait dans la salle d’attente. Il avait la tête d’un homme qui vient de voir un spectre. Peter Horn qui en était à son troisième whisky ne broncha pas, mais sa main se crispa sur son verre et c’est d’une voix à peine audible qu’il murmura :
« Elle est morte.
— Non, dit Wolcott d’un ton rassurant. Non, non, elle va bien. C’est l’enfant.
— Le bébé est mort.
— Non, il vit, lui aussi, mais… Videz votre verre avant de me suivre. Il s’est passé quelque chose. »
En effet, il s’était passé quelque chose. Et le « quelque chose » qui s’était passé avait amené dans les couloirs tout le personnel hospitalier. Des gens entraient, sortaient d’une salle dans l’autre. Et comme le médecin entraînait Peter Horn dans un large corridor où des internes en blouse blanche se questionnaient du regard et chuchotaient entre eux, le malheureux se sentit pris de nausées.
« Dites donc, vous avez vu ? L’enfant de Peter Horn ! Inimaginable ! »
Père et médecin entrèrent dans une petite salle d’une blancheur immaculée. Une masse de gens se pressaient autour d’une table basse. Il y avait quelque chose sur cette table.
Une petite pyramide bleue.
« Pourquoi m’avez-vous amené ici ? » demanda Horn en se tournant vers le médecin.
— la petite pyramide bleue remua, puis se mit à pleurer.
Peter Horn s’approcha de plus près et la regarda fixement. Il était blême et haletait.
« Ne me dites pas que c’est ça ! »
Pour toute réponse le docteur dénommé Wolcott hocha la tête en signe d’acquiescement.
La pyramide bleue était munie de six tentacules, bleus également, et de trois yeux qui cillaient à l’extrémité de trois longs appendices.
Horn était cloué sur place.
« Il pèse sept livres et demie », dit un des assistants.
« Ils sont en train de me faire marcher, se dit Horn. C’est une blague qu’ils me jouent. Montée par Charlie Ruscoll. Il va surgir d’un instant à l’autre en criant : « Poisson d’avril ! » et tous éclateront de rire. Ce n’est pas mon enfant. Ce serait trop horrible ! Ils me font marcher. »
Horn restait cloué sur place, le visage couvert de sueur.
« Emmenez-moi d’ici », fit-il, les mains crispées, le regard égaré.
Wolcott le prit par le bras et dit d’un ton apaisant :
« C’est bien votre enfant. Il faut vous en persuader, Mr. Horn.
— Non, non, ce n’est pas mon enfant, dit Horn qui de toutes ses forces repoussait cette idée. C’est un cauchemar. Détruisez ça !
— Nous n’avons pas le droit de détruire un être humain.
— Humain ? fit Horn battant des paupières pour retenir ses larmes. Ça n’a rien d’humain ! C’est un crime envers le Créateur !
— Nous avons examiné ce… cet enfant, dit vivement le médecin, et nous en avons conclu que ce n’est ni un mutant ni la résultante de la destruction ou de la combinaison défectueuse de gènes. Ce n’est pas un monstre. Il n’est atteint d’aucune maladie. Je vous demande d’écouter attentivement ce que je vais vous dire. »
Horn fixait le mur d’un œil hagard, en vacillant sur ses jambes.
Le médecin prit son ton le plus professoral et le plus assuré pour lui déclarer :
« L’enfant a été en quelque sorte soumis à une trop forte pression au moment de sa naissance. Des courts-circuits, un dérèglement du mécanisme de la nouvelle machine à accoucher et à hypnotiser ont abouti à une déstructuration dimensionnelle. En d’autres termes, votre enfant est né… dans une autre dimension. »
Horn ne hocha même pas la tête. Il attendait.
« Votre enfant est vivant, sain et heureux, reprit Wolcott avec force. Il est couché là, sur cette table. Mais parce qu’il est né dans une autre dimension, il nous apparaît sous une forme qui nous est étrangère. Nos yeux, familiarisés avec le concept tridimensionnel, ne peuvent voir en lui un enfant. Cependant c’en est un. En dépit de son apparence, cette étrange forme pyramidale munie de tentacules est votre enfant. »
Horn ferma les yeux, puis dit entre ses dents :
« Donnez-moi à boire.
— Tenez, fit quelqu’un en lui fourrant un verre dans la main.
— Et maintenant, laissez-moi m’asseoir et réfléchir un moment. »
Horn se laissa lourdement tomber dans un fauteuil. Il commençait à voir plus clair. Les choses se mettaient en place. Quel qu’il fût, c’était son enfant. Il frissonna. Aussi monstrueux qu’il lui parût, c’était là son premier-né.
Finalement il releva la tête et chercha à distinguer, à travers un brouillard, le visage du médecin, puis il murmura d’une voix à peine audible : « Qu’allons-nous dire à Polly ?
— Nous en discuterons en cours de matinée, dès que vous vous en sentirez capable.
— Que va-t-il se passer ? Existe-t-il un moyen de… de le faire revenir parmi nous ?
— Nous allons le tenter. Du moins si vous nous en donnez l’autorisation. Après tout, c’est votre enfant. Vous pouvez disposer de lui à votre gré.
