NUIT SANGLANTE
Chet Williamson

Elle était le feu, la passion et la sensualité mêmes. Son corps soudé au sien, elle répondait à chacun de ses coups de reins. La lumière des bougies chatoyait sur la fine pellicule de sueur qui lui couvrait la peau. Un goût de sel lui emplit la bouche comme ses lèvres cherchaient la nuque et les épaules de cette femme. Son orgasme approchait dangereusement et il releva la tête pour contempler le panneau du lit en chêne afin de se contrôler, de retenir le torrent qui menaçait de jaillir. C’était là une sensation beaucoup trop impérieuse pour qu’il pût l’endiguer en maîtrisant simplement ses muscles.

Ce fut alors qu’elle gémit différemment et qu’elle se raidit. Il comprit qu’elle jouissait et il se laissa aller, enfin. Le gémissement se mua en un cri sourd, et le plaisir, chez lui, se teinta d’une douleur aiguë. Les ongles de la femme sillonnaient son dos de traces rouges.

Il frémit avec violence. Pourtant cette douleur accentua l’embrasement dans son sexe et il recommença à éjaculer avec même une force accrue. Il ferma les yeux et se laissa emporter. L’extase le plongea plus profondément dans son rêve. Les draps froids et sans un pli dans lesquels il dormait seul ne furent pas même un fugitif souvenir.

Quand il se réveilla le lendemain matin, il sentit que la toile sous son corps était toute poisseuse. Son pantalon de pyjama était également humide et le tissu autour de ces taches était devenu raide comme de l’amidon.

Seigneur ! songea-t-il. Un rêve érotique. Pas étonnant que j’aie sali les draps.

Il ne se souvenait pas d’avoir jamais eu un rêve d’une telle intensité. Il se rappelait avec acuité le contact du corps de cette femme contre le sien, son visage illuminé par l’extase sur l’oreiller blanc. Et il aurait juré que son parfum flottait encore dans la chambre, un parfum suffocant, lourd, musqué, qui s’accordait à la perfection à l’ardeur qu’elle avait déployée dans l’amour.

Richard Bell repoussa le drap, posa les pieds sur le sol et regretta d’être obligé d’aller au bureau. Il aurait tant voulu que cette femme existe et soit encore là, avec lui, dans son lit, attendant – non, quémandant – un autre combat de boxe.

Car pour Bell, l’amour se réduisait à cela : un combat de boxe. Un combat à livrer, un match entre dominant et dominé, non pas sadomasochiste, mais à la manière d’une lutte entre deux adversaires. Et si Bell parvenait à faire jouir la fille – et il y parvenait souvent –, c’était lui le vainqueur. Il marquait un point, mettait l’adversaire K.-O., le souffle coupé, gisant sur le dos.

Mais parfois – rarement, Dieu merci ! –, il loupait son coup, flanquait des gnons trop vite. Et lorsqu’il ratait totalement le but, c’était lui qui se retrouvait faible et sans vie.

Et, cela se comprend, Bell n’aimait pas du tout cette sensation-là. Voilà pourquoi la nuit avait été si bonne. Ils avaient été parfaits, tous les deux. Il avait fait jouir cette femme avec une intensité dont il n’aurait pas cru le sexe faible capable. Cela avait été foutrement bon ! Rien que d’y repenser, voilà qu’il bandait de nouveau.

Stop. Il ne voulait pas trop penser à cela avant de partir travailler.

Bell se leva d’un bond et se rendit dans la salle de bains. Il jeta son pyjama maculé dans le panier à linge sale, puis se rasa, se doucha, mais alors qu’il se séchait, il sentit une irritation dans son dos. Il effaça à coups de serviette la buée qui obscurcissait le miroir, se tourna et regarda par-dessus son épaule.

Là, depuis le haut de la colonne vertébrale jusque dans les poils frisottés et drus juste au-dessus du coccyx, il découvrit quatre fines traînées rouges et parallèles. Il les observa, les yeux plissés, et se contorsionna pour les toucher du doigt.

Mais oui, ces traces existaient bel et bien. Il sentit de tout petits bourrelets, comme si des ficelles avaient été tendues sous sa chair. Il lui vint tout à coup une idée, et vite, il retourna dans sa chambre pour examiner le lit. Il y avait des taches de sang sur le drap du dessous, de vagues traces rougeâtres que jamais il n’aurait remarquées s’il ne les avait pas cherchées.

Que se passe-t-il, bon sang ? Une fille se serait-elle glissée dans mon lit, cette nuit, pour me baiser jusqu’à me rendre fou ? À moins que je ne sois sorti et me sois saoulé au point d’en oublier que je l’ai draguée ?

