QUELLE APOCALYPSE ?

Par Damon Knight

 

S’il existe une infinité de mondes parallèles presque identiques, ce doit être un fabuleux pouvoir que celui de passer de l’un à l’autre et de choisir celui qui vous convient le mieux. Et c’est un pouvoir encore plus grand que de déplacer d’un monde à un autre des objets ou des êtres. Un pouvoir presque divin. Mais qui, comme tout pouvoir, se paie d’une malédiction.

 

 

Sûrement, une révélation est proche ;

Sûrement, le Second Avènement est proche…

Quelle apocalypse informe, dont enfin c’est l’heure,

Se traîne en tâtonnant vers Bethléem pour naître ?

 

William BUTLER YEATS.

(Le Second Avènement.)

 

 

« HÉ ! toi, là-bas…, dit Mr. Frank. Viens ranger ça ! »

C’est un gros homme avec une figure rouge, une bouche toujours un peu ouverte, des lèvres mouillées qui se retroussent tout le temps sur des petites dents jaunes.

C’était tard. Juste après la cohue de la sortie des théâtres et avant l’heure de la fermeture des bars. La salle était vide. Rien qu’une lumière malade sur le carreau et les tables brunes. Dehors, c’était noir et mouillé. Les gens qui passaient avaient le col relevé ; leur figure était gris-bleu comme la pluie.

Sur un coin de table, il y avait des plats et des restes de manger. J’ai nettoyé. J’ai mis les plats sur le gros tas de vaisselle qui était dans l’évier, à la cuisine. Quand ça a été fini, je suis revenu près de Mr. Frank. Il coupait une tomate pour les sandwiches. Très vite. Très sec. Le bout de son pouce était blanc de serrer le couteau.

Je lui ai dit : « Mr. Frank, il y a trois semaines que je travaille ici et vous dites toujours : Hé, toi, là-bas. Mon nom, c’est Kronski. Peut-être vous le trouvez trop dur à vous rappeler. Alors, dites Mike. Mais pas : Hé, toi, là-bas. »

Il m’a regardé. Ses lèvres se sont écartées et j’ai vu ses dents jaunes. Les côtés de son nez, ils sont devenus grisâtres comme le jour où il était fou. Et son couteau a coupé. Mr. Frank a sucé l’air entre ses dents et il s’est pris une main avec l’autre. J’ai vu le sang couler de son pouce. Noir. Comme de l’encre. Il coulait, tout noir, sur le plateau et sur un morceau de tomate. « Bon dieu ! il a dit. Regarde ce que tu as fait ! »

À l’autre extrémité du comptoir, Mr. Harry a appelé : « Qu’est-ce qu’il se passe ? » et il s’est tourné vers nous. Il est mince, chauve et ses yeux battent tout le temps comme s’il avait peur.

— C’était ma faute.

J’ai été vite près de Mr. Frank mais il m’a repoussé avec son coude. « Fiche-moi le camp, morveux ! »

Alors Mr. Harry a regardé le pouce de Mr. Frank et il a sifflé et il est allé à l’armoire à pharmacie fixée au mur. Mr. Frank se tenait le poignet et il jurait. Mr. Wilson, le gérant de nuit, a quitté sa place à la caisse, sur le devant de la cafétéria, et il s’est approché. J’entendais ses pas sur le carreau.

Mr. Harry a essayé de mettre un pansement, mais ça ne tenait pas.

Mr. Frank l’a repoussé en criant : « Bon dieu de bon dieu » ; et il a arraché la boîte à pharmacie du mur. Toujours, ça saignait.

J’ai vite été chercher une fourchette et un mouchoir ; pas propre, mais je pouvais pas faire mieux. J’ai noué le mouchoir et j’ai essayé de le passer après le poignet de Mr. Frank. Mais il m’a encore rembarré.

Mr. Harry a dit : « Donne-moi ça » et il m’a pris la fourchette et le mouchoir. Maintenant, Mr. Frank, il était appuyé contre le percolateur. Tout blanc. Et Mr. Harry lui a passé le poignet dans le mouchoir.

Toujours, le sang était là, sur le comptoir, sur le parterre, sur les plaques chauffantes, sur tout. Mr. Harry essayait de serrer avec la fourchette, mais elle est tombée. Il l’a ramassée. Il m’a dit encore : « Reste pas dans mes jambes, hein ? » et il s’est mis à faire tourner le mouchoir.

Derrière moi j’entendais la voix de Mr. Wilson. D’abord : « Vaudrait mieux appeler l’hôpital. » Et puis : « Attention ! »

Les yeux de Mr. Frank avaient basculé et sa bouche était ouverte. Ses genoux se sont plies. Alors il est tombé. Mr. Harry a voulu le rattraper. Mais c’était trop tard. Lui aussi, il est tombé.

Mr. Wilson a fait le tour du comptoir. Moi j’ai été vers l’autre bout pour téléphoner.

Dans mes poches, pas de monnaie. J’ai pensé à retourner dans la salle pour en demander ; mais ça m’aurait pris du temps et je me disais que Mr. Frank pouvait mourir parce que j’aurais pas été vite. Alors j’ai enfoncé les doigts dans le petit trou de métal où les pièces doivent retomber. Mais il y en avait pas. J’ai prolongé jusqu’à là où ça tournait et j’ai tourné. Alors il y a eu une pièce. Je l’ai prise et je l’ai glissée dans la fente. J’ai appelé une ambulance pour Mr. Frank.

Ensuite je suis retourné. Il était étendu et les autres étaient accroupis à côté de lui. Mr. Wilson a levé la tête vers moi : « Tu as appelé l’hôpital ? » il m’a demandé. J’ai dit oui ; mais il ne m’écoutait pas. Il a ajouté : « Bon. Reste pas dans le chemin. Harry, prenez-le par les pieds ; on va le redresser un peu. »

Je voyais le devant de la chemise de Mr. Frank ; c’était tout rouge. Et sa main qui était maintenant enveloppée de gaze, toute rouge aussi ; et son poignet avec le tourniquet. Il ne bougeait pas. Je suis allé au bout du comptoir, à l’écart. J’étais très ennuyé pour Mr. Frank. J’avais vu qu’il était fou, j’avais su qu’il allait se couper avec le couteau ; aussi c’était ma faute.

Après une longue attente, un agent est venu et il a regardé Mr. Frank et je lui ai raconté ce qui était arrivé. Mr. Harry et Mr. Wilson aussi ; mais ils ne pouvaient pas tout raconter parce qu’ils n’avaient pas vu le début. Et puis l’ambulance est arrivée ; j’ai demandé à Mr. Wilson si je pouvais accompagner Mr. Frank à l’hôpital. Il a dit : « Vas-y, ça m’est égal. N’importe comment, Kronski, après ce qui s’est passé cette nuit, on n’a plus besoin de toi ici. » Il me regardait à travers ses verres brillants. Il est grisonnant, très propre, il parle toujours d’un ton gai mais il pense toujours soupçonneux. J’aimais bien Mr. Harry et même Mr. Frank. Mais lui, j’ai jamais pu.

Ainsi j’étais mis à la porte. Pas une impression nouvelle pour moi. Mais je pensais que dans un an ou deux, peut-être avant, ces hommes auraient oublié jusqu’à mon existence.

Il y avait trois semaines que j’étais dans cette place. Je faisais la nuit. Mon travail consistait à nettoyer et à empiler les assiettes sales sur l’évier. C’est pas assez pour que votre présence se remarque. Mais si votre présence ne se remarque pas, c’est comme si vous n’existiez pas.

*
*  *

À l’hôpital, on a placé Mr. Frank sur un chariot et on l’a mis dans l’ascenseur. La dame de l’hôpital m’a posé des questions et a inscrit mes réponses sur un grand papier. Et puis l’agent est revenu. Et il m’a posé à son tour d’autres questions.

« Vous vous appelez bien Michael Kronski ? Y a-t-il longtemps que vous êtes dans ce pays ?