— De lui ? fit Horn en émettant un petit rire grinçant. Comment pouvez-vous affirmer que c’est un garçon ? »
Un voile tomba sur ses yeux et ses oreilles se mirent à bourdonner.
« À vrai dire, fit Wolcott visiblement pris de court, à vrai dire, nous n’en savons rien.
Et que se passera-t-il si vous ne parvenez pas à le ramener parmi nous ? demanda Horn en avalant une rasade de whisky.
— Je comprends le choc que cela a dû être pour vous, Mr. Horn. Si vous ne pouvez supporter la vue de cet enfant, nous sommes prêts à l’élever ici, dans notre institution.
— Je vous remercie, dit Horn après avoir réfléchi un moment. Mais il nous appartient, à Polly et à moi. Je tiens à lui donner un foyer, à l’élever comme j’élèverais tout autre enfant, à lui faire mener une vie familiale normale. À m’efforcer de l’aimer. À le bien traiter. »
Il se tut, la bouche sèche, la tête vide.
« Vous rendez-vous compte de la tâche que vous assumez là, Mr. Horn ? Il est exclu de donner à cet enfant des camarades de jeu normaux ; ils en feraient leur souffre-douleur. Vous savez comment sont les gosses. Si vous décidez d’élever cet enfant chez vous, il devra mener une vie cloîtrée, ne jamais être vu de personne. Avez-vous pleinement conscience de ce que cela représente ?
— Pleinement. Dites-moi, docteur, est-il mentalement normal ?
— Absolument. Nous avons étudié toutes ses réactions. C’est un enfant en parfaite santé en tout ce qui concerne ses réflexes nerveux et autres.
— Je tenais à en recevoir l’assurance. Reste maintenant le problème que pose Polly.
— Là, je vous l’avoue, je reste sans voix, fit le docteur Wolcott en fronçant le sourcil. C’est déjà très dur d’annoncer à une mère que son enfant est mort-né. Mais comment dire à une femme qu’elle a mis au monde quelque chose qui n’a pas apparence humaine ? C’est pire que la mort. Elle risque d’avoir un terrible choc. Et cependant je me dois de lui dire la vérité. Mentir à un patient n’avance à rien.
— Je ne veux pas perdre Polly aussi, fit Horn en reposant son verre. Si vous me proposiez maintenant de supprimer cet enfant, j’y souscrirais. Mais ce que je ne pourrais supporter c’est que Polly succombe au choc que lui causera cette révélation.
Je crois pouvoir vous affirmer que nous réussirons à ramener l’enfant dans notre dimension. C’est pourquoi j’hésite. Si j’estimais le cas sans espoir je délivrerais un certificat autorisant l’euthanasie. Mais il existe une chance qu’il nous faut prendre en considération. »
Horn, épuisé, était parcouru de profonds frissons.
« Entendu, docteur. Mais jusque-là l’enfant aura besoin de lait, de nourriture, d’amour. Le sort lui a été adverse à sa naissance et il n’y a aucune raison pour qu’il continue à l’être. Quand parlerons-nous à Polly ?
— Demain après-midi, dès qu’elle se réveillera. »
Horn se leva, s’approcha de la table sur laquelle un appareil fixé au plafond répandait une douce lumière et une chaleur égale. Comme il tendait la main, la pyramide bleue se redressa.
« Bonjour, bébé », dit-il.
La pyramide bleue leva sur Horn ses trois yeux d’un bleu intense, puis lui effleura les doigts d’un de ses fins tentacules bleus.
Horn frissonna, puis répéta :
« Bonjour, bébé. »
Le docteur exhiba alors un biberon de forme spéciale, puis dit :
« Il contient du lait maternel. Nous allons tenter l’expérience. »
*
* *
Bébé regarda à travers la brume qui se dissipait. Bébé vit des formes se pencher sur lui, et comprit qu’elles lui voulaient du bien. Bébé était un nouveau-né, mais il était déjà éveillé, étrangement éveillé. Bébé était conscient.
Des solides se mouvaient autour et au-dessus de Bébé. Six cubes d’un blanc grisâtre se penchaient sur lui. Six cubes munis d’appendices hexagonaux et ayant chacun trois yeux. Il y avait également deux autres cubes arrivant de loin sur un plateau cristallin. Un de ces cubes était blanc. Il avait également trois yeux. Il y avait dans ce Cube Blanc quelque chose qui plaisait à Bébé. Qui l’attirait. Une sorte de lien. Et l’odeur même du Cube Blanc était familière à Bébé.
Les six cubes d’un blanc grisâtre penchés sur lui faisaient entendre un sifflement aigu. Un son qui exprimait surprise et curiosité. Un peu comme des flûtes jouant toutes ensembles.
Maintenant les deux nouveaux venus, le Cube Blanc et le Cube Gris sifflaient à leur tour. Au bout d’un moment le Cube Blanc étendit un de ses appendices de forme hexagonale et effleura Bébé. Bébé répondit en tendant un des tentacules de son corps pyramidal. Bébé aimait le Cube Blanc.