Non, pas le moindre signe de gueule de bois et le livre à côté de son lit lui rappela qu’il l’avait lu jusqu’à sombrer dans le sommeil. Il retourna le volume et regarda la couverture : un beau mec soulevait un drap lisse avec un pistolet, dévoilant ainsi à l’acheteur éventuel les charmes d’une fille nue.

Une connerie de livre de poche, se dit-il, avec de la violence, de l’action et du sexe.

Un instant, l’esprit de Bell fonctionna à toute blinde et il se demanda si tout ne venait pas de là. Aurait-il rêvé une scène de ce livre et…

Mais ces marques, bon Dieu, d’où venaient-elles ?

Bizarre. Très bizarre. Peut-être s’était-il griffé lui-même ? À moins qu’il ne se soit passé les mains dans le dos comme pour ce gag de lycéen qui consiste à s’ébouriffer les cheveux par-derrière pour faire croire que c’est un autre qui le fait.

Il jeta un coup d’œil à l’horloge et se dépêcha. Pourquoi ne pas raconter cela à Perry ? Peut-être aurait-il, lui, une explication ?

 

Lundi

— Des stigmates, suggéra Perry.

— Des stigmates ? Comme les plaies du Christ qui apparaissent sur le corps des gens, à Pâques ?

Perry gloussa.

— En quelque sorte. Certaines personnes sont capables de se faire saigner, consciemment ou inconsciemment, de se couvrir le corps de cicatrices, de plaies, comme tu veux.

Perry sourit gentiment à Bell, qui hochait la tête.

— Ça ne me semble guère possible.

— Pourquoi pas ? Ton rêve t’a incité inconsciemment à te griffer.

— Tu crois ?

Bell posa un doigt sur ses lèvres.

— Je préférerais qu’aucun collègue de bureau ne soit au courant que j’ai encore…

Bell hésita.

— Des émissions nocturnes ? fit Perry, hilare. Ne t’inquiète pas. Motus et bouche cousue. Je ne révélerai à personne que tu as encore une vie sexuelle d’adolescent.

— Gros malin, va. Toi, tu es marié, et tu n’as pas les mêmes problèmes.

Perry soupira.

— Je t’envie presque, tu sais, fit-il d’un air rêveur.

— Que veux-tu dire par là ?

— Eh bien, si tous tes rêves sont aussi réalistes que ça, expliqua Perry en désignant le dos de Bell, ils doivent être géniaux. Bon sang, tu pourrais baiser toutes les nanas, mortes ou vivantes ! Cybill, Cher, Madonna, Eleanor…

— Eleanor ?

— Oui, Eleanor Roosevelt. La beauté n’est pas tout.

— Ben toi, mon cochon ! fit Bell en éclatant de rire. (Puis, de nouveau sérieux :) Et comment je pourrais toutes les baiser ?

Perry haussa les épaules.

— Endors-toi en pensant à elles, tout simplement. Pourquoi pas ?

 

Bell réfléchit au conseil de Perry. Il y songea tout en travaillant, y resongea aussi en retournant chez lui et il y songeait encore en dînant. Peut-être que Perry avait raison ? Peut-être qu’il était capable de contrôler ses rêves, de les rendre vrais ?

Mais lorsqu’il pensa à toutes les femmes avec qui il aimerait coucher, Bell eut très peur. Stars de cinéma, mannequins, femmes du monde. Il y avait tout à parier que ces femmes-là avaient deux points en commun. Un, la beauté, et deux, un penchant pour le sexe.

Et pourquoi pas ? Ces femmes-là peuvent imposer leurs quatre volontés, demander les résultats des tests du Sida, puis se taper qui bon leur semble. Et si M. Mercredi soir se révèle nul en la matière, il reste toujours M. Vendredi soir. Seulement, voilà, un fiasco avec les célèbres pouliches du passé – Messaline, la Grande Catherine, Cléopâtre – et on a la tête tranchée !

Mais supposons que les rôles soient inversés, se dit Bell. Si moi, Richard Bell, je deviens un autre dans mes rêves, un homme qui ne peut pas rater son coup, comme Don Juan, Casanova ou même Errol Flynn ?

Bell avala la dernière bouchée de son surgelé et sourit aux anges.

Bonté divine ! ça marche peut-être !

Il jeta la barquette en alu dans la poubelle et les couverts dans l’évier, puis se rendit dans la chambre d’ami et ouvrit le placard.

Il y avait là une douzaine de grands cartons. Sur l’un d’eux était inscrit : « Livres ». Bell le sortit, souleva les rabats et examina les souvenirs érotiques de sa vie d’étudiant.