— Vingt ans. » C’était pas vrai : je n’y vivais que depuis un mois.

« Votre anglais n’est pas fameux, hein ?

— Il y a des gens qui ont du mal à l’apprendre.

— Vous êtes citoyen ?

— Bien sûr.

— À quelle date vous êtes-vous fait naturaliser ?

Mille neuf cent quarante et un. » Mais cela aussi, c’était un mensonge.

Il m’a encore demandé si j’avais été dans l’armée, depuis combien de temps j’étais syndiqué, où j’avais travaillé avant. Chaque fois, je mentais. Et puis, il a refermé son carnet.

« Bon. Restez ici jusqu’à ce qu’il revienne à lui. S’il déclare qu’il n’y a pas eu agression, vous pourrez rentrer chez vous. »

L’hôpital était calme comme un tombeau. Je me suis assis sur un banc. Dur. De temps en temps des portes s’ouvraient et les souliers des docteurs grinçaient. Et puis le téléphone a fait brrr. Très doucement. La femme l’a pris, elle a parlé et je n’ai pas entendu. Elle était blonde – artificielle, je crois – et il y avait des lignes dures sur ses joues.

Elle a reposé le téléphone, a parlé un moment avec l’agent qui s’est approché de moi. « Bon. Ils l’ont soigné. Il dit qu’il s’est fait cela tout seul. Vous êtes un de ses amis ?

— On travaille ensemble. On travaillait ! Je peux faire quelque chose ?

— Ils vont le laisser repartir. Nous avons besoin de son lit. Mais il faudrait que quelqu’un le raccompagne. Moi, je suis de patrouille.

— Je le raccompagnerai.

— D’accord. » Il s’est assis sur le banc et m’a fixé. « Hé, c’est un drôle d’accent que vous avez, quand même. Vous êtes un Tchéco ?

— Non. » J’aurais bien dit oui, mais cet homme avait l’air d’un Slave et j’avais peur qu’il soit peut-être polonais. Alors j’ai changé de mensonge. « Je suis russe. Natif d’Omsk.

— Non ! » dit-il avec lenteur. Il m’a dévisagé avec un regard aigu et a prononcé des mots en russe. Je ne les ai pas compris : c’était trop différent du russiote. Je n’ai rien répondu.

— Niet ? » Le policier posait sur moi ses yeux gris pâle. C’était un homme jeune, avec des grosses pommettes et de grosses mâchoires et des rides de sourire autour de la bouche.

Alors, l’ascenseur est arrivé avec l’infirmière et Mr. Frank qui avait un gros pansement blanc autour de la main. Quand il m’a vu, il s’est détourné.

L’agent écrivait dans son carnet.

Il m’a jeté un coup d’œil et m’a encore dit des mots en russe. Je n’ai pas compris mais il y en avait un qui ressemblait au mot russiote pour dire cochon. Mais je n’ai pas ouvert la bouche et je n’ai pas levé les yeux.

Le policier s’est gratté la tête.

« Vous prétendez arriver de Russie et vous ne comprenez pas le russe. Comment cela se fait-il ? »

J’ai dit : « S’il vous plaît. J’étais tout jeune quand nous avons quitté la Russie. À la maison, on ne parlait rien que le yiddish.

— Vraiment ? Ir zent ah Yidishe’yingl ?

— Vi den ? »

Cela allait mieux mais il n’avait pas encore l’air satisfait. « Et vous ne parliez que le yiddish à la maison ?

— Quelquefois le français. Ma mère parlait français. Et ma tante.

— Bien… je pense que c’est une explication. » Il referma son carnet. « Dites-moi : avez-vous vos papiers de naturalisation ?

— Non. Ils sont à la maison. Dans la boîte.

— Il faudrait que vous les gardiez sur vous. Par les temps qui courent… Rappelez-vous ce que je vous dis. Enfin, pour cette fois, cela ira comme ça. »

J’ai levé la tête. Il n’y avait plus de Mr. Frank. J’ai été vite au bureau : « Où est-il parti ? »

La femme, elle a dit – très froide : « Je ne comprends pas ce que vous voulez. » En séparant chaque mot. Comme pour dire à un enfant.

« Mr. Frank. Il était là tout de suite. »

Elle a dit : « Au fond du hall, à la comptabilité. » Avec un crayon jaune, elle montrait par-derrière son épaule.

J’ai été. Mais dans le hall, je me suis arrêté pour regarder en arrière. L’agent était penché sur le bureau pour parler à la femme et j’ai vu le carnet dans sa poche. Je savais qu’il y aurait encore des questions. Peut-être demain. Peut-être l’autre demain. J’ai respiré très fort et fermé les yeux. J’ai prolongé pour tourner là où il y avait un autre carnet. Je l’ai trouvé. J’ai tourné. J’ai senti que ça y était.

Le policier ne s’était aperçu de rien. Mais la prochaine fois qu’il regarderait son carnet, il ne trouverait pas une ligne sur mon compte. Peut-être des pages blanches. Peut-être des pages avec d’autres choses écrites. Il se souviendrait. Mais sans écriture, cela ne vaut rien.

Mr. Frank, très pâle, discutait par le guichet avec un homme dans le bureau. Quand je suis arrivé, je l’ai entendu qui disait : « Vingt-trois dollars… c’est ridicule !

— Le détail est là, monsieur. » L’homme à l’intérieur montrait le papier que Mr. Frank avait dans la main.

« D’abord, je n’ai pas la somme. »

J’ai dit, très vite : « Je paierai. » J’ai sorti la bourse.

« Je ne veux pas de ton argent, a dit Mr. Frank. Et où trouverais-tu vingt-trois sacs ?

— S’il vous plaît. C’est un plaisir pour moi. Tenez. Prenez, vous. » J’ai tendu l’argent à l’homme du guichet.

« Bon ! donne-lui donc son sacré bon dieu de fric », a dit Mr. Frank, et il s’est éloigné.

*
*  *

 « C’est là », a dit Mr. Frank. C’était une rue avec des maisons vieilles et usées et des escaliers de pierre comme des langues grises. J’ai payé le chauffeur du taxi et j’ai aidé Mr. Frank à monter. « À quel étage vivez-vous ?

— Au quatrième. Mais je peux y grimper tout seul. »

J’ai dit : « Non. Je vous aiderai. » Et nous avons monté l’escalier. Mr. Frank était très faible, très fatigué et ses lèvres ne se retroussaient plus sur ses dents.

Nous avons traversé une grande antichambre et nous sommes entrés dans la cuisine. Mr. Frank s’est assis devant la table sous une lumière jaune et acide. Il a mis sa tête dans sa main.

« Ça va. Maintenant, laisse-moi, veux-tu ?

— Mr. Frank, vous êtes fatigué. Mangez un peu et allez dormir. »

Il n’a pas bougé. « Dormir ? Dans trois heures, je dois être à mon travail de jour. »

Je l’ai regardé. Maintenant je comprenais pourquoi il s’était coupé si fort avec le couteau, pourquoi il se mettait si vite en colère.

« Depuis quand vous faites deux métiers ? » je lui ai demandé.

Il s’est appuyé contre le dossier de la chaise et a mis sa main emmaillotée sur la table. « Un an et demi.

— Pas bon ! Vous devriez en abandonner un.

— Qu’est-ce que cela peut bien te faire ? »

Je voulais demander encore mais derrière moi la porte s’est ouverte et quelqu’un est entré. J’ai regardé. C’était une jeune fille dans un peignoir bleu. Elle était pâle, sans maquillage et sa main serrait étroitement le vêtement autour de son cou. Elle m’a jeté un coup d’œil, puis s’est tournée vers Mr. Frank. « Papa… que se passe-t-il ?

— Bah ! Je me suis coupé la main. Il m’a reconduit. »

Elle s’est avancée vers la table. « Fais voir.