Oui, il l’aimait. Bébé avait faim. Bébé aimait cette sensation. Le Cube Blanc lui donnerait peut-être à manger…
Le Cube Gris tendit à Bébé un globe rose. On allait nourrir Bébé. C’était bon. Oui, c’était bon. Bébé but avec avidité.
Manger, c’était bon. Tous les cubes d’un blanc grisâtre disparurent, ne laissant derrière eux que le gentil Cube Blanc qui, penché sur Bébé, se mit à siffloter encore et encore.
*
* *
Ils parlèrent à Polly le lendemain. Ils ne lui dirent pas tout. L’indispensable. Le minimum. Ils lui dirent que jusqu’à un certain point le bébé n’était pas ce qu’il aurait dû être. Ils parlaient lentement, cherchant leurs mots, cernaient de plus en plus près la vérité. Puis le docteur Wolcott expliqua longuement à Polly le fonctionnement de la machine à accoucher qui aidait la femme en gésine mais qui, cette fois, s’était déréglée à la suite de courts-circuits. Un autre homme de science lui fit un bref exposé sur les différentes dimensions, levant tour à tour un doigt, puis deux, puis trois, puis quatre. Un autre encore lui parla de l’énergie et de la matière. Un autre enfin lui dit quelques mots des enfants handicapés.
« Où voulez-vous en venir avec tout ce bla-bla ? fit Polly se redressant dans son fit. Qu’a donc d’anormal mon bébé pour que vous usiez de tant de circonlocutions ? »
Wolcott lui dit enfin ce qu’il en était, puis il ajouta :
« Bien entendu on peut ne vous le montrer que dans une huitaine de jours. Ou encore vous pouvez en confier légalement le soin à notre établissement.
— Une chose m’intéresse avant tout », déclara Polly. Et comme Wolcott l’interrogeait du regard : « Est-ce moi qui ai fait cet enfant tel qu’il est ?
— Certainement pas !
— Est-ce un monstre, génétiquement parlant ?
— L’enfant a été projeté dans une autre dimension. À part cela, il est parfaitement normal. »
Le visage jusque-là crispé de Polly se détendit et elle dit simplement :
« Dans ce cas, qu’on m’amène mon bébé. Je veux le voir. Je vous en prie. Et tout de suite. »
On lui amena « l’enfant ».
Les Horn quittèrent l’hôpital le lendemain, Polly sur ses deux jambes, suivie de Peter qui la regardait avec une muette admiration.
Ils n’emmenaient pas le bébé. Cela viendrait plus tard. Horn aida sa femme à monter dans leur hélicoptère, prit place à côté d’elle. Puis l’appareil s’éleva droit dans l’air tiède dans un bruit de rotors.
« Tu es une merveille ! lui dit-il.
— Tu trouves ? fit-elle en allumant une cigarette.
— Oui, tu es merveilleuse ! Tu n’as pas pleuré. Tu n’as pas bronché.
— Il n’est pas si effrayant, une fois qu’on y est habitué. Je peux même… le tenir dans mes bras. Il est chaud, il pleure et il a même besoin des classiques couches triangulaires. » Elle eut un petit rire nerveux, tremblant, proche des larmes, puis reprit : « Non, je n’ai pas pleuré, Pete, parce que c’est mon bébé, ou du moins il le sera. Il n’est pas mort-né et j’en rends grâce au Ciel… Il est… comment te dire, il est encore à naître. J’aime à penser qu’il n’est pas encore né. Nous attendons qu’il vienne au monde. J’ai toute confiance en Wolcott. Pas toi ?
— Tu as raison. Tu as parfaitement raison, et se penchant il lui prit la main. Tu veux que je te dise ?… Tu es un trésor.
— Je tiendrai le coup, dit-elle, regardant droit devant elle tandis que la campagne verdoyante défilait sous leurs pieds. Du moment que je sais qu’il y aura une issue heureuse, je ne me laisserai ni démonter ni abattre. J’attendrai six mois et peut-être que passé ce délai, je me tuerai.
— Polly ! »
Elle le regarda comme s’il venait de surgir à ses côtés.
« Je m’excuse, Pete. Mais des choses pareilles, ça n’arrive pas. Une fois que ce sera derrière nous, que l’enfant naîtra enfin, j’oublierai ce cauchemar comme s’il n’avait jamais existé. Mais si le docteur Wolcott ne peut rien pour nous, alors c’en sera plus que n’en pourra supporter ma raison. Et ma raison dictera à mon corps de se jeter en bas du toit.
— Les choses s’arrangeront, dit Peter, se cramponnant aux commandes de l’hélicoptère. Elles ne peuvent pas faire autrement que de s’arranger. »
Polly ne répondit rien et exhala la fumée de sa cigarette que le ventilateur happa au passage.