La Perle, un favori des associations d’étudiants pour les lectures en groupe, le Kama-sutra, génial quand on aime crier « Om » pendant l’amour, Ma Vie secrète (il contempla un instant l’ouvrage, puis se remit à fourrager dans le carton). Et là, tout au fond, il trouva les Mémoires de Casanova en un volume en similicuir.

Qu’est-ce que je risque ? songea-t-il. Une simple lecture de chevet, voilà tout.

Bell consulta sa montre. 20 heures. Il était vraiment très tôt pour aller se coucher. Quoique…

Il se doucha, puis se rasa tout en sachant fort bien qu’il allait devoir se raser de nouveau le lendemain matin. Enfin il alluma sa lampe de chevet et se glissa nu sous les draps. Ouvrant le livre au hasard, il commença à lire. Bientôt, le matelas moelleux, la fraîcheur des draps et cette prose ancienne le calmèrent et le détendirent en dépit de l’érotisme de l’ouvrage. Lorsque Bell sentit venir le sommeil, il reposa le livre, éteignit, puis s’imagina comme Casanova lové dans les mêmes bras frais et d’une blancheur de marbre, prêt à déployer les dons d’amant qui avaient fait sa réputation.

Dans son état de semi-sommeil, il eut une érection qui ne cessa de s’amplifier au point qu’il eut l’impression que son sexe occupait tout l’espace du lit, puis de la chambre et finalement de la terre entière. Alors ce nouvel univers s’ouvrit à lui, se transforma en un immense vagin qui l’enserrait étroitement et qui s’empala sur lui si profondément qu’il en sentit le cœur brûlant comme un volcan.

Le fantasme cessa là et Bell se perdit dans son rêve.

 

Mardi

La première chose qu’il aperçut le lendemain matin lorsqu’il souleva ses paupières endolories, ce furent les grosses aiguilles de son réveil sur 11 heures. Un vent de panique l’emporta et il voulut se lever. Mais une douleur fulgurante le terrassa, comme si tous les muscles de son corps, étirés jusqu’à leur point de rupture pendant des heures, se relâchaient tout à coup sans avertissement. Bell retomba sur le dos, gémissant. Il contempla son corps.

Les draps et les couvertures gisaient en vrac sur le sol, telle une rivière houleuse de laine et de coton. Le drap du dessous était trempé de sueur, raide à maints endroits, collant à d’autres. Il remarqua deux taches encore humides, rouge brique. Du sang.

Son corps était couvert de meurtrissures aux coudes et aux genoux. Les poils de son pubis formaient de petites touffes raidies par les sucs séchés. Des croûtes constellaient le haut de ses cuisses. Ses testicules lui faisaient atrocement mal, et le bord de la peau douce protégeant son gland était déchiré à plusieurs endroits.

Tremblant de peur et de douleur, il s’examina attentivement pour découvrir la source de ses maux. Ce fut alors qu’il se souvint des vierges.

Deux vierges, des sœurs jumelles âgées de quatorze ans. Leur mère, une duchesse qu’il avait séduite plusieurs mois auparavant, les lui avait amenées en le suppliant de les initier à l’amour avant qu’elles ne fussent rudement embrochées par leurs frères ou les domestiques. Bell s’était exécuté avec joie et avait rompu ces deux hymens avec une dextérité et une délicatesse telles qu’aucune de ces jeunes filles n’avait sourcillé ni poussé le moindre cri. Il les avait entraînées toutes deux dans le paroxysme de l’extase jusqu’à ce qu’elles défaillent d’épuisement. Puis il avait reporté ses égards sur la duchesse, qui avait répondu à ses ardeurs comme un animal affamé. Il avait assouvi cette femme et l’avait laissée sans le souffle. Cet épisode n’avait été qu’un prélude.

Toujours cloué au lit, tandis que le soleil tentait en vain de percer à travers les rideaux tirés, Bell se souvint des femmes qu’il avait aimées pendant la nuit : nobles, souillons, servantes, jeunes filles et même des femmes mûres, épanouies à la fois par les ans et la sève. Toutes s’étaient soumises à sa puissance phallique et avaient adoré l’immense dieu charnu qu’il portait. Toutes avaient fondu comme les chandelles flanquant les myriades de lits sur lesquels il les avait emportées. Aucune n’était demeurée insatisfaite.

Aucune !

Bell sourit.

Il mit les draps à tremper et téléphona à sa secrétaire pour lui expliquer qu’il avait eu la nausée toute la nuit et qu’il s’accordait une journée de repos. Il lui assura qu’il se sentait mieux et qu’il reviendrait travailler le lendemain. Ensuite, il se doucha, prit un léger déjeuner et fit une sieste qui se prolongea jusqu’à 18 heures. Alors il s’offrit la gâterie d’un dîner au restaurant, puis alla au cinéma en évitant soigneusement les films classés X.