— Ce n’est rien du tout ! Allons, Anne… Ne te fais pas de mousse, veux-tu ! »

Elle a reculé et m’a regardé à nouveau. C’était une bonne figure, mince, avec des os forts. « Bien… je ne veux pas vous importuner », elle a dit comme en se parlant à elle-même. Et elle a fait demi-tour. La porte s’est refermée.

Au bout d’un moment Mr. Frank a parlé : « Tu veux boire un coup ? Prendre une tasse de café ? » Il était toujours assis à la même place.

« Non… non merci… merci quand même. Je crois que je vais m’en aller à présent.

— Très bien. Je ne te reconduis pas. À demain au boulot. »

Je suis sorti de la cuisine. D’abord, je ne me rappelais plus à quel bout de l’antichambre se trouvait la porte. Et puis je me suis souvenu que nous avions tourné à droite pour aller dans la cuisine ; aussi j’ai tourné à gauche, j’ai trouvé la porte et je l’ai franchie.

Dans une lumière pauvre, j’ai distingué Anne, à demi penchée, qui me fixait, les yeux écarquillés. Je suis resté immobile. Incapable d’un geste. La porte n’était pas celle pour sortir. Je voyais un fragment de coiffeuse, un lit. Et j’ai remarqué alors qu’Anne avait fait glisser son peignoir, dénudant ses épaules et que c’était vers un miroir qu’elle s’inclinait. Elle s’est très vite recouvert les épaules. Mais j’avais eu le temps de voir.

« Sortez d’ici, elle a dit avec une voix dure et calme. Qu’est-ce qui vous prend ? »

Moi, partir, je voulais bien. Mais je ne pouvais pas. Au contraire, j’ai avancé un pas et j’ai dit : « Faites voir.

— Quoi ? » Croire, elle arrivait pas.

« La brûlure. Faites voir parce que je peux aider. Je sais. »

Sa main serra son col très fort pour fermer le peignoir et elle a dit : « Qu’est-ce que vous savez… »

Je l’ai interrompue : « Je sais. Vous comprenez ? Si vous voulez, je peux aider. »

Je me suis arrêté. J’ai attendu en la regardant.

Dans la lumière mauvaise, j’ai pu voir que sa figure était devenue rose et que ses yeux étaient tout brillants.

« Vous ne pouvez rien », elle a fait avec beaucoup de rudesse ; et elle a regardé ailleurs : elle pleurait.

J’ai dit : « Il faut me croire. »

Elle s’est assise. Au bout d’une minute, elle a poussé un gros soupir et elle a ouvert le peignoir pour montrer l’épaule : « Eh bien, regardez si cela vous chante. C’est joli, hein ? »

J’ai encore fait un pas. Maintenant, j’étais tout près d’elle. Son cou, il était lisse. Comme la crème. Mais sur l’épaule et en travers de la poitrine, la peau était rugueuse et blanche, et pleine de boursouflures et de crevasses. Comme quelque chose qui a bouilli et a fondu, puis s’est durci.

La tête penchée, les yeux fermés, elle pleurait. Moi aussi, je pleurais et à l’intérieur il y avait un grand mal qui voulait s’échapper. J’ai posé la main sur elle. Et j’ai dit : « Pauvre chérie ! »

Quand elle a senti ma main, elle a tressailli. Puis elle s’est apaisée. Sous mes doigts la peau était froide. Comme celle d’un lézard. Dans mon intérieur, mon cœur était gros. Il sautait. J’ai frotté très doucement avec le bout de mes doigts et j’ai senti où était la mauvaise peau. Difficile à faire. Mais si je faisais pas comme cela, je savais que je le ferais sans le vouloir, d’un coup, et ce serait pire.

Pas bon de faire d’un seul coup. Toutes les cellules devaient s’ajuster exactement les unes aux autres. Avec mes bouts de doigts, j’ai repéré à l’intérieur où était la mauvaise peau, et j’ai tourné, et j’ai changé la mauvaise peau en bonne peau. Petit morceau par petit morceau.

Elle est restée assise, sans bouger. Elle me laissait faire. Au bout d’un moment, elle a dit : « C’est le souvenir d’un incendie. Papa avait laissé une lampe à souder allumée. J’ai voulu la déplacer mais il y avait un pot de matière plastique au-dessus. Il s’est renversé… »

J’ai dit : « Pas parler ! Pas nécessaire. Attendez. Attendez. » Et, tout le temps, je frottais doucement la mauvaise peau.

Mais elle ne pouvait garder le silence pendant que je frottais et elle a dit : « Nous n’avons rien pu sauver. Sur le seau, il y avait une étiquette : ne pas approcher de la flamme. C’était notre faute. J’ai été deux fois à l’hôpital. Ils m’ont soignée mais cela n’a pas empêché la plaie d’empirer. Bourgeonnement de cautérisation, disaient-ils.

— Oui, oui… je sais. »

Tout au fond du dur, il y avait maintenant une couche de peau douce. Elle s’est agitée un peu sur la chaise et elle a dit d’une petite voix : « C’est mieux. »

Sous mes bouts de doigts, c’était encore rugueux. Mais moins. Quand j’appuyais, ce n’était plus comme le lézard, mais comme un gant.

Je frictionnais toujours. Elle oubliait d’avoir honte. Mais il y a eu un bruit de porte. Elle s’était redressée, très raide. Elle a regardé tout autour. Et puis, moi, elle a regardé. De nouveau, sa figure était rose et elle m’a saisi le poignet. « Mais qu’est-ce que vous faites ? »

J’ai su qu’elle allait sauter sur ses pieds, rabattre son peignoir sur son dos. Crier, peut-être. Quoi qu’il arriverait, ce ne serait pas sa faute.

Je ne pouvais pourtant pas la laisser faire ça. J’avais honte, moi aussi. Mes oreilles étaient du feu. Mais s’arrêter maintenant, ce n’était pas possible. J’ai dit tout haut : « Non. Restez assise. » Je l’ai forcée à rester sur la chaise. Mes mains étaient sur sa peau. Je n’ai pas levé les yeux quand j’ai entendu le pas de Mr. Frank.

« Hé ! toi, là-bas ! il a dit. Non, mais, qu’est-ce que tu te figures ? »

La jeune fille a voulu encore se lever, mais je l’ai empêchée. « Voyons, j’ai dit… voyons. » Le long de mes joues, il y avait les larmes.

Sous mes doigts, je sentais un petit morceau de, bonne peau. Douce, lisse comme si c’était de la crème.

J’ai vu du coin de l’œil que Mr. Frank s’approchait. Il avait sa figure folle. Il était étonné. « Hé ! toi ! » il a dit encore. Ses lèvres se sont retroussées fort. Il a vu l’épaule de sa fille. Ses paupières ont clignoté comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Il a regardé à nouveau, a posé sa main dessus, vite, brutalement, et l’a retirée comme s’il s’était brûlé.

Maintenant, ça allait plus rapide, le reste de la peau. Pareil quand on essuie la buée sur la fenêtre. Ils ne bougeaient pas, la fille et le père. Et puis Mr. Frank, il s’est mis à genoux devant la chaise, un bras autour d’Anne, un bras autour de moi. Il serrait fort ; ça faisait mal. On était tous les trois les uns contre les autres. Tous les trois avec la figure rouge. Et mouillée.

*
*  *

Depuis le temps où j’étais un petit garçon à Novo Russia – ici, ils l’appellent Canada, mais c’est pas du tout pareil –, je vois au-delà du monde où je suis des tas d’autres mondes. Si nombreux qu’on ne peut pas les compter. Pour moi, c’est difficile de comprendre que les gens voient seulement ce qui est ici.

Et puis, j’ai appris à les toucher. Pas avec les mains. Avec l’esprit. J’ai appris aussi à tourner aux endroits où ce monde en touche un autre, pour en changer des petits bouts. Au début, je le faisais sans m’en rendre compte quand j’étais très malade et que j’avais peur de mourir. Sans m’en apercevoir, je prolongeais, je tournais : alors, soudain, j’étais guéri. Le docteur ne croyait pas. Ma mère priait longtemps parce qu’elle pensait que Dieu m’avait sauvé par miracle.