Trois semaines s’écoulèrent. Ils se rendaient chaque jour en hélicoptère à l’hôpital voir « Py ». Car tel était le nom que Polly Horn avait tout naturellement donné à la pyramide bleue étendue sur la table-couchette maintenue à bonne température, et qui clignait des yeux à leur approche. Le docteur Wolcott prenait soin de leur faire remarquer que l’enfant menait une vie parfaitement normale ; il dormait le nombre d’heures habituel ; restait éveillé le laps de temps habituel ; était tantôt tout attention et tantôt passif ; se nourrissait et éliminait de façon normale. Polly Horn l’écoutait, et son visage se faisait plus doux, son regard plus tendre.
À la fin de la troisième semaine, le docteur Wolcott leur demanda :
« Vous sentez-vous de force à l’emmener chez vous ? Vous vivez à la campagne, si je ne me trompe ? Parfait ! Et vous disposez d’un patio ? Bon ! Vous pourrez l’y installer de temps à autre pour qu’il profite de l’air et du soleil. Il a besoin d’amour maternel. J’ai l’air, en disant cela, d’enfoncer une porte ouverte, mais ça n’en est pas moins vrai. Il faut lui donner le biberon. Nous disposions, à l’hôpital, d’une machine qui non seulement l’alimentait, mais lui prodiguait également chaleur humaine et petits mots tendres. J’estime, ajouta le docteur Wolcott, que vous le connaissez suffisamment pour vous rendre compte que c’est un enfant en parfaite santé. Encore une fois, Mrs. Horn, vous sentez-vous de force à l’élever vous-même ?
— Oui, j’y suis prête.
— Parfait ! Vous nous l’amènerez tous les trois jours pour que nous lui fassions subir des examens. Voilà le régime qu’il doit suivre. Nous envisageons actuellement plusieurs solutions, Mrs. Horn, et nous y travaillons. Nous espérons arriver à un résultat vers la fin de l’année. Je n’ose rien vous affirmer, mais j’ai des raisons de croire que nous arracherons votre petit garçon à la quatrième dimension comme on fait surgir un lapin d’un chapeau haut de forme. »
Wolcott fut à la fois surpris et touché lorsque Polly, se jetant à son cou, l’embrassa sur les deux joues.
Prenant le chemin de la maison, Pete Horn survola, aux commandes de son hélicoptère, les douces collines verdoyantes de Griffith. De temps à autre, il jetait un regard à la petite pyramide que Polly tenait dans ses bras. Elle lui faisait des petits roucoulis et « l’enfant » lui répondait un peu sur le même registre.
« Je me demande… dit Polly.
— Quoi donc ?
— Comment il nous voit ?
— J’ai questionné Wolcott à ce sujet. Il m’a répondu qu’il devait probablement nous trouver aussi étranges que nous le trouvons. N’oublie pas qu’il est dans une dimension, et nous dans une autre.
— Tu veux dire qu’à ses yeux nous ne revêtons pas l’aspect d’un homme et d’une femme ?
— Tels que nous nous voyons, non. Mais n’oublie pas que l’enfant ignore tout des hommes et des femmes. Quelle que soit la forme que nous prenons à ses yeux, elle lui semble naturelle. Il nous voit probablement sous forme de cubes, de rectangles ou de pyramides, oui ce doit être ainsi qu’il nous voit de sa quatrième dimension. L’enfant n’a pas d’autres normes à quoi il puisse comparer ce qu’il voit. Nous sommes sa norme. Et s’il nous paraît bizarre, étrange, c’est parce que nous le comparons aux formes et aux dimensions auxquelles nous sommes habitués.
— Oui, je comprends. »
Bébé avait vaguement conscience du mouvement qui l’emportait. Un des Cubes Blancs le tenait tendrement dans ses chauds appendices. Un autre Cube Blanc était assis un peu en avant à l’intérieur d’une bulle baignée d’une lumière pourpre. Cette bulle se déplaçait dans les airs, au-dessus d’une vaste et brillante plaine où se dressaient pyramides, hexagones, rectangles, colonnes, sphères et cubes multicolores.
Un des Cubes Blancs sifflotait. L’autre Cube Blanc lui répondait par un sifflotement identique. Le Cube Blanc qui tenait Bébé s’agita. Bébé observait les deux Cubes Blancs et le monde qui défilait tout autour de la bulle en mouvement.
Bébé eut… sommeil. Bébé ferma les yeux, blottit son petit corps pyramidal dans le giron de Cube Blanc et fit entendre de faibles vagissements.
« Il s’endort », dit Polly Horn.
Puis vint l’été et Peter Horn se consacra à son affaire d’export-import. Mais il s’organisa de façon à rentrer tous les soirs. Pendant la journée Polly tenait le coup, mais à la tombée de la nuit, seule avec l’enfant, elle prit l’habitude de fumer à la chaîne et une fois, en rentrant, Peter la trouva étendue, ivre morte, sur le canapé, une bouteille de sherry vide posée sur le guéridon. De ce moment, Peter décida que pendant la nuit il se chargerait lui-même de l’enfant. Lorsque Bébé pleurait, il faisait entendre un étrange piaillement assez semblable aux cris d’une petite bête sauvage perdue dans la jungle, et qui ne rappelait en rien les pleurs d’un enfant.
Peter Horn fit insonoriser la nursery.
« C’est pour que vot’femme entende pas pleurer vot’bébé ? demanda l’ouvrier.