Il vaut mieux, se dit-il, que tu aies une bonne nuit de sommeil.

 

Mercredi

Le lendemain matin, Bell se réveilla frais et dispos, après une nuit sans rêves. Les vives couleurs de ses hématomes avaient viré au gris pâle, ses petites écorchures s’étaient cicatrisées et ses muscles, bien qu’encore roides, étaient moins douloureux que la veille. Il appuya doucement sur son scrotum, mais les ligaments enflés avaient repris leur état normal et il n’éprouvait plus que de temps à autre les élancements de sa migraine.

Quand il arriva au bureau, Perry l’attendait, une tasse de café à la main.

— Alors ? fit-il. Avec qui as-tu couché pour être resté crevé toute une journée ? King Kong ?

Bell éclata de rire malgré lui.

— La fièvre. Un petit accès de fièvre, voilà tout.

Perry branla du chef d’un air entendu.

— Bien sûr. La fièvre au corps. Allez, Rick, qui c’était ? Mata Hari ? Marilyn Monroe ?

— Écoute, je te l’ai déjà dit. Une bonne vieille fièvre avec diarrhée-nausée-suées et tout le bataclan. Pas de rêves, pas de femmes. Rien. La fièvre.

— Oh ! bon, bon !

Perry se leva et gagna la porte.

— Rick, écoute-moi bien. Si tu veux me faire croire que c’était la fièvre alors que je sais pertinemment que tu as joué à Don Giovanni, à ta guise.

Perry sortit dans le corridor, puis pointa la tête par l’embrasure de la porte et murmura :

— J’espère que ta pêche aux crabes a été bonne.

Cette nuit-là, Bell suivit la suggestion de Perry. Comme il ne trouva rien sur Don Juan en librairie, il se rendit à la bibliothèque où il prit des poèmes de Byron et le libretto de l’opéra de Mozart.

Ce fut amplement suffisant.

Bell fut plutôt surpris des performances de Bell/Don Juan. La nature l’avait moins favorisé que Bell/Casanova – le membre de Don Juan était moins long que le sien –, mais il se félicita de la technique qui donna à ces dames un bonheur indicible. Au cours de son rêve, Bell joua de ses mains, de sa bouche et de ses pieds plus qu’il ne l’aurait jamais cru possible. Et, à maintes reprises, il fut satisfait lui aussi, car Don Juan sut compenser sa trop petite taille par une puissance infaillible. Durant ce combat, il utilisa plus la parade que l’attaque et Bell ne parvint pas à décider ce que lui-même ou ses partenaires gémissantes préférèrent.

Quand il se réveilla, il était éreinté, mais heureux. Ni écorchures, ni sang, ni hématomes, cette fois, comme lorsqu’il avait joué le Casanova insatiable. Le lit ressemblait encore à un champ de bataille. En revanche, Bell n’avait pas l’impression d’être un invalide de guerre.

 

Jeudi

Au bureau, ce jour-là, Bell ignora les clins d’œil et les sous-entendus de Perry et songea au prochain coquin qui allait compléter sa collection. Non sans hésitation, il opta finalement pour le marquis de Sade. Bell ne s’était jamais livré au sexe sadomaso, si ce n’est la fois où il avait attaché une hôtesse de l’air au lit, et encore, à sa demande. La violence l’avait toujours dégoûté. Bien qu’il pressentît qu’une petite pointe de sadisme sans rien de méchant le ferait bander, il n’avait pas du tout envie de jouer à son tour le rôle de la victime.

Cette nuit-là, un exemplaire en livre de poche vert et abîmé des Cent Vingt Journées de Sodome fut sa muse et il sombra dans un rêve de sang, de hurlements et de tortures, qui étincelait dans la nuit comme un brasier. Crissements de la chair déchirée comme du papier, claquements secs des os brisés et, dominant le tout, plaintes des torturés et lent égouttement du sang sur le sol. Cette nuit-là, la chair apparut pour être lacérée, les orifices pour être comblés, et il les combla tous, si bien que l’outil de Bell devint celui du plus féroce des tortionnaires, l’idéale massue chauffée au rouge avec laquelle on éventre, lacère, taillade… Les hurlements qui s’ensuivirent lui firent répandre sa semence par jets de feu liquide. Ivre de bonheur, Bell/Sade rit à gorge déployée. Il comprit que , enfin, résidait la vérité.

 

Vendredi

Il s’éveilla peu à peu, rechignant à abandonner ce rêve. Mais la lumière du jour était intraitable, et bientôt ses paupières se soulevèrent en tremblotant, lui révélant son corps et le lit sur lequel il était allongé.