Ensuite, j’ai compris que j’avais le pouvoir. Quand je travaillais mal à l’école, ou lorsqu’il arrivait des choses que je n’aimais pas, je pouvais prolonger et tourner. Alors je changeais. Petit à petit, je changeais des morceaux du monde.

D’abord, cela n’allait pas trop mal parce que j’étais jeune et je ne faisais des choses que pour moi. Pour mon plaisir.

Seulement, quand je suis devenu plus grand, j’avais du chagrin de voir les gens malheureux et je me suis mis à changer davantage. Mon père avait un mauvais genou ; je l’ai fait bien. La vache s’était cassé le cou et elle était morte : je l’ai fait revenir.

D’abord, je prenais des précautions. Puis, j’ai fait moins attention et ils ont fini par s’apercevoir que c’était moi. Alors, tout le monde a dit que je serais un grand rabbi ; ils m’imploraient ; ils me le répétaient tellement que je l’ai cru.

Et j’ai fait des miracles.

Mais un jour, je me suis rendu compte que c’était mauvais. J’avais tellement rapiécé le monde que ce n’était plus le monde. Il était abîmé. Si pour réparer une chaise vous lui mettez des tas de pièces, ici un morceau de bois de chêne, là un morceau de merisier jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une série de bouts rapportés, votre chaise sera encore en plus mauvais état qu’avant.

Donc, j’ai compris que chaque jour qui passait, je rajoutais de nouvelles pièces sans me rendre compte que c’était un mauvais calcul. Finalement cette idée m’est devenue insupportable et j’ai prolongé très loin en arrière. Je n’ai pas changé un petit morceau cette fois, mais tout le pays. J’ai prolongé avant ma naissance, j’ai tourné et j’ai changé.

Quand j’ai regardé, le monde n’était plus du tout pareil. La maison de mon père n’était plus là. Ma mère, mes frères, mes sœurs, tout le monde avait disparu. Et je ne pouvais plus les faire revenir.

*
*  *

Après que j’ai eu arrangé l’épaule d’Anne, ça a été la fête avec du vin sur la table et du pain italien et du beurre doux et dans l’autre pièce la radio très fort qui jouait une musique heureuse. Bientôt, une dame qui s’appelait Mrs. Fabrizi est venue se plaindre parce qu’il y avait trop de bruit ; deux minutes après, elle était de la fête, serrant Anne dans ses bras, pleurant, riant plus fort que tous les autres. Après, ça a été le jeune homme du dessus qui s’est joint à nous. Il s’appelait Dave Sims. C’était un peintre. Mrs. Fabrizi est allée chez elle chercher de la pasagua ; c’est une pâte avec du fromage. Très bon. Dave a amené une bouteille de whisky. On s’aimait tous. On riait en se regardant parce que tout le monde était heureux. Anne, cette fois, avait mis du rouge à lèvres, ses cheveux étaient peignés ; elle portait une robe du soir bleue avec pas de haut. Elle ne pouvait pas s’empêcher de toucher son épaule et sa poitrine. Et elle s’immobilisait comme surprise chaque fois que sa main rencontrait l’endroit où la peau était lisse. Ce qui l’ennuyait, c’était que la peau neuve, elle était brune et pas blanche comme la crème. Ça faisait une traînée bien visible.

Je lui ai expliqué pourquoi : « C’est parce, que s’il n’y avait pas eu l’accident, vous auriez souvent été à la plage et vous auriez bruni. La peau est brune parce que c’est au moment où il n’y a pas eu d’accident que j’ai tourné, vous comprenez ?

— Pas un mot ! » a dit Dave. Les autres n’ont rien compris non plus ; j’ai bien vu à leur figure. Alors j’ai dit : « Écoutez, depuis le temps que Dieu a créé le monde, si une chose était possible, elle serait sûrement arrivée. D’accord ? Autrement, il ne serait plus Dieu. » J’ai regardé Mrs. Fabrizi ; je savais qu’elle était croyante. Mais il n’y avait pas la compréhension dans ses yeux.

Dave a parlé lentement : « Vous voulez dire… attendez… vous voulez dire que si une chose était possible mais qu’elle ne se produisait pas, cela limiterait le pouvoir de Dieu ? Son pouvoir de création ou je ne sais quoi ?

— Oui, j’ai fait en hochant la tête. C’est cela. »

Il s’est penché. Anne et Frank aussi s’étaient penchés et Mrs. Fabrizi. Mais seul Dave avait la compréhension.

« Mais voyons, des tas de choses qui peuvent avoir lieu ne se produisent pas. Ce cornichon, par exemple, je pourrais le jeter par terre, si je voulais. Mais je ne le ferai pas, je vais le manger. » Il a mordu dedans, il a fait une grimace. « Vous avez vu ? Cela ne s’est pas produit. » :

J’ai répondu : « Si, il s’est produit que vous l’avez jeté par terre. Regardez. » Tout en parlant, j’ai prolongé et tourné ; alors, quand ils ont regardé, il y avait un cornichon à l’endroit que je montrais !

Ils ont tous ri très fort. Frank a tapé sur le dos de Dave en disant : « Il vous a rudement possédé ! » Il m’a fallu une minute avant de comprendre qu’ils croyaient que c’était une farce. Que j’avais jeté le cornichon par terre moi-même.

Dave aussi, il riait. Mais il a agité devant mes yeux ce qui restait de cornichon. « J’ai l’atout en main, il a dit. Là… regardez. Je ne l’ai pas lancé, je l’ai mangé.

— Non », j’ai répondu. J’ai tourné une seconde fois et il n’y a plus eu de cornichon dans ses doigts.

Ils ont ri encore plus fort. Sauf Dave. Tout à coup, Anne a touché sa poitrine et elle aussi, elle n’a plus ri. Frank a tâté la chemise de Dave. « Où est-il ? Hein ? Où est-il ? » Et puis, il s’est immobilisé. Il m’a fixé. Il n’y avait plus que Mrs. Fabrizi à rire. Elle riait haut. Ça faisait un bruit comme la poule. Frank a dit : « Pour l’amour de Dieu, Rosa, arrêtez votre cornemuse ! »

Dave a levé les yeux vers moi. « Comment avez-vous fait ? »

J’étais tout chaud à l’intérieur. À cause du vin et du whisky. « Je vais essayer de vous expliquer. Si une chose est possible, elle se produit quelque part. Il le faut, sinon, Dieu ne serait pas Dieu. Vous comprenez ? Chaque monde est une carte qui fait partie d’un jeu, chacune un petit peu différente. Dans certains de ces mondes, vous avez eu un accident, Anne, et dans d’autres, vous n’en avez pas eu. Alors, je prolonge et je tourne. Un petit secteur chaque fois. Tantôt gros comme la tête d’une allumette. Tantôt gros comme une maison. Ça peut venir de très loin : cent ans, cinq cents ans – ou rien qu’une minute. Quand je tourne, je pense toujours à un cornet de glace : ça a la forme d’un cône. Le haut, c’est ce qu’on voit maintenant. Mais en profondeur, il y a un petit point : c’est la semaine dernière. Ou l’année dernière. Si c’est il y a très longtemps, le cornet est très long. Si c’est peu de temps avant, le cornet est court. Mais le cône dépend d’un petit point au fond. Le petit point peut rendre le sommet du cornet – ici – tout à fait différent. »

Dave s’est gratté la tête : « Laissez-moi résumer. Vous voulez dire que si vous modifiez un petit élément dans le passé, tout ce qui a eu lieu ensuite doit changer ?

