L’HOMME IDÉAL
Richard Christian Matheson

La jeune femme était en larmes.

— Docteur, c’est le pire des salauds ! Il fait des trucs horribles, si vous saviez !

Le médecin changea de position dans son fauteuil et continua à prendre des notes.

— Qu’est-ce qui vous a décidée à venir me voir ?

La femme hésita.

— Parce que ça devient de pire en pire… Hier soir, il m’a demandé de lui préparer quelque chose à manger. (Elle fit la moue.) Il m’a obligé à chauffer le ragoût jusqu’à ce qu’il devienne brûlant, puis soudain, il s’est fâché. (D’une voix tremblotante, elle poursuivit :) Il m’a pris les mains et les a plaquées sur le fourneau.

Elle montra ses paumes. Elles étaient à vif et couvertes de pommade.

Le médecin se recroquevilla imperceptiblement.

— Avez-vous appelé la police ?

— Non. Il a arraché le téléphone du mur, puis il m’a frappé avec sa ceinture. (Elle se frotta les bras.) Je suis couvert de bleus.

— Et ça dure depuis combien de temps ? s’enquit le médecin.

La femme agita une main fébrile.

— Je ne m’en souviens pas… Trois ans. Plus, peut-être.

— Avez-vous songé à le quitter ?

— Tous les jours, répondit-elle en tentant de se ressaisir. Mais il me retrouve à chaque fois. J’ai bien essayé de le mettre à la porte, mais c’est qu’au lit il me fait…

Le médecin leva le nez de ses notes.

— Pourriez-vous être plus précise ? Il est important que je comprenne ce que vous vivez. C’est la première étape du traitement.

Elle le regarda d’un air gêné.

— La nuit dernière…

— Oui… ?

— La nuit dernière, eh bien, après m’avoir frappé, il m’a attaché aux montants du lit, dans la chambre. (Elle inspira brusquement.) Puis il m’a violé.

Le médecin déglutit.

— C’était horrible, mais en même temps merveilleux. C’est qu’il me fait des choses qu’aucun autre homme ne m’a faites. (Pour la première fois, la femme esquissa un semblant de sourire.) Des choses incroyables. Comme un fantasme qui devient réalité.

— Et pouvez-vous me décrire ces choses ?

Elle tomba dans un silence embarrassé.

— Impossible, c’est trop intime. Je ne le pourrai pas.

Le médecin acquiesça du chef.

— Quand vous serez prête…

De manière inattendue, le visage de la femme se crispa.

— Docteur, j’ai si peur… Il est fou et je n’arrive pas à me décider à le quitter.

Le médecin émit un petit bruit de compréhension et continua d’écouter sa patiente.

— Il a tué deux de mes chiens et la semaine dernière, il a éventré avec un couteau toute la portée de chatons de ma chatte. (Elle ferma les yeux de toutes ses forces.) Lorsqu’il était enfant, il a tué un lapin à coups de marteau. Et il a fait des choses encore plus épouvantables. Il me l’a dit.

N’y aurait-il donc jamais de fin ? Songea le médecin.

— Il a essayé d’empoisonner une de mes amies parce qu’elle ne cessait pas de le harceler pour qu’il couche avec elle. (Les pommettes de la femme frémirent.) Il lui a envoyé des bonbons en signant la carte du nom des enfants de mon amie. Les bonbons étaient remplis d’arsenic. Elle est mourante, à présent. Ses nerfs sont détériorés.

Le médecin posa son bloc-notes sur le bureau.

— Écoutez-moi. Vous devez quitter cet homme. Tout de suite. Aujourd’hui.

— Le problème, c’est qu’avec lui je ressens des choses que je n’ai jamais éprouvées avec un autre homme. Peut-être que vous pourriez lui parler ?

— Non. Mais à votre place je le préviendrais par téléphone et je mentirais. Vous devez lui dire que votre médecin vous a fait hospitaliser dans une autre ville de l’État. Je veux que vous preniez l’avion aujourd’hui même.

Il posa sa main sur celle de la femme.

— Vous devez à tout prix fuir cet homme. Aucun compromis n’est possible. Il est malade. Il faudrait lui interdire de voir des personnes saines.

Elle serra avec force sa main, comme une enfant en quête de protection.

— Vous ne croyez pas qu’il est sincère au lit ? Peut-être qu’il m’aime vraiment.

— Non ! Il faut partir. Vos jours sont peut-être comptés.

— Mais d’autres femmes ont réagi de la même façon, poursuivit-elle, comme pour défendre son point de vue. Il leur fait connaître l’extase. À toutes.

Le médecin appuya sur une touche et interrompit sa patiente qui avait recommencé de pleurer.

— Réservez un aller simple en avion pour Honolulu, dit-il à sa secrétaire. Au nom de miss Shubert… Pour aujourd’hui.

Il prit alors sa patiente par les épaules.

— Maintenant, écoutez-moi bien, je veux que vous alliez chez vous et que vous fassiez vos bagages, que vous preniez un taxi jusqu’à l’aéroport et que vous partiez aujourd’hui. C’est le seul moyen d’échapper à ce fou.

La femme regarda le médecin d’un air perdu et fit oui de la tête.

— Bien, fit ce dernier.

 

Quinze minutes après que l’avion de miss Shubert eut décollé, le médecin complétait ses notes dans son cabinet qui surplombait la ville. L’un des postes secondaires de téléphone se mit à sonner et le médecin appuya sur la touche d’écoute.

— Oui ? Le psychiatre de miss Shubert à l’appareil… Non, je ne sais pas où elle est. Elle est partie aujourd’hui sans un mot. Mais je suis content que vous m’ayez appelé. Je pense que vous êtes une femme que j’aimerais connaître.

Le médecin se mit à trembler et passa une main dans ses cheveux à l’idée de la première chose qu’il allait lui faire.