— Ouais, fit Peter Horn. C’est pour qu’elle ne l’entende pas. »
Ils recevaient de moins en moins, de crainte qu’un de leurs amis ne tombe sur Py, cette chère et douce petite pyramide bleue qu’était Py.
« Qu’est-ce j’entends ? demanda un soir un de leurs invités à l’heure du cocktail. On dirait un oiseau. Tu ne m’avais pas dit que tu avais une volière, Peter.
— Ben oui, j’en ai une, fit Horn en allant fermer la porte de la nursery. Mais ton verre est vide. Et personne ne boit ! »
C’était un peu comme d’avoir dans la maison Un chat et un chien. Ou du moins, c’est ainsi que Polly voyait la chose. Peter Horn, qui l’observait à la dérobée, remarquait la façon qu’elle avait de lui dire de petits mots tendres et de le cajoler. C’était Py par-ci et Py par-là, mais avec cependant une certaine réserve et il lui arrivait parfois de regarder autour d’elle, puis de se tâter, et de crisper les poings, et à ces moments-là, elle semblait perdue, effrayée comme si elle attendait Dieu sait qui.
En septembre, Polly dit, toute fière, à son mari :
« Il sait dire Papa. Oui, il sait le dire. Sois mignon, Py. Dis Papa. »
Et elle souleva dans ses bras la tiède petite pyramide bleue.
« Uiui, sifflota la tiède petite pyramide bleue.
Encore une fois, répéta Polly.
Uiui, sifflota la pyramide.
Assez, pour l’amour de Dieu ! » s’exclama Peter Horn.
Il lui prit l’enfant des mains et le rapporta dans la nursery où il se mit à siffloter sans se lasser ce uiui, uiui, uiui. Horn sortit en trombe de la nursery et se versa un whisky tassé, tandis que Polly disait, avec un rire étranglé :
« C’est formidable, hein ? Sa voix même est dans la quatrième dimension. Ce sera du joli quand il se mettra à parler, plus tard. Nous lui ferons apprendre par cœur le monologue de Hamlet et quand il le récitera on croira entendre du James Joyce ! Ah ! on est des veinards, nous ! Allez, donne-moi à boire.
— Tu as assez bu.
— Merci, je me servirai moi-même », ce qu’elle fit.
Ce fut octobre, puis novembre. Py apprenait à parler maintenant. Il sifflotait, couinait, et émettait lorsqu’il avait faim un bruit cristallin de clochette. Le docteur Wolcott venait le voir régulièrement.
« Tant qu’il est d’un beau bleu vif, cela prouve qu’il est en bonne santé, leur dit-il un jour. Si ce bleu se ternit, cela prouvera qu’il ne se porte pas très bien. Portez-y attention.
Je n’y manquerai pas, dit Polly. Le bleu vif d’un œuf de rouge gorge, signe de santé ; un bleu cobalt fané, signe de maladie.
Petite madame, fit Wolcott, faites-moi le plaisir d’avaler ces deux pilules et venez demain à mon cabinet. J’aimerais avoir avec vous un petit entretien. Vous avez une manière de vous exprimer qui ne me plaît guère. Tirez la langue… Ouais. C’est bien ce que je pensais. Vous buvez trop et vous fumez deux fois trop. Regardez vos doigts, tout jaunis de nicotine. Je vous attends demain.
— Il faut avouer que vous ne me donnez guère d’espoir à quoi me raccrocher, docteur. Cela va bientôt faire une année…
— Chère Mrs. Horn, je ne veux pas vous tenir constamment en haleine. Dès que nos machines seront au point, nous vous en informerons. Nous y travaillons sans relâche. Nous nous livrerons bientôt à une expérience. Avalez ces deux pilules et fermez votre jolie bouche. » Puis chatouillant Py sous le menton : « Un beau bébé, ma foi, en pleine santé et qui pèse ses vingt livres comme un grand. »
Bébé avait conscience des allées et venues des deux gentils Cubes Blancs qui étaient toujours là quand il ouvrait les yeux. Il y avait aussi un autre cube, gris celui-là, qui venait le voir de temps en temps. Mais c’était principalement les deux Cubes Blancs qui s’occupaient de lui et qui l’aimaient. Il leva les yeux sur le Cube Blanc le plus chaud, le plus rond, et se mit à roucouler de contentement. Le Cube Blanc le nourrissait. Il se sentait bien. Il grandissait. Tout, autour de lui, était amical et familier.
Puis ce fut la Nouvelle Année, l’année 1989.
Des avions-fusées, des vaisseaux spatiaux sillonnaient le ciel, des hélicoptères ronronnaient et brassaient l’air tiède de Californie.
Peter Horn rapporta un jour en secret chez lui de grandes plaques de verre teinté de bleu ou de gris, spécialement coulées à son intention. À travers ces plaques, il regarda son enfant. Il ne se passa rien. La pyramide resta une pyramide, qu’il la regardât aux rayons X ou à travers une feuille de cellophane jaune. Le mur restait infranchissable. Horn se remit tout tranquillement à boire.