— Oui. Seulement, je ne fais pas vraiment de changements parce que toutes ces choses existent réellement. Je ne peux pas fabriquer un autre monde. Je peux seulement prolonger, prendre un morceau d’un autre monde qui existe déjà et le ramener ici pour que vous le voyiez. Avec Anne j’ai tourné un petit bout de peau – et puis encore un autre et j’ai fait de la bonne peau là où il y avait de la mauvaise. C’est pour ça que c’est brun : dans les mondes où vous n’avez pas eu d’accident vous alliez à la plage et vous étiez bronzée. »

Tous, ils me regardaient. « C’est trop fort pour moi, a dit Frank. Qu’est-ce que ça veut dire : je tourne ?

— C’est comme une porte à tambour. Pensez à une toute petite porte à tambour (ou à une grande : je peux la faire de n’importe quelle taille) et supposez que d’un côté c’est un monde et que de l’autre côté, c’en est un autre. Alors, je tourne… » J’ai fait le geste avec la main. « Jusqu’à ce qu’un petit morceau de ce monde ici soit là-bas et qu’un petit morceau de monde là-bas soit ici. C’est à ça que je pense quand je dis que je tourne. »

Frank et Dave se sont appuyés sur le dossier de leur chaise en se regardant. Et Frank a fait un bruit de soufflet avec ses lèvres. « Mince ! il a dit. Tu peux faire n’importe quoi !

— Non. Pas n’importe quoi !

— Pas loin, crénom de crénom ! Nom d’un chien, si on commence à réfléchir à ça… » Alors il s’est mis à parler avec Dave. J’ai entendu des mots : « … guérir tous les malades… l’eau en vin… et dis donc, si… » Soudain, Mrs. Fabrizi, elle a hurlé : « Attendez. Attendez, vous autres. Il peut-y arranger mon plafond de cuisine ? »

Alors, ils ont tous ri et crié. Je comprenais pas ce qu’elle avait dit de drôle mais j’ai ri avec tout le monde et on est allé chez Mrs. Fabrizi. En riant et en se tenant les uns après les autres.

Le lendemain matin, quand je me suis réveillé, ils étaient dans le salon, ils discutaient. Quand ils m’ont vu, ils n’ont pas pu attendre pour me dire leurs idées. J’étais honteux en me souvenant de la soirée mais ils m’ont fait asseoir et boire du café. Anne m’a apporté des œufs. Je les ai mangés. Pour pas la vexer.

Quand je fais du bien, il faut que ce soit secret. Comme un voleur. Je sais. Si j’étais entré par la fenêtre et si j’avais arrangé l’épaule d’Anne pendant qu’elle dormait, il n’y aurait pas eu de complications. Mais non ! Je m’étais laissé attendrir. J’avais remis l’épaule avec un grand tralala. Pire encore : lorsque j’ai été rempli de vin, j’ai parlé beaucoup. J’ai arrangé le plafond. Et, maintenant, j’avais des ennuis.

Il y avait tant d’amour dans leurs yeux que je fondais comme du beurre en dedans. Ça a d’abord été des : « Mike, tu es merveilleux ! » des « Mike, comment pourrons-nous jamais te remercier ? » et puis, très vite, ils ont voulu que je fasse encore des choses parce qu’ils ne pouvaient pas encore y croire. Alors, comme un idiot, j’ai lancé un nickel(9) sur la table et je leur ai montré qu’il pouvait atterrir n’importe où : ici, ici ou là. Chaque fois je tournais et il y avait un nouveau nickel. Bientôt, il y en a eu dix.

On aurait dit que j’avais réussi à faire jaillir de l’eau d’un rocher. Anne était toute rose. Elle serrait fort ses mains. Et puis, elle m’a dit : « Mike, si vous vouliez… Mrs. Fabrizi a une vieille cuisinière à gaz qui… »

Mais Mrs. Fabrizi l’a interrompue en criant qu’il fallait pas, non ! et Frank, il a dit : « Laissez-le quand même finir son petit déjeuner. » Seulement, Anne ne voulait pas s’arrêter. « Franchement, elle a dit, c’est dangereux et le propriétaire ne veut rien faire. »

— J’ai répondu que j’irais voir.

Dans la cuisine, le plafond était tout neuf alors que ç’aurait dû être un vieux plafond tombant en morceaux. J’ai vite regardé ailleurs. La cuisinière, elle était bien comme Anne avait dit. Vieille, avec des tuyaux poreux, toute rouillée. D’un côté, elle était posée sur des briques parce qu’il manquait un pied. « Elle peut exploser à chaque instant », a dit Anne. Elle avait raison. Alors, j’ai prolongé, j’ai tourné. Et il y a eu un fourneau tout neuf.

Ils ne pouvaient pas comprendre que tout ce que je donnais, il fallait que je le prenne ailleurs. Oui : j’avais donné un nouveau plafond et une nouvelle cuisinière aussi à cette Mrs. Fabrizi ; seulement, j’avais dû enlever le nouveau plafond et la cuisinière neuve d’une autre Mrs. Fabrizi – qui avait maintenant les vieux à la place.

Pour l’épaule d’Anne, ç’avait été différent : j’avais seulement pris une petite cellule à chacune des autres Anne. Les nickels, je les avais pris à d’autres moi-même.

Mais je me conduisais à nouveau comme un imbécile. L’émerveillement de Mrs. Fabrizi était pour moi comme de la nourriture pour l’affamé.

Aussi quand Anne a dit : « Mike, des meubles neufs ?… » ; que Mrs. Fabrizi s’est encore une fois écriée non – mais il y avait de la joie dans ses yeux –, je n’ai pas pu refuser. On a été dans le salon. Devant chaque vieux meuble, j’ai tourné. Et il y a eu des meubles neufs. Très laids. Mais Mrs. Fabrizi les trouvait admirables. Et elle voulait me baiser la main. On est revenu s’asseoir à table. Ils avaient tous des visages brillants, des yeux durs et ils se passaient la langue sur les lèvres. Ils pensaient à eux.

Dave a dit : « Mike, je n’irai pas par quatre chemins. Il me faut cinq cents dollars pour tenir jusqu’en septembre. Si tu peux le faire avec des nickels…

— Les nickels n’ont pas de numéros de série, a dit Frank. Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il va te fabriquer de la fausse monnaie ? »

J’ai dit : « Je peux. » J’ai pris le portefeuille. J’ai posé un dollar sur la table. Ils me regardaient.

« Je n’aurais pas dû te le demander, a dit Dave. Mais je ne sais vraiment pas où…

— Je vous crois, j’ai dit. Ce n’est pas la peine de s’excuser. Je sais que c’est la vérité. » Je ne pouvais pas m’arrêter, à présent. J’ai prolongé, tourné à l’endroit où quelqu’un m’avait donné par erreur cinq dollars au lieu d’un. C’est une chose qui peut arriver. Même si ça ne se produit qu’une fois sur mille. Et puis après j’ai tourné là où je pouvais changer le billet de cinq en cinq billets d’un. Et j’ai continué : changé les cinq contre cinq de cinq et puis encore. Et encore. Ils me regardaient tous sans respirer.

*
*  *

Sur la table, il y a bientôt eu cent billets de cinq. David les a comptés avec des doigts qui tremblaient, les a mis dans sa poche et m’a regardé. J’ai compris qu’il regrettait de ne pas avoir demandé plus. Mais il avait honte de le dire tout haut.

J’ai demandé à Frank : « Et vous ? Vous voulez rien ? »

Il a secoué la tête. « Tu m’as déjà donné quelque chose », et il a pris Anne par la taille. Elle lui a dit : « Papa… peut-être cette commotion que tu as subie…

— Non. N’en parlons plus, veux-tu ? C’était il y a un an.

— Oui, mais peut-être en as-tu reçu une autre à un autre moment. Si Mike pouvait faire en sorte que tu… »

J’ai fait non avec ma tête.

« Il y a des choses qui sont impossibles, Anne. Comment voulez-vous que j’arrange un cœur faible ? Prendre le cœur de quelqu’un et le mettre dans Frank ? »

Elle a réfléchi. « Non, évidemment. Mais ne pourriez-vous le remplacer par petites touches comme vous avez fait pour mon épaule ?