Ils étaient tous les deux trempés de sang. Une puanteur fétide flottait dans la pièce, tel un épais nuage ; elle avait attiré plusieurs mouches qui s’étaient faufilées à travers les fentes des persiennes et la fenêtre fermée à l’espagnolette. L’une d’elles trottina le long de l’estomac de Bell pour se nicher dans le puits rouge et gluant de son nombril.

Il sortit péniblement du lit, mais avant d’avoir gagné la salle de bains, un flot de bile marron mélangé de sang jaillit de sa bouche. (Seigneur ! En aurais-je bu aussi ?) Il vomit sur le parquet du corridor. Tout, excepté sa peur. Il en garda le goût longtemps après que dentifrice et bain de bouche eurent effacé celui, aigre, du vomi.

Il téléphona au bureau pour prévenir qu’il était malade, puis entreprit de tout nettoyer. Il retira les vomissures qui salissaient le corridor, défit le lit et jeta la literie dans un sac-poubelle. Enfin il épongea le sang qui avait éclaboussé la tête de lit et le parquet de la chambre. Le matelas imbibé était fichu.

Tandis qu’il s’affairait, il songea à cette nuit en cherchant un lien entre ces événements et ses connaissances de l’humanité. Il avait aimé ce carnage, éprouvant un réel plaisir à la vue des tourments d’autrui. Et peut-être pas seulement de leurs tourments, mais aussi des cascades de sang. Avait-il commis un meurtre au cours de son rêve ? Après avoir perdu autant de sang, un être humain peut-il encore demeurer en vie ?

Puis les images se bousculèrent dans son esprit : une jeune fille nue, à peine nubile, les jambes écartées par des chaînes et dont le sang ruisselle de centaines de minuscules entailles… Et lui, un couteau à la main, qui s’approche d’elle pour une ultime fois, sa verge dressée vers la voûte en pierre… Le couteau qui se perd dans son corps et la fille qui s’effondre entre ses chaînes dans une immobilité définitive tandis que lui rit à gorge déployée et qu’il…

Non !

La suite lui redonna la nausée. Bell se martela les tempes pour chasser ce souvenir. Puis il s’écroula sur le matelas détrempé comme une pierre sur une éponge et bredouilla pour lui-même sur un ton suraigu :

— Non, non, non, non, non ! je n’ai pas fait ça, impossible. Non, non, non.

Et il éclata en sanglots.

Alors tout au fond de lui monta une autre voix, toujours la sienne, mais qui le calma et le consola.

« Ce n’était qu’un rêve, souffla-t-elle. Et non pas la réalité. »

Ce sang ! ce sang est bel et bien réel !

« C’est toi qui as produit ce sang ! C’est toi qui as créé ce rêve de même que les personnages qui te hantent. »

Mais je les ai tués !

« Tu as tué en rêve. Tu as tué ce qui n’a jamais existé. »

Mais si je suis capable, de tuer en rêve… je le serai aussi dans la vie réelle. Si j’en ai tiré du plaisir, j’en retirerai aussi… dans la réalité !

« Non. Il n’y a pas de châtiment dans le monde des songes. Pas de vraie douleur, pas de vraies mort. Dans la réalité, les circonstances sont différentes. »

Les circonstances ?

Il n’y eut point de réponse. Soudain, Bell se sentit très triste, très las. Il finit de nettoyer sa chambre. À l’aide de grands ciseaux et d’un couteau, il découpa le matelas en morceaux assez petits pour les faire tenir dans des sacs-poubelle. Impossible de le jeter tel quel. Il fallait éviter les questions désagréables des voisins au sujet du sang.

Il ne termina ses travaux ménagers qu’en fin d’après-midi. Après un dîner frugal d’œufs brouillés et de toasts, il s’endormit sur le canapé et ne se réveilla qu’avec le soleil. Il ne fit aucun rêve.

 

Samedi

Au petit matin, allongé sur son canapé, il avait un peu oublié les horreurs des deux nuits précédentes.

Samedi, songea-t-il. Pas de responsabilités, pas de rendez-vous. Une journée pour se reposer, pour réfléchir aussi.

Dès l’ouverture du centre commercial situé à côté de chez lui, Bell se rendit dans un magasin d’ameublement et commanda un nouveau matelas qui lui serait livré l’après-midi. Prendre l’air lui fit du bien. Ces derniers jours l’avaient assommé et le fait de se retrouver au milieu de gens fut enivrant. Il acheta quatre nouveaux albums de rock chez Sam Goody, un livre sur le foot chez B. Dalton et deux nouveaux sweats. Vers midi, son estomac lui rappela qu’il n’avait rien avalé depuis les œufs brouillés de la veille au soir, aussi se rendit-il dans un restaurant tranquille situé dans une aile du centre commercial.