Le grand coup lui fut assené au début de février. Horn rentrant chez lui en hélicoptère fut stupéfait de voir tous ses voisins rassemblés sur la pelouse qui s’étendait devant sa demeure. Certains étaient assis, d’autres debout ; d’autres encore s’en allaient, l’air terrifiés.
Polly promenait l’« enfant » sur la pelouse.
Polly était complètement soûle. Elle tenait par la main la petite pyramide bleue et faisait le tour de la pelouse. Elle ne vit pas l’hélicoptère atterrir et n’accorda aucune attention à Horn qui arrivait en courant.
« Mr. Horn, s’exclama un de ses voisins, c’est bien la petite bête la plus adorable que j’aie jamais vue. Où l’avez-vous découverte ?
— Vous avez dû en faire, des voyages, Horn ! lui dit un autre de ses voisins. C’est d’Amérique du Sud que vous l’avez ramenée ? »
Polly souleva dans ses bras la petite pyramide et s’efforçant de fixer son regard flou sur son mari, cria :
« Dis Papa !
— Uiui, fit la pyramide.
— Polly ! rugit Peter Horn.
— Il est aussi familier qu’un chiot ou un chaton, fit Polly entraînant l’enfant. Non, ne craignez rien, il n’est pas dangereux. Il est aussi doux qu’un bébé. Mon mari me l’a rapporté d’Afghanistan. » Et comme les voisins commençaient de se retirer : « Non, non, ne partez pas, leur cria-t-elle en leur faisant signe de s’approcher. Vous ne voulez pas voir mon bébé ? Regardez comme il est beau. »
Horn la gifla.
« Mon bébé », répéta-t-elle d’une voix brisée. Il la gifla aller et retour, et à plusieurs reprises. Elle se tut puis s’effondra. Il la prit dans ses bras et la porta dans la maison. Puis il vint chercher Py, s’assit et téléphona à l’hôpital.
« Docteur Wolcott, ici Horn. Faites les préparatifs nécessaires. C’est ce soir ou jamais. »
Wolcott hésita, soupira, puis dit enfin :
« Entendu. Amenez votre femme et l’enfant. Nous allons activer les préparatifs. »
Tous deux raccrochèrent.
Horn resta assis, le regard fixé sur la petite pyramide.
« Les voisins l’ont trouvé sensationnel », lui dit sa femme étendue sur le divan, les yeux fermés et les lèvres tremblantes.
Le hall d’entrée de l’hôpital, d’une blancheur immaculée sentait le propre et le désinfectant. Le docteur Wolcott le traversa, suivi de Peter Horn et de sa femme Polly qui tenait Py dans ses bras. Ils franchirent une porte et se trouvèrent dans une vaste salle. Au centre de cette salle deux tables et, suspendus au-dessus de ces tables, deux sortes de grands moules en creux, de couleur noire.
Contre le mur du fond, des machines munies de cadrans et de manettes. La salle était emplie d’un bourdonnement à peine perceptible. Peter Horn regarda longuement Polly.
« Buvez », dit le docteur Wolcott en tendant à la jeune femme un verre rempli d’un liquide incolore. Et quand elle l’eut avalé : « Et maintenant, asseyez-vous. »
Ils s’exécutèrent tous les deux. Le médecin croisa les mains, les considéra pendant un moment, puis reprit :
« Je tiens à vous mettre au courant de ce que j’ai fait au cours des derniers mois. J’ai tenté d’arracher l’enfant à la sacrée dimension où il se trouve, que ce soit la quatrième, la cinquième ou la sixième. À chaque fois que vous nous avez laissé le bébé pour que nous lui fassions subir des examens, nous avons étudié le problème. Nous sommes arrivés à une solution, mais elle ne consiste pas à arracher le bébé à la dimension dans laquelle il existe. »
Polly se recroquevilla sur elle-même. Horn regardait fixement le médecin, dans l’attente de ce qui allait suivre. Wolcott se pencha en avant et leur déclara :
« Je ne peux pas ramener Py vers vous, mais je peux vous projeter vers lui. Et voilà où nous en sommes », ajouta-t-il en écartant les mains.
Horst lança un regard aux machines puis dit :
« Si je comprends bien, vous pouvez nous projeter dans la dimension de Py ?
Oui, si vous le désirez assez ardemment. » Polly ne dit rien. Elle tenait Py dans ses bras et le regardait.
« Nous savons maintenant, reprit le docteur Wolcott, à la suite de quels dérèglements, aussi bien mécaniques qu’électriques, Py a pris la forme que vous lui connaissez. Nous pouvons provoquer à nouveau les mêmes dérèglements. Mais ramener Py dans notre dimension est une tout autre affaire. Il nous faudrait peut-être effectuer un million d’essais et essuyer un million d’échecs avant de trouver l’exacte combinaison. Le dérèglement qui projeta Py dans un autre espace fut purement accidentel, mais par chance nous l’avons constaté, observé et enregistré. Malheureusement nous ne possédons pas l’enregistrement de la combinaison qui permettrait de ramener qui que ce soit. Nous travaillons dans l’inconnu. Par conséquent, il nous est plus facile de vous projeter dans la quatrième dimension que de ramener Py dans la nôtre.