— Non. Pas possible. Si j’étais un docteur, peut-être, en coupant pour voir où tout se trouve placé. Si je savais tout sur les mauvais cœurs. Mais docteur, je ne suis pas. Si j’essayais, je ferais seulement des graves bêtises. »

Elle ne me croyait pas. Alors j’ai dit encore : « Changer la peau, c’est autre chose. Comme un enfant qui joue avec le papier et le ciseau. Mais changer le cœur qui-vit, c’est différent. Comme le mécanicien qui devrait enlever le moteur et en mettre un autre sans que la voiture s’arrête. »

Alors j’ai vu ce qui allait arriver. Mais je ne pouvais pas l’empêcher. J’ai attendu. Une demi-heure après, Frank s’est penché pour prendre les allumettes. Il s’est écroulé sur la table et il a roulé par terre. Sa figure était violette. Ses yeux se sont renversés. Il a cessé de respirer.

Anne est tombée à genoux près de lui. Elle m’a regardé. Elle était blanche. « Mike ! »

Il n’y avait rien d’autre à faire. J’ai prolongé et j’ai tourné. Frank s’est levé en criant : « Bon dieu, Anne, ne peux-tu clouer ce tapis ? »

Elle l’a regardé. Elle a voulu parler. Mais d’abord elle n’a pas pu former les mots. Et puis elle a murmuré : « Il n’a rien, ce tapis.

C’est que j’ai trébuché sur quelque chose. Un peu plus, et je me rompais le cou ! » Frank a inspecté le parterre. Le sol était tout uni. « Bon Dieu de bois, il a dit en voyant qu’Anne pleurait, qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien ! Oh ! Mike… »

Alors, j’étais encore un plus grand héros. Mais j’étais pas content. Je n’ai pu rire et parler comme les autres qu’après le dîner où nous avons encore bu trop de whisky. Alors, j’ai fait deux nouveaux costumes pour Frank à la place des vieux. Et rien que des robes neuves dans l’armoire de Mrs. Fabrizi. Dave n’était pas là. On l’avait plus vu depuis le petit déjeuner.

*
*  *

Le matin, j’étais encore honteux et avec le mauvais sentiment. Mais les autres, ils étaient heureux. Ils parlaient. Quand on a eu fini de manger, la porte s’est ouverte fort et Dave est entré avec un autre homme mince, brun et une peau de fille. Et une petite moustache. Sous son bras, il tenait un paquet.

Dave, il brillait des yeux. « Posez ça là, il a dit. Mes amis, vous allez voir quelque chose de pas ordinaire. Je vous présente Grant Hartley, l’amateur d’art. Grant, voici miss Curran, Mrs. Fabrizi, Mr. Curran et Mike. Allez-y. »

Mr. Hartley a hoché la tête. Il a souri froid. « Enchanté… enchanté… » Il a coupé les ficelles qui retenaient son paquet avec un petit couteau accroché à sa chaîne de montre. Le paquet était sur la table entre le grille-pain et le pot de confiture. Les ficelles faisaient clac, clac à mesure qu’il coupait. Nous, on était assis. On regardait.

*
*  *

Dans le papier brun, il y avait du coton. Mr. Hartley l’a arraché par petits bouts. Dedans, il y avait une petite statue en or. Une danseuse faite d’or. Avec une large jupe étincelante et des jambes gracieuses.

« Voilà, a dit Dave. Qu’en pensez-vous ? » Personne n’a répondu. Alors, il s’est penché sur la table. « C’est un Degas. Fondu en 1882 d’après un modèle de cire…

— 1883, a rectifié Mr. Hartley avec un petit sourire.

— Bon… 1883. Fondu en or. Et à un seul exemplaire. C’est Grant qui le possède. Maintenant, voilà le topo : cette statuette, un autre collectionneur meurt d’envie de la posséder. Cela fait des années que Grant refuse ses propositions. Mais hier, j’ai eu soudain une idée : si Mike pouvait en faire une copie, une copie exacte…

— Je voudrais voir cela de mes yeux, a dit Mr. Hartley.

— Bien sûr ! J’ai donc expliqué le coup à Grant et il est d’accord : si Mike fait deux copies, il en gardera une, vendra la seconde à l’autre amateur. Et la troisième statuette sera pour nous. »

Mr. Hartley se caressait la moustache. Il avait l’air endormi.

J’ai dit : « De cela, Dave, il ne peut pas sortir du bien. »

Il a paru surpris. « Pourquoi pas ?

— D’abord, c’est malhonnête…

— Une minute, a dit Mr. Hartley. Ne nous emballons pas. D’après ce que Sims m’a dit, la copie sera d’une telle exactitude qu’aucun expert ne constatera de différence entre elle et l’original. En fait, à ce qu’il m’a laissé entendre, la copie sera aussi originale que l’original. Alors, si je vends l’une des deux comme authentique, je ne vois pas où il y a escroquerie. À moins, évidemment, que vous ne puissiez le faire.

— Je peux. Mais il y a une autre objection. Si je fais pour vous une chose aussi importante et coûteuse, cela ne causera que des ennuis. Croyez-moi : j’ai déjà eu beaucoup d’exemples… »

Dave s’est approché de Mr. Hartley et il lui a parlé à voix basse : « Laissez-moi discuter une minute avec lui. » Il était pâle. Ses yeux luisaient. Il m’a poussé dans un coin. « Mike, écoute. Je n’ai pas voulu le dire devant lui… tu pourrais faire autant de copies qu’il te plaira, même quand Grant sera parti avec la sienne sous le bras, n’est-ce pas ? Tu comprends ce que je veux dire ? Une fois qu’elle sera là, ce sera comme de l’argent en banque. On peut en retirer n’importe quand.

— Oui. C’est vrai.

— C’est bien ce que je pensais. Cette idée m’a empêché de fermer l’œil de la nuit. Ce n’est pas parce que cette statuette est belle que j’en veux une copie. Bien sûr, elle est belle. Mais mon idée, c’est de la faire fondre. Mike, on vivra pendant des années sur cet or. Je ne suis pas égoïste. Ce n’est pas pour moi tout seul que je la désire… »

J’ai essayé de lui dire : « Dave, c’est un moyen trop facile. Crois-moi, je sais de quoi je parle. »

Mais il ne m’écoutait pas : « Mike, sais-tu ce que c’est, pour un artiste, que de ne pas avoir d’argent ? Je suis jeune, je pourrais réaliser mes meilleures œuvres maintenant… »

Je l’ai interrompu :

« Ce n’est pas la peine de me dire. Je vous crois. Eh bien, c’est d’accord. Je le ferai. »

Il est retourné vers la table. La danseuse d’or était toujours là mais on avait enlevé le grille-pain et les assiettes. Elle était toute seule. Leurs regards allaient et venaient de la statue à moi. Personne n’ouvrait la bouche.

Je me suis assis. Mr. Hartley m’observait avec son sourire froid. Alors j’ai prolongé et j’ai tourné. Sur la table, il y a eu deux danseuses absolument pareilles. Une des deux regardait Anne en face. Et Anne la fixait comme si elle était incapable de détourner les yeux.

Mr. Hartley, j’ai vu, a fait un bond et il a tendu la main. Mais avant qu’il ait touché la statuette, j’ai tourné une seconde fois. Sur la table, il y avait maintenant trois danseuses en or.

Mr. Hartley a retiré sa main comme s’il s’était piqué. Il était très pâle. Il a levé l’autre main, a pris une des statuettes. Puis une seconde. Il les a regardées intensément en les serrant très fort et s’est avancé vers la fenêtre. Dave a saisi la troisième et l’a pressée contre sa poitrine en souriant.