Après qu’il eut englouti la moitié de son hamburger-frites, arrosé d’une bière, Karen fit son apparition, les bras chargés de paquets. C’était la secrétaire de leur service des ventes. Une femme divorcée avec qui il avait bavardé une ou deux fois près du distributeur à café de l’entreprise. Il lui avait proposé une fois de sortir avec lui, mais elle avait répondu qu’elle était prise et que ce n’était que partie remise. Il n’avait pas renouvelé sa proposition.

Mais aujourd’hui, Bell lui sourit et l’invita de la main à venir le rejoindre dans son box. Il mourait d’envie d’en revenir à la normalité, de parler. Elle lui rendit son sourire et vint le rejoindre.

— Salut ! fit-elle, à bout de souffle. Ouh ! quelle matinée ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

— La même chose que toi. Des courses.

Bell trouva fort agréable d’être assis là en compagnie de Karen juste pour bavarder et comparer leurs achats. Elle commanda un BTL et une bière et, comme leur conversation se prolongeait, Bell se sentit carrément heureux d’être avec elle. Ses rêves redevinrent des rêves. De simples fantômes inoffensifs et innocents en dépit de leurs étranges manifestations physiques. Il en oublia presque les cataractes de sang.

Quand on apporta l’addition, Bell la prit malgré les protestations de Karen.

— Écoute, dit-il, je te devais une invitation… eh bien, voilà, c’est fait. Mais pourquoi ne pas aller au cinéma ?

Karen gloussa comme une écolière.

— Maintenant ?

Bell fit signe que oui.

— Je ne suis pas allé à une séance en matinée depuis un temps fou. Quel film va-t-on voir ?

Une nouvelle comédie de Steve Martin passait dans l’une des salles du centre commercial et ils arrivèrent justes à temps pour la projection de 14 heures. Ils mangèrent du pop-corn tout en riant ensemble des mêmes blagues. Bientôt, Bell passa un bras autour des épaules de Karen. Elle se nicha, toute contente, contre lui. Mais lorsqu’ils sortirent du cinéma, Bell se souvint tout à coup du nouveau matelas.

— Seigneur ! s’exclama-t-il. Je viens de me rappeler qu’on doit me livrer quelque chose aujourd’hui.

— C’est un faux prétexte, observa-t-elle en souriant.

Il lui prit la main et la serra fort.

— Pas du tout. C’est la vérité. Je ferais mieux de rentrer chez moi tout de suite pour ne pas louper les livreurs.

— Je me suis bien amusé. Merci…

En effet, c’était agréable, songea Bell.

Il aimait bien Karen et eut envie de la revoir. Et vite…

— Tu veux qu’on dîne ensemble ?

— Ce soir ?

— Tu es prise ?

Karen hésita, puis fit non de la tête.

— Cela me plairait. Tu veux venir me chercher ?

La camionnette de livraison ressortait du parking juste comme Bell y entrait. Il lança des signes frénétiques au chauffeur qui s’arrêta et fit marche arrière. Une fois que le matelas fut installé sur le sommier et le livreur reparti, Bell se doucha. Il se rasa, se rhabilla et tenta de lire un magazine jusqu’à 18 h 30.

Mais il eut du mal à se concentrer. L’odeur du sang imprégnait encore tout son appartement, même après avoir ouvert les fenêtres et mis les ventilateurs de la cuisine et de la salle de bains en marche. La précoce brise d’automne qui soufflait à travers les rideaux le glaça et, dans la pénombre crépusculaire, il songea une fois de plus à son pouvoir… à sa malédiction en fait, comme il commençait à le penser. Et plus il y réfléchissait, plus il comprenait que ce pouvoir recelait un grand danger, non sur le plan physique, mais d’ordre mental.

La compagnie de Karen lui avait fait mesurer à quel point ces derniers jours – ou plutôt ces dernières nuits – l’avaient changé. Il avait toujours été un solitaire, mais au cours de ces quelques nuits où il avait été tour à tour Don Juan, Casanova, le marquis de Sade, le sexe n’avait jamais été aussi bon. Et c’était cela qui l’effrayait, car il savait que ces rêves n’étaient que des fantasmes l’entraînant inexorablement vers le tréfonds de son être, là où son moi intime rejetait de son existence ce qui lui restait d’humain. Et il savait également que si cette plongée continuait, il lui serait de plus en plus difficile de revenir et il finirait par demeurer à jamais dans l’univers de ses rêves.

Il fallait empêcher que cela se produise. Il allait fréquenter des gens et non pas les fantômes de ses songes. Et lorsqu’il rêverait, ce serait comme tout le monde, c’est-à-dire de choses qui se réduisent à de vagues ombres à la lumière du jour et qui ne laissent aucune trace réelle de leur existence fugace et nébuleuse dans l’esprit endormi.