— Si je passe dans sa dimension, verrai-je mon bébé tel qu’il est en réalité ? » demanda simplement Polly, et comme Wolcott lui faisait de la tête un signe affirmatif, elle ajouta : « Dans ce cas, je désire aller le rejoindre.
— Hé là, pas si vite, fit Peter Horn. Il n’y a pas cinq minutes que nous sommes dans cette salle, et tu engages notre vie tout entière.
— Je veux retrouver mon vrai bébé. Peu m’importe les conséquences.
— Docteur Wolcott, qu’adviendra-t-il de nous de l’autre côté, là-bas, dans cette dimension ?
Vous-mêmes ne remarquerez aucun changement. Vous vous verrez l’un l’autre sous une forme et un aspect identiques. Par contre, la petite pyramide prendra à vos yeux l’apparence d’un vrai bébé. Vous serez pourvus d’un sens supplémentaire qui vous permettra de voir les choses sous des aspects différents.
— Mais ne serons-nous pas transformés nous-mêmes en hexagones ou en pyramides ? Et vous, ne nous apparaîtrez-vous pas sous une forme géométrique et non humaine ?
— Un aveugle auquel on rend la vue perd-il pour cela l’ouïe et l’odorat ?
— Non, certainement pas.
— Je ne vous le fais pas dire. Ne pensez plus en termes de soustractions, mais d’additions. Vous acquérez quelque chose. Vous ne perdez rien. Vous savez à quoi ressemble un être humain, ce qui dans le cas qui nous intéresse est un avantage. Py, enfermé dans sa dimension, l’ignore. Lorsque vous serez arrivé « là-bas », vous me verrez moi, docteur Wolcott, sous deux aspects, géométrique ou humain à votre choix. Il y a de fortes chances pour que cela fasse de vous un philosophe. Mais il reste une autre question à envisager.
— C’est-à-dire ?…
— Aux yeux de tous, vous, votre femme et votre enfant apparaîtrez sous une forme abstraite et géométrique. Le bébé, un triangle ; votre femme peut-être un cube rectangulaire, et vous un hexagone. Ce seront les autres qui subiront un choc ; pas vous.
— Nous serons des monstres.
— Oui, vous serez des monstres, mais vous ne le saurez pas. Vous serez obligés, cependant, de mener une vie retirée.
— Jusqu’à ce que vous parveniez à nous ramener tous les trois dans la dimension où nous sommes actuellement ?
— Exactement. Cela peut prendre dix ans, vingt ans. Je ne me sens pas le droit de vous conseiller une telle expérience, car vous sentir à part, différents, peut vous conduire l’un et l’autre à la folie. S’il y a en vous la moindre disposition à la paranoïa, elle risque de se manifester. C’est donc à vous qu’il appartient en dernier ressort de prendre la décision. »
Mari et femme échangèrent un long et grave regard.
« Nous avons décidé de partir, dit finalement Peter Horn.
— Dans la dimension de Py ?
— Dans la dimension de Py. »
Ils se levèrent tous les trois, puis Horn demanda :
« Êtes-vous bien sûr, docteur, que nous ne serons amputés d’aucun de nos sens ? Nous comprendrez-vous quand nous vous parlerons ? Le langage de Py est pour nous incompréhensible.
— Si Py parle comme il le fait c’est parce que, dans sa dimension, vos paroles ont ce son-là. Il vous imite. Quand vous serez « là-bas » et que vous vous adresserez à moi, ce sera dans l’anglais le plus pur parce que vous savez le parler. Les sens, la durée et la connaissance sont tributaires de la dimension où nous nous trouvons.
— Et qu’en sera-t-il de Py quand nous arriverons dans son espace vital ? Nous verra-t-il immédiatement sous forme humaine et n’éprouvera-t-il pas un choc ? Un choc qui peut même lui être fatal ?
N’oubliez pas qu’il est extrêmement jeune. Les choses n’ont pas encore pris à ses yeux leur aspect définitif. Il subira un léger choc, mais votre odeur sera la même, vos voix auront le même timbre et la même sonorité, et ce qui prime tout, vous serez tout aussi chauds et aimants. Vous vous entendrez très bien tous les trois. »
Horn se gratta le crâne d’un air dubitatif, puis dit :
« Nous avons, me semble-t-il, une route bien longue à parcourir avant d’arriver où nous le voulons. » Et poussant un soupir : « Ne pourrions-nous pas avoir un autre enfant et tenir celui-ci pour nul et non avenu ?
— Non, dit le docteur Wolcott, pour Polly, c’est cet enfant qui compte. Je ne crois pas me tromper en disant qu’elle n’en voudrait pas d’autre. N’est-ce pas vrai, Polly ?
— Ce bébé-là, murmura Polly, ce bébé-là. » Wolcott adressa à Peter Horn un regard lourd de sens. Horn l’interpréta correctement. S’il voulait garder Polly, il lui fallait également garder l’enfant. Privée du bébé, Polly passerait le reste de sa vie dans une cellule capitonnée à laisser son regard errer dans le vide.