« Seigneur, a dit Mr. Hartley d’une voix forte, c’est vrai ! », il est revenu vers le milieu de la pièce en demandant : « Auriez-vous un journal ? »

Frank s’est levé pour lui apporter un illustré du dimanche et s’est rassis en silence. Mr. Hartley s’est agenouillé, il a enveloppé ses deux statues. Ses mains tremblaient et ce n’était pas du très bon travail. Mais il a eu vite achevé. Il s’est relevé, ses colis dans les bras. « Vous avez l’autre. Tout est en règle. Au revoir. » Il est parti en marchant à grands-pas.

Dave avait un sourire dur dans la figure. Ses yeux regardaient très loin. Il a éloigné la statue de sa poitrine : « Dans les 10 livres, il a dit. Et l’or vaut 20 dollars l’once. »

Ce n’était pas à nous qu’il s’adressait. Mais j’ai répondu : « L’or, c’est rien du tout. Si vous en vouliez, il y aurait eu des moyens plus simples. » Et j’ai prolongé dans ma poche là où il pouvait y avoir une pièce d’or, j’ai tourné et j’ai jeté la pièce sur la table. J’ai continué à tourner et, rapidement, il y a eu une petite pile de disques brillants sur la nappe.

Dave regardait le tas d’or comme s’il avait le vertige. Il a pris quelques pièces, les a examinées de tous les côtés avec de grands yeux. Puis il en a raflé une pleine poignée qu’il a comptées, mis en tas et finalement empochées sous les yeux d’Anne et de Frank. « Je vais les porter chez un bijoutier », il a dit. Et il est parti très vite.

Frank a secoué la tête. Et puis il a dit après un moment : « Ça commence à aller trop loin pour moi. D’abord, qui est ce type ?

— Mr. Hartley ? a questionné Anne. C’est simplement un amateur d’art qui…

— Non, non, pas celui-ci. L’autre qui vient de sortir. »

Elle le dévisagea : « Mais, papa, c’est Dave…

— Dave qui ? je pose une question simple.

— Dave Sims, voyons ! Que t’arrive-t-il, papa ? Cela fait des années que nous connaissons Dave.

— Ah ! oui ? » Frank se leva. Tout raide. Très rouge. J’ai voulu parler. Mais il était trop fou.

« Qu’est-ce que je dois tirer comme conclusion ? Que je suis cinglé ? Ou quoi ? Quelle blague êtes-vous en train de me faire ? » Il serra les poings. Anne, effrayée, s’écarta de lui. « Je me suis dit que j’allais me taire pour commencer, mais… Que diable avez-vous fait du tapis ? Où est le portrait de mon père qui devrait être accroché au mur ? Et maintenant, cette histoire de David… qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi tout est-il transformé ? Quel tour me joue-t-on ?

— Mais rien n’est transformé, papa… Je ne comprends pas ce que tu veux dire !

— Ah ! non, Katie ! Ça suffit, maintenant ! » Elle le fixait, la bouche ouverte. Très pâle. « Comment m’as-tu appelée ?

— Katie. C’est ton nom… »

J’ai caché ma figure dans mes mains, mais j’ai entendu son soupir.

« Papa… mon nom est Anne. »

Le coup qu’il lui a donné a résonné. « Je t’ai dit d’arrêter ce petit jeu. Cela dépasse les limites. Attends seulement que Jack rentre. Là, on tirera les choses au clair. Je sais que je peux au moins compter sur mon fils. »

J’ai levé la tête. Elle pleurait. « Je ne sais pas de quoi tu parles. Qui est Jack ? Qui est ce fils dont… »

Il l’a bousculée. « Tu vas arrêter, dis ?… tu vas arrêter, garce ? »

Je me suis interposé.

« S’il vous plaît… tout est de ma faute. Je vais vous expliquer. »

Anne a poussé un hurlement et a bondi de sa chaise comme un chat. Je n’ai pas pu la retenir. Elle m’a saisi par le col et, le visage à quelques pouces du mien : « C’est vous qui avez fait ça. C’est vous… Quand il a eu sa crise cardiaque.

— Oui. » Il y avait des pleurs sur ma figure.

« Vous l’avez changé. Vous l’avez rendu différent. Qu’avez-vous fait ? Hein ? Qu’avez-vous fait ? »

Frank se leva. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de crise cardiaque ? »

J’ai dit : « Il était en train de mourir, Anne. Je ne pouvais rien faire. Alors j’ai tourné pour trouver un monde où il y aurait un autre Frank. Pas le même, mais presque.

— Vous voulez dire que ce n’est pas Papa ?

— Non.

— Alors, où est Papa ?

— Il est mort, Anne. Mort. »

Elle s’éloigna en se cachant le visage. Frank m’empoigna par la chemise. « Ça signifie que tu m’as fait quelque chose ? Comme pour son épaule ? C’est ça que tu voulais dire ? »

— J’ai fait oui du menton. « Vous n’appartenez pas à ce monde-ci. Ce n’est ni votre appartement, ni même votre famille.

— Mais alors mon gars, Jack ?.,.

— Dans ce monde, il n’existe pas. » Ça m’a fait du mal de lui dire cela.

« N’existe pas ! ». Il a serré un peu plus fort ma chemise. « Écoute-moi… Tu vas me ramener là-bas. T’as compris ?

— Je ne peux pas. Ils sont trop, les mondes. Je ne peux pas retomber sur le même. Si je prolongeais, je trouverais toujours quelque chose. Mais ce serait chaque fois un peu différent. Comme ici. »

Il était cramoisi. Et les yeux jaunes. « Espèce de sale petit… »

J’ai pivoté pour échapper à son étreinte. Il m’a poursuivi autour de lavable, s’est cogné contre une chaise. Enfin, il a atteint la porte. « Veux-tu revenir, toi… », il a crié ; comme j’ouvrais la porte, je l’ai vu qui empoignait la statue d’or. Au fond de moi, il y avait quelque chose de douloureux qui voulait s’évader. Je l’en ai empêché.

Je suis sorti. Sur le palier, il y avait Mr. Hartley et deux hommes qui s’apprêtaient à sonner. Un des deux a fait un geste pour m’attraper. À ce moment la statue lancée par Mr. Frank a heurté le mur et est tombée. Ils l’ont regardée. Un des types a voulu la ramasser. Alors j’ai couru, j’ai dévalé les escaliers en retenant la chose en moi qui voulait s’en aller. J’ai entendu crier : « Hé ! Ne le laissez pas se sauver ! » J’ai couru plus fort.

Mais ils me suivaient de près et ils allaient plus vite que moi. Mon cœur sautait comme s’il allait démolir ma poitrine. Mon front était tout froid. La sueur. Tellement j’avais peur, mes pieds couraient mal. Je n’allais plus pouvoir retenir bien longtemps la chose mauvaise au fond de moi. Alors j’ai prolongé pour trouver la poche où j’aurais pu mettre la pile de pièces. J’ai tourné ; j’avais la main pleine de pièces et je les ai lancées derrière moi. Le premier homme s’est arrêté. L’autre a culbuté en jurant.

Je suis arrivé au bas de l’escalier. Tout mou des genoux. J’ai enfilé la rue. Je ne pouvais plus réfléchir. Seulement courir.

Dans mon dos, il y a eu des cris, des claquements de porte. Deux hommes se sont élancés, coudes au corps. Mr. Hartley les suivait. Ils allaient m’attraper, j’ai vu. Alors j’ai prolongé pour trouver la poche où j’aurais pu glisser la statuette. J’ai trouvé : j’ai failli tomber tellement c’était lourd. J’ai quand même réussi à la prendre et à la lancer sans interrompre ma course. Je les ai entendus ; ils s’interpellaient : « Prends-la – ne la prends pas – etc. »

J’ai prolongé. Tourné. Jeté une autre statue au milieu de la rue. Ça a fait un bruit comme un tuyau de plomb en tombant.

Les gens quittaient le trottoir, s’élançaient entre les voitures, les bras tendus. J’ai prolongé pour semer des pièces à la volée. Quand elles ont rebondi devant leurs pieds, j’ai vu, ils se sont arrêtés. J’ai continué à courir.