Cela sera facile, se rassura-t-il. Ces atroces et merveilleux rêves n’étaient pas venus tout seuls. Il les avait suscités. Et de même qu’ils avaient surgi, tels des sujets obéissant à leur roi, il pourrait les bannir de son monde du sommeil et se réveiller l’âme en paix, sans culpabilité, sang et réflexions sur la fragilité des circonstances.

Bell et Karen dînèrent dans un petit restaurant réputé pour ses fruits de mer. Ils discutèrent à bâtons rompus et rirent comme de vieux amis. Et à l’heure du pousse-café, il osa prendre sa main dans la sienne. Elle accepta avec un enthousiasme teinté de malice son invitation à aller chez lui, et Bell ne put s’empêcher de penser qu’elle avait deviné que la soirée se terminerait ainsi.

Lorsqu’il ouvrit la porte de son appartement, Bell retint son souffle, redoutant l’odeur du sang. Mais les ventilateurs et l’air de la nuit en avaient effacé toute trace et il ne flottait plus qu’une odeur semblable à celle d’un steak que l’on vient de cuire au gril.

Rien de nauséabond, songea Bell. Tout au contraire.

Ils s’installèrent sur le canapé et burent du sherry tout en bavardant tendrement. Les yeux de Karen se mirent à fondre sous le regard de Bell. Puis il la prit dans ses bras, ils s’embrassèrent. Il effleura le dos de Karen, sa main remonta sur la nuque de la jeune femme, là où ses cheveux soyeux frisottaient, il enserra ses épaules, caressa ses seins, tandis que la langue de Karen taquinait la sienne.

Il lui murmura que sa chambre serait plus confortable. Ils se levèrent et il l’entraîna dans le corridor tout en la tenant contre lui. Elle fit une plaisanterie à propos de l’inauguration de son nouveau matelas, et il en rit. Un rire suffisamment spontané pour montrer qu’il appréciait son humour, mais pas assez naturel pour rompre la tension. Malgré ces préliminaires, en effet, son désir dévorant et l’empressement de Karen, la situation était catastrophique. Et lorsqu’ils se retrouvèrent tous les deux nus, Bell dut convenir qu’il n’avait qu’une seule obsession : ses rêves. Il se compara à Don Juan ; il se compara à Casanova et à sa puissance phallique. Les préambules furent interminables. Longtemps après que le moment fut venu de passer à l’acte proprement dit, Karen l’appelait encore en gémissant.

Pas moyen de bander, rien à faire malgré les caresses de la jeune femme. Et plus elle se montrait passionnée, plus il devenait flasque, si bien qu’en désespoir de cause il finit par enfoncer brutalement ses doigts dans son vagin et la tripota jusqu’à ce qu’elle ait un bref orgasme.

Bell s’écarta de Karen et éteignit la lampe de chevet. Bien que celle-ci ne diffusât qu’un maigre filet de lumière, il ne voulait surtout pas voir le visage insatisfait et accusateur de Karen. Il sentit sa main sur son épaule.

— Ce n’est rien, murmura-t-elle d’une voix douce et compréhensive. Cela arrive parfois.

Pas à moi ! Jamais, ma salope !

Cette pensée claqua dans son cerveau comme un coup de tonnerre avec une violence qui l’effraya.

Bell émit une espèce de grognement non compromettant qui pouvait tout aussi bien signifier son accord, son chagrin, son découragement. Enfin, ce qu’elle voulait comprendre…

— Sommeil ? demanda-t-elle peu après.

À présent, elle caressait son torse, s’amusant à entortiller ses poils…

— Mmmm…

Bell lui tourna le dos. Alors elle fit courir un doigt le long de son dos, soupira et ne bougea plus. Moins de deux minutes plus tard, Karen dormait.

Bell avait le sang à la tête. Le rouge de la honte lui brûlait le visage. Son pénis était tout mou entre ses cuisses.

Salope, pensa-t-il. Cette insulte se répéta dans son cerveau comme une litanie. Salope, salope, salope. Sous l’effet de la fureur, il sombra bientôt lui aussi dans un sommeil dévastateur qui mit en danger sa santé mentale.

Et dans son rêve, ce petit morceau spongieux de chair qui l’avait trahi – non, qui avait été trahi ! – durcit enfin ; son gland se dressa dans un embrasement féroce, réclamant impérieusement de transpercer une fois de plus l’univers. Mais au lieu de voir le vagin universel, Bell vit Karen ligotée, jambes écartées, sur un autel de marbre. La tête du phallus se tendit, puis recula, marqua un temps d’arrêt et se rua en avant tel un bélier. En même temps, Bell, dont l’esprit demeurait étrangement détaché de ce pénis qui ne cessait de croître, hurlait salope avec une force telle que tous les autres bruits furent étouffés. Et lorsque cette épaisse massue de chair força Karen en la déchirant, il rit à gorge déployée. Cette explosion de joie se poursuivit, tandis que du sang jaillissait en cascade, si bien que ce rêve et l’univers lui-même finirent par n’être plus qu’une plaisanterie écarlate dans une nuit d’encre.