Tous trois se dirigèrent vers les machines.
« Si elle peut le supporter, je le supporterai aussi, dit Horn en prenant la main de sa femme. J’ai travaillé dur pendant de nombreuses années. Après tout, ça peut être amusant de prendre sa retraite et de se transformer en une abstraction.
— Pour être franc, dit Wolcott tout en réglant une des plus importantes machines, je vous envie de faire un tel voyage. Et il n’est pas impossible qu’une fois « là-bas » vous écriviez un ouvrage philosophique qui laisse loin derrière lui un Dewey, un Bergson ou un Hegel. Et il n’est pas impossible non plus que je vienne un jour vous rejoindre.
— Vous serez le bienvenu. De quoi avons-nous besoin pour accomplir ce voyage ?
— De rien. Étendez-vous chacun sur une de ces tables et ne bougez plus. »
Un ronronnement emplit la salle. Un son qui exprimait puissance, énergie et chaleur.
Polly et Peter Horn, étendus sur les tables, se tenaient par la main. Un double moule en creux, de couleur noire, descendit sur eux. Ils se trouvèrent en pleine obscurité. Quelque part dans l’hôpital une horloge parlante chantonna : « Sept heures, il est l’heure… Sept heures, il est l’heure… », puis fit entendre un petit coup de gong étouffé.
Le ronronnement se fit plus fort. La machine étincelait, emplie d’une puissance cachée et contenue.
« Y a-t-il du danger ? cria Peter Horn.
— Aucun ! »
La génératrice hurla. Dans la pièce les atomes se dressèrent les uns contre les autres et se rangèrent dans des camps ennemis. Les deux factions luttèrent pour l’emporter. Horn ouvrit toute grande la bouche pour crier. Sous l’effroyable pression électrique ses organes prirent des formes pyramidales ou oblongues. Il se sentit étiré, aspiré, malaxé par de puissantes griffes. La pression venait de tous les côtés à la fois, se faisait de plus en plus forte. Le moule noir qui épousait son torse s’allongea, s’aplatit en des plans étranges. La sueur qui coulait sur son visage n’était pas de la sueur mais une pure essence dimensionnelle. Ses membres furent à leur tour saisis, tordus, attaqués. Et il se mit à fondre comme de la cire chaude.
Il y eut un cliquetis, un glissement.
Horn se demanda non sans anxiété, mais avec calme : Qu’en sera-t-il dans l’avenir, quand nous serons chez nous, Polly, Py et moi, et que nous inviterons des amis à venir boire un cocktail ? Comment cela se passera-t-il ?
Brusquement il comprit comment cela se passerait et cette pensée l’emplit à la fois d’une terreur sacrée et d’une confiance totale dans l’avenir. Ils vivraient tous trois dans la même maison blanche, sur la même colline verdoyante et ils feraient élever une haute palissade pour se protéger des curieux. Le docteur Wolcott leur rendrait visite, il garerait sa « libellule » dans la cour arrière, gravirait les marches du perron et serait accueilli à la porte par un mince et souple Cube Blanc rectangulaire, tenant dans son tentacule un Martini sec.
Au salon, installé dans un fauteuil, un Hexagone d’un blanc de sel serait en train de lire un ouvrage de Nietzsche tout en fumant sa pipe, tandis que Py jouerait sur le tapis. Ils bavarderaient, d’autres amis viendraient les rejoindre et Hexagone et Rectangle Blancs riraient, plaisanteraient, offriraient à la ronde minuscules sandwiches et boissons et passeraient ainsi une bonne soirée à rire et à bavarder.
Oui, c’est ainsi que cela se passerait.
Click.
Le ronronnement s’arrêta net.
Au-dessus de Horn, le moule se souleva.
Le sort en était jeté.
Ils se trouvaient dans une autre dimension.
Il entendit Polly pousser un cri. La lumière se fit plus vive. Il se laissa glisser de la table et resta un moment à ciller. Polly s’élança, se baissa et prit quelque chose qu’elle souleva.
Le fils de Peter Horn. Polly tenait dans ses bras un petit garçon plein de vie, aux joues rondes et aux yeux bleus, qui se débattait et criait.
La petite pyramide bleue s’en était allée. Polly pleurait de bonheur.
Peter Horn traversa la pièce, tremblant, s’efforçant de sourire, puis serrant contre lui Polly et l’enfant, se mit à pleurer avec eux.
« Et voilà ! » dit Wolcott en s’écartant d’eux.
Il resta là un bon moment à observer l’Hexagone Blanc, le souple Rectangle Blanc tenant la petite Pyramide Bleue. À cet instant, un interne surgit sur le seuil de la porte.
« Chut, dit Wolcott en posant un doigt sur ses lèvres. Laissons-les seuls. »
Prenant l’interne par le bras, il sortit de la pièce sur la pointe des pieds. Lorsque la porte se referma, le Rectangle et l’Hexagone Blancs ne se retournèrent même pas.
Traduit par JANE FILLION.
The shape of things.
Publié avec l’autorisation de Intercontinental Library Âgency, Londres.
© Éditions Denoël, 1971, pour la traduction.