Je suis arrivé au coin de la rue. Il y avait trois hommes qui attendaient le signal pour traverser. Un avec un journal. Les autres derrière ont crié : « Hé, là-bas… Arrêtez ce type-là ! » Quand les trois hommes se sont ébranlés, j’ai encore prolongé dans ma poche et j’ai tendu une statue à celui qui était le plus près. Il l’a prise. Des deux mains. J’ai fait un crochet pour éviter les deux autres et j’ai continué à courir. Mais respirer, ça me brûlait la gorge.

Je me suis retourné. Ils me poursuivaient. Comme un éventail. En tête quelques-uns. Et puis davantage. Et derrière davantage encore. Et toujours il y en avait plus. Et d’autres venaient rejoindre mes poursuivants. Je voyais dans leurs mains les statues d’or qui étincelaient au soleil. Leurs figures étaient laides. C’était comme un tableau dans mon œil. Immobile. J’ai eu peur comme devant une grosse vague qui s’élève derrière soi et ne tombe pas.

Pourtant, ils n’étaient pas arrêtés. Ça n’avait duré qu’un seul instant. J’entendais le bruit de leurs pas, leurs voix. Comme s’il y avait eu un gros animal. Je courais. Mais mes jambes étaient trop faibles pour me soutenir. Alors, j’ai vu une porte cochère de l’autre côté. J’ai traversé la rue en deux bonds et je m’y suis jeté.

J’ai vu arriver la vague des gens. Aussi vite qu’un train. J’étais aculé dans l’angle de la porte. Je ne pouvais plus bouger.

Au fond de moi, c’était comme un nœud de peur. Je pleurais. J’étais malade. J’ai extrait des statues d’or de mes poches et les ai lancées devant moi pour me protéger – deux, six, huit. Et puis la vague fut sur moi.

Alors, au fond de moi, il y a eu un sursaut que je n’ai pas pu empêcher. J’ai prolongé. J’ai tourné. Et tout est devenu soudain silencieux.

J’ai ouvert les yeux. Il n’y avait plus de gens. Plus de rue. Devant le porche où je me tenais, seulement un grand trou. Très profond. Si profond que je n’en voyais pas le fond. J’ai entendu des pneus crisser et une voiture a freiné. Juste à temps pour éviter la crevasse. Quand j’ai levé la tête, j’ai vu que de l’autre côté, au lieu des bâtiments, il ne se dressait plus que des ruines. Des édifices à moitié écroulés. Les façades disparues démasquaient les pièces où les gens étaient encore assis. Leurs visages n’étaient que des points rosés. Et toujours, le silence. Puis j’ai entendu le choc creux des briques qui tombaient, le son de l’eau qui jaillissait d’une conduite crevée.

J’ai dû m’appuyer contre la porte pour pouvoir rester debout. Alors, je me suis frappé la tête contre le panneau.

Tous ces gens qui, une minute plus tôt, étaient là, qui couraient, qui respiraient, je ne savais pas où je les avais expédiés. Peut-être étaient-ils en train de dégringoler dans l’air en hurlant – peut-être s’enfonçaient-ils au creux d’un océan ou dans un brasier.

L’enfant qui était en moi avait prolongé jusqu’à un monde où le sol était plus bas de niveau. Aussi, quand j’avais tourné, une partie de la rue était-elle partie sur ce monde. Et il n’y avait rien eu pour la remplacer ici.

Après un long moment, j’ai examiné la destruction que j’avais provoquée. Un trou au milieu de la rue, la moitié des maisons envolées, des innocents tués. J’aurais aussi bien pu faire éclater une bombe !

Tout cela, parce que j’avais eu peur. Parce que l’enfant terrorisé qui était en moi ne pouvait pas garder son sang-froid quand il se sentait en danger.

Voilà : je n’avais plus rien à faire dans ce monde.

C’était toujours pareil. Toujours. Quelle que soit la violence de mes efforts…

J’ai vu surgir des voitures de police, une ambulance suivie de près par la voiture des pompiers. La foule était si dense que les véhicules avaient du mal à se frayer un chemin. J’ai encore vu un taxi qui stoppait au ras de l’excavation. J’ai pensé que ce devait être Anne et Frank. Mais j’étais trop loin pour distinguer le visage des voyageurs qui en sortirent. Ça n’avait d’ailleurs plus d’importance. Tout cela était déjà très loin. Très ancien.

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Je me suis assis sur le seuil, regrettant de ne pas être mort. Si ce n’avait pas été un péché, j’aurais tenté de me suicider. Je savais pourtant que je ne le pouvais pas parce que, toujours, au fond de moi, un enfant terrifié aurait tourné avec un univers où ma mort ne se produirait pas – où le revolver s’enrayerait, où la balle me raterait, où la corde se romprait, où le poison ne serait que de l’eau pure.

Une fois seulement, j’avais vécu près d’un an dans un monde sans hommes. Dans une forêt. Un monde merveilleux. Mais dès que je m’endormais, je rêvais et, dans mon rêve, je tournais pour quitter ce monde et je me réveillais dans un autre – un monde avec des hommes. Et je devais fuir à nouveau vers d’autres forêts.

Tant et si bien qu’à la fin, j’avais capitulé. Où j’allais, je l’ignorais. Je ne savais qu’une seule chose : je devais y aller. J’étais l’homme le plus maléfique de la création. J’étais le mal. Pourtant je savais que Dieu avait prévu une place pour moi. Même pour moi.

Je me suis mis debout. J’ai essuyé mon visage avec ma manche et j’ai pris une grande respiration.

Si je dois partir à l’aventure, je me suis dit, alors, autant partir tout de suite. J’ai prolongé. Loin. Très loin en arrière. Plus loin que jamais. Deux mille ans. J’ai trouvé un endroit où un certain homme n’était pas né. Aussi, tout était différent. Alors j’ai tourné.

La rue s’est évanouie. C’est maintenant une nouvelle et haute cité qui s’étend devant moi avec des bâtiments gris et froids qui se dressent les uns derrière les autres. Ils ont tous des portes et des fenêtres pointues, très grandes, des dômes de pierre jaune ou de cuivre bleu qui brille. Un avion traverse le ciel. Il n’a pas la forme d’une croix, il est rond. La rue est pavée de mosaïques.

Parce que j’avais empêché un homme de naître deux mille ans plus tôt, le monde était à présent si différent – deux mille ans d’histoire étaient transformés, et toutes les villes, et la vie des hommes.

Ici, en tout cas, je ne renouvellerais pas mes anciennes erreurs – je pouvais repartir à zéro. Et je me suis dit : « Maintenant si je fais une seule chose juste, peut-être cela effacera-t-il toutes les fautes que j’ai commises jusque-là. »

J’étais dans un petit parc entouré d’une clôture de pierres ciselées. Comme des boucles. Derrière moi, sur un socle, deux statues : l’une représentait un beau jeune homme coiffé d’un chapeau rond qui brandissait un flambeau. L’autre était identique. Sauf que le personnage tenait le flambeau la tête en bas. Je me suis souvenu. Une fois, dans un livre, j’avais vu les mêmes effigies. Un livre sur un dieu appelé Mithra, un dieu des anciens temps. Les statues que je voyais étaient celles de Mithra, l’étoile du matin et de Mithra, l’étoile du soir. Leurs yeux de pierre me fixaient de leur regard vide.

— Est-ce toi ? semblaient-elles dire.

— Est-ce ici ? je leur ai demandé en leur rendant leur regard.

Mais nous ne pouvions répondre à aucune de ces questions, ni les statues, ni moi. Et je me suis détourné d’elles. Je suis entré dans la ville.

 

Traduit par MICHEL DEUTSCH.

What rough beast.

© Mercury Press Inc., 1958.

© Nouvelles Éditions Opta, pour la traduction.