 

Dimanche

Karen était morte lorsque Bell se réveilla. Ce qu’il restait de ce cadavre lui rappela non pas une femme, mais la pastèque qu’il avait fait éclater avec un lance-pierres lorsqu’il était gosse. Ce spectacle l’écœura, mais ne le surprit pas du tout. Savoir que c’était lui qui avait causé la mort de Karen lui fut aussi réconfortant qu’une main fraîche qui vous prend par le coude et qu’une voix apaisante murmurant : « C’est fini, maintenant. » Il se souvint alors de sa mère qui, par ses paroles douces, l’avait éveillé d’un cauchemar.

C’était fini. Une seule chose l’attendait encore. Le châtiment, la juste récompense de son crime. Et il savait comment il allait la recevoir. C’était tellement simple.

Bell trouva tout de suite le livre, comme si celui-ci l’avait attendu. Il chercha le nom dans l’index, ouvrit le livre à la page indiquée et commença de lire. Une fois le chapitre terminé, il éteignit la lumière, s’allongea au côté de la morte dans le noir, chassant toute pensée étrangère à sa méditation sur sa lecture.

Bell sombra dans le sommeil et il glissa dans son rêve comme un poisson dans l’eau. D’abord, il prit conscience d’une forme qui se trouvait sur lui et qui bougeait en cadence. Puis surgit une douleur dans son bas-ventre, dans une cavité étrangère de chair sèche entre ses jambes. Lorsqu’il baissa la tête pour examiner son corps, il découvrit les mains d’un homme, grossières et sinistres, qui frottaient les petits seins qui saillaient de l’échancrure du pull en laine que Bell portait. Cet homme avait gardé sa chemise, mais son pantalon avait glissé sur ses chevilles. Il fourrageait dans le vagin dur comme du cuir qui refusait de s’humecter. Finalement, cet homme s’effondra sur lui, demeura immobile un instant, puis se retira avec une brutalité qui arracha un gémissement aux lèvres de la femme qu’était devenu Bell en songe.

L’homme remit son pantalon et sortit une pièce de monnaie de sa poche. Avec un rire qui tenait autant d’un grognement de colère, celui-ci jeta la pièce sur le lit en visant le trou qu’il venait d’évacuer.

Bell pouffa de rire autant par peur que par plaisir d’avoir été payé, puis il s’assit et essuya la pièce sur l’ourlet de sa liquette d’un gris douteux pour en retirer toute trace de sperme. Enfin il mit cette pièce dans la petite bourse suspendue à une chaînette fixée aux boutons de sa chemise et cria des remerciements à l’homme qui venait juste de refermer la porte derrière lui.

Les élancements aigus qui le déchiraient firent place à une douleur sourde. Bell se leva, clopina jusqu’à une vieille table de nuit bancale. Il plongea un mouchoir jauni dans une eau froide et trouble, puis le pressa entre ses cuisses. Bientôt cette fraîcheur le détendit et lui redonna des forces. Il poussa un gros soupir, lissa son pull et la jupe longue froissée. Un rapide regard au miroir terni lui apprit qu’il était de nouveau prêt à sortir. Aussi gagna-t-il la porte d’entrée.

Là, avant de l’ouvrir, il hésita comme si une voix venant de loin le mettait en garde, mais cela ne dura qu’une seconde et fut vite oublié. La main tourna la poignée et ouvrit la porte. Richard Bell descendit l’escalier délabré et s’en alla par les rues obscures de Whitechapel à la rencontre de son destin.

Lorsque le gérant de l’immeuble déverrouilla la porte de Bell quelques jours plus tard, il fut immédiatement assailli par l’odeur dont s’étaient plaints les voisins. Comme il s’approchait de la porte close de la chambre d’où émanait cette puanteur, il s’attendit à découvrir quelque chose d’effrayant. Il ne fut pas déçu. Le cadavre ne ressemblait guère à un corps de femme.

Mais ce qui donna au gérant des cauchemars pendant un an fut l’homme qui gisait à son côté. Il avait le nez et les yeux arrachés ; la bouche, intacte, gardait un sourire serein. Le bas-ventre avait été éventré, les organes méthodiquement arrachés et alignés bien proprement sur les draps couverts de sang. C’était ainsi que Mary Kelly, une prostituée sans le sou, avait été disséquée par Jack l’Éventreur, un siècle auparavant.